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29/11/2022 | FRANCE | N°21DA02975

France | France, Cour administrative d'appel de Douai, 2ème chambre, 29 novembre 2022, 21DA02975


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... E... agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de son fils mineur, M. D... E..., et Mme C... E... ont demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner le Groupe Hospitalier du Havre à leur verser la somme de 50 000 euros en leur qualité d'ayants droit d'Emmanuelle F..., au titre des souffrances morales endurées par celle-ci durant toute la période précédant son suicide, à verser la somme de 18 453,01 euros à M. D... E..., la somme de 8 862,80 euros à Mme C... E... et

la somme de 224 246,69 euros à M. B... E... euros au titre du préjudice ré...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... E... agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de son fils mineur, M. D... E..., et Mme C... E... ont demandé au tribunal administratif de Rouen de condamner le Groupe Hospitalier du Havre à leur verser la somme de 50 000 euros en leur qualité d'ayants droit d'Emmanuelle F..., au titre des souffrances morales endurées par celle-ci durant toute la période précédant son suicide, à verser la somme de 18 453,01 euros à M. D... E..., la somme de 8 862,80 euros à Mme C... E... et la somme de 224 246,69 euros à M. B... E... euros au titre du préjudice résultant de la perte de revenus et la somme de 30 000 euros à chacun d'eux au titre du préjudice d'affection et enfin de mettre à la charge du Groupe Hospitalier du Havre une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un jugement n° 1901197 du 28 octobre 2021, le tribunal administratif de Rouen a condamné, sur le fondement de la responsabilité pour faute, le Groupe Hospitalier du Havre à verser la somme de 279 339,80 euros à M. B... E..., la somme de 20 000 euros à Mme C... E..., la somme de 20 000 euros à M. D... E... et la somme de 40 000 euros aux ayants droit de Mme F..., a mis à sa charge le versement aux consorts E... d'une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 29 décembre 2021 et le 30 septembre 2022, le Groupe Hospitalier du Havre, représenté par Me Pierre-Yves Fouré, demande à la cour :

1°) à titre principal, de réformer ce jugement en ce qu'il l'a condamné sur le fondement de la responsabilité pour faute ;

2°) par substitution de motifs et sur le fondement de la responsabilité sans faute, de confirmer ce jugement en ce qu'il l'a condamné à verser aux ayants droit d'Emmanuelle F... la somme de 40 000 euros au titre de son pretium doloris et la somme de 20 000 euros à chacun des trois requérants au titre de leur préjudice d'affection et d'annuler ce jugement en tant qu'il l'a condamné à verser une somme de 259 339,80 euros à M. B... E... au titre de son préjudice économique en l'absence de faute ;

3°) à titre subsidiaire, de réformer ce jugement en ce qu'il a évalué à la somme de 259 339,80 euros le préjudice financier de M. B... E... et de ramener l'indemnisation de ce poste de préjudice à la somme de 146 434,72 euros.

Il soutient que :

- le tribunal n'a statué que sur le seul fondement de la responsabilité pour faute alors qu'il y avait lieu de statuer et d'évoquer chacun des postes de préjudices extrapatrimoniaux des consorts E... sur le fondement de la responsabilité sans faute, qui est d'ordre public ;

- il ne conteste pas l'évaluation faite par le tribunal des préjudices extrapatrimoniaux des consorts E... ;

- il n'a commis aucune faute à l'origine du suicide d'Emmanuelle F... dès lors que celle-ci n'a jamais été affectée à l'unité de réanimation néonatale, elle n'a jamais été amenée à y effectuer des remplacements et l'appréhension de l'intéressée à devoir, à terme, réintervenir en réanimation a été prise en considération par ses services ;

- l'évolution générale du financement des établissements publics de santé ou l'évolution de leur organisation territoriale ne permet pas davantage de caractériser une faute de sa part ;

- si sa responsabilité pour faute doit être engagée, alors il convient de limiter le montant de l'indemnisation due à M. B... E... au titre du préjudice résultant de la perte de revenus ;

