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29/12/2021 | FRANCE | N°19BX02239

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 2ème chambre, 29 décembre 2021, 19BX02239


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. et Mme D... et E... A... C... ont demandé au tribunal administratif de Pau de condamner la société A'liénor à leur verser la somme totale de 205 000 euros en réparation des préjudices subis du fait de la proximité immédiate de l'emprise de la section Langon-Pau de l'autoroute A 65 reliant Bordeaux à Pau.

Par jugement avant-dire droit n° 1402581 du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Pau a ordonné une expertise en vue de déterminer l'existence du préjudice allégué par M. et Mme D.

.. A... C... tiré de la présence de l'autoroute A 65 à proximité de leur maison d'ha...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. et Mme D... et E... A... C... ont demandé au tribunal administratif de Pau de condamner la société A'liénor à leur verser la somme totale de 205 000 euros en réparation des préjudices subis du fait de la proximité immédiate de l'emprise de la section Langon-Pau de l'autoroute A 65 reliant Bordeaux à Pau.

Par jugement avant-dire droit n° 1402581 du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Pau a ordonné une expertise en vue de déterminer l'existence du préjudice allégué par M. et Mme D... A... C... tiré de la présence de l'autoroute A 65 à proximité de leur maison d'habitation.

Par un jugement n° 1402581 du 18 décembre 2018, le tribunal administratif de Pau a condamné la société A'liénor à verser aux époux A... C... les sommes de 6 000 euros en réparation des troubles dans leurs conditions d'existence et 41 000 euros en réparation de la perte de valeur vénale de leur propriété, et a mis à sa charge les frais d'expertise taxés et liquidés à la somme de 11 933,27 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires complémentaires, enregistrés les 29 mai 2019 et

les 4 mai et 8 juillet 2021, la société A'liénor, représentée par la SCP Casanova-Maingourd-Thaï Thong, demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 18 décembre 2018 ;

2°) de rejeter les demandes de M et Mme A... C... ;

3°) de mettre à la charge de M et Mme A... C... la somme de 3.000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- elle n'intervient qu'en qualité de concessionnaire et ne peut être tenue pour responsable des décisions prises en termes d'aménagement du territoire par l'Etat ;

- le tribunal a entaché son jugement d'une contradiction de motifs ; en l'absence de troubles excédant ceux que dans l'intérêt général, peuvent être amenés à supporter les propriétaires résidant à proximité d'un ouvrage autoroutier, la perte de valeur vénale ne peut donner lieu à réparation ;

- en s'appuyant sur deux rapports d'expertise privée respectivement réalisés de façon non contradictoire le 19 novembre 2007 et le 1er septembre 2009 antérieurement à la mise en service en décembre 2010 de l'A65, les époux A... C... ne peuvent justifier un quelconque préjudice lié à son exploitation ; la preuve du caractère anormal et spécial des préjudices invoqués n'est pas davantage rapportée par le procès-verbal d'un huissier

du 22 janvier 2016, ni par les attestations des témoins qui sont des parents, des voisins ou des amis de longue date, lesquels ne démontrent pas posséder les compétences techniques nécessaires pour estimer s'il s'agit d'un préjudice anormal et spécial ;

- les exigences réglementaires en termes de nuisances sonores ont été respectées pour une habitation se situant à plus de 100 m de l'autoroute ; atténuées à l'intérieur par le double vitrage, elles s'inscrivent dans le cadre des nuisances que peuvent être appelés à supporter, dans l'intérêt général, les propriétaires riverains d'une voie à grande circulation ; en l'espèce, alors même que la déclaration d'utilité publique du projet a fait l'objet d'un recours, aucune décision d'annulation n'a été prononcée; le trafic constaté est inférieur de 40 % aux prévisions ;

- les époux A... C... ne produisent aucun document permettant de justifier l'existence des nuisances qu'ils prétendent subir dues à des vibrations liées au trafic de l'autoroute ;

