Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Lyon, à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une indemnité de 618 740 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis dans les suites de l'explosion qui s'est produite le 28 février 2008 sur le cours Lafayette à Lyon ou, à titre subsidiaire, de désigner avant-dire-droit un expert psychiatre chargé de décrire, d'évaluer et de chiffrer les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux résultant pour elle de cette explosion et de condamner les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une provision d'un montant de 100 000 euros.
La caisse primaire d'assurance maladie du Rhône a demandé au tribunal administratif de Lyon de condamner solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une somme de 417 374,87 euros, assortie des intérêts au taux légal, au titre des prestations versées à Mme B..., sous réserve des paiements à venir, ainsi qu'une somme de 1 114 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion.
Par un jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023, le tribunal administratif de Lyon a condamné solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à verser à Mme B... une somme de 5 000 euros au titre de l'indemnisation de ses préjudices et une somme de 500 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et à verser solidairement à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône une somme de 104 343,72 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2022, au titre de ses débours, une indemnité forfaitaire de gestion de 1 162 euros et une somme de 500 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 14 mars 2023, Mme A... B..., représentée par Me Charnay, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon ;
2°) à titre principal, de condamner les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une indemnité de 624 111 euros en réparation de ses préjudices ;
3°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise avant dire droit pour procéder à l'évaluation de ses préjudices et de condamner solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une provision de 100 000 euros ;
4°) de mettre à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF une somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens de l'instance.
Mme B... soutient que :
- les préjudices dont elle se prévaut sont en lien direct et certain avec l'explosion survenue le 2 février 2008 au droit de l'immeuble du 119 cours Lafayette à Lyon ;
- compte-tenu des conclusions de l'expertise du 23 juillet 2014, elle est fondée à demander l'indemnisation intégrale de ses préjudices qui s'établissent comme suit :
* frais d'assistance par un médecin conseil à hauteur de 660 euros ;
* préjudice professionnel à hauteur de 489 081 euros ;
* déficit fonctionnel temporaire à hauteur de 8 570 euros ;
* souffrances endurées à hauteur de 25 000 euros ;
* déficit fonctionnel permanent à hauteur de 37 800 euros ;
* préjudice esthétique permanent à hauteur de 3 000 euros ;
* préjudice sexuel à hauteur de 10 000 euros ;
* préjudice exceptionnel d'angoisse à hauteur de 50 000 euros ;
- s'il était fait droit à la demande d'expertise avant dire droit, elle est fondée à solliciter le versement d'une provision de 100 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 23 mai 2023, la SARL Jean Roche, représentée par la SCP Ducrot Associés " DPA " agissant par Me Ducrot, demande à la cour :
1°) par la voie de l'appel incident et à titre principal, d'annuler le jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon et de rejeter les demandes de Mme B... ;
2°) à titre subsidiaire, d'ordonner, avant dire droit une expertise psychiatrique au contradictoire de l'ensemble des parties et de rejeter la demande de provision présentée par Mme B... ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, de rejeter la requête de Mme B... ;
4°) en tout état de cause, de condamner les sociétés GRDF et Veolia Eau-Compagnie générale des eaux à la garantir des condamnations prononcées à son encontre à hauteur des deux tiers.
La SARL Jean Roche soutient que :
- le lien de causalité entre l'explosion du 28 février 2008 au 119 Cours Lafayette et les dommages allégués par Mme B... n'est pas démontré, son état de santé antérieur étant susceptible d'expliquer ses troubles actuels ;
- l'expertise du 23 juillet 2014 produite par la requérante n'étant pas contradictoire, il est demandé à la cour, à titre subsidiaire, d'ordonner, avant dire droit, une expertise psychiatrique tenant compte de l'état antérieur de l'intéressée ;
- en l'état, la demande de provision présentée par Mme B... n'est pas fondée, l'imputabilité de son état de santé actuel à l'explosion ainsi que la réalité objective de ses dommages n'étant pas démontrées ;
- en tout état de cause, il y a lieu de limiter les conséquences dommageables de l'explosion à hauteur de 25 % des troubles invoqués par Mme B... et de limiter le quantum des indemnisations ;
- la cour administrative d'appel de Lyon a jugé par des arrêts du 9 mai 2019 que les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF étaient responsables de l'explosion survenue le 28 février 2008 au titre du régime de la responsabilité sans faute pour dommages de travaux publics causés aux tiers, à concurrence chacune d'un tiers ; en conséquence, la cour devra condamner les sociétés Veolia Eaux-Compagnie générale des eaux et GRDF à la garantir à hauteur des deux tiers de toute condamnation prononcée à son encontre.
