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03/11/2022 | FRANCE | N°20BX02321

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 2ème chambre, 03 novembre 2022, 20BX02321


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... D... et son époux M. H... D... ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux, d'une part, d'ordonner, avant dire-droit, une expertise afin de déterminer le montant des préjudices résultant de l'intervention chirurgicale subie par Mme D... au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Bordeaux le 12 janvier 2015 ou, à titre subsidiaire, l'existence d'un accident médical, la date de consolidation et le montant des préjudices subis par Mme D..., et, d'autre part, de condamner le CHU de Bordeaux et

l'Office National d'indemnisation des accidents médicaux, des affectio...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... D... et son époux M. H... D... ont demandé au tribunal administratif de Bordeaux, d'une part, d'ordonner, avant dire-droit, une expertise afin de déterminer le montant des préjudices résultant de l'intervention chirurgicale subie par Mme D... au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Bordeaux le 12 janvier 2015 ou, à titre subsidiaire, l'existence d'un accident médical, la date de consolidation et le montant des préjudices subis par Mme D..., et, d'autre part, de condamner le CHU de Bordeaux et l'Office National d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) à leur verser une indemnité provisionnelle d'un montant de 150 347,84 euros à valoir sur leur entier préjudice ou, à titre subsidiaire, la somme globale de 228 942,73 euros, assortie des intérêts au taux légal, en réparation de ces préjudices.

Par un jugement n° 1805123 du 9 juin 2020, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 24 juillet 2020, 23 mars 2022 et 22 avril 2022, M. et Mme D..., représentés par la SELARL Coubris, Courtois et Associés, demandent à la cour, en leurs noms propres et en tant que représentants légaux de leurs deux enfants mineurs G... et I... D... :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 9 juin 2020 ;

2°) de condamner le centre hospitalier universitaire de Bordeaux et l'ONIAM à verser une somme provisionnelle de 200 000 euros, à charge pour la cour de la répartir entre eux, à valoir sur les préjudices subis par Mme D..., et d'ordonner une nouvelle expertise confiée à un expert neurochirurgien afin d'évaluer les préjudices complémentaires en lien avec le retrait du matériel d'ostéosynthèse réalisé le 26 octobre 2018 ;

3°) à titre subsidiaire, en cas de refus de toute expertise complémentaire, de les condamner à verser la somme de 329 333,21 euros, avec intérêts au taux légal à compter de la demande préalable, en réparation de l'ensemble des préjudices subis par Mme D... y compris ceux liés à la nouvelle intervention chirurgicale intervenue en cours de procédure ;

4°) de condamner le CHU de Bordeaux et l'ONIAM à verser la somme de 20 347,84 euros en réparation des préjudices subis par M. D... et leurs deux filles, avec intérêts au taux légal à compter de la demande préalable ;

5°) à titre infiniment subsidiaire, d'ordonner une nouvelle expertise médicale complète confiée à un neurochirurgien ;

6°) de mettre à la charge du CHU de Bordeaux et de l'ONIAM une somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article L.761-1 du code de justice administrative, ainsi que les dépens.

Mme et M. D... soutiennent que :

- l'absence d'information portant sur l'existence d'une alternative thérapeutique caractérisée par le recours à une infiltration foraminale scanno-guidée C7-D1 est constitutive d'une faute de nature à engager la responsabilité du CHU de Bordeaux ; ce défaut d'information ne peut être justifié ni par le fait que le risque de récidive du kyste était plus important avec l'infiltration qu'avec l'intervention chirurgicale, ni par l'urgence ; cela a constitué une perte de chance de ne pas subir l'intervention ni les séquelles post-opératoires, qui ne saurait être évaluée à moins de 80 % ;

- la réalisation technique de l'acte n'est pas non plus exempte de critiques dès lors que le chirurgien orthopédiste a été remplacé en cours d'intervention et que le matériel posé, qui a provoqué une fracture, n'était pas adapté selon les chirurgiens et experts consultés ; le chef de service n'a pas été informé des conditions difficiles du second temps de l'intervention, conduisant à une arthrodèse unilatérale au lieu de la bilatérale prévue, ce qui a fait obstacle à ce qu'il interprète les douleurs post-opératoires ;

