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11/04/2023 | FRANCE | N°21DA02843

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 2e chambre - formation à 3, 11 avril 2023, 21DA02843


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner l'Etat à lui verser la somme de 350 000 euros en réparation de l'entier préjudice résultant de l'entrée en vigueur de la loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises et de mettre à sa charge la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1903927 du 13 octobre 2021, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demand

e.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 1...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif d'Amiens de condamner l'Etat à lui verser la somme de 350 000 euros en réparation de l'entier préjudice résultant de l'entrée en vigueur de la loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises et de mettre à sa charge la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1903927 du 13 octobre 2021, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 13 décembre 2021 et 17 janvier 2023, M. B..., représenté en dernier lieu par Me Yann Deloffre, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 350 000 euros au titre de l'entier préjudice résultant de l'entrée en vigueur de la loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la responsabilité de l'Etat du fait des lois est engagée dès lors que la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, en redéfinissant les seuils à partir desquels la désignation d'un commissaire aux comptes pour les entreprises est obligatoire, a diminué les éléments incorporels de valorisation de sa société, ce qui a directement affecté le prix de cession des actions ayant fait l'objet précédemment d'un protocole en vue de leur rachat dans le cadre d'une prise de contrôle à la suite de son départ à la retraite ;

- la baisse de la valeur vénale de la clientèle de son cabinet constitue un préjudice matériel dont découle également un préjudice moral dès lors qu'il avait nourri le projet de capitaliser toutes ses années de travail pour fidéliser et valoriser sa clientèle pour en récolter les fruits au moment de sa retraite ;

- si la loi du 22 mai 2019 a vocation à alléger les procédures comptables des petites et moyennes entreprises, elle ne fait peser la charge de cet objectif d'intérêt général que sur la profession des commissaires aux comptes au nombre de 18 000 en France en 2020, ce qui a pour effet de faire regarder le préjudice subi par l'ensemble de la profession comme spécial ;

- son préjudice est grave dès lors qu'il est exposé à une perte double au regard du niveau du chiffre d'affaires de son cabinet, 80 % de sa clientèle habituelle et récurrente n'entrant plus dans le champ législatif de l'obligation de nommer un commissaire aux comptes alors qu'il n'est pas en mesure, en raison de son départ à la retraite, d'amortir les effets de la loi du 22 mai 2019 en réorganisant l'activité de son cabinet ;

- si son projet de cession a été mené à terme, le montant du prix de cession a toutefois été ramené à 40 000 euros et le montant de son préjudice s'élève à la somme de 350 000 euros ;

- la responsabilité de l'Etat est également engagée du fait d'une loi contraire à une norme internationale dès lors que l'atteinte à son droit de propriété constituée par la diminution de la valeur vénale de la clientèle de son cabinet et l'absence totale d'indemnisation de l'Etat constituent une violation des stipulations de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Par un mémoire en défense, enregistré le 30 novembre 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- la loi du 22 mai 2019 ne porte pas atteinte au droit de propriété garanti par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que la mesure de relèvement de seuils est neutre d'un point de vue financier pour le commissaire aux comptes concerné, les mandats en cours se poursuivant jusqu'à leur terme et qu'à supposer que la loi diminue la valeur des droits sociaux à la revente, M. B... est toujours libre d'en disposer ;

- la loi du 22 mai 2019 met le droit français en conformité avec l'obligation prévue par la directive 2013/34/UE du Parlement européen et du conseil du 26 juin 2013 de faire certifier les comptes des moyennes entreprises, des grandes entreprises et des entités d'intérêt public ;

- le préjudice de M. B... n'est pas certain dès lors que le législateur a prévu que les mandats en cours iraient jusqu'à leur terme et a offert aux sociétés exclues du champ de certification obligatoire la faculté de faire certifier leur comptes de manière volontaire, ce qui ouvre la possibilité pour l'intéressé d'un maintien des mandats qu'il détient actuellement et d'un développement de sa clientèle qui pourrait intervenir par l'intermédiaire des nouvelles missions de services et attestations créées par la loi ;

