Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. F... C... et Mme A... B... épouse C... ont demandé au tribunal administratif de Lille, à titre principal, d'ordonner une expertise complémentaire sur l'intervention chirurgicale subie par M. C... au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille le 14 mai 2007 ou, à titre subsidiaire, de condamner ce centre hospitalier à leur verser des sommes de 2 646 987,80 euros au titre des préjudices de M. C... et de 95 000 euros au titre des préjudices de Mme C..., assorties des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts, ou, à titre infiniment subsidiaire, de condamner l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) au versement des mêmes sommes.
Par un jugement n° 1808365 du 16 février 2022, le tribunal administratif de Lille a mis l'ONIAM hors de cause. Il a condamné le CHRU à verser une somme de 73 024,93 euros à M. C... et une somme de 1 500 euros à Mme C..., sommes assorties des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts. Enfin, il a mis les frais de l'expertise ordonnée par le juge des référés antérieurement à l'introduction de la requête, taxés et liquidés à la somme de 1 206,88 euros, à la charge D..., a mis à la charge de ce dernier le versement au conseil de M. et Mme C... désigné au titre de l'aide juridictionnelle d'une somme de 2 000 euros en application des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37, alinéa 2, de la loi du 10 juillet 1991 et a rejeté les conclusions des parties pour le surplus.
Procédure devant la cour :
I.- Par une requête et des mémoires, enregistrés sous le n° 22DA00834 les 15 avril 2022, 31 mai 2022, 20 septembre 2022, 31 août 2023 et 29 septembre 2023, le CHRU de Lille, représenté par le cabinet Le Prado - Gilbert, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de rejeter les demandes présentées par M. et Mme C... devant le tribunal administratif de Lille ;
3°) de rejeter les conclusions d'appel incident présentées par M. et Mme C....
Il soutient que :
- les premiers juges ont entaché leur jugement d'irrégularité en se fondant sur des éléments contenus dans le mémoire qui a été présenté par les époux C... postérieurement à la clôture de l'instruction et qui n'a pas été communiqué ;
- c'est à tort et irrégulièrement, à raison de la méconnaissance du principe du contradictoire, que le tribunal a considéré que le contentieux avait été lié à l'égard de Mme C... à raison de l'intervention d'une décision implicite de rejet de sa réclamation préalable au cours du délibéré ;
- dès lors que la consultation au cours de laquelle l'indication opératoire a été posée a été réalisée dans le cadre de l'exercice libéral du praticien hospitalier, le manquement à ses obligations d'information commis à cette occasion par celui-ci engage sa responsabilité personnelle et non celle de l'établissement ;
- à titre subsidiaire, dès lors que M. C... était exposé à un risque élevé de développer un adénocarcinome cancéreux en l'absence d'intervention, un manquement au devoir d'information n'a pu lui causer qu'une perte de chance de refuser l'intervention, dont le taux ne saurait excéder 25% ;
- dès lors que l'intervention litigieuse n'a pas rendu l'intéressé inapte à l'emploi au-delà d'une durée de trois mois, l'indemnisation du poste de préjudice " pertes de gains professionnels actuelles " doit en tout état de cause être écartée ;
- il en va de même de l'indemnisation du poste de préjudice " pertes de gains professionnels futures " dès lors que l'intéressé n'est pas définitivement inapte à l'exercice de toute activité professionnelle, que son déficit fonctionnel permanent demeure modéré et qu'il ne justifie d'aucune recherche active d'emploi ni d'aucune tentative de reconversion ;
- contrairement à ce que soutiennent les époux C..., l'expert commis par le juge des référés du tribunal administratif de Lille n'a manqué ni d'objectivité, ni d'impartialité ; l'établissement d'un pré-rapport n'est pas obligatoire ; le rapport a en tout état de cause pu être contradictoirement discuté ; il n'y a pas lieu de l'écarter des débats ;