- s'il ne conteste pas l'évaluation de la perte de revenus fixée par le tribunal à 22 705,20 euros pour la période du 24 juin 2016 jusqu'au 28 octobre 2021, l'évaluation qui en a était faite à compter du 28 octobre 2021 est, en revanche, disproportionnée ;

- le tribunal a statué ultra petita en le condamnant à verser à M. B... E... la somme totale de 259 3339,80 euros au titre du préjudice de perte de revenus, dont 236 246,69 euros pour la période postérieure au 28 octobre 2021 alors que l'intéressé avait évalué son préjudice à une somme inférieure à 224 246,69 euros ;

- le calcul du préjudice de perte de revenus de M. B... E... doit être déterminé sur sa quote part de 60 %, la conversion en capital de la perte de revenus doit intervenir, non pas sur la base de l'euro de rente 37,012 correspondant à l'âge qu'Emmanuelle F... aurait eu le jour du jugement, mais sur la base de l'âge de M. B... E... si bien que le montant global du préjudice de perte de revenus de M. B... E... doit être fixé à 123 729,52 euros.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 21 juin et 13 octobre 2022, M. B... E..., agissant en son nom personnel et en qualité de représentant légal de son fils, D... E..., et A... C... E..., représentés par Me Karim Berbra, concluent au rejet de la requête et demandent à la cour de limiter l'indemnisation du préjudice résultant de la perte de revenus subi par M. B... E... à la somme de 224 246,69 euros si ce montant devait être diminué et de mettre à la charge du Groupe Hospitalier du Havre la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le tribunal administratif n'était pas dans l'obligation de soulever d'office le moyen tiré de la responsabilité sans faute dès lors qu'ils avaient soulevé ce moyen à titre subsidiaire dans leurs écritures et que le tribunal n'a pas écarté la responsabilité pour faute ;

- la réorganisation des services de pédiatrie et de néonatologie du groupe hospitalier du Havre est intervenue en violation des obligations applicables en matière de santé et de sécurité au travail, laquelle est à l'origine du suicide de Mme F... ;

- l'affectation en service de réanimation néonatale, qui était déjà en place lorsque les élus ont été consultés en février et mars 2016, a été imposée à Mme F... sans aucune évaluation préalable des risques, sans aucune consultation du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et sans aucune formation alors que l'intéressée, qui avait rencontré des difficultés lors de son premier passage en service de réanimation néonatale, avait manifesté sa volonté de ne plus y être affectée ;

- en tout état de cause, même en l'absence de faute du Groupe Hospitalier du Havre, ils sont fondés à demander la réparation des postes de préjudices qui ne revêtent pas un caractère patrimonial, en plus de la pension de réversion d'actifs versée par la caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) aux enfants de A... F... ;

- s'agissant du préjudice relatif à la perte de revenus, le coefficient de capitalisation de 37,012 doit être calculé sur la perte globale de revenus du foyer dès lors qu'il s'agit de calculer l'impact du décès d'Emmanuelle F... sur l'ensemble du foyer et de répartir ensuite ce préjudice sur chacun des membres du foyer ;

- le calcul doit, en outre, être effectué sur la base de l'euro de rente correspondant à l'âge qu'Emmanuelle F... aurait eu au jour du jugement dès lors qu'il convient d'établir l'impact économique de son décès.

Par ordonnance du 4 octobre 2022, la date de clôture de l'instruction a été reportée au 20 octobre 2022 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code du travail ;

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

- la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Sylvie Stefanczyk, première conseillère,

- les conclusions de M. Guillaume Toutias, rapporteur public,

- et les observations de Me Jean-Yves Fouré, représentant le Groupe Hospitalier du Havre, et de Me Karim Berbra, représentant les consorts E....