Par un mémoire en défense enregistré le 15 juin 2023, la société Veolia Eau - Compagnie générale des eaux, représentée par la SELARL Antélis Cayre-Chauviré et associés, agissant par Me Chauviré, demande à la cour :
1°) par la voie de l'appel incident et à titre principal, d'annuler le jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon et de rejeter les demandes de Mme B... ;
2°) à titre subsidiaire, de rejeter la requête de Mme B... ;
3°) en tout état de cause, de condamner les sociétés Jean Roche et GRDF à la garantir des condamnations prononcées à son encontre à hauteur des deux tiers.
La société Veolia Eau - Compagnie générale des eaux soutient que :
- le lien de causalité entre l'explosion du 28 février 2008 au 119 Cours Lafayette et les dommages allégués par Mme B... n'est pas démontré, les documents communiqués par l'intéressée démontrant un état de santé antérieur psychologiquement dégradé ;
- en tout état de cause, il y a lieu de limiter les conséquences dommageables de l'explosion à hauteur de 25 % des troubles invoqués par Mme B... et de limiter le quantum des indemnisations ;
- il n'y a pas lieu de désigner un expert et la demande de provision est sans objet ;
- compte tenu de leur part de responsabilité respective, la cour devra condamner les sociétés Jean Roche et GRDF à la garantir à hauteur des deux tiers de toute condamnation prononcée à son encontre.
Par un mémoire enregistré le 25 septembre 2023, la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône, représentée par la SELARL BdL Avocats, agissant par Me Philip de Laborie, demande à la cour de condamner solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF à lui verser une somme de 417 374,87 euros, assortie des intérêts au taux légal, au titre de ses débours, une somme de 1 162 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion et une somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un mémoire en défense enregistré le 24 décembre 2023, la société GRDF, représentée par Me Lavagne d'Ortigue, demande à la cour :
1°) par la voie de l'appel incident et à titre principal, d'annuler le jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon et de rejeter les demandes de Mme B... ;
2°) à titre subsidiaire, de rejeter la requête de Mme B... ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, d'ordonner avant dire droit une expertise judiciaire confiée à un expert psychiatrique ;
4°) en tout état de cause, de condamner les sociétés Jean Roche et Veolia Eau-Compagnie générale des eaux à la garantir des condamnations prononcées à son encontre à hauteur des deux tiers.
La société GRDF soutient que :
- le lien de causalité entre l'explosion du 28 février 2008 au 119 Cours Lafayette et les dommages allégués par Mme B... n'est pas démontré, son état de santé antérieur étant susceptible d'expliquer ses troubles actuels ;
- le rapport médical sur lequel se fonde Mme B... a été rédigé en l'absence de contradictoire et doit être écarté des débats ;
- la cour devra désigner un expert psychiatrique pour évaluer les préjudices de Mme B... en tenant compte de son état antérieur ;
- en tout état de cause, il y a lieu de limiter les conséquences dommageables de l'explosion à hauteur de 25 % des troubles invoqués par Mme B....
Par une ordonnance du 1er mars 2024, la clôture immédiate de l'instruction a été prononcée en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.