- l'indication opératoire était, à la date à laquelle elle a été posée, conforme aux données de la science et à la symptomatologie présentée par M. C... ; le document produit par les époux C..., que ceux-ci présentent comme une attestation du chirurgien ayant posé l'indication opératoire, est un faux ; la lésion du nerf vague antérieur lors de l'intervention n'est pas établie et l'intervention a en tout état de cause été réalisée dans les règles de l'art ;
- M. C... étant autonome dans tous les actes de la vie courante, il n'est pas fondé à solliciter des indemnités au titre de l'assistance par une tierce personne temporaire ou permanente ; le cas échéant, le taux retenu ne saurait excéder celui du salaire minimum majoré des charges ;
- les autres postes de préjudices invoqués par M. C... ne sauraient être évalués, avant application du taux de perte de chance, à plus de 9 516 euros s'agissant du déficit fonctionnel temporaire, 2 200 euros s'agissant des souffrances endurées et 33 000 euros s'agissant du déficit fonctionnel permanent ; l'indemnisation du préjudice esthétique permanent, du préjudice d'agrément et du préjudice sexuel doit en revanche être écartée ;
- les pertes de gains professionnels actuelles et le préjudice résultant d'un surcroît d'activité invoqués par Mme C... ne sont pas établis et ne sauraient dès lors donner lieu à indemnisation ; son préjudice moral ne saurait quant à lui être évalué, avant application du taux de perte de chance, à plus de 6 000 euros.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 26 juillet 2022, 16 mai 2023 et 13 septembre 2023, M. et Mme C..., représentés par Me Nicolas Pelletier, concluent, dans le dernier état de leurs écritures :
1°) au rejet de la requête d'appel D... ;
2°) à titre principal, à ce que soit ordonnée une expertise complémentaire ;
3°) à titre subsidiaire, à ce que le CHRU de Lille soit condamné à leur verser, sur le fondement de sa responsabilité fautive, une somme totale de 3 444 237,77 euros au titre des préjudices de M. C... et une somme totale de 95 000 euros au titre des préjudices de Mme C... ;
4°) à titre infiniment subsidiaire, à ce que l'ONIAM soit condamné à leur verser les mêmes sommes sur le fondement de la solidarité nationale ;
5°) en tout état de cause, à ce que les condamnations prononcées soient assorties des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts et à ce qu'une somme de 10 000 euros mise à la charge D... ou, le cas échéant, de l'ONIAM au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.
Ils font valoir que :
- le jugement attaqué est irrégulier dès lors que les premiers juges ont procédé à un examen manifestement incomplet et insuffisant des demandes et pièces versées au dossier, qu'ils ont omis de statuer sur le moyen tiré du manquement D... dans l'organisation des soins et qu'ils ont commis des erreurs de droit en écartant toute indemnisation au titre de la diminution du temps disponible de M. C... pour l'éducation et l'entretien de ses enfants et en se référant au barème de l'ONIAM ;
- le rapport d'expertise médicale déposé le 11 septembre 2017, au terme de l'expertise ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Lille le 23 mai 2017, doit être écarté des débats en raison des manquements de l'expert à son devoir d'objectivité et d'impartialité et de la violation du principe du contradictoire ; il y a, dès lors, lieu d'ordonner une nouvelle expertise ;
- le CHRU de Lille a commis une faute dans l'organisation des soins dès lors que, contrairement à ce qu'il pouvait légitimement attendre, l'intervention n'a pas été réalisée directement par le chirurgien que M. C... avait consulté préalablement mais par un assistant dont les qualifications et l'expérience ne sont pas justifiées ;
- le CHRU de Lille a commis une faute lors de l'indication de l'acte opératoire dès lors que la symptomatologie présentée par M. C... lors de sa consultation en 2007 n'était pas évocatrice de reflux gastro-œsophagiens et qu'aucune exploration complémentaire n'a alors été réalisée ; M. C... n'était pas exposé à un risque d'adénocarcinome cancéreux, le bénéfice de l'intervention pour la prévention de ce cancer n'étant au demeurant pas démontré ;
- le CHRU de Lille a commis une faute lors de la réalisation de l'acte opératoire dès lors que le nerf vague antérieur a été traumatisé ou même sectionné, ce qui n'était pas inévitable et ce qui explique tous les symptômes de gastroparésie présentés par M. C... depuis l'intervention ;
