Vu la requête, enregistrée le 7 décembre 2011 sous le n° 11NC01924, présentée pour Mme Evelyne , demeurant ... (54630) et Mme Laurence , demeurant ..., par Me Strohmann ;
Mmes demandent à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 0902242 du 11 octobre 2011 par lequel le Tribunal administratif de Nancy a rejeté leur demande tendant à la condamnation du centre hospitalier universitaire de Nancy à leur verser la somme 61 257,27 euros chacune à la suite du décès de leur père ;
2°) de condamner le centre hospitalier universitaire de Nancy à leur verser cette somme, majorée des intérêts au taux légal à compter de leur demande préalable ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier universitaire de Nancy les dépens et la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Elles soutiennent que :
- la prise en charge de leur père par le service d'accueil des urgences est fautive dès lors qu'aucune radiographie du thorax n'a été réalisée et qu'il a quitté l'établissement sans que ses analyses n'aient été étudiées ;
- ces fautes, qui sont à l'origine exclusive du décès, ont entraîné davantage qu'une perte de chance de survie ;
- elles sont en droit d'obtenir l'indemnisation de leur préjudice moral résultant du décès de leur père, du préjudice personnel subi par celui-ci et résultant des souffrances dans lesquelles il est décédé ainsi que le remboursement des frais d'obsèques engagés ;
- l'indemnisation accordée, sans motivation, par le tribunal administratif est insuffisante ;
Mme Laurence a effectivement réglé sa quote-part des frais funéraires ;
Vu le jugement attaqué ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 16 avril 2012, présenté pour le centre hospitalier universitaire de Nancy qui conclut au rejet de la requête et à la réduction des indemnités accordées en première instance ;
Il soutient que :
- les fautes, non contestées, ont seulement compromis les chances du patient d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation ;
- si les premiers juges ont correctement évalué les préjudices, il convenait de leur appliquer un coefficient réducteur pour ne tenir compte que de la perte de chance ;
- le lien entre les souffrances endurées par la victime et les fautes commises n'est pas établi ;
- Mme Laurence ne justifie pas avoir réglé le solde des frais funéraires ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 8 novembre 2012 :
- le rapport de Mme Fischer-Hirtz, président,
- les conclusions de M. Collier, rapporteur public,
- les observations de Me Strohmann, avocat de Mmes Evelyne et Laurence ,
- et les observations de Me Vilmin, avocat du centre hospitalier universitaire de Nancy ;
Sur la responsabilité :
1. Considérant que M. Jean-Claude , âgé de soixante ans, s'est rendu, le 2 septembre 2004 vers 8 h 45, chez son médecin traitant en raison de douleurs thoraciques évoluant depuis la veille à 21 heures ; que le médecin l'a lui-même conduit aux urgences du centre hospitalier universitaire de Nancy avec une lettre dans laquelle le praticien, soupçonnant une affection cardio-vasculaire, demandait de vérifier notamment un risque d'embolie pulmonaire et souhaitait la réalisation d'une radiographie pulmonaire ; que, si divers examens ont été réalisés, la radiographie pulmonaire n'a pas été prescrite et certains résultats d'analyse déterminants pour le diagnostic d'embolie pulmonaire n'ont pas été vus par l'interne, ni par le praticien hospitalier alors responsable du service avant la sortie du patient, le jour même, vers 11 h 30 par ses propres moyens ; que M. a regagné seul et à pied son domicile, distant de six kilomètres de l'hôpital et a été retrouvé sans vie chez lui, le 8 septembre 2004, par une de ses filles ; que les erreurs dans la prise en charge de M. par le service des urgences, pour lesquelles les deux médecins ont été condamnés par jugement du Tribunal correctionnel de Nancy du 21 novembre 2008 pour homicide involontaire, constituent des fautes de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier universitaire de Nancy qui n'en conteste d'ailleurs pas le principe ;
Sur les préjudices :
2. Considérant que dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu ; que la réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue ;
3. Considérant qu'il résulte de l'instruction que, si les fautes commises par l'établissement hospitalier ont indiscutablement compromis les chances de M. d'éviter le décès, elles ne peuvent être regardées comme l'ayant directement provoqué ; qu'au demeurant, l'expert désigné dans l'instance pénale a estimé que ces fautes " sont en rapport direct et certain avec la cause du décès " et non avec le décès lui-même ; que, dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation des préjudices indemnisables en les évaluant à 95 % des dommages ;
En ce qui concerne les conclusions de Mmes Evelyne et Laurence en leur qualité d'héritières de M. :
