La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/10/2019 | FRANCE | N°17LY03085

France | France, Cour administrative d'appel de Lyon, 6ème chambre, 17 octobre 2019, 17LY03085


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

M. D... A... et Mme B... C... veuve A... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner in solidum, sinon, conjointement ou séparément, SNCF Réseau et SNCF Mobilités à leur payer une indemnité totale de 371 621 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de leur demande et capitalisation des intérêts, en réparation des conséquences dommageables de la présence et de l'exploitation de la ligne à grande vitesse Méditerranée à proximité de leur propriété située

sur le territoire de la commune de Chabeuil (Drôme) et de mettre à la charge in solid...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

M. D... A... et Mme B... C... veuve A... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner in solidum, sinon, conjointement ou séparément, SNCF Réseau et SNCF Mobilités à leur payer une indemnité totale de 371 621 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de leur demande et capitalisation des intérêts, en réparation des conséquences dommageables de la présence et de l'exploitation de la ligne à grande vitesse Méditerranée à proximité de leur propriété située sur le territoire de la commune de Chabeuil (Drôme) et de mettre à la charge in solidum, sinon, conjointement ou séparément, de SNCF Réseau et de SNCF Mobilités les entiers dépens ainsi qu'une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1401502 du 8 juin 2017, le tribunal administratif de Grenoble a condamné SNCF Réseau à payer à M. A... et à Mme C... veuve A... une indemnité totale de 190 121 euros avec intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts et une somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, a mis à la charge de SNCF Réseau les frais de l'expertise prescrite par l'ordonnance n° 0405680 du 12 mai 2005 du juge des référés de ce tribunal et a rejeté le surplus des conclusions de cette demande.

Procédure devant la cour

Par une requête et trois mémoires, enregistrés le 7 août 2017, le 8 février 2018 et le 22 novembre 2018, SNCF Réseau, représenté par le Cabinet Veil Jourde, avocat, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1401502 du 8 juin 2017 du tribunal administratif de Grenoble ;

2°) à titre principal, de rejeter la demande présentée par M. A... et Mme C... veuve A... devant le tribunal administratif de Grenoble et leurs conclusions présentées devant la cour ;

3°) à titre subsidiaire, de réduire à juste proportion le montant de l'indemnité allouée à M. A... et Mme C... veuve A... ;

4°) de mettre à la charge de M. A... et de Mme C... veuve A... une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier car insuffisamment motivé ;

- la demande de première instance est irrecevable car fondée cumulativement sur la responsabilité sans faute et sur la responsabilité pour faute alors que ces deux régimes de responsabilité sont exclusifs l'un de l'autre ;

- sa responsabilité sans faute pour dommage permanent de travaux publics n'est pas engagée, dès lors que le dommage invoqué ne présente pas le degré de gravité requis pour être qualifié d'anormal ; en effet,

en l'absence, au moment de la réalisation de la ligne à grande vitesse en cause, d'arrêté réglementaire fixant pour les infrastructures ferroviaires les seuils maximaux de bruit autorisé, ce sont les engagements pris par l'Etat au moment de la réalisation de cette ligne qui constituent la norme réglementaire et donc le référentiel à prendre en compte, à savoir un niveau de contribution sonore des trains à grande vitesse limité à un LAeq de 62 dB(A) entre 8 h et 20 h dès la mise en service de la ligne et un nouveau réduit à 60 dB(A) à partir de la mise en service de rames de nouvelle génération ; il résulte du rapport de l'expertise prescrite par l'ordonnance n° 0405680 du 12 mai 2005 du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble que le niveau de nuisances sonores constatées sur la propriété des consorts A... est de 43 dB(A) de jour et de 31 dB(A) de nuit et qu'ainsi, ce niveau de nuisances sonores, qui est inférieur aux engagements de l'Etat, n'a rien d'anormal ; le tribunal administratif aurait dû prendre en compte l'arrêté ministériel du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires, lequel n'est pas illégal ; la comparaison des niveaux sonores constatés sur la propriété de M. A... et Mme A... avec les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé montre que ces niveaux sonores sont très faibles ; le fait qu'il existe un choc acoustique, c'est-à-dire que les intéressés soient exposés à un bruit plus important au passage du train sur une très courte durée, est sans incidence sur la qualification de dommage anormal ; même en prenant en compte l'existence d'un tel choc, un dommage anormal n'est pas caractérisé ; la propriété des consorts A... ne constitue pas un point noir du bruit du réseau ferroviaire au sens de l'article D. 571-54 du code de l'environnement et de l'arrêté ministériel du 3 mai 2002 pris pour son application, dès lors que les niveaux sonores en façade de cette propriété ne dépassent pas et ne risquent pas de dépasser à terme un LAeq de 70 dB(A) en période diurne ni un LAeq de 65 dB(A) en période nocturne ; la distance de 180 mètres séparant le pont-rail de ladite propriété est beaucoup trop élevée pour admettre le caractère anormal du dommage ;