- le CHRU de Lille a manqué à son devoir d'information dès lors que les informations transmises à M. C... n'ont porté que sur le risque de développer un adénocarcinome en l'absence d'intervention mais non sur les risques propres à celle-ci ; dès lors que l'intervention n'était pas urgente, qu'elle n'était pas nécessaire, que le risque de M. C... de développer un adénocarcinome était nul et que le bénéfice de ce type d'intervention pour la prévention de ce cancer n'est pas démontré, la perte de chance de refuser l'intervention a en l'espèce été totale ;
- en tout état de cause, le dommage subi par M. C... présente le caractère d'un aléa thérapeutique et ses conséquences présentent les caractères de gravité et d'anormalité au sens du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique ; ils sont, dès lors, fondés, à titre subsidiaire, à en demander réparation par l'ONIAM au titre de la solidarité nationale ;
- les préjudices de M. C... doivent être réparés par l'octroi des indemnités suivantes : 49 837,15 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire, 15 000 euros au titre des souffrances endurées, 150 000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, 1 000 euros au titre du préjudice esthétique permanent, 30 000 euros au titre du préjudice d'agrément, 50 000 euros au titre du préjudice sexuel, 20 000 euros au titre d'un préjudice exceptionnel résultant de souffrances physiques et psychiques pour lesquelles n'existe aucun traitement, 387 866 euros au titre de l'assistance par une tierce personne temporaire, dont 148 944 euros d'aide personnelle et 238 872 euros d'aide à la parentalité, 4 690 euros au titre des frais d'expertise et de médecin-conseil, 113 225,58 euros au titre des pertes de gains professionnels actuelles, 50 000 euros au titre de l'incidence professionnelle temporaire, 196 314,02 euros au titre des dépenses de santé futures, 200 000 euros au titre de l'incidence professionnelle permanente, 759 536,97 euros au titre des pertes de gains professionnels futures et 1 210 542,47 euros au titre de l'assistance par une tierce personne permanente, dont 914 032,47 euros d'aide personnelle et 296 510 euros d'aide à la parentalité ;
- les préjudices de Mme C... doivent être réparés par l'octroi des indemnités suivantes : 50 000 euros au titre du préjudice moral, 20 000 euros au titre des pertes de gains professionnels actuelles et 25 000 euros au titre de son surcroît d'activité.
Par un mémoire en défense, enregistré le 2 février 2023, l'ONIAM, représenté par Me Jane Birot, conclut à la confirmation du jugement attaqué en tant qu'il le met hors de cause et au rejet des conclusions dirigées contre lui par M. et Mme C... en appel.
Il fait valoir que :
- la caractérisation d'une faute D... dans l'organisation des soins, l'indication opératoire ou la réalisation de l'acte opératoire ferait nécessairement obstacle à la mise en jeu de la solidarité nationale ;
- la dyspepsie et la gastroparésie conservées par M. C... depuis l'intervention du 14 mai 2007 ne sont pas notablement plus graves que les conséquences d'un adénocarcinome cancéreux, ce à quoi il était exposé en l'absence d'intervention ;
- en outre, les symptômes présentés par M. C... constituent des complications fréquentes et connues de la fundoplicature de Nissen et dont le taux de probabilité n'est pas faible ;
- le dommage subi par M. C... ne remplit donc pas la condition d'anormalité prévue par le II. de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique et la solidarité nationale ne peut, par suite, pas être mise en œuvre.
La requête et l'ensemble des pièces de la procédure ont été communiqués aux caisses primaires d'assurance maladie de Roubaix-Tourcoing et de Lille-Douai qui n'ont pas produit de mémoire.
Par ordonnance du 19 septembre 2023, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 4 octobre 2023 à 12 heures.
Un mémoire produit pour M. et Mme C... le 4 octobre 2023, postérieurement à la clôture de l'instruction, n'a pas été communiqué.
Un mémoire produit pour le CHRU de Lille le 5 octobre 2023, postérieurement à la clôture de l'instruction, n'a pas été communiqué.
