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14/05/2024 | FRANCE | N°22DA02668

France | France, Cour administrative d'appel de DOUAI, 2ème chambre, 14 mai 2024, 22DA02668


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme A... D... épouse G... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner solidairement le centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser la somme de 1 994 459,68 euros en réparation des préjudices subis lors de sa prise en charge au sein du CHRU de Lille.



Par un jugement n° 2002949 du 28 octobr

e 2022, le tribunal administratif de Lille a condamné le CHRU de Lille et l'ONIAM à lui verser,...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme A... D... épouse G... a demandé au tribunal administratif de Lille de condamner solidairement le centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à lui verser la somme de 1 994 459,68 euros en réparation des préjudices subis lors de sa prise en charge au sein du CHRU de Lille.

Par un jugement n° 2002949 du 28 octobre 2022, le tribunal administratif de Lille a condamné le CHRU de Lille et l'ONIAM à lui verser, respectivement, les sommes de 198 992,21 euros (soit 343 992,21 euros - la provision de 145 000 €) et 340 992,21 euros en réparation des préjudices subis et a condamné le CHRU de Lille à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai les sommes de 19 390,25 euros et 1 114 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 26 décembre 2022, 2 août et 27 décembre 2023, l'ONIAM représenté par Me Olivier Saumon, demande à la cour :

1°) de réformer ce jugement ;

2°) de limiter sa condamnation à 20 % des préjudices subis par Mme D..., soit la somme de 40 630,25 euros et de condamner le CHRU de Lille à prendre en charge 80 % des préjudices, sous déduction d'une provision de 145 000 euros.

Il soutient que :

- sa responsabilité ne peut excéder 20 % des conséquences dommageables imputables à la faute commise par le CHRU de Lille qui est à l'origine d'une perte de chance d'éviter l'aggravation de l'état de santé de Mme D... de 80 % ;

- le poste de préjudice relatif au besoin d'assistance par une tierce personne doit être diminué du montant de la prestation de compensation du handicap (PCH) qu'elle perçoit nécessairement ;

- le poste de préjudice relatif à l'aide à la parentalité doit être écarté en l'absence de précisions sur la nature de cette aide et le mode de garde de l'enfant ;

- aucune indemnité ne doit être versée pour le second enfant de Mme D... ;

- à titre subsidiaire, ce poste de préjudice doit être limité à la somme de 7 454,38 € soit 1 490,87 euros après application du taux de perte de chance de 20 % ;

- le poste de préjudice relatif à l'assistance du médecin-conseil lors de l'expertise doit être limité à la somme de 700 euros soit 140 euros compte tenu du taux de perte de chance de 20 % ;

- le montant relatif au besoin permanent d'aide par une tierce personne doit être ramené à la somme annuelle de 5 356 euros soit 236 579,87 euros après capitalisation et 47 215,97 euros compte tenu du taux de perte de chance de 20 %.

Par des mémoires, enregistrés les 31 janvier et 19 octobre 2023, la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai, représentée par Me Benoît de Berny, demande à la cour :

1°) de réformer les articles 3 et 4 du jugement ;

2°) de condamner le CHRU de Lille à lui verser la somme de 38 780,46 euros, avant application d'un éventuel taux de perte de chance, assortie des intérêts à compter du 18 septembre 2020 ;

3°) de condamner le CHRU de Lille à lui verser la somme de 1 162 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion ;

4°) de mettre à la charge du CHRU de Lille le paiement d'une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement doit être réformé dès lors que le CHRU de Lille est à l'origine d'une perte de chance d'éviter l'aggravation de l'état de santé de Mme D... de 80 %, conformément aux conclusions expertales ;

- le CHRU de Lille doit rembourser les débours qu'elle a exposés ainsi que l'indemnité de gestion.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 12 avril et 21 juillet 2022, 18 octobre et 15 décembre 2023, Mme A... D..., représentée par Me Laure-Marie Desoutter-Tartier, demande à la cour :

1°) de réformer le jugement attaqué ;

2°) à titre principal, de condamner solidairement le CHRU de Lille et l'ONIAM à lui verser la somme de 2 747 305,19 euros et à tout le moins, de les condamner à verser respectivement 80 % et 20 % des préjudices indemnisables, avec intérêts à compter du 18 août 2018 et que la capitalisation des intérêts ;

3°) à titre subsidiaire, de fixer le montant de ses préjudices à la somme de 2 278 974,64 euros ou à titre infiniment subsidiaire, 1 504 252,22 euros ;

4°) de condamner le CHRU de Lille à lui verser une somme de 10 000 euros au titre du défaut d'information ;

5°) de mettre à la charge solidaire du CHRU de Lille et de l'ONIAM le paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la part de responsabilité du CHRU doit être fixée à 80 % conformément au rapport d'expertise ;

- le CHRU de Lille ne l'a pas suffisamment informée sur les risques que comporte une péridurale ;

- ses préjudices doivent être intégralement indemnisés.