Par un courrier du 25 septembre 2024, la cour a demandé à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône de produire, sur le fondement des dispositions de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, un état actualisé de ses débours relatifs aux dépenses de santé prises en charge pour le compte de Mme B... et faisant apparaitre de manière claire les sous-totaux relatifs aux frais médicaux, aux frais pharmaceutiques et aux frais d'hospitalisation en hôpital de jour, les montants versés à Mme B... au titre de sa rente d'accident du travail depuis janvier 2022 et le montant annuel de cette rente en 2024, les montants versés à Mme B... au titre de sa pension d'invalidité depuis janvier 2022 et le montant mensuel de cette rente depuis le 1er janvier 2024.
Les pièces demandées à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône ont été réceptionnées le 9 octobre 2024 et communiquées.
Par un courrier du 4 novembre 2024, la cour a demandé à Mme B... de produire, sur le fondement des dispositions de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, ses déclarations d'impôt sur le revenu des années 2006 et 2007, les éléments de nature à éclairer la cour sur ses qualifications et son parcours professionnel antérieurement à l'année 2008 ainsi que les éléments de carrière et les données qui ont permis de procéder au calcul de sa pension d'invalidité puis de sa pension de retraite.
Les pièces demandées à Mme B... ont été réceptionnées le 12 novembre 2024 et communiquées.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- l'arrêté du 23 décembre 2024 relatif aux montants minimal et maximal de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue aux articles L. 376-1 et L. 454-1 du code de la sécurité sociale pour l'année 2025 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Vergnaud, première conseillère,
- les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique,
- et les observations de Me Charnay, représentant Mme B..., de Me Lavagne d'Ortigue, représentant la société GRDF et de Me Ducrot, représentant la société Jean-Roche.
Considérant ce qui suit :
1. Le 28 février 2008, vers 11 h 30, au droit de l'immeuble du 119 cours Lafayette à Lyon, la société Jean Roche, qui effectuait des travaux de remplacement de la canalisation desservant cet immeuble sous maîtrise d'ouvrage de la société Veolia Eau-Compagnie générale des eaux, a endommagé une conduite du réseau de distribution de gaz géré par la société GRDF, occasionnant ainsi une importante fuite de gaz. Vers 12 h 15, une violente explosion s'est produite, causant le décès d'un sapeur-pompier, les blessures de plusieurs personnes et provoquant des dommages importants aux immeubles environnants. Par un arrêt du 14 janvier 2016 devenu définitif, la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Lyon a, d'une part, reconnu les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF coupables des délits d'homicide involontaire et de blessures involontaires par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement et, d'autre part, a déclaré comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître les prétentions des parties civiles tendant à l'indemnisation des dommages aux biens en retenant que ces dommages trouvaient leur origine dans l'exécution de travaux publics. Le 3 avril 2018, Mme B..., en qualité de victime de l'explosion, a demandé au tribunal de grande instance de Lyon de condamner la société Jean Roche et son assureur, la société Axa France IARD, à l'indemniser de ses préjudices. Par une ordonnance du 16 mars 2021 le juge de la mise en état a déclaré le tribunal judiciaire de Lyon incompétent pour connaitre des demandes de Mme B... et des demandes présentées par la société Jean Roche contre les sociétés Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF. Le 11 mars 2021, Mme B... a adressé aux sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF, une demande d'indemnisation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait des troubles psychologiques résultant pour elle de cette explosion. Par un jugement du 31 janvier 2023, dont Mme B... interjette appel, le tribunal administratif de Lyon a condamné solidairement les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF à verser à Mme B... une somme de 5 000 euros au titre de l'indemnisation de ses préjudices et une somme de 500 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et à verser solidairement à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône une somme de 104 343,72 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2022, au titre de ses débours, une indemnité forfaitaire de gestion de 1 162 euros et une somme de 500 euros chacun sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
2. Par la voie de l'appel incident, les sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF demandent à la cour d'annuler le jugement du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon en tant qu'il a reconnu un lien de causalité direct et certain entre l'explosion et les troubles psychologiques évoqués par Mme B... et de rejeter ses demandes indemnitaires. Elles demandent par ailleurs chacune à la cour à être garantie à hauteur des deux tiers par les deux autres sociétés mises en cause des condamnations qui pourraient prononcées à leur encontre.