M. C... a été maintenu au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 6 avril 2023 du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Douai.
II.- Par une requête et des mémoires, enregistrés sous le n° 22DA00838 les 15 avril 2022, 16 mai 2023 et 13 septembre 2023, M. et Mme C..., représentés par Me Nicolas Pelletier, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :
1°) à titre principal, d'ordonner une expertise complémentaire ;
2°) à titre subsidiaire, de condamner le CHRU de Lille à leur verser, sur le fondement de sa responsabilité fautive, une somme totale de 3 444 237,77 euros au titre des préjudices de M. C... et une somme totale de 95 000 euros au titre des préjudices de Mme C... ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, de condamner l'ONIAM à leur verser ces mêmes sommes sur le fondement de la solidarité nationale ;
4°) en tout état de cause, d'assortir les condamnations prononcées des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts et de mettre à la charge D... ou, le cas échéant, de l'ONIAM une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.
Ils reprennent, au soutien de leurs conclusions, les mêmes moyens et arguments que ceux soulevés dans l'instance n° 22DA00834, analysés ci-dessus.
Par des mémoires en défense, enregistrés les 20 septembre 2022, 31 août 2023 et 29 septembre 2023, le CHRU de Lille, représenté par le cabinet Le Prado - Gilbert, conclut :
1°) au rejet de la requête d'appel de M. et Mme C... ;
2°) par la voie de l'appel incident, à titre principal, à l'annulation du jugement attaqué en tant qu'il a retenu sa responsabilité au titre du défaut d'information ou, à titre subsidiaire, à ce que les condamnations prononcées soient ramenées à de plus justes proportions.
Il reprend, au soutien de ses conclusions, les mêmes moyens et arguments que ceux soulevés dans l'instance n° 22DA00834, analysés ci-dessus.
Par un mémoire en défense, enregistré le 29 septembre 2022, l'ONIAM, représenté par Me Jane Birot, conclut à la confirmation du jugement attaqué en tant qu'il le met hors de cause et au rejet des conclusions dirigées contre lui par M. et Mme C... en appel.
Il reprend, au soutien de ses conclusions, les mêmes moyens et arguments que ceux soulevés dans l'instance n° 22DA00834, analysés ci-dessus.
La requête et l'ensemble des pièces de la procédure ont été communiqués aux caisses primaires d'assurance maladie de Roubaix-Tourcoing et de Lille-Douai qui n'ont pas produit de mémoire.
Par ordonnance du 19 septembre 2023, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 4 octobre 2023 à 12 heures.
Un mémoire produit pour M. et Mme C... le 4 octobre 2023, postérieurement à la clôture de l'instruction, n'a pas été communiqué.
Un mémoire produit pour le CHRU de Lille le 5 octobre 2023, postérieurement à la clôture de l'instruction, n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guillaume Toutias, premier conseiller,
- les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique,
- les observations de Me Nicolas Pelletier, représentant M. et Mme C... et E..., représentant le CHRU de Lille.
Considérant ce qui suit :
1. M. F... C..., né le 26 janvier 1980, a été suivi depuis 1998 pour des troubles épigastriques, incluant des reflux gastro-œsophagiens. Au début de l'année 2007, il a consulté au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Lille pour des symptômes digestifs et des douleurs thoraciques diffuses. Le 26 février 2007, il a été reçu en consultation libérale par le Pr. Triboulet, qui a diagnostiqué une récidive de reflux gastro-œsophagiens acides et a proposé un geste chirurgical anti-reflux, dit " fundoplicature de Nissen ". L'intervention a été réalisée au CHRU de Lille, dans son secteur public, le 14 mai 2007. Les suites opératoires ont été marquées par la résurgence et l'aggravation des symptômes, incluant notamment une halitose, des douleurs postprandiales, une dysphagie, des ballonnements, des diarrhées chroniques, des douleurs thoraciques diffuses, une dyspnée et une fatigue chronique. Des examens par fibroscopie réalisés en février et novembre 2008 ont évoqué un trouble de la vidange gastrique. Une scintigraphie réalisée en juin 2011 a posé le diagnostic de gastroparésie avec vidange gastrique ralentie et incomplète. En février et mars 2014, M. C... a subi six interventions sous anesthésie générale dans le cadre du traitement d'une fistule anale. En 2015, il a consulté au centre hospitalier universitaire (CHU) de Rouen qui a réalisé trois dernières tentatives thérapeutiques : une vidange gastrique le 6 octobre 2015, une mesure de compliance pylorique le 19 octobre 2015 et une injection de toxine botulinique les 2 et 3 mars 2016. Aucun des traitements ou soins dispensés n'a permis de rétablir le fonctionnement normal de l'estomac de M. C... ou de résorber substantiellement les séquelles qu'il a conservées.