Par des mémoires, enregistrés les 5 juillet, 18 octobre et 20 novembre 2023, le centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille, représenté par la société d'avocats Le Prado-Gilbert, demande à la cour :

1°) à titre principal, d'annuler le jugement attaqué et de rejeter les demandes de Mme D... et de la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai ;

2°) à titre subsidiaire, de rejeter la requête ainsi que les conclusions présentées en appel par Mme D... et la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai ou de ramener les indemnités allouées par les premiers juges à de plus justes proportions.

Il soutient que :

- à titre principal, il n'a pas commis de faute dès lors que l'intervention chirurgicale a été faite dans des délais que la littérature médicale considère comme normaux, contrairement aux conclusions de l'expert ;

- à titre subsidiaire, le jugement sera confirmé en ce qu'il a jugé qu'il est responsable de 50 % des préjudices de Mme E... ;

- à titre très subsidiaire, une nouvelle expertise devra être ordonnée afin de pallier les carences du rapport du Dr C... ;

- le montant des préjudices invoqués par Mme D... est excessif.

Par une ordonnance du 21 novembre 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 29 décembre 2023.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Guillaume Vandenberghe,

- les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure public,

- et les observations de Me Laure-Marie Desoutter-Tartier, représentant Mme A... D....

Considérant ce qui suit :

1. Mme D..., alors épouse G..., née le 28 juillet 1999, a débuté sa première grossesse le 12 novembre 2017 avec un terme prévu pour le 12 août 2018. Elle a été admise le 18 juillet 2018 à la maternité Jeanne de Flandres, dépendant du centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille, en raison de signes évocateurs d'une pré-éclampsie. L'accouchement a été déclenché prématurément le 23 juillet 2018 sous analgésie péridurale, Mme D... ayant donné naissance à une fille, prénommée B.... Dans les suites de cet accouchement, la parturiente s'est plainte de douleurs dorsales lesquelles ont d'abord été traitées par l'apposition d'une bouillotte dans la nuit du 25 au 26 juillet 2018, responsable de brûlures cutanées. Le 26 juillet 2018 à 12h30, l'examen clinique a relevé des douleurs lombaires, qualifiées de communes en l'absence de déficit sensitivo-moteur, ainsi qu'une hyperthermie. Les examens biologiques réalisés le même jour ont révélé un taux très élevé de protéine-C réactive, marqueur inflammatoire, justifiant la prescription d'un traitement antibiotique. Le 27 juillet 2018 à 14h, Mme D... s'est plainte d'un déficit sensitif des deux membres inférieurs faisant immédiatement suspecter à l'équipe médicale une compression médullaire et conduisant cette dernière à solliciter la réalisation en urgence d'une imagerie par résonnance magnétique (IRM). Les résultats de cet examen, réalisé le 27 juillet 2018 à 21h23, ont confirmé une compression médullaire thoracique par une collection épidurale. Mme D... a alors été transférée dans le service de neurochirurgie du CHRU de Lille où, à son arrivée, elle présentait une paraplégie flasque avec une motricité à 0/5, et a été opérée en urgence le 28 juillet 2018 entre 3h et 6h du matin. Les prélèvements préopératoires réalisés à cette occasion ont révélé une infection par staphylocoque doré situé dans l'espace péridural. Un traitement antibiotique a été mis en place jusqu'au 10 septembre 2018. Mme D... a commencé à récupérer sur le plan neurologique au cours de son hospitalisation dans le service de neurochirurgie mais avec persistance de troubles sphinctériens nécessitant, en particulier, des sondages urinaires. Du 10 août 2018 au 7 novembre suivant, elle a ensuite été prise en charge dans le centre de rééducation L'Espoir, à Lille, puis, du 8 novembre 2018 au 4 janvier 2019, elle a poursuivi sa rééducation kinésithérapique en hôpital de jour. Mme D... conserve des séquelles neurologiques entraînant, entre autres, des douleurs neuropathiques quotidiennes et nécessitant l'aide de cannes anglaises pour la marche, laquelle demeure difficile avec une durée maximale estimée à 30 minutes.