Considérant ce qui suit :

1. Emmanuelle F... a été recrutée en qualité d'agent des services hospitaliers contractuel le 12 juillet 1993 par le centre hospitalier du Havre et a été titularisée le 10 décembre 1995 en qualité d'aide-soignante. L'intéressée a obtenu le diplôme d'infirmer d'Etat le 17 septembre 2004. A son retour de l'institut de formation en soins infirmiers, elle a été affectée pendant six mois dans le service de réanimation néonatale du Groupe Hospitalier du Havre dans lequel elle n'a pas souhaité exercer davantage puis a été affectée dans différents services de pédiatrie, maternité et suites de couches, d'abord à 80 % jusqu'au 31 décembre 2007 puis à 50 % de nuit, à sa demande, à compter du 1er janvier 2008, puis à compter du 30 janvier2012 dans l'unité de néonatologie. En 2015, la direction du Groupe Hospitalier du Havre a engagé un projet de réorganisation des services afin de constituer une équipe commune pour les unités de néonatalogie, de soins intensifs, kangourou et réanimation pédiatrique composant la filière néonatale, ce qui impliquait une diminution des effectifs et la polyvalence des agents des quatre unités concernées, dont Emmanuelle F.... Dans la nuit du 14 au 15 juin 2016, Emmanuelle F... a effectué le transfert d'un nouveau-né prématuré vers l'unité de réanimation, qui l'a fortement éprouvé. Le 24 juin 2016, veille de sa reprise de travail après neuf jours de repos, elle s'est suicidée à son domicile, laissant une lettre à son conjoint dans laquelle elle indiquait avoir le sentiment d'avoir " fait quelque chose de grave " à l'occasion de ce transfert et qu'elle ne pouvait " plus vivre " avec l'idée d'avoir " détruit une famille ". Par une décision du 14 avril 2017, le directeur des ressources humaines du Groupe Hospitalier du Havre a reconnu l'imputabilité au service du décès d'Emmanuelle F.... M. B... E..., conjoint de l'intéressée, a adressé, le 29 novembre 2018, une demande indemnitaire préalable au Groupe Hospitalier du Havre sollicitant l'indemnisation des préjudices résultant de ce suicide. Par courrier du 30 janvier 2019, le Groupe Hospitalier du Havre lui a proposé l'engagement de pourparlers que ce dernier a refusés. M. B... E... agissant en son nom propre et en qualité de représentant légal de son fils mineur, M. D... E..., ainsi que Mme C... E..., sa fille majeure, ont saisi le tribunal administratif de Rouen d'une demande tendant à la condamnation du Groupe Hospitalier du Havre à les indemniser des préjudices résultant du suicide d'Emmanuelle F....

2. Par jugement du 28 octobre 2021, le tribunal administratif de Rouen a estimé que le Groupe Hospitalier du Havre avait commis un manquement à son obligation de sécurité et de protection à l'égard d'Emmanuelle F..., lequel avait été à l'origine de son suicide et l'a condamné, sur le fondement de la responsabilité pour faute, à verser à M. B... E... la somme de 279 339,80 euros au titre de son préjudice économique et de son préjudice d'affection, à Mme C... E... et à M. D... E..., chacun, la somme de 20 000 euros au titre de leur préjudice d'affection et aux ayants droit d'Emmanuelle F... la somme de 40 000 euros au titre des souffrances morales endurées par celle-ci et a mis à la charge du Groupe Hospitalier du Havre le versement aux consorts E... d'une somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Le Groupe Hospitalier du Havre interjette appel de ce jugement en tant qu'il l'a condamné sur le fondement de la responsabilité pour faute et demande, à titre principal, que soit substitué à ce fondement celui de la responsabilité sans faute s'agissant de l'indemnisation des seuls préjudices extrapatrimoniaux des consorts E... et, à titre accessoire, que le montant de l'indemnisation du préjudice économique de M. B... E... soit ramené à la somme de 146 434,72 euros.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne le principe de responsabilité :

3. Compte tenu des conditions posées à son octroi et de son mode de calcul, l'allocation temporaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer les pertes de revenus et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité physique causée par un accident de service ou une maladie professionnelle. Les dispositions qui instituent ces prestations déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les fonctionnaires concernés peuvent prétendre, au titre de ces chefs de préjudice, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques qu'ils peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Elles ne font en revanche pas obstacle à ce que le fonctionnaire qui subit, du fait de l'invalidité ou de la maladie, des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, obtienne de la personne publique qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice. Il en va de même s'agissant du préjudice moral subi par ses ayants droit. Ces dispositions ne font pas davantage obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre la personne publique, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette personne ou à l'état d'un ouvrage public dont l'entretien lui incombait.