- si le médecin de la commission de conciliation et d'indemnisation (CCI) a retenu une date de consolidation, il convient de tenir compte des préjudices complémentaires subis en raison de la nouvelle intervention réalisée pour retirer le matériel, et de la rééducation thérapeutique ; une nouvelle expertise complémentaire est nécessaire ;

- le rapport d'expertise de la CCI fait état d'un accident médical non fautif en lien avec l'arthrodèse cervicale unilatérale réalisée au cours l'opération chirurgicale ; si celle-ci a permis de résoudre les névralgies cervico-brachiales, elle a généré une contracture intense des trapèzes, ayant un retentissement au niveau cervical et entraînant des céphalées, qui n'existait pas auparavant ; le lien de causalité avec l'intervention est démontré par l'avis d'un expert qu'elle a consulté et qui retient une difficulté d'ancrage des vis du côté droit, entraînant une arthrodèse unilatérale génératrice de tensions, ainsi que par les constats réalisés à la suite de l'intervention subie pour retirer le matériel d'arthrodèse ;

- la gravité des blessures est caractérisée par l'existence d'un déficit fonctionnel permanent de 25 % ; en outre, elle a subi un déficit fonctionnel temporaire de classe 3 pendant plus de six mois et n'a pu reprendre son activité professionnelle initiale et a dû bénéficier d'un reclassement ; les douleurs permanentes et leur retentissement psychologique ont constitué des troubles graves dans ses conditions d'existence ;

- l'expertise privée sur pièces réalisée à sa demande démontre que cet acte chirurgical a eu des conséquences anormales en raison de l'apparition de douleurs post-opératoires, lesquelles, inexistantes au moment de l'intervention initiale, revêtent un caractère anormal eu égard à leur rareté et leur intensité ;

- les préjudices patrimoniaux temporaires sont constitués par des dépenses de santé actuelles, prises en charge par l'organisme de sécurité sociale, l'assistance temporaire par une tierce personne qui s'élève, en retenant un coût horaire de 20 euros, à 46 346,47 euros, par des frais de rééducation pour un montant de 360 euros et une perte de gains professionnels de 4 768,42 euros ;

- les préjudices extra-patrimoniaux temporaires comprennent le déficit fonctionnel temporaire qui doit être indemnisé à hauteur de 8 880 euros pour la période antérieure à la consolidation et de 1 920 euros pour la période postérieure à la nouvelle intervention, et les souffrances endurées, évaluées par l'expert à 3,5 sur 7, qui pourront être réparées par l'allocation de la somme de 10 000 euros pour la première période et 6 000 euros pour la seconde ;

- les préjudices patrimoniaux permanents recouvrent les dépenses de santé futures supportées par l'organisme social, les frais de rééducation pour un montant de 320 euros, l'assistance par une tierce personne pour un montant de 11 224,48 euros, le besoin d'assistance par une tierce personne pour l'avenir pour un montant de 97 277,60 euros, la perte de gains professionnels " futurs " en 2018 et 2019 pour un montant de 2236,24 euros et l'incidence professionnelle chiffrée à 50 000 euros ; contrairement à ce que soutient son employeur, les primes font partie intégrante de son revenu et leur perte doit être indemnisée ; le travail administratif qu'elle a dû accepter en poste aménagé est moins intéressant que son activité de manipulatrice en radiologie ;

- les préjudices extra-patrimoniaux permanents sont constitués par le déficit fonctionnel permanent et le préjudice esthétique pour lesquels elle demande respectivement 65 000 euros et 9 000 euros, en ce compris la reprise de cicatrice ; le préjudice sexuel, le préjudice d'agrément et le préjudice moral d'impréparation doivent chacun donner lieu au versement d'une somme de 5 000 euros ;

- les préjudices subis par son époux et ses deux filles comprennent une perte de gains professionnels pour un montant de 347,84 euros et un préjudice moral qui devra donner lieu au versement d'une indemnité de 10 000 euros pour son époux et 5 000 euros pour chacune de ses filles.