Sur le principe et l'étendue de la responsabilité :
3. Le maître d'ouvrage est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers en raison tant de leur existence que de leur fonctionnement. En cas de dommage accidentel causé à des tiers par une opération de travaux publics, la victime peut en demander réparation, même en l'absence de faute, soit au maître de l'ouvrage, soit à l'entrepreneur, soit à l'un et à l'autre solidairement. La mise en jeu de la responsabilité sans faute pour dommages de travaux publics présentant un caractère accidentel à l'égard d'une victime ayant la qualité de tiers par rapport à un ouvrage public ou à une opération de travaux publics est subordonnée à la démonstration par cette victime de l'existence d'un dommage directement en lien avec cet ouvrage ou cette opération. Les personnes mises en cause doivent alors, pour s'exonérer de leur responsabilité, établir que le dommage est imputable à la faute de la victime ou à un cas de force majeure, sans que puisse utilement être invoqué le fait du tiers.
4. Il résulte des constatations de fait, qui sont le support nécessaire du dispositif de l'arrêt du 14 janvier 2016 de la chambre correctionnelle de la cour d'appel de Lyon statuant sur l'action publique et qui s'imposent au juge administratif avec l'autorité absolue de la chose jugée, que, le 28 février 2008, lors de l'exécution des travaux de remplacement de la canalisation d'eau en plomb desservant l'immeuble du 119 cours Lafayette par une canalisation en polyéthylène au moyen d'une technique sans ouverture de tranchée, dite extraction par traction, les préposés de la société Jean Roche ont tiré la canalisation en plomb au droit de cet immeuble. Sous l'effet de la traction, cette canalisation, qui n'observait pas un trajet rectiligne comme attendu mais cheminait en courbe dans le sol, a changé sa trajectoire puis a été bloquée par un morceau de béton. Une partie de la canalisation à remplacer, qui comportait un manchon réparé en polyéthylène, s'est alors pliée à l'endroit de cette réparation et a endommagé par fissure la conduite de moyenne pression du réseau public de distribution de gaz qui était située sous la canalisation d'eau. La fissure ainsi causée a provoqué une fuite de gaz qui a entraîné l'accumulation d'un volume important de gaz suivie d'une explosion dans les sous-sols des bâtiments du 119 et du 117 cours Lafayette.
5. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport des quatre experts désignés par ordonnance du 27 mars 2008 du juge d'instruction du tribunal de grande instance de Lyon et du rapport de l'expert désigné par ordonnance du 13 mai 2008 du juge des référés du tribunal de grande instance de Lyon, que l'explosion de gaz survenue le 28 février 2008 a pour cause certaine et directe la fuite de gaz provoquée par la fissure apparue sur la conduite de moyenne pression du réseau public de distribution de gaz naturel dont l'entretien et l'exploitation incombent à la société GRDF et que cette fissure a elle-même pour cause certaine et directe l'exécution, par la société Jean Roche et sous maîtrise d'ouvrage de la société Veolia Eau-Compagnie générale des eaux, de travaux publics de remplacement de la canalisation d'eau potable desservant l'immeuble du 119 cours Lafayette.
6. Il est constant que, le 28 février 2008, Mme B..., née le 12 juillet 1961, a été évacuée de son lieu de travail situé au 119 cours Lafayette dès l'apparition de la fuite de gaz et qu'elle se trouvait, avec des collègues, dans un restaurant situé à une cinquantaine de mètres au moment de l'explosion. Il est également constant que les vitrines de ce commerce ont été soufflées par la déflagration et que Mme B... ainsi que les autres clients, dont aucun n'a été blessé, se sont retrouvés couchés au sol. Il résulte de certificats médicaux des 5 et 28 mars 2008 que Mme B... a été placée en arrêt de travail moins d'une semaine après l'explosion en raison d'un état de stress post-traumatique et d'anxiété réactionnelle liée à cet accident ainsi que d'acouphènes. Par ailleurs, il est constant qu'elle a été prise en charge par la cellule médico-psychologique d'accompagnement des victimes de cette explosion. En conséquence, Mme B... a bien la qualité de tiers, victime du sinistre survenu le 28 février 2028.