- l'atteinte visuelle est partielle et limitée, d'abord à certaines portions de l'autoroute et ensuite à la partie haute des camions ;

- les époux ne produisent aucun document permettant de justifier l'existence de nuisances annexes alors que, comme le souligne l'expert intervenu à leur demande, les nuisances liées au ruissellement des eaux depuis l'autoroute ont été prises en compte au titre des prescriptions de l'enquête publique ;

- la preuve d'une dépréciation de l'immeuble n'est pas davantage apportée ; l'avis de valeur produit en appel et établi par une agence immobilière ne développant pas les critères d'appréciation des nuisances liées à la proximité de l'autoroute ne présente pas davantage de caractère probant ; le rapport d'expertise sur ce point est entaché de contradiction dès lors qu'il indique lui-même que toutes les publications existantes - rapport Boiteux II, recherche de l'ADEME, échelle de dépréciation du CADAS - n'appliquent une dépréciation à la valeur immobilière qu'à partir d'un seuil de 55 dB, seuil qui n'est pas atteint en l'espèce ;

- les éléments versés au dossier ne permettent pas d'établir que la construction de l'autoroute serait la cause directe, l'événement déterminant de l'état de santé des époux A... C... ;

- il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de dommages et intérêts au titre de leur préjudice moral dès lors qu'il a été démontré que les nuisances engendrées par la construction de l'autoroute ne sont pas anormales.

Par un mémoire en défense et des mémoires complémentaires, enregistrés

le 17 mars 2020 et les 18 juin et 1er septembre 2021, M. et Mme A... C..., représentés par Me Garcia, concluent au rejet de la requête, et par la voie de l'appel incident à ce que les sommes allouées soient portées à 125 000 euros au titre du préjudice lié à la perte de valeur immobilière, 50 000 euros au titre du préjudice psychologique et 30 000 euros au titre du préjudice moral en compensation de la modification de leur environnement, et à ce qu'elles soient majorées des intérêts au taux légal à compter de la date d'enregistrement de la requête. Subsidiairement ils demandent à la cour d'ordonner une nouvelle expertise confiée à de nouveaux experts foncier et acoustique, ou au moins de maintenir les indemnités accordées par le tribunal. Ils sollicitent enfin que soit mise à la charge de la société requérante une somme

de 6 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- l'emprise de l'autoroute A 65 passe à 80 mètres à l'est de la piscine et à 100 mètres de leur habitation et leur cause des préjudices anormaux et spéciaux ;

- les nuisances sonores, visuelles, vibratoires et autres permanentes aboutissent à une dépréciation de la valeur vénale de leur propriété, laquelle selon un rapport d'un expert en estimations immobilières est de l'ordre de 30 à 35 % ;

- l'environnement de nuisances de tous ordres créées par l'autoroute engendre un préjudice psychologique incontestable alors qu'ils avaient fait le choix d'acquérir une propriété dont l'une des caractéristiques était le calme absolu et la vue sur la nature ; le préjudice psychologique est certain pour M. A... C... qui est en arrêt de maladie en raison de troubles psychologiques liés au passage de l'autoroute à proximité de sa propriété ;

- ils subissent également un préjudice moral incontestable ;

- l'expert désigné par le président du tribunal administratif de Pau à la suite du jugement

du 11 octobre 2016 et le sapiteur qu'il s'est adjoint ont pris en compte les documents qu'ils avaient produits pour justifier leurs prétentions, fruits du travail de deux experts qu'ils ont missionnés et qui ont bien analysé les préjudices à venir du fait de la construction future de l'autoroute ; l'expert foncier a bien analysé les répercussions de l'ouverture de l'autoroute sur leur propriété ; les références de vente de l'expert judiciaire ne sont pas comparables avec leur propriété et il y a lieu de retenir l'estimation faite par les experts qu'ils ont missionnés ;