S'agissant de la responsabilité pour faute :

4. Aux termes de l'article 23 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Des conditions d'hygiène et de sécurité de nature à préserver leur santé et leur intégrité physique sont assurées aux fonctionnaires durant leur travail ". Aux termes de l'article L. 4111-1 du code du travail dans sa rédaction alors applicable : " Sous réserve des exceptions prévues à l'article L. 4111-4, les dispositions de la présente partie sont applicables (...) Aux établissements de santé, sociaux et médico-sociaux mentionnés à l'article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière. ". Par ailleurs, aux termes de l'article L. 4121-1 du même code : " L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent : / 1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1 ; / 2° Des actions d'information et de formation / 3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. ". (...) ". Il appartient aux autorités administratives, qui ont l'obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et morale de leurs agents, d'assurer, sauf à commettre une faute de service, la bonne exécution des dispositions législatives et réglementaires qui ont cet objet.

5. Ainsi qu'il a été dit au point 1, le suicide d'Emmanuelle F..., dont l'imputabilité au service a été reconnue le 14 avril 2017, est intervenu quelques jours après qu'elle eut procédé au transfert d'un nouveau-né de l'unité de néonatologie où elle était affectée vers l'unité de réanimation pédiatrique. L'intéressée, qui avait été très éprouvée par ce transfert en raison de la dégradation de l'état de santé du nouveau-né au cours de la nuit, a indiqué dans la lettre adressée à son conjoint qu'elle ressentait un sentiment de culpabilité d'avoir commis une erreur dans la prise en charge du nourrisson transféré en réanimation. S'il est constant que ce suicide est en lien avec les craintes d'Emmanuelle F... de devoir travailler à nouveau dans l'unité de réanimation à la suite de la restructuration, effective depuis 2016, de la filière néonatale, il résulte toutefois de l'instruction et, notamment, du rapport de la commission d'enquête paritaire relatif aux conditions de travail de la filière néonatale crée le 28 juin 2016 par la directrice générale de l'établissement, que sa hiérarchie lui avait indiqué lors d'un entretien, le 15 décembre 2015, qu'elle n'exercerait ses fonctions dans l'unité de réanimation pédiatrique qu'après avoir réalisé un cursus de formation, ce que confirme le compte-rendu d'entretien professionnel du 10 mai 2016 qui mentionne que la formation néonatale que celle-ci avait débutée depuis le mois de mai 2016 devait lui permettre d'acquérir les compétences nécessaires pour se sentir à l'aise dans ce secteur médical. Il résulte par ailleurs de l'instruction et, notamment, des plannings des unités de réanimation des années 2015 et 2016 et de l'attestation de l'ancienne cadre de santé de néonatologie produite par l'appelant, que l'intéressée n'était pas affectée dans l'unité de réanimation pédiatrique à la date de son décès et n'y avait effectué aucun remplacement lorsque le projet de restructuration, engagé en 2015, est devenu effectif en 2016.

6. En outre, la direction du Groupe Hospitalier du Havre, après avoir organisé des réunions d'information à destination de l'ensemble du personnel de la filière néonatale entre octobre 2015 et janvier 2016 et consulté le comité technique d'établissement et le comité d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail, respectivement en février et mars 2016, avait mis en place des mesures d'accompagnement des agents de la filière néonatale en prévoyant un tutorat pour le personnel devant être affecté dans l'unité de réanimation ainsi que des ateliers pratiques portant sur la connaissance et l'utilisation du nouveau matériel en ouvrant, en mai 2016, à ces agents la formation " prise en charge des urgences vitales en pédiatrie ". Dès lors, la circonstance que la " formation théorique et ateliers pratiques en réanimation ", initialement prévue en 2015, n'a débuté qu'en juin 2016 alors que la réorganisation des services était effective dès le premier trimestre 2016, n'est pas de nature à démontrer que la formation que Mme F... avait commencé à suivre en mai 2016 et qui devait se poursuivre en juin, n'était pas appropriée.