- M. B... n'apporte pas la preuve du lien de causalité direct entre le préjudice allégué et les dispositions de la loi du 22 mai 2019 dès lors que le relèvement des seuils qu'elle impose n'a ni pour objet ni pour effet de priver les commissaires aux comptes de la faculté de céder leur cabinet ;

- M. B... n'établit pas que son préjudice présenterait un caractère grave dès lors que l'exercice de la profession de commissaire aux comptes n'emporte aucun droit acquis au renouvellement des mandats ;

- le préjudice ne présente pas un caractère spécial dès lors que le relèvement des seuils n'a pas vocation à s'appliquer directement aux commissaires aux comptes mais de manière générale aux sociétés dont ils certifient les comptes et a ainsi des effets sur l'ensemble des commissaires aux comptes inscrits sans discrétion ou discrimination.

Par une ordonnance du 17 janvier 2023, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 21 février 2023 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

- le code du commerce ;

- la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 ;

- le décret n° 2019-514 du 24 mai 2019 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Sylvie Stefanczyk, rapporteure,

- et les conclusions de M. Guillaume Toutias, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. A... B..., qui exerce une activité de commissaire aux comptes sous le statut de président-actionnaire unique de la société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU) Blockorban, a entrepris, fin 2017, des pourparlers avec M. C... D... en vue de lui céder l'intégralité des parts sociales détenues dans la société dès lors qu'il envisageait de prendre sa retraite. L'accord de cession intervenu le 2 décembre 2017 prévoyait que le prix de cession des actions serait déterminé sur la base des capitaux propres de la société au 30 septembre 2019, majorés de la valeur de la clientèle évaluée à 1,2 fois les honoraires facturés hors taxes des missions récurrentes de commissariat aux comptes et que la cession n'interviendrait pas si le montant total des honoraires facturé était inférieur à 200 000 euros. Estimant que l'entrée en vigueur de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, qui a notamment redéfini les seuils relatifs au total du bilan, au chiffre d'affaires et au nombre de salariés déterminant le caractère obligatoire ou facultatif du recours à un commissaire aux comptes, avait entraîné une diminution du volume des missions récurrentes qu'il exerçait et avait eu, par voie de conséquence, un impact sur le prix de cession des parts sociales détenues dans la société Blockorban, M. B... a adressé, le 5 août 2019, une réclamation préalable au garde des sceaux, ministre de la justice, qui est restée sans réponse. Par une convention de cession d'actions du 31 octobre 2021, le prix de la cession de l'intégralité des actions de la société Blockorban a été fixé à la somme globale de 563 630 euros comprenant les capitaux propres d'un montant de 523 630 euros et la valeur de la clientèle dont le prix a été déterminé en fonction des perspectives d'activité et de chiffre d'affaires prévisionnel, pour un montant de 40 000 euros. M. B... relève appel du jugement n°1903927 du 13 octobre 2021 par lequel le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme globale de 350 000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de l'intervention de la loi n°2019-486 du 22 mai 2019.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

2. La responsabilité de l'Etat du fait des lois est susceptible d'être engagée, d'une part, sur le fondement de l'égalité des citoyens devant les charges publiques pour assurer la réparation de préjudices nés de l'adoption d'une loi, à la condition que cette loi n'ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés, d'autre part, en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques, pour réparer l'ensemble des préjudices qui résultent de l'intervention d'une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux de la France.

3. En premier lieu, l'article 20 de la loi du 22 mai 2019 précitée, qui n'a pas exclu toute indemnisation, a redéfini les seuils de certification obligatoires des comptes annuels par un commissaire aux comptes en créant l'article L. 823-2-2 du code du commerce en vertu duquel la désignation d'un commissaire aux comptes est obligatoire en cas de dépassement par les sociétés commerciales de deux des trois critères suivants dont les seuils ont été fixés par le décret du 24 mai 2019 précité, soit un total cumulé de leur bilan de 4 millions d'euros, un montant cumulé de leur chiffre d'affaires hors taxes de 8 millions d'euros ou un nombre moyen cumulé de leurs salariés au cours d'un exercice fixé à cinquante.