il a effectué l'ensemble des aménagements et travaux nécessaires pour limiter les nuisances inhérentes à la réalisation de la ligne à grande vitesse au droit du pont-rail sur la route départementale 68 ;

- sa responsabilité sans faute pour dommage permanent de travaux publics n'est pas engagée, dès lors que le dommage invoqué ne présente pas de caractère spécial ; en effet,

les consorts A... ne sont pas les seuls affectés par le dommage et ne sont donc pas dans une situation isolée ; il n'appartiennent pas à une catégorie de riverains spécifiquement frappés par les nuisances sonores car, le long de la ligne à grande vitesse de la gare de Valence-TGV à Marseille, il existe, dans les communes de Chabeuil et de Montvente, plus de 200 autres habitations situées à proximité immédiate de la ligne ou à des distances bien moindres que celle séparant leur propriété de la ligne ;

la distance de 180 mètres séparant leur propriété de la ligne est trop éloignée pour que la condition de spécialité soit remplie, alors que les riverains domiciliés dans une bande de 150 mètres centrée sur l'axe de la ligne à grande vitesse, considérés comme particulièrement exposés aux nuisances liées à la réalisation de la ligne, tels les occupants de la maison de Nazareth, se sont vus proposer une indemnisation par SNCF Réseau ;

- sa responsabilité pour faute n'est pas engagée, dès lors qu'il n'a commis aucune faute ; en effet, il n'a pas manqué à ses engagements de réalisation d'aménagements d'isolation phonique nécessaires puisque les travaux réceptionnés le 24 juin 2008 constituent une véritable amélioration du traitement acoustique du pont-rail sur la route départementale 68 par rehaussement de 50 cm des écrans existants ; il respecte bien les prescriptions de l'arrêté ministériel du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires ;

- pour évaluer les troubles de jouissance à hauteur de 116 500 euros, les consorts A... ont fixé arbitrairement à 11 000 euros la valeur locative cadastrale et n'étayent par aucune pièce probante la somme de 500 euros par mois alléguée au titre de la perte locative ;

- la réalité des travaux d'isolation phonique n'est pas établie ;

- les évaluations produites par M. A... et Mme A... pour estimer la perte de la valeur vénale de leur propriété, qui n'ont pas été réalisées contradictoirement, ne peuvent être prises en compte ; les données figurant dans le rapport de l'expert au titre de la perte de la valeur vénale sont également contestables, dès lors que l'expert ne précise pas quels notaires auraient été contactés ni sur quels fondements et en comparaison de quels biens ces valeurs auraient été confirmées ; les évaluations produites par les consorts A..., qui datent de 2004 et de 2013, sont largement postérieures à la mise en service de la ligne à grande vitesse en juin 2001 ; les éléments avancés par les intéressés et ceux retenus par l'expert sont incohérents et contradictoires ; en partant d'une base de 1 867 euros comme prix moyen au mètre carré de leur propriété indiqué par M. A... et Mme A..., la perte de la valeur vénale serait de 172 173 euros et non de 190 000 euros comme soutenu par eux ; ils se fondent sur une estimation réalisée en 2004 par une agence immobilière qui ne précise pas la méthode suivie s'agissant de la comparaison avec d'autres biens, des caractéristiques des ces biens et de la manière dont est calculé le taux de dépréciation ; en partant d'un prix du mètre carré de 1 300 euros retenu par l'expert, la valeur vénale actuelle de la propriété A... serait de 414 700 euros et donc bien supérieure à la valeur de 390 000 euros retenue par les intéressés et à celle fixée entre 280 000 euros et 330 000 euros par l'agence immobilière en 2004 ; le taux de dépréciation de 30 % retenu par le tribunal est en complet décalage avec l'état de la jurisprudence administrative qui estime aux environs de 15 % ou 20 % de la valeur du bien l'indemnisation du préjudice patrimonial lié aux nuisances engendrées par une infrastructure de transport ;

