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17/03/2022 | FRANCE | N°20LY02857

France | France, Cour administrative d'appel de Lyon, 6ème chambre, 17 mars 2022, 20LY02857


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner le département de la Haute-Savoie à lui verser une somme de 14 796 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 29 septembre 2015, en réparation des dommages causés à l'exploitation de son commerce de café-tabac lors des travaux d'aménagement d'un passage piéton souterrain et de réfection d'un pont sur le Foron réalisés par le département de la Haute-Savoie sur la route départementale 1203 à l'automne 2013.
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Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner le département de la Haute-Savoie à lui verser une somme de 14 796 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 29 septembre 2015, en réparation des dommages causés à l'exploitation de son commerce de café-tabac lors des travaux d'aménagement d'un passage piéton souterrain et de réfection d'un pont sur le Foron réalisés par le département de la Haute-Savoie sur la route départementale 1203 à l'automne 2013.

Par un jugement n° 1807803 du 5 août 2020, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le département de la Haute-Savoie à verser à Mme A... la somme de 14 776 euros, assortie des intérêts à compter du 4 septembre 2018.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 2 octobre 2020, le département de la Haute-Savoie, représenté par Me Lefevre-Duval, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1807803 du 5 août 2020 du tribunal administratif de Grenoble ;

2°) de rejeter la demande de première instance présentée par Mme A... ;

3°) de mettre à la charge de Mme A... la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- à titre principal, la demande présentée par Mme A... devant le tribunal administratif de Grenoble était tardive dès lors qu'elle a été introduite plus de deux mois après l'intervention d'une décision implicite consécutivement à la réclamation préalable qu'elle avait adressée le 28 septembre 2015 par l'intermédiaire de son comptable ; en outre, la demande indemnitaire a été introduite au-delà d'un délai raisonnable qui ne saurait excéder un an ; ainsi, les dispositions de l'article R. 421-1 du code de justice administrative ont été méconnues ;

- Mme A... ne rapporte pas la preuve d'un préjudice grave et spécial à raison des travaux publics entrepris.

Par un mémoire en défense enregistré le 29 septembre 2021, Mme A..., représentée par Me Bastid, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge du département de la Haute-Savoie au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens soulevés par le département de la Haute-Savoie ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Pin, premier conseiller,

- et les conclusions de Mme Cottier, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Mme A..., qui exploite un café-tabac situé en bordure de la route départementale 1203 à Amancy (Haute-Savoie), a recherché la responsabilité du département de la Haute-Savoie au titre du préjudice commercial résultant de travaux d'aménagement d'un passage piéton souterrain et de réfection d'un pont réalisés entre septembre 2013 et avril 2014. Par un jugement du 5 août 2020, le tribunal administratif de Grenoble a condamné le département à lui verser une indemnité de 14 776 euros, en sus d'une indemnité de 21 000 euros déjà versée par le département. Le département de la Haute-Savoie relève appel de ce jugement.

Sur la recevabilité de la demande présentée par Mme A... devant le tribunal administratif de Grenoble :

2. En premier lieu, aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction, en vigueur à la date d'introduction de la demande, résultant de l'article 10 du décret du 2 novembre 2016 portant modification de ce code : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. (...) ". S'agissant du délai de recours contre les décisions implicites, l'article R. 421-2 du même code dispose, dans sa rédaction issue du décret de modification du code de justice administrative du 15 septembre 2015 : " Sauf disposition législative ou réglementaire contraire, dans les cas où le silence gardé par l'autorité administrative sur une demande vaut décision de rejet, l'intéressé dispose, pour former un recours, d'un délai de deux mois à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet (...) ". Si l'article R. 421-3 de ce code prévoyait une exception à cette règle en matière de plein contentieux, cette exception a été supprimée pour les requêtes enregistrées à compter du 1er janvier 2017 par les dispositions des articles 10 et 35 du décret du 2 novembre 2016.

3. Il résulte de la modification apportée à l'article R. 421-1 du code de justice administrative par le décret du 2 novembre 2016 que, depuis l'entrée en vigueur de ce décret le 1er janvier 2017, l'exigence résultant de cet article, tenant à la nécessité, pour saisir le juge administratif, de former recours dans les deux mois contre une décision préalable, est en principe applicable aux recours relatifs à une créance en matière de travaux publics.