7. Il résulte de l'instruction que les expertises des 29 avril 2010 et 23 juillet 2014, sur lesquelles se fondent les conclusions de Mme B..., ont été effectuées à la demande de la société Axa France Iard, assureur de la société Jean Roche et ont été soumises au contradictoire dans le cadre de la première instance. Par suite, les éléments de pur fait non contestés par les parties ressortant de ces expertises peuvent être pris en considération à titre d'éléments d'information.
8. Il résulte de l'instruction, et notamment des rapports d'expertise précités, que l'explosion du 28 février 2008 a entrainé pour Mme B... la manifestation d'une symptomatologie avec remémoration, troubles du sommeil, phénomènes de peur, attitudes d'évitement, modification du caractère, accès de panique en particulier en voiture et angoisses, phénomènes caractéristiques d'un syndrome post-traumatique, qualifié de certain, qui a justifié un arrêt de travail à partir de mars 2008 et des soins actifs et curatifs immédiats et au long cours en dépit desquels elle a été en incapacité de reprendre une activité professionnelle ; qu'elle a par la suite été déclarée inapte par le médecin du travail puis placée en invalidité 2ème catégorie à partir de janvier 2013. Si les experts ont relevé que Mme B... présentait une certaine fragilité psychique à tendance dépressive antérieurement à l'accident dont elle a été victime le 28 février 2008, marquée notamment par des épisodes dépressifs lorsqu'elle était étudiante puis au décès de son père, ils ont indiqué que cet état de fragilité psychologique n'avait pas été invalidant. Ainsi, quand bien même la manifestation du trauma psychique sévère qu'elle a présenté dans les suites immédiates de l'explosion du 28 février 2008 aurait été favorisée par une certaine fragilité psychologique antérieure, une telle circonstance n'est pas à elle seule de nature à exclure que le syndrome post-traumatique dont elle souffre demeure en lien direct et certain avec l'accident dont elle a été victime et la possibilité d'une cause extérieure d'origine psychiatrique n'est pas davantage, par elle-même, de nature à exclure le maintien d'un lien direct avec l'accident en cause, le droit à réparation de la victime ne pouvant être réduit en raison d'une prédisposition pathologique lorsque l'affection dont elle est atteinte n'a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable.
9. Il résulte de ce qui précède que Mme B... est fondée à rechercher la responsabilité solidaire des société Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF à raison de l'intégralité des conséquences dommageables résultant du stress post-traumatique sévère subi consécutivement à l'explosion du 28 février 2008.
Sur l'évaluation des préjudices :
En ce qui concerne la consolidation :
10. Le rapport d'expertise du 23 juillet 2014 mentionne une date de consolidation au 2 janvier 2011, en indiquant que Mme B... " est toujours en soins spécialisés au centre médico psychologique en hôpital de jour mais on ne peut considérer que les soins sont encore actifs curatifs, ils ne semblent permettre que la stabilisation et la non aggravation de ses séquelles psycho-traumatiques ". Dans ces conditions, quand bien même il résulte du relevé des débours produit par la caisse primaire d'assurance maladie que Mme B... a fait l'objet d'une prise en charge en hôpital de jour jusqu'au 1er septembre 2016, son état de santé n'apparait pas avoir évolué depuis la date de consolidation fixée par l'expert. Dans ces conditions, l'état de santé de Mme B... doit être regardé comme consolidé depuis le 2 janvier 2011.
En ce qui concerne les préjudices patrimoniaux :
S'agissant des frais divers :
11. Mme B... a droit au remboursement des honoraires, d'un montant de 660 euros, du médecin conseil l'ayant assisté dans les opérations d'expertise amiable, qui sont justifiés par la production d'une facture d'honoraires établie le 21 juillet 2014.