- les analyses acoustiques dont fait état la société A'liénor ont été réalisées par le concessionnaire lui-même et n'ont donc aucune impartialité ou indépendance ; le bruit ne se résume pas à un calcul de décibels ; l'étude de bruit réalisée par la société s'est déroulée en leur absence et n'est donc pas contradictoire ; elle a été réalisée le mardi 11 mars juste après les vacances scolaires des aquitains et des parisiens; cette étude ne prend pas en considération la circulation nocturne, matinale des camions les lundi et mardi matins de reprise économique, des débuts et fins de week-end ; elle ne tient pas davantage compte des vents; enfin elle écrête les pics pour donner des moyennes ; le merlon initialement prévu au projet sur 730 mètres afin de diminuer les nuisances sonores n'a jamais été réalisé, les exposant à des nuisances d'autant plus importantes ;

- la propriété est située dans une zone de bruit faible et non de bruit modéré ; cette spécificité soulignée par l'expert mandaté par le tribunal administratif résulte de l'intensité de l'amplitude des nuisances sonores lors de l'alternance silence-bruit ; chaque bruit fait l'effet d'une bombe explosant dans le silence ambiant, ce qui n'est pas le cas dans une zone de bruit modéré où l'apport de bruit supplémentaire est absorbé dans le fond sonore diffus ;

- les nuisances visuelles sont incontestables et corroborées par le constat d'huissier qui est valable jusqu'à inscription de faux ; l'interprétation de ce constat par la société est biaisée et occulte plusieurs vues depuis la propriété où la visibilité sur l'autoroute est totale ;

- l'interprétation de ce constat est également biaisée s'agissant des nuisances sonores alors qu'il s'agit d'une maison de campagne; leur préjudice est d'autant plus anormal que leur maison est spécifique, il a fallu un avis de l'architecte des bâtiments de France pour entreprendre les travaux de rénovation, pour lesquels ils ont obtenu une subvention européenne ;

- le préjudice est aussi spécial car il n'atteint que certains membres de la collectivité, un nombre limité de personnes placés dans une situation défavorable ; les époux A... C... se retrouvent bien lésés, en rupture d'égalité devant les charges publiques ;

- les critiques qu'ils ont émises des rapports d'expertises sur l'appréciation de l'anormalité des bruits et le caractère péjoratif de la présentation de leur propriété n'ont pas été retenues par les experts ;

- les digressions de la société sur le fait que la DUP ait été validée par le Conseil d'Etat sont des moyens inopérants ;

- la société ne conteste pas le caractère spécial de leur préjudice ;

- l'ouvrage public autoroutier a bouleversé leurs conditions d'habitation ; ces sujétions excèdent celles que doivent normalement supporter les riverains des voies publiques ;

- il résulte du contrat de concession que la société est comptable des dommages causés par les ouvrages qui lui sont concédés.

Par ordonnance du 8 juillet 2021, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu

le 1er septembre 2021 à 12H00.

Vu :

- les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de l'environnement ;

- le décret n° 95-22 du 9 janvier 1995 ;

- l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme B...,

- les conclusions de Mme Kolia Gallier, rapporteure publique,

- et les observations de Me Gomila, représentant la société A'liénor, et de Me Taquet, représentant M. et Mme A... C....

Considérant ce qui suit :

1. M. et Mme A... C... sont propriétaires depuis 1993 d'un immeuble situé sur la commune de Pujo Le Plan lieu-dit Peyre et pour une partie sur la commune de Saint Gein, constitué d'un ancien corps de ferme rénové en U, typique du Gabardan, avec dépendances en ailes attenantes à l'habitation, et d'un terrain en nature de parc d'agrément avec piscine, prairies et bois pour 2, 44 hectares. Cette propriété se situe à proximité de l'ouvrage autoroutier A65 Langon - Pau mis en service le 16 décembre 2010, qui a justifié une expropriation sur 175 m². M et Mme A... C... ont demandé au tribunal administratif de Pau de condamner la société A'liénor à indemniser les nuisances sonores et visuelles induites par la présence de cette nouvelle voie, ainsi que la dépréciation de leur bien. Par un jugement avant dire droit