- les consorts A... n'établissent pas la perte de loyers alléguée ni qu'elle serait la conséquence directe de la mise en service de la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée.

Par trois mémoires en défense, enregistrés le 30 novembre 2017, le 12 mars 2018 et le 31 décembre 2018, M. D... A... et Mme B... C... veuve A..., représentés par Me Rotolo, avocat, concluent :

1°) à ce qu'il soit enjoint, avant dire droit, à SNCF Réseau de produire l'ensemble des documents relatifs à la transaction pour la réparation des préjudices subis par la maison religieuse Nazareth, voisine de leur propriété, du fait de la présence et de l'exploitation de la ligne à grande vitesse Méditerranée ;

2°) au rejet de la requête ;

3°) par la voie de l'appel incident,

- à la réformation du jugement n° 1401502 du 8 juin 2017 en ce que le tribunal administratif de Grenoble a limité à la somme de 190 121 euros l'indemnité au versement de laquelle il a condamné SNCF Réseau en réparation des préjudices qu'ils ont subis du fait de la présence et de l'exploitation de la ligne à grande vitesse Méditerranée à proximité de leur propriété située sur le territoire de la commune de Chabeuil (Drôme) ;

- à ce que soit porté à la somme totale de 371 621 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de leur demande de première instance et capitalisation des intérêts, le montant de l'indemnité qui leur est due en réparation de ces préjudices ;

4°) à ce que soient mis à la charge de SNCF Réseau les entiers dépens ainsi qu'une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils font valoir que :

- la requête est irrecevable, dès lors que les moyens soulevés par l'appelant ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé et que certains moyens sont assortis de faits, faute pour le requérant d'en établir l'exactitude, manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ;

- le jugement attaqué est suffisamment motivé ;

- leur demande de première instance est recevable car elle est fondée, non pas cumulativement mais alternativement, sur la responsabilité sans faute et sur la responsabilité pour faute ;

- le dommage invoqué présente le degré de gravité requis pour être qualifié d'anormal et ainsi engager la responsabilité sans faute de SNCF Réseau ; en effet,

ainsi que l'a relevé l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, les nuisances sonores au niveau de leur propriété sont des chocs acoustiques comparables à un bruit d'avion à réaction au moment du passage des trains à grande vitesse sur le pont-rail de la route départementale 68 qui produit 95 dB(A) et subis en moyenne toutes les six minutes ;

SNCF Réseau ne respecte pas ses engagements puisque les mesures faites par l'expert ne sont pas conformes au LA max et au LpA max qui est le bruit réel ressenti par les riverains à chaque passage de train ;

les nuisances acoustiques anormales ne font que s'amplifier compte tenu de l'augmentation du trafic ferroviaire sur la ligne à grande vitesse Méditerranée ;

la méconnaissance d'une norme légale ou réglementaire n'est pas nécessaire pour engager la responsabilité sans faute de la puissance publique pour préjudice anormal et spécial ;