2. A la demande de M. C..., le Dr. Vannineuse, médecin-conseil, a établi un rapport d'expertise le 20 avril 2016 qui conclut à une prise en charge D... non conforme aux règles de l'art. M. C... a adressé une demande préalable d'indemnisation au CHRU de Lille par un courrier du 14 décembre 2016, réceptionné le 19 décembre suivant, auquel aucune suite n'a été réservée. Par ordonnance n° 1703404 du 23 mai 2017, M. C... a obtenu du juge des référés du tribunal administratif de Lille l'organisation d'une expertise médicale contradictoire. Le 11 septembre 2017, le Dr. Jeu, expert désigné par le juge des référés, a déposé son rapport qui conclut seulement à un manquement au devoir d'information à l'origine d'une perte de chance de 25% de se soustraire à l'intervention au cours de laquelle le dommage est survenu. Par une requête enregistrée au greffe du tribunal administratif de Lille le 6 septembre 2018, M. et Mme C... ont demandé la condamnation D... ou, à titre subsidiaire, de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à les indemniser des préjudices qu'ils ont subis. En cours d'instance, Mme C... a adressé au CHRU de Lille une demande indemnitaire préalable portant sur ses préjudices propres par un courrier du 9 décembre 2021, réceptionné le 13 décembre suivant et auquel aucune suite n'a été réservée.
3. Par jugement n° 1808365 du 16 février 2022, le tribunal administratif de Lille a retenu que la responsabilité D... était engagée seulement en raison d'un manquement au devoir d'information à l'origine d'une perte de chance de 25% de se soustraire au dommage et que les conditions de mise en œuvre de la solidarité nationale n'étaient pas réunies. Par suite, il a mis l'ONIAM hors de cause et a condamné le CHRU de Lille à verser une somme de 73 024,93 euros à M. C... et une somme de 1 500 euros à Mme C..., sommes assorties des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts. M. et Mme C... relèvent appel de ce jugement en tant qu'il a limité leur indemnisation aux montants précités. Le CHRU de Lille relève, pour sa part, appel du jugement en tant qu'il a engagé sa responsabilité sur le fondement d'un manquement au devoir d'information alors que celui-ci a été commis par le Pr. Triboulet à l'occasion d'une consultation libérale. L'ONIAM conclut en défense, quant à lui, à la confirmation du jugement en tant qu'il l'a mis hors de cause. Les requêtes de M. et Mme C... et D... étant dirigées contre le même jugement, il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
Sur la régularité du jugement attaqué :
4. En premier lieu, le mémoire en réplique déposé pour M. et Mme C... au greffe du tribunal administratif de Lille le 20 octobre 2021, postérieurement à la clôture de l'instruction, se borne à communiquer trois pièces complémentaires venant au soutien de leur moyen mettant en cause l'impartialité de l'expert désigné par le juge des référés. Toutefois, ce moyen était dans le débat depuis le dépôt de leur requête introductive d'instance et avait déjà donné lieu à une défense précise D.... Le jugement attaqué n'a pas accueilli ce moyen, ni n'a fait droit à la demande de M. et Mme C... d'écarter le rapport de l'expert des débats. Le jugement ne fait pas davantage référence aux trois pièces enregistrées le 20 octobre 2021. Dans ces conditions, non seulement le tribunal administratif de Lille n'a pas entaché la procédure d'irrégularité en s'abstenant de communiquer ce mémoire enregistré postérieurement à la clôture de l'instruction mais ce défaut de communication n'a en tout état de cause pas préjudicié aux droits D.... Dès lors, le moyen tiré de l'irrégularité du jugement attaqué, que le CHRU de Lille s'est au demeurant limité à énoncer brièvement dans son mémoire introductif d'instance devant la cour sans le développer par la suite, doit être écarté.
5. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que Mme C... a lié le contentieux au cours de l'instance engagée devant le tribunal administratif de Lille en formulant une demande préalable auprès D... par un courrier du 9 décembre 2021. A défaut de réponse explicite dans le délai de deux mois suivant sa réception par l'établissement le 13 décembre 2021, ce courrier a fait naître une décision implicite de rejet le 13 février 2022, soit antérieurement au jugement attaqué daté du 16 février 2022. La circonstance que la décision préalable liant le contentieux soit née après l'audience qui s'est tenue le 26 janvier 2022 et pendant la durée du délibéré ne s'oppose pas par elle-même à ce qu'elle puisse être regardée comme ayant régularisé les conclusions initiales présentées par Mme C.... En outre, le tribunal a régulièrement communiqué au CHRU de Lille les éléments produits par Mme C... pour justifier de la régularisation de ses conclusions indemnitaires les 10 et 29 décembre 2021, soit plus d'un mois avant la tenue de l'audience. Le CHRU de Lille n'a ainsi pas été privé de la possibilité de faire valoir les observations que ces productions appelaient, le cas échéant, de sa part. Dans ces conditions, c'est à raison et sans méconnaître le principe du contradictoire que le tribunal a pu considérer que le contentieux avait été lié à l'égard de Mme C.... Dès lors, le moyen en ce sens, que le CHRU de Lille s'est limité à énoncer brièvement dans son mémoire introductif d'instance devant la cour sans le développer par la suite, doit être écarté.
6. En troisième lieu, M. et Mme C... n'établissent ni même n'allèguent que les premiers juges auraient omis de statuer sur des conclusions dont ils les avaient régulièrement saisis. Contrairement en outre à ce qu'ils soutiennent, les premiers juges ont explicitement écarté, au point 18 de leur jugement, le moyen tiré de ce que le CHRU de Lille avait commis un manquement dans l'organisation des soins en laissant un assistant réaliser l'intervention dont l'indication avait été posée par le Pr. Triboulet le 26 février 2017. Les circonstances qu'ils n'auraient pas correctement apprécié les pièces versées au dossier ou qu'ils auraient à tort écarté l'indemnisation au titre de l'aide parentale entacheraient seulement le bien-fondé du jugement et non sa régularité. Dès lors, à supposer même que M. et Mme C... aient entendu invoquer l'irrégularité du jugement attaqué pour l'ensemble des motifs précités, leurs moyens en ce sens ne pourraient en tout état de cause qu'être écartés.
Sur la régularité du rapport d'expertise du 11 septembre 2017 et les conclusions de M. et Mme C... tendant à ce qu'une nouvelle expertise soit ordonnée :
7. D'une part, il appartient au juge, saisi d'un moyen mettant en doute l'impartialité d'un expert, de rechercher si, eu égard à leur nature, à leur intensité, à leur date et à leur durée, les relations directes ou indirectes entre cet expert et l'une ou plusieurs des parties au litige sont de nature à susciter un doute sur son impartialité. En particulier, doivent en principe être regardées comme suscitant un tel doute les relations professionnelles s'étant nouées ou poursuivies durant la période de l'expertise. D'autre part, le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.