S'agissant des dépenses de santé :
12. Il ressort de l'état des débours produit par la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône, non contesté en défense, qu'elle a pris en charge des frais médicaux de 1 241 euros, des frais pharmaceutiques de 502,36 euros, ainsi que des frais d'hospitalisation en hôpital de jour de 113 645,53 euros, soit un montant total de 115 388,89 euros. Mme B... ne se prévalant d'aucun reste à charge, cette somme sera mise à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau-Compagnie générale des eaux et GRDF.
S'agissant du préjudice professionnel :
13. En premier lieu s'agissant des pertes de salaires, il résulte de l'instruction qu'au moment du sinistre, Mme B..., alors âgée de 47 ans, occupait un emploi de technicienne orthésiste au sein de la société Lyon Kleber Santé depuis le 1er octobre 2007 pour un salaire de 1 450 euros net mensuel, en dernier lieu dans le cadre d'un contrat à durée déterminée de quatre mois qui prenait fin le 31 mars 2008. Il en résulte également qu'elle avait précédemment occupé le même emploi au sein d'une autre entreprise du 15 janvier 2003 au 17 avril 2007 et il résulte des éléments produits à l'instance, qu'elle a déclaré au titre de l'impôt sur le revenu des salaires pour un montant de 14 885 euros en 2006, 9 780 euros en 2007 et de 5 757 euros en 2008, soit un salaire mensuel moyen de 1 126,74 euros sur les 27 mois précédant l'accident. Il en résulte qu'elle justifie d'une perte de salaire d'un montant total de 207 320,16 euros jusqu'à la date de sa mise à la retraite le 31 juillet 2023.
14. D'une part, il résulte des pièces produites par la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône, non contestées, que Mme B... a perçu des indemnités journalières du 29 mars 2008 au 31 décembre 2012 pour un montant total de 57 929,99 euros, qu'elle a perçu une somme totale de 123 009,07 euros au titre d'une pension d'invalidité de " 2ème catégorie " pour la période du 1er janvier 2013 au 31 juillet 2023, date à laquelle elle a fait valoir ses droits à la retraite, ainsi qu'une rente d'accident du travail pour un montant total de 23 771,95 pour la période du 2 janvier 2011 au 31 juillet 2023. Elle a ainsi perçu un montant total de 204 711,01 euros de la date du sinistre à la date de sa mise à la retraite. Compte tenu de ce qui a été exposé au point 13, Mme B..., justifie d'un préjudice de perte de rémunération, seul préjudice professionnel qu'elle invoque, d'un montant de 2 609,15 euros jusqu'à son départ à la retraite, montant qui sera mis à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF.
15. D'autre part, la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône justifie avoir versé à Mme B..., les sommes indiquées au point précédent au titre des indemnités journalières, de la pension d'invalidité et de la rente d'accident du travail, soit la somme totale de 204 711,01 euros ayant vocation tant à compenser la perte de revenus de Mme B... qu'à l'indemniser de l'incidence professionnelle du sinistre, indemnisation qu'elle n'a pas réclamée au titre de ses préjudices propres. Dans ces conditions, l'intégralité de cette somme sera mise à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF.
16. En second lieu, s'agissant de la perte de droits à pension, il résulte de l'instruction que, depuis le 13 juillet 2023 Mme B... perçoit une pension de retraite du régime général de l'assurance retraite d'un montant mensuel de 655,62 euros ainsi qu'une allocation complémentaire Agirc-arrco d'un montant annuel de 4 452,95 euros, soit un montant total de pensions de retraite de 1 026,70 euros mensuel. Compte tenu de sa qualification et du déroulé de sa carrière, ainsi que des perspectives d'évolution professionnelle dont elle aurait été susceptible de bénéficier si l'accident n'était pas survenu, elle doit être regardée comme ayant perdu la possibilité, sur l'ensemble des trimestres durant lesquels elle aurait pu travailler, de gagner des droits à la retraite de nature à lui permettre de percevoir des pensions pour un montant total évalué à 1 300 euros mensuels. Elle doit ainsi être regardée comme justifiant d'une perte sur ses droits à pension d'un montant de 273,30 euros par mois.