4. Considérant que le droit à la réparation d'un dommage, quelle que soit sa nature, s'ouvre à la date à laquelle se produit le fait qui en est directement la cause ; que si la victime du dommage décède avant d'avoir elle-même introduit une action en réparation, son droit, entré dans son patrimoine avant son décès, est transmis à ses héritiers ; que le droit à réparation du préjudice résultant pour elle de la douleur morale qu'elle a éprouvée du fait de la conscience d'une espérance de vie réduite, en raison d'une faute du service public hospitalier dans la mise en oeuvre ou l'administration des soins qui lui ont été donnés, constitue un droit entré dans son patrimoine avant son décès qui peut être transmis à ses héritiers ; qu'il n'en va, en revanche, pas de même du préjudice résultant de la perte de chance de survivre dès lors que cette perte n'apparaît qu'au jour du décès de la victime et n'a pu donner naissance à aucun droit entré dans son patrimoine avant ce jour ;
5. Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que M. ait pu avoir conscience avant son décès, survenu très peu de temps après sa sortie de l'hôpital, d'une espérance de vie réduite en raison des erreurs commises lors de sa prise en charge ; que, par suite, Mmes Evelyne et Laurence ne sont pas fondées à demander réparation, en leur qualité d'héritières de leur père, du préjudice propre de celui-ci ;
6. Considérant, en revanche, qu'en mettant un terme à l'hospitalisation de M. et en le renvoyant chez lui, sans se préoccuper des conditions dans lesquelles il rejoindrait son domicile et sans davantage prendre la peine d'avertir une de ses filles, alors qu'il en avait expressément fait la demande, le centre hospitalier universitaire de Nancy a incontestablement causé une souffrance morale au patient par la désinvolture manifeste dont il a fait preuve à son égard ; qu'il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en allouant à chacune de ses filles, en qualité d'ayants droit de leur père, et compte tenu de la perte de chance de 95 % , une somme de 3 000 euros ;
En ce qui concerne les conclusions de Mmes Evelyne et Laurence au titre de leurs préjudices propres :
7. Considérant que les requérantes justifient, par la production d'une facture, que le coût des obsèques de leur père s'est élevé à la somme de 3 771,82 euros TTC ; qu'alors même, qu'une des filles de M. n'aurait pas immédiatement honoré sa quote-part de cette facture, cette circonstance ne saurait faire obstacle à la prise en charge par l'auteur du dommage de ce préjudice matériel ; qu'il y a donc lieu de condamner le centre hospitalier universitaire de Nancy à verser à chacune des requérantes, compte tenu du taux de la perte de chance de 95 % retenu, la somme de 1 194, 40 euros ;
8. Considérant qu'il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mmes Evelyne et Laurence en raison du décès de leur père en l'évaluant à la somme de 8 000 euros ; qu'ainsi, le centre hospitalier universitaire de Nancy est condamné à verser à chacune des requérantes, la somme de 7 600 euros ;
Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :
9. Considérant que Mmes Evelyne et Laurence ont droit au paiement des intérêts légaux, sur la totalité de la somme qui leur est due, à compter de la date de la réception par l'administration de leur réclamation préalable, soit le 10 septembre 2009 ;
10. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que Mmes Evelyne et Laurence sont seulement fondées à demander la condamnation du centre hospitalier universitaire de Nancy à leur verser à chacune la somme de 11 794,40 euros ; que le jugement attaqué sera donc réformé en ce sens ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
11. Considérant que, dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de condamner le centre hospitalier universitaire de Nancy à verser à Mmes Evelyne et Laurence , en remboursement des frais exposés par elles et non compris dans les dépens, la somme de 1 500 euros chacune ;
D E C I D E :
Article 1er : Les sommes que le centre hospitalier universitaire de Nancy a été condamné à verser à Mmes Evelyne et Laurence par les articles 1 et 2 du jugement du Tribunal administratif de Nancy n° 0902242 du 11 octobre 2011 sont portées à 11 794,94 euros pour chacune d'elles.
Article 2 : Le jugement du Tribunal administratif de Nancy du 11 octobre 2011 n° 0902242 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le centre hospitalier universitaire de Nancy versera à Mmes Evelyne et Laurence une somme de 1 500 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête et le recours incident du centre hospitalier universitaire de Nancy sont rejetés.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme Evelyne , à Mme Laurence et au centre hospitalier universitaire de Nancy.
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