4. Si M. B... fait valoir que 80 % de sa clientèle n'entre pas dans le champ d'application des dispositions de l'article L. 823-2-2 du code du commerce et qu'en raison de son départ à la retraite en 2019, il n'a pas été en mesure de compenser la baisse des mandats perdus en réorganisant l'activité de la société et a dû minorer la valeur incorporelle des mandats perdus à 287 592 euros, le préjudice subi par M. B... résultant de la diminution du prix de cession des parts sociales détenues dans la société Blockorban ne revêt pas, en l'espèce, le caractère de spécialité requis pour que puisse être engagée la responsabilité sans faute de l'Etat dès lors que le relèvement des seuils de certification des comptes des sociétés commerciales affecte l'ensemble des personnes physiques ou morales exerçant l'activité de commissaire aux comptes, qui subissent une baisse de leur chiffre d'affaires plus ou moins significative. Par ailleurs, M. B... n'établit pas, par les pièces qu'il produit, l'ampleur de la diminution de la valeur vénale de la clientèle de la société Blockorban qui serait imputable aux nouveaux seuils de désignation obligatoire des commissaires alors que, d'une part, il n'est pas contesté que la loi du 22 mai 2019 a prévu que les sociétés exclues du champ de certification obligatoire ont la faculté de faire certifier leur comptes de manière volontaire et, d'autre part, l'exercice de la profession de commissaire aux comptes n'emporte aucun droit acquis au renouvellement des mandats, tandis que la loi permet aussi aux commissaires aux comptes de développer d'autres services. L'intéressé ne justifie pas davantage du caractère certain de son préjudice. Enfin, si le relèvement des seuils est susceptible de réduire d'environ 25 % le marché du contrôle légal, cette mesure poursuit l'objectif d'intérêt général de réduire les contraintes légales et les coûts en résultant qui pèsent sur les petites entreprises et n'emporte pas de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Il en résulte que le préjudice subi par M. B... ne présente pas non plus le caractère de gravité de nature à engager la responsabilité sans faute de l'Etat. Par suite, les conclusions indemnitaires doivent être rejetées.

5. En second lieu, aux termes de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ".

6. M. B... soutient que la diminution de la valeur vénale de la clientèle de son cabinet porte atteinte à son droit de propriété garanti par les dispositions précitées de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Toutefois, eu égard à l'objectif d'intérêt général poursuivi par la loi du 22 mai 2019 de réduire les contraintes légales et les coûts en résultant qui pèsent sur les petites entreprises, le relèvement des seuils qu'elle a fixé pour les aligner sur ceux prévus par la directive 2013/34/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, n'emporte pas, s'agissant de la clientèle des commissaires aux comptes affectés, d'atteinte disproportionnée au droit au respect des biens garanti par l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que les prestations de certification des comptes restent obligatoires pour les moyennes et grandes entreprises, les entités d'intérêt public au sens du droit de l'Union européenne ainsi que certaines opérations capitalistiques, que la suppression de l'obligation n'implique pas nécessairement que, dans tous les cas, les entreprises concernées cesseront de faire certifier leurs comptes et qu'une très grande majorité des commissaires aux comptes sont à même d'exercer l'activité d'expertise comptable grâce aux qualifications dont ils disposent. En outre, la mesure litigieuse prévoit que les mandats en cours des commissaires aux comptes se poursuivent jusqu'à leur terme. Dans ces conditions, la loi du 22 mai 2019 ne peut être regardée comme ayant imposé à M. B... une charge disproportionnée rompant le juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et le respect de ses biens. Dès lors, le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté. Par suite, les conclusions indemnitaires présentées à ce titre doivent être rejetées.

7. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif d'Amiens a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à l'indemniser des préjudices résultant de l'intervention de la loi du 22 mai 2019. Sa requête doit donc être rejetée, ainsi que ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience publique du 28 mars 2023 à laquelle siégeaient :

- Mme Anne Seulin, présidente de chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- Mme Sylvie Stefanczyk, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 11 avril 2023.

La rapporteure,

Signé : S. StefanczykLa présidente de chambre,

Signé : A. Seulin

La greffière,

Signé : A.S. Villette

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière

Anne-Sophie Villette

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N°21DA02843


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