2. Mme D... a adressé au CHRU de Lille, par courrier du 16 août 2018, reçu le 3 septembre suivant, une demande indemnitaire préalable qui a été rejetée par courrier du 21 mars 2019. Elle a ensuite saisi la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux (CCI) qui a confié au docteur F... C..., neurochirurgien, la réalisation d'une expertise avec mission, notamment, de déterminer les responsabilités encourues et d'évaluer les préjudices subis. L'expert a remis son rapport le 19 septembre 2019. Par un avis du 16 janvier 2020, la CCI a estimé que le dommage subi trouvait son origine dans une infection nosocomiale dont la prise en charge a été fautive et que la réparation des préjudices incombait à l'ONIAM à hauteur de 20% et au CHRU de Lille à hauteur de 80%. Mme D... n'ayant reçu aucune offre d'indemnisation à la suite de cet avis, a saisi le tribunal administratif de Lille. Par une ordonnance du 1er octobre 2020, le juge des référés du tribunal a condamné le CHRU de Lille à lui verser une provision de 145 000 euros. L'ONIAM relève appel du jugement n° 2002949 du 28 octobre 2022 par lequel le tribunal administratif de Lille l'a condamné à verser à la victime la somme de 340 992,21 euros, représentant 50 % des préjudices subis par elle. Mme D... forme appel incident sur l'étendue de son indemnisation. Le CHRU de Lille relève également appel incident quant à la somme qui a été mise à sa charge.

Sur l'engagement de la responsabilité de l'ONIAM au titre de la solidarité nationale :

3. Aux termes du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " II. - Lorsque la responsabilité d'un (...) établissement, (...) n'est pas engagée, (...) une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, (...) au titre de la solidarité nationale, lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. . / Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d'un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret ". Aux termes de l'article D. 1142-1 du même code : " Le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l'article L. 1142-1 est fixé à 24 %. (...) ".

4. Il résulte de l'instruction, et en particulier des conclusions du rapport d'expertise du 19 septembre 2019, que l'épidurite à staphylocoque doré contractée par Mme D... au cours de l'anesthésie péridurale du 23 juillet 2018 revêt, dès lors qu'elle n'était ni présente ni en incubation avant la prise en charge hospitalière de la requérante et en l'absence de toute cause étrangère alléguée ou démontrée, le caractère d'une infection nosocomiale au sens des dispositions précitées de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique. Il n'est pas contesté que le déficit fonctionnel permanent de l'intéressée en lien avec les séquelles causées par cette infection est supérieur à 25%. Par suite, Mme D... est fondée à demander réparation des préjudices subis en lien avec cette infection nosocomiale à l'ONIAM, au titre de la solidarité nationale.

Sur la responsabilité pour faute :

En ce qui concerne la faute commise par le CHRU dans la prise en charge de l'infection nosocomiale de Mme D... :

5. Aux termes du I de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. (...) ".

6. Il résulte de l'instruction, et en particulier des conclusions du rapport d'expertise du 19 septembre 2019, que les douleurs dorsales et lombaires ressenties par Mme D... dans les suites immédiates de son accouchement se sont intensifiées le 27 juillet 2018, et la patiente a commencé à subir un déficit sensitif des jambes vers 14h, que les médecins ont alors évalué à un score de motricité de 3/5. Il résulte des documents produits par Mme D... que les personnels de la maternité Jeanne de Flandre ont demandé la réalisation en urgence d'une IRM de la moelle épinière de la patiente à 15h43 et qu'ils ont dû réitérer leur demande par télécopie envoyée à 16h00 et 19h30, et que cet examen, permettant de confirmer le diagnostic de compression médullaire, n'a eu lieu qu'à 21h23. Il résulte de l'instruction que ce délai de plus de cinq heures trouve son origine dans un dysfonctionnement entre les différents services du CHRU de Lille et notamment dans l'inertie du service de radiologie qui a déploré l'absence de " bon de transmission " alors que l'état de santé de la patiente nécessitait une intervention en urgence. Ainsi le CHRU de Lille a commis une faute dans la prise en charge de Mme D..., alors même que les articles de littérature médicale auxquels il se réfère ne fixent pas de délai maximum pour réaliser en urgence une IRM. En revanche l'opération pratiquée dans la nuit du 27 au 28 juillet 2018 a été réalisée dans les règles de l'art.