8. En premier lieu, la seule circonstance qu'à la suite des opérations d'expertise qui se sont déroulées à la clinique de Grande-Synthe le 1er septembre 2017, le Dr. Jeu, expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Lille, aurait quitté la salle en même temps que le médecin-conseil de la société hospitalière d'assurance mutuelle (SHAM), assureur D..., ne suffit pas à établir l'existence de relations d'une intensité particulière entre ces deux praticiens ou à démontrer que les intéressés s'étaient préalablement concertés sur l'issue à réserver à l'expertise. De la même manière, la circonstance que l'expert aurait admis qu'il connaissait le Pr. Triboulet, mis en cause par M. et Mme C..., ne suffit pas davantage à établir l'existence d'une relation particulière propre à faire douter de son impartialité. Si les éléments apportés par M. et Mme C... établissent que le Dr. Jeu assure désormais des fonctions de médecin-conseil pour le compte de la SHAM et D..., ils n'établissent pas que ces relations existaient avant et au moment des opérations d'expertise litigieuses. Par ailleurs, il est constant que les conclusions de l'expert ne sont pas entièrement défavorables à M. et Mme C... dès lors qu'elles retiennent un manquement au devoir d'information à l'origine d'une perte de chance de 25% de se soustraire au fait dommageable. Il s'ensuit qu'il n'existe aucun élément propre à faire naître un doute sur l'impartialité du Dr. Jeu.
9. En second lieu, il est constant que toutes les parties ont été régulièrement convoquées à la réunion d'expertise et qu'elles ont toutes été présentes ou représentées à cette réunion qui s'est tenue le 1er septembre 2017 à la clinique de Grande-Synthe. M. et Mme C... y ont eux-mêmes participé avec l'assistance de leur médecin-conseil, le Dr. Vannineuse. Il n'est ni établi ni même allégué par M. et Mme C... que l'expert se serait fondé sur des pièces produites par le CHRU de Lille dont ils n'auraient pas eu communication. Il ressort en outre du rapport que l'expert a pris en compte l'ensemble des éléments qu'ils ont eux-mêmes apportés, notamment le rapport établi par leur médecin-conseil. Ni les dispositions législatives et réglementaires applicables à l'expertise, ni aucun principe général, ni même l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lille n'imposait la rédaction d'un pré-rapport. Il s'ensuit que la méconnaissance du caractère contradictoire de l'expertise n'est pas établie.
10. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme C... ne sont pas fondés à soutenir que les opérations d'expertise conduites par le Dr. Jeu, expert désigné par l'ordonnance du 23 mai 2017 du juge des référés du tribunal administratif de Lille, sont entachées d'irrégularité. Au demeurant, et en application des principes rappelés au point 7, l'irrégularité des opérations d'expertise ne s'opposerait par elle-même pas à ce que la juridiction administrative tienne compte des éléments de pur fait non contestés par les parties contenus dans le rapport ou de ceux corroborés par d'autres éléments du dossier. S'il n'y a, dès lors, pas lieu d'écarter des débats le rapport d'expertise du 11 septembre 2017, en revanche, compte tenu des différents rapports, avis et documents divergents produits par les parties postérieurement à cette expertise, l'état du dossier ne permet pas à la cour de déterminer avec certitude si l'indication opératoire était justifiée et si l'intervention a été réalisée dans les règles de l'art, ni de prendre la mesure des contours exacts des conséquences du fait dommageable sur l'état de santé de M. C..., l'existence éventuelle de prédispositions, d'un aléa thérapeutique ou d'une perte de chance ainsi que l'ampleur des préjudices temporaires et permanents qu'il a subis. Dès lors, il y a lieu, avant dire droit, d'ordonner une expertise aux fins et dans les conditions précisées dans le dispositif du présent arrêt.