à supposer que les limites sonores fixées par l'article 2 de l'arrêté du 8 novembre 1999 soient applicables en l'espèce, elles sont largement dépassées ;

les nuisances sonores subies sont contraires aux recommandations de l'Organisation mondiale de la santé ;

leur propriété jouxte la voie ferrée et le premier bâtiment en est distant de 151 mètres ;

il ressort du rapport du 7 août 2003 du conseil général des ponts et chaussées relatif aux nuisances sonores de la ligne à grande vitesse Méditerranée dans le sud de la Drôme que le pont-rail sur la route départementale 68 est considéré comme un point noir et que des travaux ont été préconisés pour en corriger les nuisances ; SNCF Réseau méconnaît le plan départemental de prévention du bruit dans l'environnement approuvé par arrêté du 22 mars 2012 du préfet de la Drôme et qui s'applique à la ligne en litige qui supporte depuis des années un trafic bien supérieur à 164 trains ; dès sa mise en service, la ligne à grande vitesse en cause a largement dépassé les conditions de trafic posées par l'article 8 de la directive n° 2002/49/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 juin 2002 relative à l'évaluation et à la gestion du bruit dans l'environnement, ce qui déclenche l'obligation de mise en oeuvre sur le territoire national d'un plan d'action contre le bruit des infrastructures ; SNCF Réseau ne saurait se prévaloir de la définition des points noirs donnée par le décret n° 2002-867 du 3 mai 2002, laquelle s'applique uniquement pour l'obtention de subventions accordées par l'Etat pour des opérations d'isolation acoustique des points noirs du bruit des réseaux routier et ferroviaire ;

- le dommage invoqué présente le caractère spécial nécessaire pour engager la responsabilité sans faute de SNCF Réseau ; en effet, ils sont les seuls à subir des nuisances sonores d'un telle importance compte tenu de la proximité de leur propriété avec le pont-rail sur la route départementale 68 situé à 175 mètres de leurs maisons et qui, dépourvu de protection acoustique, constitue un trou acoustique, alors que les occupants de la maison religieuse de Nazareth, contiguë à leur propriété, ont bénéficié d'une large indemnisation amiable de leur préjudice sonore par SNCF Réseau ;

- la responsabilité pour faute doit être retenue à l'encontre de SNCF Réseau qui n'a pas respecté ses engagements et obligations ; en effet,

les normes réglementaires sur le niveau sonore ne sont pas respectées ;

l'engagement de rachat n'a pas été respecté ;

SNCF Réseau n'a pas réalisé les travaux acoustiques nécessaires sur le pont-rail au-dessus de la route départementale 68, en méconnaissance de la convention prévoyant ces travaux conclue le 2 mars 2005 entre l'Etat, la région Rhône-Alpes, le département de la Drôme et Réseau ferré de France et de l'article L. 571-10-1 du code de l'environnement ;

- ils ont droit à une indemnité de 116 500 euros en réparation de leurs troubles de jouissance ;

- ils ont droit à une indemnité de 190 000 euros en réparation de la perte de la valeur vénale de leur propriété immobilière ;

- ils ont droit à une indemnité de 25 000 euros en réparation de la perte future de loyers.

Un mémoire, enregistré le 18 mars 2019 et présenté pour SNCF Réseau, n'a pas été communiqué en application du dernier alinéa de l'article R. 611-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Drouet, président assesseur,

- les conclusions de Mme Vigier-Carrière, rapporteur public,

- et les observations de Me Glaser, avocat (Cabinet Veil Jourde), pour SNCF Réseau.

Considérant ce qui suit :

1. SNCF Réseau relève appel du jugement n° 1401502 du 8 juin 2017 par lequel le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à payer à M. A... et à Mme C... veuve A... une indemnité totale de 190 121 euros, avec intérêts au taux légal et capitalisation des intérêts, en réparation des conséquences dommageables de l'existence et du fonctionnement de la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée implantée à proximité de leur propriété située sur le territoire de la commune de Chabeuil (Drôme). Par la voie de l'appel incident, les consorts A... demandent que soit porté à la somme totale de 371 621 euros, avec intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de leur demande de première instance et capitalisation des intérêts, le montant de l'indemnité qui leur est due par SNCF Réseau en réparation de leurs préjudices.

Sur la recevabilité de la requête :

2. Les circonstances que les moyens soulevés par l'établissement public requérant ne seraient manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé et que certains moyens seraient assortis de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien sont, contrairement à ce que font valoir les consorts A..., sans incidence sur la recevabilité de la requête.

