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15/11/2022 | FRANCE | N°20BX00536

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 3ème chambre, 15 novembre 2022, 20BX00536


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. E... D... a demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner l'Etat à lui verser une somme de 20 000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis en raison des faits de harcèlement moral dont il a été victime dans l'exercice de ses fonctions.

Par un jugement n° 1701235 du 16 décembre 2019, le tribunal administratif de Limoges a condamné l'Etat à verser à M. D... la somme de 4 000 euros en réparation du préjudice moral subi.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 17 février 2020, le garde des sceaux, ministre de la Justice, d...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. E... D... a demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner l'Etat à lui verser une somme de 20 000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis en raison des faits de harcèlement moral dont il a été victime dans l'exercice de ses fonctions.

Par un jugement n° 1701235 du 16 décembre 2019, le tribunal administratif de Limoges a condamné l'Etat à verser à M. D... la somme de 4 000 euros en réparation du préjudice moral subi.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 17 février 2020, le garde des sceaux, ministre de la Justice, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Limoges ;

2°) de rejeter la demande présentée par M. D... devant le tribunal administratif.

Le garde des sceaux, ministre de la Justice, soutient que :

- le jugement attaqué qui a condamné l'Etat à verser à M. D... une somme de 4 000 euros en réparation du préjudice résultant d'agissements de harcèlement moral exercés à son encontre dans le cadre de l'exercice de ses fonctions de surveillant pénitentiaire, est entaché d'une erreur de qualification juridique des faits et d'une erreur d'appréciation ;

- les faits dénoncés par M. D... ne sont pas constitutifs de faits de harcèlement moral au sens de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 novembre 2021, M. D..., représenté par Me Guiet, conclut au rejet de la requête du garde des sceaux, ministre de la Justice, et à la condamnation de l'Etat au paiement de la somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

M. D... fait valoir que les moyens de la requête du garde des sceaux, ministre de la Justice ne sont pas fondés.

Vu les pièces du dossier.

Vu :

- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 modifiée ;

- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 modifiée ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B... C...,

- et les conclusions de Mme Isabelle Le Bris, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. E... D... a été affecté en qualité de surveillant pénitentiaire stagiaire à la maison centrale de Saint-Maur (Indre) à compter du 30 novembre 2015. Le 14 février 2016, alors qu'il était dans les vestiaires de cet établissement, il a été victime, pendant le temps du service, d'une agression physique de la part de l'un de ses collègues. Après que M. D... a déposé une plainte en raison de cette agression, le tribunal correctionnel de Châteauroux, par un jugement définitif du 30 novembre 2016, a reconnu l'auteur de cette agression coupable de violences volontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail n'excédant pas huit jours. M. D... a ensuite été placé en congés de maladie, reconnus pour une partie d'entre eux imputables à l'accident du 14 février 2016. Le directeur interrégional des services pénitentiaires Centre-Est-Dijon a alors proposé à M. D... une nouvelle affectation au centre de détention de Joux-la-Ville (Yonne) à compter du 1er septembre 2016. Estimant être victime d'agissements répétés de harcèlement moral, M. D... a adressé à sa hiérarchie le 14 juin 2017 une demande indemnitaire préalable, réceptionnée le 16 juin suivant, qui a été expressément rejetée le 7 août 2017. M. D... a alors saisi le tribunal administratif de Limoges d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 20 000 euros en réparation des préjudices matériel et moral qu'il estime avoir subis en raison du harcèlement moral dont il a été victime pendant la période de son affectation à la maison centrale de Saint-Maur. Le garde des sceaux, ministre de la Justice, relève appel du jugement du 16 décembre 2019 par lequel le tribunal administratif de Limoges a condamné l'Etat à verser à M. D... la somme de 4 000 euros en réparation du préjudice moral subi.

Sur les conclusions fondées sur l'existence d'un harcèlement moral :

2. Aux termes de l'article 6 quinquiès de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, issue de la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : /1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. / Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus. (...) ".

3. D'une part, il appartient à un agent public, qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. D'autre part, pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'administration auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. Pour être qualifiés de harcèlement moral, ces agissements doivent être répétés et excéder les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors qu'elle n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service, en raison d'une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n'est pas constitutive de harcèlement moral.

4. Le garde des sceaux, ministre de la Justice, soutient en appel que les éléments de faits sur lesquels se sont fondés les premiers juges pour caractériser l'existence d'un harcèlement moral ne sont pas établis et que, pour ce motif, ils ont entaché leur jugement d'erreur de qualification juridique des faits et d'erreur d'appréciation.