En ce qui concerne le défaut d'information imputable au CHRU de Lille :

7. Aux termes de l'article L. 1111-2 du code de la santé publique : " Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. (...) Cette information incombe à tout professionnel de santé (...). Seules l'urgence ou l'impossibilité d'informer peuvent l'en dispenser. Cette information est délivrée au cours d'un entretien individuel. La volonté d'une personne d'être tenue dans l'ignorance d'un diagnostic ou d'un pronostic doit être respectée, sauf lorsque des tiers sont exposés à un risque de transmission. (...) En cas de litige, il appartient au professionnel ou à l'établissement de santé d'apporter la preuve que l'information a été délivrée à l'intéressé dans les conditions prévues au présent article. Cette preuve peut être apportée par tout moyen (...) ".

8. En application de ces dispositions, doivent être portés à la connaissance du patient, préalablement au recueil de son consentement à l'accomplissement d'un acte médical, les risques connus de cet acte qui soit présentent une fréquence statistique significative, quelle que soit leur gravité, soit revêtent le caractère de risques graves, quelle que soit leur fréquence. Il suit de là que la circonstance qu'un risque de décès ou d'invalidité répertorié dans la littérature médicale ne se réalise qu'exceptionnellement ne dispense pas les médecins de le porter à la connaissance du patient. En cas de manquement à cette obligation d'information, si l'acte de diagnostic ou de soin entraîne pour le patient, y compris s'il a été réalisé conformément aux règles de l'art, un dommage en lien avec la réalisation du risque qui n'a pas été porté à sa connaissance, la faute commise en ne procédant pas à cette information engage la responsabilité de l'établissement de santé à son égard, pour sa perte de chance de se soustraire à ce risque en renonçant à l'opération. Il n'en va autrement que s'il résulte de l'instruction, compte tenu de ce qu'était l'état de santé du patient et son évolution prévisible en l'absence de réalisation de l'acte, des alternatives thérapeutiques qui pouvaient lui être proposées ainsi que de tous autres éléments de nature à révéler le choix qu'il aurait fait, qu'informé de la nature et de l'importance de ce risque, il aurait consenti à l'acte en question. En outre, indépendamment de la perte d'une chance de refuser l'intervention, le manquement des médecins à leur obligation d'informer le patient des risques courus ouvre pour l'intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d'obtenir réparation des troubles qu'il a subis du fait qu'il n'a pas pu se préparer à cette éventualité.

9. Il ne résulte pas de l'instruction, et il n'est pas contesté, que Mme D... aurait été informée au cours de son hospitalisation à la maternité Jeanne de Flandre des risques liés à la réalisation d'une anesthésie péridurale en vue de son accouchement. En particulier, elle n'a pas été informée du risque d'épidurite infectieuse pouvant survenir à cette occasion, dont la fréquence est exceptionnelle mais qui est particulièrement grave puisque le taux de mortalité d'une telle infection est de 15% et qu'environ 30% des patients atteints de cette pathologie conservent des séquelles neurologiques. Il s'ensuit que le CHRU de Lille ne peut être regardé comme ayant accompli, à l'égard de la requérante, son devoir d'information. Mme D... ne soutient pas qu'informée d'un tel risque elle aurait renoncé à accoucher sous péridurale. Mais indépendamment de la perte d'une chance de refuser l'intervention, le manquement des médecins à leur obligation d'informer la patiente des risques courus ouvre pour la patiente, dès lors que ces risques se sont réalisés, le droit d'obtenir réparation des troubles qu'elle a subis du fait qu'elle n'a pas pu se préparer à cette éventualité.