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. Contrairement à ce que soutient SNCF Réseau, le tribunal administratif, qui n'était pas tenu de répondre à tous les arguments avancés par les parties, a suffisamment motivé son jugement, tant en ce qui concerne l'engagement de la responsabilité de SNCF Réseau sur le fondement du régime de responsabilité sans fa ute pour dommages permanents de travaux publics qu'en ce qui concerne la réparation des préjudices, et notamment de la perte de valeur vénale de la propriété des demandeurs.

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

4. Il ressort des écritures des consorts A... devant le tribunal administratif de Grenoble que leur demande de première instance est fondée, non pas cumulativement mais alternativement, sur la responsabilité sans faute et sur la responsabilité pour faute. Par suite, et en tout état de cause, doit être écartée la fin de non recevoir opposée par SNCF Réseau à la demande de première instance et tirée de ce que cette demande serait fondée cumulativement sur ces deux régimes de responsabilité.

Sur la responsabilité :

5. Le maître de l'ouvrage est responsable, même en l'absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement. Il ne peut dégager sa responsabilité que s'il établit que ces dommages résultent de la faute de la victime ou d'un cas de force majeure. Ces tiers ne sont pas tenus de démontrer le caractère grave et spécial du préjudice qu'ils subissent lorsque le dommage présente un caractère accidentel.

6. M. A... et Mme C... veuve A... ayant la qualité de tiers par rapport à l'ouvrage public que constitue la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée implantée à proximité de leur propriété, la responsabilité de SNCF Réseau, maître de cet ouvrage public, est susceptible d'être engagée, même sans faute, à leur égard et à raison des dommages permanents causés par la présence et par le fonctionnement de cet ouvrage public. Il appartient aux consorts A... d'apporter la preuve de la réalité des préjudices qu'ils allèguent avoir subis, de l'existence d'un lien de causalité entre l'ouvrage public et leurs préjudices et du caractère grave et spécial de ces préjudices.

Sur la réparation des préjudices :

En ce qui concerne les troubles dans les conditions d'existence :

7. En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment du rapport du 29 avril 2010 de l'expertise prescrite par l'ordonnance n° 0405680 du 12 mai 2005 du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble et de l'annexe 3 à ce rapport intitulée " fiche de mesures n° 240 ", que la propriété de M. A... et de Mme C... veuve A... comprend, sur une superficie de plus de six hectares, une villa occupée par ceux-ci, une maison jumelée à proximité et composée de deux logements loués, des bâtiments agricoles et des terres agricoles et que l'ensemble des bâtiments à usage d'habitation est situé à une distance d'environ 180 mètres de la ligne à grande vitesse Méditerranée. Il ressort dudit rapport d'expertise que le niveau de bruit équivalent sur la période de mesures (LAeq), au droit de la villa, est de 43 dB(A) en période diurne, de 6 h à 22 h, et de 31 dB(A) en période nocturne, de 22 h à 6 h. Si ces chiffres sont inférieurs, pour la période diurne, au seuil de LAeq de 62 dB(A) entre 8 h et 20 h, qui correspond aux engagements pris par l'Etat en matière phonique au moment de la réalisation de ladite ligne à grande vitesse et s'ils n'excèdent pas les seuils fixés par l'article 2 de l'arrêté du 8 novembre 1999 relatif au bruit des infrastructures ferroviaires, l'expert relève que les habitations des consorts A... se situaient, avant l'implantation de cette ligne, dans une zone calme, que, lors du passage des trains à grande vitesse, succède à une ambiance calme, dans cette zone peu urbanisée, une ambiance extrêmement bruyante pendant 20 à 30 secondes, que, lorsque les trains circulent du sud vers le nord, un bruit comparable à celui d'un avion à réaction monte vers la propriété A... et que, durant la période diurne, de 6 h à 22 h, a été mesuré un niveau maximum du bruit au passage d'un train (LpAmax) de 75 dB(A) et un LpAmax de 68,7 dB(A) pour les dix trains les plus bruyants. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise du 29 avril 2010 et du rapport du 7 août 2003 de la mission du conseil général des ponts et chaussées, que le niveau sonore sur la propriété A... augmente au passage des trains sur le pont-rail au-dessus de la route départementale 68, distant d'environ 220 mètres de cette propriété et qui, dépourvu de protection acoustique efficace, laisse passer un flux sonore important. Si SNCF Réseau a produit un procès verbal de travaux de " protections phoniques complémentaires " réalisés en 2008 sur ce pont-rail et des photographies de ce dernier après ces travaux, l'expert a constaté en avril 2010 que n'étaient pas mises en oeuvre sur le pont-rail des protections acoustiques efficaces vis-à-vis de la propriété A.... Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'expertise, de l'annexe 3 à ce rapport, et des chiffres du trafic sur la ligne au niveau de Chabeuil, que l'expert a retenu en avril 2010 une moyenne de 130 passages de trains à grande vitesse et que le trafic moyen journalier annuel s'est établi entre 131 et 146 trains entre les années 2011 et 2016. Il résulte également de l'instruction que la présence du pont-rail dans un environnement initialement champêtre constitué de terres agricoles entourant les maisons d'habitation des consorts A..., visible depuis les terrasses de ces maisons, est source d'un préjudice visuel pour ceux-ci. Dans ces conditions, et alors même que la propriété A... ne constituerait pas un point noir du bruit du réseau ferroviaire au sens de l'article D. 571-54 du code de l'environnement et de l'arrêté ministériel du 3 mai 2002 pris pour son application, les nuisances sonores et visuelles cumulées et générées par la présence et le fonctionnement de la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée à proximité de la propriété de M. A... et de Mme C... veuve A... excèdent celles que peuvent normalement être appelés à subir, dans l'intérêt général, les riverains d'un tel ouvrage et sont à l'origine de troubles dans leurs conditions d'existence qui présentent le caractère d'un dommage grave.