4. Lorsque, avant le 1er janvier 2017, une personne s'était vue tacitement opposer un refus susceptible d'être contesté dans le cadre d'un recours de plein contentieux, ce recours n'était enfermé, en l'état des textes en vigueur, dans aucun délai, sauf à ce que cette décision de refus soit, sous forme expresse, régulièrement notifiée à cette personne, un délai de recours de deux mois courant alors à compter de la date de cette notification. Il s'ensuit que, s'agissant des refus implicites nés avant le 1er janvier 2017 relevant du plein contentieux, le décret du 2 novembre 2016 n'a pas fait - et n'aurait pu légalement faire - courir le délai de recours contre ces décisions à compter de la date à laquelle elles sont nées. Toutefois, les dispositions du II de l'article 35 du décret du 2 novembre 2016, citées au point 2, qui prévoient l'application de l'article 10 de ce décret à " toute requête enregistrée à compter " du 1er janvier 2017, ont entendu permettre la suppression immédiate, pour toutes les situations qui n'étaient pas constituées à cette date, de l'exception à la règle de l'article R. 421-2 du code de justice administrative dont bénéficiaient la matière des travaux publics et les matières de plein contentieux. Un délai de recours de deux mois court, par suite, à compter du 1er janvier 2017, contre toute décision implicite relevant du plein contentieux, notamment en matière de travaux publics, qui serait née antérieurement à cette date.

5. Cette règle doit toutefois être combinée avec les dispositions de l'article L. 112-6 du code des relations entre le public et l'administration, aux termes desquelles, sauf en ce qui concerne les relations entre l'administration et ses agents, les délais de recours contre une décision tacite de rejet ne sont pas opposables à l'auteur d'une demande lorsque l'accusé de réception prévu par l'article L. 112-3 du même code ne lui a pas été transmis ou que celui-ci ne porte pas les mentions prévues à l'article R. 112-5 de ce code et, en particulier, dans le cas où la demande est susceptible de donner lieu à une décision implicite de rejet, la mention des voies et délais de recours.

6. Il résulte de l'instruction que, par lettre du 28 septembre 2015, réceptionnée le lendemain, l'expert-comptable de Mme A... a adressé au département de la Haute-Savoie une demande visant, ainsi qu'il résulte de l'objet de ce courrier, à " l'indemnisation de Mme A... " en raison de la fermeture de son établissement durant les travaux " d'aménagement d'un passage piéton souterrain et de réfection du pont de Foron ". Ce courrier précise que l'indemnité déjà allouée par le département en octobre 2014 " ne couvre pas l'intégralité du préjudice subi par Mme A... " et qu'au vu du préjudice commercial réellement subi, un " complément d'indemnisation de 14 796 euros devrait en conséquence " lui être versé. L'expert-comptable de Mme A..., lequel précise dans cette même lettre avoir été mandaté pour assurer " le suivi comptable, social et juridique " du commerce de l'intimée et " chiffrer le préjudice réel subi par son entreprise au cours de la période de fermeture ", doit être regardé comme justifiant d'un mandat exprès émanant de Mme A..., ce que ne conteste pas cette dernière, de sorte que ce courrier constitue une demande préalable régulièrement formée pour le compte de la société de Mme A... et a ainsi pu donner lieu à une décision implicite de rejet liant le contentieux, née le 29 novembre 2015. Toutefois, il est constant que le département de la Haute-Savoie n'a pas respecté les formalités prévues par les dispositions de l'article L. 112-6 du code des relations entre le public et l'administration. Par suite, le département n'est pas fondé à se prévaloir de la règle de computation des délais applicables depuis le 1er janvier 2017 en ce qui concerne la décision implicite de rejet qu'il a opposée à la demande préalable indemnitaire en matière de travaux publics dont l'a saisi Mme A... le 28 septembre 2015. Dès lors, contrairement à ce que soutient le département, la demande de première instance de Mme A... n'a pas été présentée après l'expiration du délai de recours prévu par le code de justice administrative.

7. En second lieu, il résulte du principe de sécurité juridique que le destinataire d'une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s'il entend obtenir l'annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an. Toutefois, cette règle ne trouve pas à s'appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d'une personne publique qui, s'ils doivent être précédés d'une réclamation auprès de l'administration, ne tendent pas à l'annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l'effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par le département de la Haute-Savoie, tirée de ce que la demande de Mme A..., qui poursuivait la responsabilité de cette collectivité et tendait à la condamnation de celle-ci à réparer les préjudices qu'elle lui imputait, n'avait pas été présentée dans un délai raisonnable, doit être écartée.

8. Il suit de là que le département de la Haute-Savoie n'est pas fondé à soutenir que la demande de première instance de Mme A... était tardive.

Sur la responsabilité du département de la Haute-Savoie :

9. Si, en principe, les modifications apportées à la circulation générale et résultant soit de changements effectués dans l'assiette, la direction ou l'aménagement des voies publiques, soit de la création de voies nouvelles, ne sont pas de nature à ouvrir droit à indemnité, il en va autrement dans le cas où ces modifications ont pour conséquence d'interdire ou de rendre excessivement difficile l'accès des riverains à la voie publique.