17. D'une part, il résulte cependant de l'instruction que Mme B... perçoit une rente d'accident du travail de 2 167 euros par an, soit 180,58 euros mensuel, de nature à compenser partiellement cette perte de droits à retraite. Dans ces conditions, le préjudice de perte de revenus resté à la charge de Mme B... à compter de la date de sa mise à la retraite s'établit à la somme de 1 112,64 euros par an, soit un montant de 1 668,96 euros pour la période comprise entre le 31 juillet 2023 et la date du présent arrêt. Pour le futur, compte tenu de l'âge de Mme B... à la date du présent arrêt et de la valeur de l'euro de rente, qui s'établit à 22,836 selon la table de capitalisation de l'Oniam, une indemnisation de 25 408,24 euros doit être mise à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à ce titre.
18. D'autre part, la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône justifie verser à Mme B... la rente accident du travail mentionnée au point précédent, qui s'élève à un montant annuel de 2 167 euros à la date du présent arrêt. Par suite, la caisse primaire d'assurance maladie a droit au remboursement d'une somme de 3 250,50 euros à ce titre pour la période du 31 juillet 2023 à la date du présent arrêt.
19. Pour l'avenir, la caisse doit être regardée comme justifiant au même titre d'un préjudice correspondant à la rente d'accident du travail d'un montant de 2 167 euros par an. Dans ces conditions, une rente annuelle de ce montant doit être mise à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF à ce titre. Cette rente sera versée à la caisse primaire d'assurance maladie chaque année à terme échue et revalorisée par application du coefficient mentionné à l'article L. 161-25 du code de la sécurité sociale.
En ce qui concerne les préjudices extra patrimoniaux :
S'agissant du déficit fonctionnel temporaire :
20. Il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'expertise du 23 juillet 2014 que le déficit fonctionnel de Mme B... en lien avec l'accident a été évalué à 33% pour la période du 28 février 2008 au 2 janvier 2011, puis à 18 % à compter de cette date. Dans ces circonstances, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice, en l'évaluant à la somme de 12 000 euros.
S'agissant du déficit fonctionnel permanent :
21. Dans son rapport du 23 juillet 2014, l'expert a évalué le déficit fonctionnel permanent de Mme B... à 18 %, taux qui a été retenu pour calculer sa pension d'invalidité. Compte tenu de l'âge de l'intéressée à la date de consolidation, il sera fait une juste évaluation de ce chef de préjudice en l'évaluant à la somme de 25 000 euros.
S'agissant des souffrances endurées :
22. Les souffrances psychiques endurées par Mme B... en lien avec l'accident subi ont été évaluées à 4 sur une échelle comportant 7 niveaux. Elle souffre de façon constante depuis l'accident de crises d'angoisse, de troubles du sommeil, de remémoration et troubles de l'humeur et de phénomènes de peur ainsi que d'un isolement social. Dans les circonstances de l'espèce, en tenant compte notamment de son état d'angoisse et de peur permanent, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice à la date du présent arrêt en l'évaluant à 10 000 euros.
S'agissant du préjudice esthétique :
23. . Il résulte du rapport d'expertise que le préjudice esthétique global de Mme B... a été évalué à 3 sur une échelle comportant 7 niveaux. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l'évaluant à la somme de 3 000 euros.
S'agissant du préjudice sexuel :
24. Il résulte de l'instruction que Mme B... a dû rompre la relation qu'elle entretenait avec son compagnon suite à l'accident dont elle a été victime et qu'elle souffre depuis la date de cet accident d'un isolement social et affectif, ainsi que d'une perte de libido. Dans ces conditions, et compte tenu de son âge à la date de la consolidation de son état de santé, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en l'évaluant à la somme de 3 000 euros.