Par un mémoire enregistré le 24 février 2022, la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Gironde, représentée par Me de Boussac-Di Pace, conclut :

1°) à l'annulation du jugement rendu le 9 juin 2020 par le tribunal administratif de Bordeaux ;

2°) à ce que soit reconnue la responsabilité du CHU de Bordeaux et ordonnée une mesure d'expertise avant dire droit et à ce qu'il soit sursis à statuer sur le montant de l'indemnité ;

3°) à la condamnation du CHU de Bordeaux à lui verser la somme provisionnelle de 25 851,20 euros en remboursement des prestations versées à son assurée sociale, assortie des intérêts et de la capitalisation des intérêts ;

4°) à ce qu'il soit mis à la charge du CHU de Bordeaux la somme de 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, les dépens ainsi que la somme de 13 euros au titre des droits de plaidoirie.

Elle soutient que :

- le CHU de Bordeaux a manqué à son devoir d'information en ce qu'il n'a pas averti Mme D... des alternatives thérapeutiques existantes, et cette dernière est fondée à soutenir qu'elle a perdu une chance d'échapper aux conséquences de l'intervention chirurgicale, laquelle devra être évaluée a minima à 80%.

- ses débours provisoires, qui s'élèvent à 25 251,20 euros, sont imputables à l'intervention chirurgicale en cause ; toutefois, l'état de santé de Mme D... ne pouvant être considéré comme consolidé à la date de l'expertise de la CCI eu égard à l'intervention chirurgicale ayant eu lieu postérieurement, il est nécessaire d'ordonner une nouvelle expertise médicale en vue d'évaluer les préjudices définitifs.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 4 novembre 2020 et le 31 mars 2022, l'ONIAM, représenté par la SELARL Birot-Ravaut et associés, conclut :

1°) à titre principal au rejet de la requête ;

2°) à titre subsidiaire, à ce que la cour ordonne une expertise avant dire droit.

Il fait valoir que :

- les conditions d'indemnisation au titre de la solidarité nationale ne sont pas réunies dès lors que le lien de causalité entre l'acte de soins et le dommage subi n'est pas prouvé ; le critère de temporalité ne peut suffire à établir l'existence d'un tel lien de causalité ; un doute ne saurait profiter au demandeur ; l'existence d'un conflit entre le matériel et les masses musculaires postérieures n'est pas documentée par l'imagerie médicale ni établie par le fait que les douleurs ont cessé après le retrait du matériel ;

- le défaut d'information portant sur l'existence d'une alternative thérapeutique ne peut aboutir dès lors que cette faute, à supposer qu'elle soit avérée, ne peut ouvrir droit à réparation en l'absence de lien de causalité entre l'intervention et les séquelles ;

- l'ONIAM n'a pas été convoqué à l'expertise sur pièces réalisée à la demande de Mme D... en juillet 2020 ; en raison du caractère non contradictoire de cette expertise et du fait qu'elle est contraire à l'expertise de la CCI, le qualificatif d'aléa thérapeutique ne peut être opposé à l'ONIAM ;

- une nouvelle expertise médicale contradictoire complète, et avant dire droit, devra être ordonnée ;elle devrait notamment porter sur l'intervention d'ablation du matériel d'ostéosynthèse réalisé le 26 octobre 2018, soit postérieurement au dépôt du rapport d'expertise du médecin de la CCI ; une nouvelle évaluation des préjudices est également nécessaire, eu égard à l'évolution de son état de santé.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 16 février 2022, le 18 mars 2022, le 29 mars 2022 et le 1er avril 2022, le centre hospitalier universitaire de Bordeaux, représenté par Me Le Prado, conclut :

1°) au rejet de la requête des consorts D... ;

2°) au rejet des conclusions présentées par la CPAM de la Gironde.