10. Il résulte de l'instruction, notamment des indications portées par le département lui-même dans le projet d'accord transactionnel qu'il avait soumis à Mme A..., que les travaux publics consistant en l'aménagement d'un passage piéton souterrain et la réfection d'un pont, réalisés sur la voirie départementale aux abords immédiats du café-tabac exploité par l'intéressée, ont rendu impossible l'accès à son commerce entre le 16 septembre 2013 et le 20 décembre 2013 et qu'au cours de cette période, Mme A... a, pour ce motif, été contrainte de cesser son activité professionnelle. Il suit de là, alors même que les travaux entrepris par le département poursuivaient un but d'intérêt général, que l'impossibilité totale d'accès, sur une période de plus de trois mois, résultant des travaux d'aménagement réalisés aux abords immédiats du local commercial appartenant à Mme A... doit être regardée comme ayant causé à cette dernière un préjudice grave et spécial de nature à engager la responsabilité sans faute du département de la Haute-Savoie à son égard.

Sur le préjudice commercial subi :

11. La réparation intégrale du préjudice commercial subi par Mme A... suppose que son établissement soit replacé dans la situation qui aurait été la sienne si l'interruption de l'exploitation en lien avec l'opération de travaux publics ne s'était pas produite. En vue d'assurer cette réparation, il convient de lui accorder une indemnité correspondant aux pertes de recettes qu'elle a subies, diminuées des charges qu'elle n'a pas eu à exposer et augmentées, le cas échéant, des charges supplémentaires provoquées par l'interruption de son activité. L'octroi d'une indemnité ainsi déterminée assure la réparation du préjudice résultant de l'impossibilité de couvrir les charges fixes par des recettes d'exploitation et, le cas échéant, du préjudice résultant d'une perte de bénéfice.

12. Il est constant que le café-tabac de Mme A... est ouvert 270 jours par an et que la période de fermeture qui lui a été imposée par l'opération de travaux publics entre le 16 septembre 2013 et le 20 décembre 2013 correspondait à 76 jours ouvrés. Il résulte des éléments comptables versés par Mme A... que les recettes de son café-tabac se sont élevées, au cours de l'année 2012, qui constitue l'exercice entier précédant les travaux, à 144 031 euros. Elle a ainsi subi, sur la période considérée, une perte de recettes de 40 542 euros. Toutefois, au cours de cette période, elle n'a pas eu à exposer de charges liées à l'achat de boissons, confiseries, et autres marchandises revendues ou consommées dans son établissement. Ces charges se sont établies, pour l'année 2012, à 40 261 euros, soit 11 332 euros sur la période de fermeture. Il ne résulte pas de l'instruction que Mme A... aurait dû supporter des charges supplémentaires provoquées spécifiquement par l'interruption de son activité lors des travaux. Il ne résulte pas davantage de l'instruction, notamment pas des seules allégations du département, que les travaux d'aménagement entrepris, consistant en la réfection d'un pont et la réalisation d'un passage piéton sous la RD 1203, auraient constitué une opportunité particulière pour le commerce de Mme A..., susceptible de lui procurer, à l'avenir, des revenus supplémentaires. Le préjudice commercial subi par Mme A... s'est ainsi établi à la somme totale de 29 210 euros. Compte tenu de l'indemnité d'un montant de 21 000 euros que le département de la Haute-Savoie a déjà versée à Mme A... au titre de ce préjudice, le solde lui restant dû s'élève à 8 210 euros. Il y a lieu de ramener à cette somme le montant de la condamnation prononcée par le tribunal administratif de Grenoble contre le département de la Haute-Savoie.

13. Il résulte de ce qui précède que le département de la Haute-Savoie est seulement fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à verser à Mme A... une indemnité excédant la somme de 8 210 euros. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions des parties présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative

DECIDE :

Article 1er : La somme que le département de la Haute-Savoie a été condamné à verser à Mme A... par l'article 1er du jugement du 5 août 2020 du tribunal administratif de Grenoble est ramenée à 8 210 euros.

Article 2 : Le jugement du 5 août 2020 du tribunal administratif de Grenoble est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions du département de la Haute-Savoie et les conclusions de Mme A... tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetés.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au département de la Haute-Savoie et à Mme B... A....

Délibéré après l'audience du 24 février 2022, à laquelle siégeaient :

M. Pourny, président de chambre,

M. Gayrard, président assesseur,

M. Pin, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 17 mars 2022.

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N° 20LY02857


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