En ce qui concerne l'existence d'une perte de chance d'éviter l'aggravation du dommage :

10. Il résulte du rapport d'expertise du 19 septembre 2019 que le docteur C... a estimé que le retard pris par le CHRU de Lille a été à l'origine d'une perte de chance de pouvoir accéder rapidement à un traitement chirurgical qui aurait été suivi d'une récupération plus importante. L'expert en a déduit que la réparation des préjudices incombait à l'ONIAM à hauteur de 20% et au CHRU de Lille à hauteur de 80%. S'il résulte de l'instruction que l'état de santé de Mme D... s'est dégradé rapidement puisque son score de motricité a été évalué à 3/5 le 27 juillet 2018 à 14h puis est passé à moins de 2/5 à 20h et à 0/5 à 3h le lendemain matin, l'intervention chirurgicale pratiquée le 28 juillet 2018 a été faite dans les règles de l'art et a permis à la patiente d'éviter de se retrouver paraplégique et de recouvrer une partie de la motricité de ses jambes. Toutefois, selon l'expert, la littérature médicale fait état d'une récupération motrice des patients opérés dans les 24 heures suivant l'apparition des symptômes et le délai dans lequel Mme D... a été opérée est bien inférieur à 24h. Ainsi, dans les circonstances de l'espèce, le délai mis par l'hôpital pour procéder à une IRM et opérer Mme D... de la compression médullaire causée par l'infection nosocomiale présente dans l'espace péridural, n'a pas eu pour effet d'aggraver son état de santé. Dans ces conditions, l'état de santé de la patiente est intégralement imputable à l'infection nosocomiale contractée lors de son accouchement, de sorte que l'ONIAM doit supporter la totalité des préjudices indemnisables au titre de la solidarité nationale, à l'exception du préjudice d'impréparation, lequel incombe au CHRU de Lille ainsi qu'il vient d'être dit au point 9.

Sur l'indemnisation des préjudices imputables à l'ONIAM :

S'agissant des préjudices patrimoniaux :

11. En premier lieu, il résulte de l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale que le recours de la caisse de sécurité sociale, subrogée dans les droits de la victime d'un dommage corporel, s'exerce contre les auteurs responsables de l'accident. Si, en application des dispositions des articles L. 1142-1-1 et L. 1142-22 du code de la santé publique, l'ONIAM doit indemniser au titre de la solidarité nationale les victimes des infections nosocomiales les plus graves, cet établissement public ne peut être regardé comme le responsable des dommages que ces infections occasionnent. Il suit de là que la caisse qui a versé des prestations à la victime d'une telle infection ne peut exercer un recours subrogatoire contre l'ONIAM. Dès lors, il y a lieu de rejeter les conclusions présentées par la caisse primaire d'assurance maladie de Lille Douai tendant à la condamnation du CHRU de Lille à rembourser le montant de ses débours et à verser l'indemnité de gestion.

12. En deuxième lieu, s'il résulte de l'instruction qu'aucune dépense de santé n'est restée à la charge de Mme D..., celle-ci demande le versement d'une somme relative à l'achat de protections intimes en raison d'une incontinence urinaire. Or, il résulte du rapport d'expertise du 19 septembre 2019 que son état de santé nécessite seulement une consultation médicale annuelle, un suivi de la rééducation, des soins en rapport avec la spasticité et la réalisation d'un bilan urodynamique. Si la patiente, qui n'a pas procédé au bilan urodynamique recommandé par le docteur C..., justifie par la production de certificats médicaux qu'elle souffre d'incontinence urinaire, elle n'établit pas que cette pathologie aurait un lien avec la compression médullaire qu'elle a subie lors de son hospitalisation au CHRU de Lille.

13. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que Mme D... a été accompagnée lors des opérations d'expertise du 19 septembre 2019 par le docteur de H..., laquelle lui a facturé les sommes de 720 euros et 2 550 euros pour une consultation, étude de dossier, le déplacement au lieu de l'expertise et l'assistance de la victime. Ainsi, l'intimée est fondée à demander le remboursement de cette somme totale de 3 270 euros, ainsi que l'ont estimé à bon droit les premiers juges.