8. En deuxième lieu, si SNCF Réseau soutient qu'il existe plus de deux cents habitations situées, dans les communes de Chabeuil et de Montvente, à proximité immédiate de la ligne à grande vitesse Méditerranée ou à des distances moindres que celle séparant la propriété A... de ladite ligne, il résulte de l'instruction, et notamment de l'extrait de plan annexé au rapport d'expertise, que sont au nombre maximal d'une dizaine environ seulement les propriétés, dont celles des consorts A..., subissant les nuisances sonores spécifiquement générées par le passage des trains sur le pont-rail au-dessus de la route départementale 68, dépourvu de protection acoustique efficace, et les nuisances visuelles résultant de la présence de ce pont-rail. Dans ces conditions, les troubles dans les conditions d'existence subis par M. A... et Mme C... veuve A... du fait de ces nuisances sonores et visuelles cumulées présentent le caractère d'un dommage spécial.

9. En dernier lieu, compte tenu de ce qui a été dit au point 6 sur la consistance de la propriété A... et sur l'importance du trafic ferroviaire et des nuisances sonores et visuelles subies, il sera fait une juste appréciation des troubles dans les conditions d'existence, notamment de jouissance, subis par M. A... et Mme C... veuve A... du fait de ces nuisances depuis l'implantation et l'exploitation de la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée en les évaluant à la somme de 20 000 euros.

10. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'ordonner la mesure d'instruction sollicitée par les consorts A... ni d'examiner leur moyen tiré de la responsabilité pour faute, que SNCF Réseau n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à payer une indemnité de 20 000 euros en réparation des troubles dans les conditions d'existence, notamment de jouissance, subis par M. A... et Mme C... veuve A.... Pour les mêmes motifs, ces derniers ne sont pas fondés à soutenir, par la voie de l'appel incident, que c'est à tort que, par le même jugement, le tribunal administratif a limité à cette somme la réparation de ces troubles.

En ce qui concerne le remboursement des travaux d'isolation phonique :

11. Contrairement à ce que soutient SNCF Réseau en appel, les consorts A... ont justifié, par la production en première instance de deux factures du 23 décembre 2010 et d'une facture du 7 mars 2011, avoir supporté le coût, pour un montant de 19 316 euros, de travaux d'isolation phonique sur les deux logements afin de continuer à les louer. Par suite, SNCF Réseau n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à payer une indemnité de 19 316 euros en remboursement du montant de ces travaux.