du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Pau a ordonné une expertise en vue d'apprécier les préjudices allégués. Le rapport d'expertise a été déposé le 14 mai 2018. La société A'liénor relève appel du jugement du 18 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Pau a considéré que les préjudices subis par M et Mme A... C... présentaient globalement un caractère anormal et spécial et l'a condamnée à verser à M et Mme A... C... les sommes de 41 000 euros au titre de la perte de valeur vénale de leur propriété et 6 000 euros en réparation des troubles dans leurs conditions d'existence, et a mis à sa charge les frais d'expertise taxés et liquidés à la somme de 11 933,27 euros. M et Mme A... C..., par la voie de l'appel incident, demandent que la somme réparant la perte de valeur vénale de leur propriété soit portée à 125 000 euros, et que la somme allouée au titre du préjudice psychologique et moral soit portée à 80 000 euros.

Sur la régularité du jugement :

2. Si la société A'liénor soutient que le tribunal a entaché son jugement d'une contradiction de motifs, un tel moyen, qui relève du bien-fondé du jugement, n'est pas de nature à remettre en cause sa régularité.

3. Pour se prononcer sur la responsabilité de la société A'liénor, les premiers juges disposaient de l'expertise ordonnée avant dire droit par le tribunal, d'un rapport critique de cette expertise établi à la demande des époux A... C... par un expert foncier, de l'étude acoustique et de ses annexes effectuées par la société Acoustb produites par la société A'liénor, et de deux rapports d'expertise privée respectivement réalisées le 19 novembre 2007 et le 1er septembre 2009 à la demande des époux A... C... et de leur assureur. L'existence du rapport d'expertise judiciaire, qui a suffisamment répondu à la mission confiée par le tribunal administratif de Pau, contrairement à ce que soutiennent les époux A... C..., ne faisait pas obstacle à ce que les premiers juges, qui avaient versé aux débats l'ensemble des pièces précitées, puissent se fonder sur les éléments d'information qu'elles comportent pour estimer l'existence et l'intensité des nuisances invoquées. Par suite, la société A'liénor n'est pas fondée à invoquer une irrecevabilité des deux rapports d'expertise privée respectivement réalisées

le 19 novembre 2007 et le 1er septembre 2009 produits par les époux A... C... en tant qu'ils n'avaient pas été soumis au contradictoire lors de leur établissement, et les époux A... C... ne peuvent davantage contester la prise en compte de l'étude acoustique et ses annexes effectuées par la société Acoustb produites par la société A'liénor.

Sur la responsabilité :

4. Le concessionnaire est seul responsable à l'égard des tiers des dommages causés par l'existence ou le fonctionnement des ouvrages concédés, et la responsabilité de la collectivité concédante ne peut être engagée de ce fait qu'à titre subsidiaire, en cas d'insolvabilité du concessionnaire. Par suite la société A'liénor n'est pas fondée à relever que, l'ouvrage appartenant à l'Etat, sa responsabilité ne pourrait être recherchée pour " les décisions prises en termes d'aménagement du territoire par les pouvoirs publics ".

5. La victime doit apporter la preuve de la réalité des préjudices qu'elle allègue avoir subis, et de l'existence d'un lien de causalité entre cet ouvrage et lesdits préjudices, qui doivent en outre présenter un caractère anormal et spécial. Les préjudices qui n'excèdent pas les sujétions susceptibles d'être normalement imposées, dans l'intérêt général, aux riverains des ouvrages publics ne sont pas susceptibles d'ouvrir droit à indemnité.

6. Saisi de conclusions indemnitaires en ce sens, il appartient au juge du plein contentieux de porter une appréciation globale sur l'ensemble des chefs de préjudice allégués, aux fins de caractériser l'existence ou non d'un dommage revêtant, pris dans son ensemble, un caractère anormal et spécial, en lien avec l'existence ou le fonctionnement de l'ouvrage public en cause.