Il fait valoir que :

- aucune faute n'a été commise, tant au niveau du diagnostic, de la proposition thérapeutique, de l'intervention chirurgicale, que de l'évolution postopératoire ; en tout état de cause, les douleurs post-opératoires sont sans lien de causalité direct et certain avec l'intervention chirurgicale ;

- aucun manquement au devoir d'information ne peut être soulevé dans la mesure où Mme D... a bénéficié d'un délai de réflexion suffisant avant l'opération ; en toute hypothèse, Mme D... ne saurait se prévaloir d'un préjudice de perte de chance découlant d'un manquement au devoir d'information, alors qu'elle ne rapporte pas la preuve d'un lien de causalité entre l'intervention chirurgicale et les séquelles dont elle demande réparation ;

- la demande d'expertise avant dire-droit doit être rejetée dans la mesure où l'expert de la CCI a correctement rempli sa mission et a répondu à l'intégralité des questions qui lui ont été posées ;

- s'agissant des préjudices patrimoniaux, l'indemnisation sollicitée pour l'aide d'une tierce personne est excessive et devra être ramenée à de plus justes proportions ; la nécessité d'une rééducation à la suite de l'intervention n'est pas justifiée ; le préjudice lié à la perte de gains professionnels actuels n'est pas justifié alors que la perte de primes est liée à l'arrêt de travail et à la situation initiale ; la requérante ne saurait solliciter une indemnisation à la fois pour la perte de gains professionnels futurs et pour l'incidence professionnelle ; en tout état de cause, l'expert désigné par la CCI n'a pas retenu ces chefs de préjudice et les revenus de Mme D... ont progressé par rapport aux années précédant l'intervention ;

- les sommes sollicitées au titre des préjudices extrapatrimoniaux sont excessives ; le préjudice d'agrément n'a pas été retenu par l'expert ; le préjudice moral d'impréparation n'est pas démontré ;

- l'indemnisation du préjudice patrimonial de M. D... fait double emploi avec la demande faite au titre de l'aide par une tierce personne ; le préjudice d'affection des proches n'est pas établi eu égard à la faiblesse des séquelles subies par Mme D....

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. F... A...,

- les conclusions de Mme Kolia Gallier, rapporteure publique,

- et les observations de Me Coulaud, représentant la CPAM de la Gironde, de Me Demailly, représentant le CHU de Bordeaux et de Me Dagouret, représentant l'ONIAM.

Considérant ce qui suit :

1. Mme D..., qui était manipulatrice en radiologie au CHU de Bordeaux, a présenté, le 4 juin 2014, une névralgie cervico-brachiale droite. Une IRM a révélé la présence d'un kyste radiculaire foraminal. En raison de l'intolérance au traitement médicamenteux prescrit et de la persistance des douleurs, un neurochirugien du CHU de Bordeaux a proposé de procéder à une intervention chirurgicale. Le 12 janvier 2015, Mme D... a été admise au CHU de Bordeaux aux fins de réaliser une arthrectomie et une foraminotomie C6-C7 et C7-T1, puis une ostéosynthèse C7-T2. Après avoir regagné son domicile le 17 janvier 2015, Mme D... a ressenti de nouvelles douleurs au niveau du trapèze, de l'omoplate et de la clavicule gauches, lesquelles ont été constatées médicalement le 17 février 2015. Elle a alors saisi la commission de conciliation et d'indemnisation (CCI) d'une demande d'indemnisation. L'expertise ordonnée par la CCI, rendue le 9 juin 2017, a conclu d'une part que l'intervention chirurgicale et la prise en charge en rééducation fonctionnelle ont été réalisées conformément aux règles de l'art, et d'autre part que les douleurs postopératoires ont, en l'absence d'explication mécanique, une origine incertaine. La CCI a rendu le 20 septembre 2017 un avis défavorable à la demande d'indemnisation du fait de l'absence de lien de causalité entre l'intervention chirurgicale et le dommage. Par la suite, Mme D... a subi une nouvelle intervention, le 26 octobre 2018, aux fins de retirer le matériel d'arthrodèse, ce qui a conduit à une nette amélioration de son état de santé.