14. En quatrième lieu, compte tenu de son état de santé, Mme D... nécessite une assistance par une tierce personne ainsi qu'une aide pour s'occuper de ses deux filles. Le besoin temporaire d'assistance par une tierce personne a été fixé par l'expert à trois heures par jour du 12 novembre 2018 au 4 janvier 2019. Compte tenu d'un taux horaire de 14 euros pour une aide non spécialisée et sur une durée de 412 jours annuels pour tenir compte des week-ends et jours fériés, il sera fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice en le fixant à la somme de 2 515,38 euros (soit 3 x 14 euros x 53 jours x 1,13). Pour la période allant du 5 janvier 2019 à la date de consolidation, le 16 septembre 2019, l'intéressée nécessitait une heure d'assistance par jour selon l'expert. Il sera fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice en le fixant à la somme de 4 018.28 euros (soit 1 x 14 euros x 254 jours x 1,13). S'agissant de l'aide à la parentalité, qui est assurée dans les faits par la mère de Mme D..., il ressort du rapport d'expertise que la paraparésie dont souffre la victime nécessite, durant les trois premières années de sa fille B..., une aide d'une heure par jour. Il y a lieu d'étendre cette aide au second enfant de l'intimée, née postérieurement au rapport d'expertise, et dont la nécessité est en lien avec les séquelles de l'infection nosocomiale subie par la victime. Il sera fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice, en prenant en compte un taux horaire de 14 euros pour l'aide non spécialisée, en le fixant à la somme de 34 608 euros (soit 412 jours x 3 x 2 x 14 euros). Si l'intimée soutient que l'aide à la parentalité doit porter au-delà des trois premières années de ses filles, cette limite de trois années fixée par l'expert tient compte des difficultés de déplacement de Mme D... pour prendre en charge un enfant en bas âge. Si l'intéressée soutient que l'aide à la parentalité doit tenir compte du fait qu'elle élève toute seule ses enfants en l'absence de contribution du père des enfants, il résulte de l'instruction que l'ONIAM n'est responsable que des conséquences de l'infection nosocomiale contractée lors de son premier accouchement. Ainsi, les postes de préjudice liés au besoin temporaire d'assistance par tierce personne et à l'aide à la parentalité doivent être fixés à la somme de 41 141,66 euros. Il ne résulte pas de l'instruction que Mme D... aurait bénéficié d'indemnités au titre de la prestation de compensation du handicap allouée par la maison départementale des personnes handicapées du Nord.

15. En cinquième lieu, le besoin permanent d'assistance par une tierce personne a été fixé par l'expert à une heure par jour. Pour la période du 17 septembre 2019 à la date de mise à disposition du présent arrêt, et en prenant en compte un taux horaire de 16 euros pour une assistance non spécialisée, il y a lieu de fixer la somme de 30 754,08 euros (soit 1 x 16 euros x 1 701 jours x 1,13). Pour l'avenir, le besoin d'aide annuel de 6 592 euros (soit 1 X 16 euros x 412 jours) doit être capitalisé en prenant en compte un coefficient de 60,458 recommandé selon le barème 2022 de la gazette du palais (taux à 0 %) compte tenu de l'âge de 25 ans de Mme D.... Il sera ainsi fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice en le fixant à la somme de 398 539,14 euros.

16. En dernier lieu, il ne ressort pas de l'instruction que Mme D..., qui était placée dans un institut médicoéducatif avant d'interrompre sa scolarité en raison de sa grossesse, subirait depuis lors un préjudice scolaire, en l'absence de justification de l'impossibilité de suivre une formation compatible avec son état de santé. Il ne résulte pas d'avantage de l'instruction que l'infection contractée au cours de son accouchement l'exposerait à une perte de gains professionnels ou aurait un retentissement professionnel. Si l'intéressée indique vouloir travailler dans l'éducation nationale, elle n'établit pas l'impossibilité de suivre un cursus étudiant permettant de mener à bien ce projet professionnel. Par suite, Mme D... n'est pas fondée à demander l'indemnisation d'une somme totale de 1 527 243,46 euros au titre de ces chefs de préjudice.

S'agissant des préjudices extrapatrimoniaux :

17. En premier lieu, il résulte du rapport d'expertise que Mme D... a subi un déficit fonctionnel temporaire total pendant son hospitalisation du 27 juillet 2018 au 7 novembre 2018. Il sera fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice en allouant une somme de 1 400 euros (soit 400 euros pendant trois mois et demi). La victime a subi un déficit fonctionnel temporaire à 75 % au cours de la période où elle a été soignée en hôpital de jour du 8 novembre 2018 au 4 janvier 2019. Il sera fait une exacte appréciation de ce poste de préjudice en allouant une somme de 600 euros (soit 2 mois à 400 euros x 0,75). Du 5 janvier 2019 au 16 septembre 2019, le déficit fonctionnel temporaire a été fixé à 50 % par l'expert. Une somme de 1 700 euros sera allouée à ce titre (soit 400 euros pendant huit mois et demi x 0,50). Il en résulte que le poste de préjudice lié au déficit fonctionnel temporaire subi par Mme D... doit être fixé à la somme de 3 700 euros (soit 1 400 euros + 600 euros + 1 700 euros).