En ce qui concerne la perte de la valeur vénale de la propriété immobilière :

12. La perte de valeur vénale de la propriété de M. A... et Mme C... veuve A..., qui leur ouvre droit à réparation même en l'absence d'intention de mettre leur bien en vente, doit être évaluée en juin 2001, date de mise en service de l'ouvrage public que constitue la ligne à grande vitesse Méditerranée. Si l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble évalue à 470 000 euros, dont 430 000 euros pour les habitations, le montant total de la valeur vénale de cette propriété comprenant, sur une superficie de plus de six hectares, une villa occupée par les consorts A..., une maison jumelée à proximité et composée de deux logements loués, des bâtiments agricoles et des terres agricoles, à partir d'une estimation faite par une agence immobilière en fin 2004, il ressort des termes de cette estimation qu'elle a été faite sans tenir compte de la proximité de la ligne à grande vitesse. Il ne résulte pas de l'instruction que le marché local de l'immobilier, hors incidence de la proximité de cette ligne, ait connu des évolutions significatives entre juin 2001 et fin 2004. Dans ces conditions, il convient de fixer à 470 000 euros, dont 430 000 euros pour les habitations, la valeur vénale totale de la propriété A... avant implantation de la ligne à grande vitesse. Selon l'estimation précitée de l'agence immobilière, confirmée par l'expert après consultation de notaires locaux, la perte de valeur vénale des habitations du fait de la proximité de la ligne à grande vitesse est de l'ordre de 30 % à 40 % alors que les bâtiments et terres agricoles ne sont pas concernés, au niveau de leur valeur, par cette proximité. Dans ces conditions, les consorts A... ne sont pas fondés à solliciter l'indemnisation d'une prétendue perte de la valeur vénale de leurs bâtiments et terres agricoles et, compte tenu de ce qui a été dit au point 6 sur l'importance du trafic ferroviaire et des nuisances sonores et visuelles générées par la présence et le fonctionnement de la ligne à grande vitesse Méditerranée et au point 7, la perte de valeur vénale de leurs habitations constitue un préjudice grave et spécial et doit être évaluée à 30 % de cette valeur vénale, à la date de la mise en service de la ligne. Par suite, cette perte s'établit à 30 % de la somme de 430 000 euros, soit la somme arrondie de 130 000 euros.

13. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'ordonner la mesure d'instruction sollicitée par les consorts A... ni d'examiner leur moyen tiré de la responsabilité pour faute, que SNCF Réseau n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à payer une indemnité de 130 000 euros à M. A... et Mme C... veuve A... en réparation de la perte de valeur vénale subie par leur propriété immobilière. Pour les mêmes motifs, ces derniers ne sont pas fondés à soutenir, par la voie de l'appel incident, que c'est à tort que, par le même jugement, le tribunal administratif a limité à cette somme la réparation de ce préjudice.

En ce qui concerne la perte de loyers :

14. Contrairement à ce que soutient SNCF Réseau en appel, les consorts A... ont justifié devant les premiers juges avoir subi une perte de loyers d'un montant de 20 805 euros du fait de l'implantation et du fonctionnement de la ligne ferroviaire à grande vitesse Méditerranée depuis 2001. Par suite, SNCF Réseau n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble l'a condamné à payer une indemnité de 20 805 euros en réparation de cette perte passée de loyers.

15. D'autre part, les consorts A... n'ont pas droit à l'indemnisation de la perte future de loyers qu'ils allèguent, dès lors qu'ils n'établissent pas le caractère certain de cette perte. Par suite, ils ne sont pas fondés à soutenir, par la voie de l'appel incident, que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté leurs conclusions tendant à la réparation de ce préjudice.

Sur les frais liés au litige :

16. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées par SNCF Réseau et par les consorts A... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de SNCF Réseau et les conclusions présentées par M. A... et Mme C... veuve A... devant la cour sont rejetées.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à SNCF Réseau, à M. D... A... et à Mme B... C... veuve A....

Délibéré après l'audience du 26 septembre 2019, à laquelle siégeaient :

M. Pommier, président de chambre,

M. Drouet, président-assesseur,

M. Pin, premier conseiller.

Lu en audience publique le 17 octobre 2019.

2

N° 17LY03085


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award