2. Mme D... et son époux, conducteur ambulancier au CHU de Bordeaux, ont saisi le tribunal administratif de Bordeaux d'une demande d'expertise avant-dire droit pour déterminer l'étendue des préjudices qu'elle a subis et, le cas échéant, leur origine, et d'une demande de condamnation du CHU de Bordeaux et de l'ONIAM à leur verser une provision ou une indemnité définitive au titre des préjudices subis par eux-mêmes et leurs deux enfants. Par le jugement attaqué du 9 juin 2020, le tribunal administratif a rejeté leur demande. M. et Mme D..., en leurs noms propres et agissant au nom de leurs deux filles mineures, relèvent appel de ce jugement et demandent à titre principal, d'une part, que le CHU de Bordeaux ou l'ONIAM soient condamnés à leur verser une indemnité provisionnelle d'un montant au moins égal à 200 000 euros et d'autre part que soit ordonnée une expertise complémentaire afin d'évaluer les préjudices en lien avec le retrait du matériel d'ostéosynthèse réalisé le 26 octobre 2018. Ils demandent, à titre subsidiaire, de condamner le CHU de Bordeaux et l'ONIAM à les indemniser de l'intégralité de leurs préjudices, et à titre infiniment subsidiaire, d'ordonner une nouvelle expertise complète dont la réalisation serait confiée à un expert neurochirurgien. La CPAM de la Gironde demande, dans l'attente d'une nouvelle expertise, la condamnation du CHU de Bordeaux à lui verser une provision à valoir sur les débours exposés pour son assurée.

Sur le lien de causalité entre les douleurs et l'intervention :

3. Pour rejeter la demande, le tribunal administratif s'est fondé sur l'absence de lien de causalité établi entre l'intervention chirurgicale et le dommage, en reproduisant les conclusions de l'expertise ordonnée par la CCI. Toutefois, cette expertise s'est bornée à conclure au caractère " multifactoriel " des douleurs et à leur " origine incertaine ", sans évoquer la moindre explication possible au regard de l'apparition de ces douleurs dans les suites immédiates de l'intervention. Mme D... produit en appel une lettre du 4 juin 2018 d'un médecin du service de chirurgie orthopédique de la Pitié-Salpêtrière à Paris qui, après avoir procédé à un examen clinique avec palpation de l'épaule douloureuse, proposait une ablation du matériel dont l'objectif serait d'éliminer la douleur " due au conflit par le matériel lui-même dans les masses musculaires postérieures ". Elle souligne qu'en effet l'ablation de ce matériel réalisée le 26 octobre 2018 a amélioré son état, ce dont atteste également sa kinésithérapeute qui fait état de la disparition des douleurs à type de décharge lorsque le muscle était en contact avec le matériel. Elle joint également un avis spécialisé d'un neurochirurgien qu'elle a consulté, qui indique que la guérison de la névralgie cervico-brachiale a été acquise au prix des risques propres à cette intervention majeure, lesquels ont créé une pathologie nouvelle qui n'existait pas avant l'intervention et qui lui est donc directement imputable. Il explique que l'arthrodèse unilatérale d'un segment cervical laisse persister une mobilité dans l'articulation interapophysaire contro-latérale, et que les contraintes dynamiques provoquent une sollicitation continuelle du matériel d'ostéosynthèse et des micromouvements du site d'arthrodèse qui provoquent des douleurs et empêchent aussi la fusion des greffons osseux habituellement mis en place. Il constate en l'espèce un retard de fusion, qui n'a commencé à se manifester radiologiquement que plus d'un an après, en février 2017, alors que dans les bonnes conditions de blocage bilatéral la fusion se fait en trois mois. Au vu de ces éléments contradictoires, c'est à tort que le tribunal a écarté la demande d'expertise.