18. En deuxième lieu, l'expert a estimé à 50 % le déficit fonctionnel permanent de Mme D..., qui souffre de paraparésie. Il sera fait une juste appréciation de ce poste de préjudice en allouant une somme de 174 345 euros compte tenu de ce handicap et du jeune âge de la victime.

19. En troisième lieu, les souffrances endurées par la victime ont été évaluées à 5 sur une échelle de 7 par l'expert, compte tenu de la douleur psychologique liée à la sensation de perdre tout ou partie de la motricité des jambes et des troubles sphinctériens causés par l'infection nosocomiale. Il sera fait une juste appréciation de ce poste de préjudice en allouant une somme de 18 000 euros.

20. En quatrième lieu, le préjudice esthétique temporaire et permanent a été évalué par l'expert à, respectivement 3 et 2 sur une échelle de 7. Il sera fait une juste appréciation de ce poste de préjudice en allouant les sommes de 3 500 euros et 2 000 euros.

21. En cinquième lieu, Mme D... a subi un préjudice d'agrément selon l'expert dès lors que son handicap la prive de la possibilité de danser. Ainsi, il y a lieu de confirmer la somme de 3 000 euros allouée par les premiers juges au titre de ce poste de préjudice.

22. En dernier lieu, Mme D... n'est pas fondée à demander une somme de 25 000 euros au titre du préjudice d'établissement dès lors qu'elle n'est pas privée de la possibilité de fonder une famille, un second enfant étant né en 2020.

23. Il résulte de ce qui précède que Mme D... a droit au versement de la somme totale de 678 249,88 euros par l'ONIAM au titre de la solidarité nationale

Sur les préjudices imputables au CHRU de Lille :

24. Ainsi qu'il a été dit au point 9, le manquement des médecins à leur obligation d'informer Mme D... des risques liés à l'analgésie péridurale, dès lors que ces risques se sont réalisés, lui ouvre droit à l'indemnisation des troubles qu'elle a subis du fait qu'elle n'a pas pu se préparer à cette éventualité. Il sera fait une juste appréciation du préjudice d'impréparation subi par Mme D... en condamnant le CHRU de Lille à lui verser une somme de 3 000 euros.

Sur les frais liés au litige :

25. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du CHRU de Lille, qui n'est pas partie perdante dans la présente instance, le versement de la somme que Mme D... et la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai demandent à ce titre.

DÉCIDE :

Article 1er : La somme de 340 992,21 euros que l'ONIAM a été condamné à verser à Mme D... en application de l'article 2 du jugement n° 2002949 du 28 octobre 2022 est portée à la somme de 678 249,88 euros.

Article 2 : La somme de 343 992,21 euros, soit 198 992,21 euros après déduction de l'allocation provisionnelle de 145 000 euros que le CHRU de Lille a été condamné à verser à Mme D... en application de l'article 1er du jugement n° 2002949 du 28 octobre 2022 est ramenée à la somme de 3 000 euros.

Article 3 : La requête de l'ONIAM, les conclusions présentées par la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai et le surplus des conclusions présentées par Mme D... sont rejetés.

Article 4 : Le jugement n° 2002949 du 28 octobre 2022 du tribunal administratif de Lille est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, au centre hospitalier régional universitaire de Lille, à la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai et à Mme A... D....

Copie en sera transmise à la maison départementale des personnes handicapées du Nord.

Délibéré après l'audience publique du 9 avril 2024 à laquelle siégeaient :

- Mme Ghislaine Borot, présidente de la chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- M. Guillaume Vandenberghe, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 mai 2024.

Le rapporteur,

Signé : G. VandenbergheLa présidente de la chambre,

Signé : G. Borot

La greffière,

Signé : A.S. Villette

La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

Pour la greffière en chef,

par délégation,

La greffière

2

N°22DA02668


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de DOUAI
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 22DA02668
Date de la décision : 14/05/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme Borot
Rapporteur ?: M. Guillaume Vandenberghe
Rapporteur public ?: Mme Regnier
Avocat(s) : CABINET DE BERNY

Origine de la décision
Date de l'import : 19/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-05-14;22da02668 ?
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