DÉCIDE :
Article 1er : Il sera, avant dire droit, procédé à une expertise avec mission pour l'expert :
1°) de dire, au vu des données de la science médicale connues à la date des faits litigieux, des antécédents et la symptomatologie de M. C... et des examens préalables réalisés, si l'intervention chirurgicale du 14 mai 2007 était indiquée et si l'indication opératoire a été posée conformément aux règles de l'art ;
2°) de dire, au vu des données de la science médicale connues à la date des faits litigieux, des antécédents et la symptomatologie de M. C... et des examens préalables réalisés, quelles étaient les évolutions prévisibles de l'état de santé de M. C... en l'absence d'intervention et les risques auxquels il était exposé et indiquer dans quelle mesure l'intervention réalisée a permis de diminuer ou de supprimer ces risques ; indiquer en particulier si M. C... était exposé à un risque de développer un cancer de l'œsophage, si une fundoplicature selon Nissen présente un bénéfice pour la prévention de ce cancer et, dans le cas de M. C..., comment ce risque a évolué ;
3°) de dire, au vu des données de la science médicale connues à la date des faits litigieux, des antécédents et la symptomatologie de M. C... et des examens préalables réalisés, si l'intervention du 14 mai 2007 est à l'origine d'une lésion ou d'une section du nerf vague, fautive ou accidentelle, si elle constitue un aléa connu de la fundoplicature selon Nissen et en préciser le taux d'occurrence, et le cas échéant, si d'autres causes peuvent être à l'origine de cette lésion ou de cette section si elle est établie en l'espèce ;
4°) d'identifier, parmi les pathologies et affections développées par M. C..., celles qui constituent des conséquences directes et indirectes de l'intervention, et en préciser la part imputable, et celles qui sont sans lien avec l'intervention ;
5°) de dire, dans les données acquises de la science médicale, quelle est la probabilité, pour les patients subissant une fundoplicature selon Nissen, de conserver une gastroparésie complète ;
6°) de donner une évaluation des préjudices, temporaires et permanents, subis par M. C... et qui sont strictement en lien avec l'intervention ; en particulier, préciser la cotation des déficits fonctionnels temporaires et permanents subis par M. C... depuis la date de l'intervention ; préciser s'il a nécessité et nécessite toujours l'aide d'une tierce personne et déterminer l'étendue de ce besoin ; préciser si l'état de santé imputable à l'intervention est compatible avec l'exercice d'une activité professionnelle et, dans l'affirmative, dire depuis quelle date l'exercice d'une activité professionnelle est redevenue médicalement possible ;
7°) de donner toutes informations qui lui paraîtront utiles sur la prise en charge de M. C... par le centre hospitalier régional universitaire de Lille et sur l'appréciation de son état de santé et de ses préjudices.
Article 2 : Pour l'accomplissement de sa mission, l'expert prendra connaissance de l'entier dossier médical de M. F... C..., pourra se faire communiquer tous documents relatifs à l'état de santé de l'intéressé, pourra procéder à son examen clinique et pourra entendre tous sachants.
Article 3 : Préalablement à toute opération, l'expert prêtera serment dans les formes prévues à l'article R. 621-3 du code de justice administrative.
Article 4 : Les opérations d'expertise auront lieu en présence de M. et Mme C..., du centre hospitalier régional universitaire de Lille, de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales et des caisses primaires d'assurance maladie de Roubaix-Tourcoing et de Lille-Douai.
Article 5 : L'expert sera désigné par la présidente de la cour. Il accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2, R. 621-9 et R. 621-14 du code de justice administrative. Il pourra, s'il l'estime nécessaire, s'adjoindre le concours d'un sapiteur, après avoir préalablement obtenu l'autorisation de la présidente de la cour. Le rapport d'expertise sera déposé dans un délai de trois mois à compter de la date de notification du présent arrêt. L'expert en notifiera des copies aux parties intéressées.
Article 6 : Tous droits et moyens des parties, sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu'en fin d'instance.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à M. F... C..., à Mme A... B... épouse C..., au centre hospitalier régional universitaire de Lille, à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, à la caisse primaire d'assurance maladie de Roubaix-Tourcoing et à la caisse primaire d'assurance maladie de Lille-Douai.
Délibéré après l'audience publique du 20 février 2024 à laquelle siégeaient :
- Mme Nathalie Massias, présidente de la cour,
- M. Marc Baronnet, président-assesseur,
- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 mars 2024.
Le rapporteur,
Signé : G. ToutiasLa présidente de la cour,
Signé : N. Massias
La greffière,
Signé : A.S. Villette
La République mande et ordonne à la ministre du travail, de la santé et des solidarités, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition conforme,
Pour la greffière en chef,
par délégation,
La greffière
Anne-Sophie VILLETTE
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N°22DA00834-22DA00838