4. Le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

5. Les éléments produits par Mme D..., relatifs aux explications possibles sur l'origine des douleurs ressenties dans les suites de l'intervention chirurgicale du 12 janvier 2015, étant contestés par le centre hospitalier et l'ONIAM et en contradiction avec les affirmations de l'expert désigné par la CCI selon lesquelles l'absence d'ostéosynthèse du côté de l'arthrectomie ne constitue pas un facteur d'instabilité à moyen ou long terme, il y a lieu d'ordonner une nouvelle expertise contradictoire avant de se prononcer sur l'existence ou non d'un lien de causalité entre les douleurs et l'intervention chirurgicale.

Sur la responsabilité du CHU de Bordeaux :

6. Aux termes de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " I. - Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute (...) ". Aux termes de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision ". Il incombe alors, en principe, au juge de statuer au vu des pièces du dossier, le cas échéant après avoir demandé aux parties les éléments complémentaires qu'il juge nécessaires à son appréciation. Il ne lui revient d'ordonner une expertise que lorsqu'il n'est pas en mesure de se prononcer au vu des pièces et éléments qu'il a recueillis et que l'expertise présente ainsi un caractère utile.

En ce qui concerne l'information de la patiente :

7. Aux termes de l'article L. 1111-2 du code de la santé publique : " Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus ". Il résulte de ces dispositions que doivent être portés à la connaissance du patient, en amont du recueil de son consentement à l'accomplissement d'un acte médical, les risques connus de cet acte mais également les alternatives thérapeutiques possibles.

8. En cas de manquement à cette obligation d'information, si l'acte de diagnostic ou de soin entraîne pour le patient, y compris s'il a été réalisé conformément aux règles de l'art, un dommage en lien avec la réalisation du risque qui n'a pas été porté à sa connaissance, la faute commise en ne procédant pas à cette information engage la responsabilité de l'établissement de santé à son égard, pour sa perte de chance de se soustraire à ce risque en renonçant à l'opération. Il n'en va autrement que s'il résulte de l'instruction, compte tenu de ce qu'était l'état de santé du patient et son évolution prévisible en l'absence de réalisation de l'acte, des alternatives thérapeutiques qui pouvaient lui être proposées ainsi que de tous autres éléments de nature à révéler le choix qu'il aurait fait, qu'informé de la nature et de l'importance de ce risque, il aurait consenti à l'acte en question.

9. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'expertise réalisée à la demande de la CCI et de l'expertise sollicitée par Mme D... le 7 juillet 2020 auprès d'un neurochirurgien, que d'autres solutions de soins recourant à des traitements non invasifs, notamment des infiltrations scanno-guidées, étaient envisageables. Or, s'il est constant que l'intéressée a été informée de l'objet de l'intervention chirurgicale et des risques qu'elle impliquait, il n'est en revanche pas établi qu'elle aurait eu connaissance des alternatives thérapeutiques. La circonstance que celles-ci présentaient un risque supérieur de récidive du kyste n'est pas de nature à justifier cette absence d'information, d'autant que ces solutions non invasives auraient pu constituer un préalable à une éventuelle intervention chirurgicale. Mme D... a ainsi perdu une chance de choisir cette alternative qui aurait pu lui permettre d'échapper à l'intervention chirurgicale et de se soustraire, le cas échéant, au risque de subir les douleurs en lien avec celle-ci. Les pièces du dossier ne permettent toutefois pas de se prononcer sur l'ampleur de cette perte de chance sur laquelle il y a donc lieu d'interroger également l'expert. Cette insuffisance des pièces du dossier fait également obstacle à ce que soit accordée une provision à la CPAM ou à Mme D....

En ce qui concerne le déroulement de l'intervention :

10. Il résulte de l'instruction que l'absence de stabilité des vis posées à droite, qui a conduit à leur retrait en cours d'opération, n'a pas été regardée comme fautive par l'expert au regard des difficultés de l'intervention compte tenu du positionnement du kyste. Le même expert n'a pas davantage retenu comme fautive la fracture de l'apophyse transverse droite de la vertèbre T2 apparue après l'opération, qu'il a considérée comme un aléa thérapeutique. Le fait que le chirurgien orthopédique a été remplacé, en cours d'opération, par un confrère n'est pas, à lui seul, de nature, contrairement à ce que soutiennent les consorts D..., à caractériser un manquement fautif. Par suite, aucune faute ne peut être reprochée au CHU dans la réalisation du geste technique ou dans le déroulement de l'opération.