7. Enfin, il ne résulte pas de l'instruction qu'Emmanuelle F... ait informé son employeur ou le médecin du travail de sa particulière vulnérabilité s'opposant à une affectation dans l'unité de réanimation pédiatrique, ni qu'elle ait demandé lors de son entretien professionnel du 10 mai 2016 à changer de fonctions alors que le Groupe Hospitalier du Havre soutient, sans être contredit sur ce point, que la réorganisation de la filière néonatale n'était pas imposée aux agents de cette filière qui pouvaient être accompagnés afin de trouver une nouvelle orientation.

8. Dans ces conditions, au vu de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de considérer que le Groupe Hospitalier du Havre n'a commis aucun manquement à ses obligations de sécurité en matière de protection de la santé et de la sécurité de ses agents qui caractériserait une méconnaissance de son obligation de sécurité au sens des dispositions de l'article 4121-1 du code du travail ni, en tout état de cause, que de tels manquements auraient affecté les propres conditions de travail d'Emmanuelle F... et auraient été à l'origine de son suicide.

9. Il résulte de ce qui précède que le Groupe Hospitalier du Havre est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen l'a condamné, sur le fondement de la responsabilité pour faute, à indemniser l'ensemble des préjudices des consorts E.... Toutefois, il appartient à la cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner la demande des consorts E... sur le fondement de la responsabilité sans faute.

S'agissant de la responsabilité sans faute :

10. En vertu des principes énoncés au point 3, et dès lors que le suicide d'Emmanuelle F... a été reconnu imputable au service, les consorts E... sont fondés à demander, sur le fondement de la responsabilité sans faute, la réparation de leur préjudice moral et des préjudices extrapatrimoniaux de l'intéressée. Il y a donc lieu de substituer ce fondement à celui retenu par les premiers juges et de confirmer la condamnation du Groupe Hospitalier du Havre à verser aux ayants droit d'Emmanuelle F... la somme globale non contestée de 40 000 euros au titre des souffrances endurées par celle-ci liées à son environnement professionnel au cours de la période précédant son suicide et à M. E... et ses enfants, C... et D... E..., chacun, la somme non contestée de 20 000 euros au titre de leur préjudice d'affection.

11. En revanche, en l'absence d'engagement de la responsabilité pour faute du Groupe Hospitalier, les principes énoncés au point 3 font obstacle à ce que le Groupe Hospitalier du Havre soit condamné à indemniser le préjudice de perte de revenus subi par M. E... résultant du suicide de sa conjointe. Dès lors, le Groupe Hospitalier du Havre est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen l'a condamné à verser à M. E... la somme de 259 339,80 euros au titre de la perte de revenus.

12. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de ramener à 20 000 euros l'indemnité due par le Groupe Hospitalier du Havre à M. B... E... au titre de son préjudice propre et de réformer en ce sens le jugement attaqué du tribunal administratif de Rouen.

Sur les frais liés à l'instance :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge du Groupe Hospitalier du Havre, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que les consorts E... demandent au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :

Article 1er : La somme de 279 3339, 80 euros que le Groupe Hospitalier du Havre a été condamné à verser à M. B... E... au titre de son préjudice propre par le jugement du 28 octobre 2021 est ramenée à 20 000 euros.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Rouen du 28 octobre 2021 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au Groupe Hospitalier du Havre, à M. B... E..., en son nom personnel et en qualité de représentant légal de D... E... et à Mme C... E....

Délibéré après l'audience publique du 15 novembre 2022 à laquelle siégeaient :

- Mme Anne Seulin, présidente chambre,

- M. Marc Baronnet, président-assesseur,

- Mme Sylvie Stefanczyk, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 29 novembre 2022.

La rapporteure,

Signé : S. StefanczykLa présidente de chambre,

Signé : A. Seulin

La greffière,

Signé : A.S. Villette

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,

La greffière

Anne-Sophie Villette

2

N°21DA02975


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Douai
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 21DA02975
Date de la décision : 29/11/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : Mme Seulin
Rapporteur ?: Mme Sylvie Stefanczyk
Rapporteur public ?: M. Toutias
Avocat(s) : SELARL HOUDART ET ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 04/12/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.douai;arret;2022-11-29;21da02975 ?
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