Sur les droits respectifs de Mme B... et de la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône :
25. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, que l'indemnité allouée à Mme B... pour l'ensemble de ses préjudices s'élève à un montant total de 83 346,35 euros qui sera mis à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF, dont devra être déduite la provision de 2 000 euros qui lui a été versée le 1er juillet 2010 par la société Axa France Iard, assureur de la société Jean Roche.
26. Il résulte par ailleurs de l'ensemble de ce qui a été exposé aux points 12, 15 et 18 que l'indemnisation due à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône s'élève à montant total de 323 350,40 euros au titre de ses débours à la date du présent arrêt. Cette somme, assortie des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2022. La caisse primaire d'assurance maladie a par ailleurs droit au versement d'une rente annuelle d'un montant de 2 167 euros qui lui sera versée dans la conditions prévues au point 19 du présent arrêt, ainsi qu'à l'indemnité forfaitaire de gestion prévue à l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, soit un montant de 1 212 euros en application de l'arrêté susvisé du 23 décembre 2024. Ces sommes doivent être mises à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF.
Sur les conclusions d'appel en garantie :
27. Ainsi qu'il a été exposé aux points 4 et 5 du présent arrêt, l'explosion en litige résulte de la combinaison de travaux effectués par la société Jean Roche sur une canalisation d'eau, sous maitrise d'ouvrage et maitrise d'œuvre de la société Veolia Eau - Compagnie générale des eaux, qui ont endommagé le réseau de gaz relevant de la société GRDF, et de l'absence de réaction suffisante de cette dernière qui, informée de l'incident, n'a pas réalisé de coupure immédiate de ce dernier réseau. Compte tenu du rôle respectif de ces trois sociétés dans le développement de la fuite de gaz qui a conduit à l'explosion en litige, il sera fait en l'espèce une juste appréciation de leurs fautes et responsabilités respectives, en les condamnant à se garantir mutuellement des condamnations prononcées par le présent arrêt à concurrence chacune d'un tiers.
Sur les frais d'instance :
28. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge solidaire des sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, une somme de 2 000 euros à verser à Mme B... et une somme de 2 000 euros à verser à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône au titre des frais exposés par elles dans le cadre de la présente instance et non compris dans les dépens.
D E C I D E :
Article 1er : Les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF sont condamnées solidairement à verser à Mme B... une somme de 83 346,35 euros de laquelle sera déduite la provision de 2 000 euros qui lui a été versée le 1er juillet 2010 par la société Axa France Iard, assureur de la société Jean Roche.
Article 2 : Les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF sont condamnées solidairement à verser à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône une somme de 323 350,40 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 10 février 2022, une rente annuelle d'un montant de 2 167 euros, versée dans les conditions prévues au point 19 du présent arrêt, ainsi qu'une somme de 1 212 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue à l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale.
Article 3 : Les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF verseront solidairement une somme de 2 000 euros respectivement à Mme B... et à la caisse primaire d'assurance maladie sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les sociétés Jean Roche, Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et GRDF sont condamnées à se garantir mutuellement, à concurrence chacune d'un tiers, des condamnations prononcées à leur encontre par le présent arrêt.
Article 5 : Le jugement n° 2102597 du 31 janvier 2023 du tribunal administratif de Lyon est réformé en tant qu'il est contraire au présent arrêt.
Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... B..., à la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône, à la société Jean Roche, à la société Veolia Eau - Compagnie générale des eaux et à la société GRDF.
Délibéré après l'audience du 16 décembre 2024, à laquelle siégeaient :
M. Pourny, président de chambre,
M. Stillmunkes, président assesseur,
Mme. Vergnaud, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 31 janvier 2025.
La rapporteure,
E. Vergnaud
Le président,
F. Pourny
La greffière,
N. Lecouey
La République mande et ordonne à la préfète du Rhône, en ce qui la concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
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N° 23LY00926