Sur l'indemnisation au titre de la solidarité nationale :

11. Aux termes du II de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique : " (...) Lorsque la responsabilité d'un professionnel, d'un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d'un producteur de produits n'est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale, lorsqu'ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu'ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l'évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique, de la durée de l'arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. / Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d'un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret. ". Aux termes de l'article D. 1142-1 du même code : " Le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l'article L. 1142-1 est fixé à 24 %. / Présente également le caractère de gravité mentionné au II de l'article L. 1142-1 un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ayant entraîné, pendant une durée au moins égale à six mois consécutifs ou à six mois non consécutifs sur une période de douze mois, un arrêt temporaire des activités professionnelles ou des gênes temporaires constitutives d'un déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à un taux de 50 %. (...) ".

12. Il résulte des dispositions citées au point précédent que l'ONIAM doit assurer, au titre de la solidarité nationale, la réparation de dommages résultant directement d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins à la condition qu'ils présentent un caractère d'anormalité au regard de l'état de santé du patient comme de l'évolution prévisible de cet état. La condition d'anormalité du dommage prévue par ces dispositions doit toujours être regardée comme remplie lorsque l'acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l'absence de traitement. Lorsque les conséquences de l'acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie en l'absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l'acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible. Pour apprécier le caractère faible ou élevé du risque dont la réalisation a entraîné le dommage, il y a lieu de prendre en compte la probabilité de survenance d'un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès. Une probabilité de survenance du dommage qui n'est pas inférieure ou égale à 5 % ne présente pas le caractère d'une probabilité faible, de nature à justifier la mise en œuvre de la solidarité nationale.

13. Il est constant que les douleurs ressenties dans les suites de l'intervention sont à l'origine d'un arrêt de travail de plus de six mois, susceptible de justifier une indemnisation au titre de la solidarité nationale pour la partie du dommage non indemnisée par le CHU. Toutefois, l'état du dossier ne permet pas d'apprécier si les conséquences de l'opération seraient plus graves que celles auxquelles la patiente était exposée en l'absence de cette intervention, ni, compte tenu du caractère non contradictoire de l'avis sollicité par Mme D..., si le risque de subir les nouvelles douleurs constatées après l'opération peut être qualifié de faible. Dans ces conditions, et alors que l'état de santé de Mme D... s'est amélioré depuis 2018 et nécessite donc une nouvelle évaluation de ses préjudices, ce qui fait également obstacle à ce que soit déterminée une provision, il y a lieu d'ordonner une expertise aux fins précisées ci-après.

DÉCIDE :

Article 1er : Il sera, avant de statuer sur la demande des consorts D..., procédé par un expert neurochirurgien désigné par le président de la cour administrative d'appel, à une expertise.

L'expert aura pour mission de :

1°) se faire communiquer tous documents relatifs à l'état de santé de Mme D..., et notamment tous documents relatifs au suivi médical, aux actes de soins et aux diagnostics pratiqués lors de sa prise en charge par le centre hospitalier universitaire de Bordeaux, ainsi que ceux relatifs à son état de santé postérieurement à l'intervention chirurgicale du 26 octobre 2018 ; prendre connaissance du rapport d'expertise du Dr C... du 20 septembre 2017 et de l'avis du professeur E... ; convoquer et entendre les parties et procéder à un examen médical de Mme D... ;

2°) retracer l'état de santé de Mme D... avant l'opération chirurgicale et dire si une pathologie antérieure est susceptible d'interférer dans les douleurs ressenties à l'issue de l'opération initiale ;