7. Il résulte de l'instruction que la propriété des consorts A... C... figure au cadastre de la commune de Pujo Le Plan, section I 183, I 184, I 185, I 186, I 187, et de celui de la commune de Saint Gein, section G 665 et que la maison d'habitation édifiée sur la parcelle I 185, au vu des photographies aériennes et des plans produits par les parties, est distante de la section de l'autoroute A65 de 163 mètres au vis-à-vis de la pièce de vie plein Est, de 136 mètres au vis-à-vis de la partie de la construction contenant les annexes et de 108 m au plus proche de l'angle de la construction contenant les annexes dans la parcelle I 185.

S'agissant des nuisances sonores :

8. Selon l'article 1er de l'arrêté du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières : " Les indicateurs de gêne due au bruit d'une infrastructure routière, mentionnés à l'article 4 du décret n° 95-22 du 9 janvier 1995 relatif à la limitation du bruit des aménagements et infrastructures de transports terrestres, sont :- pour la période diurne, le niveau de pression acoustique continu équivalent pondéré A pendant la période de 6 heures à 22 heures, noté LAeq (6 h-22 h), correspondant à la contribution sonore de l'infrastructure concernée ;- pour la période nocturne, le niveau de pression acoustique continu équivalent pondéré A pendant la période de 22 heures à 6 heures, noté LAeq (22 h-6 h), correspondant à la contribution sonore de l'infrastructure concernée. Ces niveaux sont évalués à deux mètres en avant de la façade des bâtiments, fenêtres fermées. " L'article 2 du même arrêté limite les niveaux maximaux admissibles pour la contribution sonore d'une infrastructure nouvelle, pour les logements situés en zone d'ambiance sonore préexistante modérée, à 60 décibels(A) le jour et 55 la nuit. Il définit l'ambiance existante modérée comme comportant moins de 65 décibels (A) le jour et moins de 60 db (A) la nuit, et ne prévoit pas de catégorie d'ambiance sonore particulièrement calme où s'appliqueraient des contraintes supplémentaires. Enfin l'article 6 précise que " Les niveaux sonores LAeq visés à l'article 1er du présent arrêté sont évalués pour des conditions de circulation moyennes représentatives de l'ensemble de l'année, pour chacune des périodes diurne et nocturne. "

9. Il résulte de l'instruction que des mesures acoustiques ont été effectuées d'une part, par une société spécialisée et indépendante Acoustb le 11 mars 2014, dont le rapport a été versé à la procédure par la société requérante qui l'a mandatée, et d'autre part, au droit et à l'intérieur même de la propriété de M. et Mme A... C..., dans le cadre du rapport de l'expert désigné par le président du tribunal administratif de Pau à la suite du jugement avant-dire droit de ce tribunal du 11 octobre 2016.

10. L'expert judiciaire a mesuré le bruit résultant en tout ou partie de la circulation routière s'écoulant sur l'autoroute A 65 du samedi 15 au lundi 17 juillet 2017 à midi, et relevé une moyenne de 44,5 dB en période diurne et de 42 dB en période nocturne. Il a précisé l'intensité de ce bruit par rapport aux niveaux sonores maximaux définis par l'arrêté