5. Au titre des éléments de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral, M. D... a indiqué, en première instance comme en appel, alors qu'il était en poste à la maison centrale de Saint-Maur en qualité de surveillant pénitentiaire stagiaire depuis moins de trois mois, et dans un contexte professionnel de pressions constantes subies pour qu'il change d'équipe, d'une part, avoir été agressé physiquement par l'un de ses collègues, agression ayant entraîné une incapacité temporaire de travail qu'il a déclarée comme accident de service, et avoir porté plainte contre son agresseur, et, d'autre part, qu'à la suite du dépôt de cette plainte, il a été victime d'une forme de stigmatisation de la part de ses collègues, sans que sa hiérarchie réagisse pour autant à ses alertes réitérées, et que ces agissements a eu pour effet d'entraîner une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé.

6. Il résulte également de l'instruction, et en particulier des témoignages de collègues de travail produits par M. D..., qu'après avoir porté plainte contre son agresseur, des éléments de la procédure pénale, pourtant couverts par le secret de l'instruction, ont été divulgués par voie d'affichage sur des panneaux syndicaux accessibles à l'ensemble du personnel de l'établissement pénitentiaire, et que ces faits étaient connus du directeur d'établissement. Alors même que ces documents auraient été retirés rapidement des panneaux, l'administration ne peut être regardée comme n'ayant pris aucune part, en raison de son inertie, à la persistance de rumeurs malveillantes à l'égard de l'agent, corroborées par les témoignages versés au dossier, et comme ayant tout mis en œuvre pour mettre un terme au climat anxiogène dans lequel M. D... exerçait ses fonctions en qualité de surveillant pénitentiaire stagiaire.

7. En outre, lorsqu'un agent a subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement moral, une mesure relative à sa mutation ne saurait légalement être prise à son égard par l'administration que si aucune autre mesure ne peut être prise à l'égard de l'auteur des agissements en cause, dans l'intérêt de l'agent victime de tels agissements ou du service. Il résulte de l'instruction et en particulier du témoignage du médecin de prévention daté du 27 juillet 2016 qu'une nouvelle affectation a été proposée à M. D... alors qu'elle ne correspondait ni aux souhaits de l'intéressé ni aux recommandations de ce médecin.

8. M. D... soutient que le ministre, informé de l'ensemble des faits qu'il invoque comme constitutifs de harcèlement moral et qui auraient dégradé ses conditions de travail, n'a pris aucune mesure pour y remédier. Il produit à cet effet un courrier du 6 juillet 2016 de la directrice de la maison centrale de Saint-Maur adressé au directeur interrégional des services pénitentiaires Centre-Est-Dijon dont il ressort que " Depuis le dépôt de plainte à l'encontre de M. A..., M. D... semble être stigmatisé par bon nombre de surveillants. Cette stigmatisation pouvant s'apparenter à du harcèlement moral ". L'administration fait valoir qu'elle a fait preuve de bienveillance envers M. D... en reconnaissant l'imputabilité au service de l'agression physique dont il a été victime et d'une partie de ses congés de maladie, et avoir proposé à l'intéressé une nouvelle affectation destinée à mettre fin au climat de tension régnant au sein de la maison centrale de Saint-Maur et à lui permettre de poursuivre son stage.

9. Il résulte de tout ce qui précède, l'administration ne produisant pas en appel une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement, et ainsi que l'ont justement apprécié les premiers juges, que les éléments invoqués par M. D... étaient constitutifs d'une situation de harcèlement moral au sens des dispositions précitées de l'article 6 quinquies de la loi du 13 janvier 1983.

10. Il ressort de ce qui a été dit précédemment que les répercussions des difficultés dénoncées sur la vie personnelle et professionnelle de M. D... sont établies et les certificats médicaux produits permettent de justifier des conséquences sur sa santé physique et psychique depuis l'agression physique dont il a été victime en février 2016. Ainsi, c'est à bon droit que le tribunal administratif a fixé le préjudice moral subi à la somme de 4 000 euros.

11. Par suite, le garde des sceaux, ministre de la Justice, n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Limoges a condamné l'Etat à verser à M. D... la somme de 4 000 euros en réparation du préjudice moral subi.

Sur les frais d'instance :

12. Aux termes des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ". Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de condamner l'Etat à verser à M. D... la somme de 1 500 euros sur le fondement de ces dispositions.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête du garde des sceaux, ministre de la Justice, est rejetée.

Article 2 : L'Etat versera à M. D... la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la Justice et à M. E... D....

Délibéré après l'audience du 18 octobre 2022 à laquelle siégeaient :

M. Didier Artus, président,

Mme Marie Pierre Beuve Dupuy, présidente-assesseure,

Mme Agnès Bourjol, première conseillère,

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 15 novembre 2022.

La rapporteure,

Agnès C... Le président,

Didier ARTUS

La greffière,

Sylvie HAYET

La République mande et ordonne au ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

N°20BX00536 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 20BX00536
Date de la décision : 15/11/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. ARTUS
Rapporteur ?: Mme Agnès BOURJOL
Rapporteur public ?: Mme LE BRIS
Avocat(s) : AVOCATS CENTRE ISSOUDIN

Origine de la décision
Date de l'import : 27/11/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2022-11-15;20bx00536 ?
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