3°) indiquer si les douleurs ressenties par Mme D... après l'opération sont dues au matériel d'ostéosynthèse posé le 12 janvier 2015 ; le cas échéant, préciser si la fixation unilatérale de ce matériel a pu en être à l'origine ;

4°) indiquer si l'acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles Mme D... était exposée de manière suffisamment probable en l'absence de réalisation de l'arthrectomie et de l'ostéosynthèse ;

5°) dans l'hypothèse où le préjudice subi serait directement imputable à un accident médical non fautif, évaluer le taux du risque opératoire qui s'est, le cas échéant, réalisé en l'espèce, c'est-à-dire la probabilité que le dommage avait de survenir en raison de l'acte de soins en cause, eu égard aux séries statistiques disponibles ;

6°) préciser, en se basant sur le rapport bénéfices/risques, si l'infiltration foraminale aurait dû être privilégiée au détriment de l'opération chirurgicale. Le cas échéant, quantifier la perte de chance d'échapper au dommage ;

7°) dire si l'état de santé de Mme D... est consolidé ou s'il est susceptible d'amélioration ou de dégradation ; proposer, si possible, une date de consolidation de l'état de santé de l'intéressée ;

8°) décrire, sans imputer le taux de perte de chance éventuellement retenu, la nature et l'étendue des préjudices résultant de la prise en charge hospitalière de Mme D..., en les distinguant de son état antérieur et des conséquences prévisibles de sa prise en charge médicale si celle-ci s'était déroulée normalement ; à cet égard, apporter les éléments suivants :

a) Préjudices patrimoniaux :

- préjudices patrimoniaux temporaires (avant consolidation) : dépenses de santé et frais divers, assistance d'une tierce personne ;

- préjudices permanents (après consolidation) : dépenses de santé et frais divers, assistance d'une tierce personne ;

b) Préjudices extra patrimoniaux :

- préjudices extra patrimoniaux temporaires (avant consolidation) : déficit fonctionnel temporaire, en précisant les périodes et le taux, souffrances endurées, préjudice esthétique temporaire, en les évaluant sur une échelle de 1 à 7 ;

- préjudices extra patrimoniaux permanents (après consolidation) ; déficit fonctionnel permanent, préjudice sexuel, préjudice d'agrément, préjudice esthétique permanent ;

9°) donner à la cour tout autre élément d'information qu'il estimera utile.

Article 2 : Les opérations d'expertise auront lieu contradictoirement entre Mme D..., la caisse primaire d'assurance maladie de la Gironde, le centre hospitalier universitaire de Bordeaux et l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales.

Article 3 : L'expert sera désigné par le président de la cour. Après avoir prêté serment, il accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 à R. 621-14 du code de justice administrative.

Article 4 : Conformément aux dispositions du premier alinéa de l'article R. 621-9 du code de justice administrative, l'expert déposera son rapport au greffe sous forme dématérialisée dans le délai fixé par le président de la cour dans la décision le désignant. Il en notifiera une copie à chacune des parties intéressées. Avec l'accord de ces dernières, cette notification pourra s'opérer sous forme électronique.

Article 5 : Tous droits et moyens des parties, sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu'en fin d'instance.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. et Mme D..., à la caisse primaire d'assurance maladie de la Gironde, au centre hospitalier universitaire de Bordeaux et à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales. Une copie en sera adressée à la Mutuelle nationale des hospitaliers et professionnels de santé.

Délibéré après l'audience du 11 octobre 2022 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente assesseure,

M. Olivier Cotte, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 3 novembre 2022.

Le rapporteur,

Olivier A...

La présidente,

Catherine Girault

La greffière,

Virginie Guillout

La République mande et ordonne au ministre de la santé et de la prévention en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

N°20BX02321 2


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 20BX02321
Date de la décision : 03/11/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: M. Olivier COTTE
Rapporteur public ?: Mme GALLIER
Avocat(s) : CABINET COUBRIS, COURTOIS et ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 13/11/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2022-11-03;20bx02321 ?
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