du 5 mai 1995 relatif au bruit des infrastructures routières, et constaté que ces niveaux étaient inférieurs à ceux fixés par l'arrêté à respectivement 60 dB et 55 dB pour les zones classées initialement en ambiance modérée, qui est la catégorie la plus contraignante parmi celles définies par la réglementation. Les requérants ne peuvent donc utilement souligner que leur propriété était en zone d'ambiance extrêmement calme avant la mise en service de l'ouvrage, dès lors que cette circonstance n'est pas de nature à modifier le maximum de bruit de référence applicable. En outre, les mesures de l'expert, qui n'était pas tenu de satisfaire la demande des requérants tendant à ce qu'il revienne effectuer d'autres mesures par conditions de trafic et de météorologie différentes, corroborent celles effectuées par la société Acoustb. Il en ressort que les émergences sonores relevées, de jour comme de nuit, sont également inférieures aux limites acceptables prévues par la règlementation en vigueur. Si des dépassements des émergences nocturnes ont été constatées, elles résultent selon l'expert des stridulations des grillons. Le rapport d'expertise précise en outre que les normes sont respectées tant par vent de direction Est à dominante Nord dit vent de travers, constaté du 15 au 16 juillet 2017, que par vent à dominante Est, dit " vent portant ", constaté du 16 au 17 juillet 2017, qui est un peu plus pénalisant pour la propriété, mais d'occurrence plus rare (25%). Par ailleurs, l'expert prend en considération l'hypothèse d'une future augmentation du trafic routier et réalise la projection de ces mesures acoustiques à l'horizon de l'année 2030, tenant compte des prévisions de croissance des trafics de véhicules légers et des poids-lourds, lesquelles n'entraînent pas le dépassement de ces derniers seuils. Si les époux A... C... font valoir que leur propriété était auparavant située dans un environnement rural particulièrement préservé du bruit, ce qui n'est plus le cas désormais, les circonstances qu'une émergence de 6 à 9 dB selon la période diurne ou nocturne serait sensible pour eux, qu'ils ne pourraient plus dormir la fenêtre ouverte, et qu'un merlon initialement prévu sur une distance de 730 mètres n'ait pas été réalisé ne sauraient suffire à démontrer que la gêne sonore excéderait, à elle seule, les nuisances que peuvent être appelés à subir les propriétaires riverains des ouvrages routiers ou autoroutiers dans l'intérêt général.

S'agissant des nuisances visuelles :

11. Si les époux A... C... ont invoqué l'atteinte visuelle créée par l'autoroute, il résulte cependant de l'instruction, et en particulier du rapport d'expertise, que la vue principale est celle qui se situe devant la pièce de vie, située à 163 mètres de l'autoroute, et que les talus en déblais dissimulent la bande de roulement sur une partie du tracé, la présence d'un rideau de pins et de divers arbres et arbustes étant par ailleurs de nature à atténuer l'impact visuel, même si les cultures de maïs sur la parcelle intermédiaire ne sont pas présentes en permanence. S'il peut y avoir une vue depuis la cour intérieure via l'ouverture qui mène à la piscine, la photographie panoramique effectuée par l'expert devant la maison a relevé que les requérants avaient une vue sur l'infrastructure autoroutière sur environ 20 % du tronçon en cause, de sorte que l'atteinte visuelle créée par l'autoroute est partielle et limitée. Si M et Mme A... C... font valoir que les nuisances de vue ne peuvent être évaluées à partir d'un point unique fixé comme celui où a été posé le micro pour l'enregistrement des bruits, ils n'établissent pas, par les quelques photographies qu'ils produisent, dont certaines sont zoomées, que l'ouvrage public en cause serait, compte tenu de la distance et de sa configuration, à l'origine d'une gêne visuelle excédant, à elle seule, les nuisances que peuvent être appelés à subir les propriétaires riverains des ouvrages routiers ou autoroutiers dans l'intérêt général.

S'agissant des autres troubles de jouissance :

12. Les difficultés d'accès dont se plaignent M et Mme A... C... ne sont pas documentées, et la circonstance que le tracé de l'autoroute imposerait des détours pour rejoindre leurs voisins ou causerait l'interruption d'itinéraires de promenade ne sont pas non plus de nature à caractériser des gênes excédant, à elles seules, celles que tout propriétaire de fonds voisins d'une voie publique doit normalement supporter dans l'intérêt général.

S'agissant de la perte de valeur vénale de la maison :

13. Contrairement à ce que soutient la société A'liénor, la circonstance que les troubles de jouissance ne revêtiraient pas le caractère de gravité justifiant par eux-mêmes une indemnisation n'est pas de nature à faire obstacle à ce que soit retenue une perte de valeur vénale, qui peut être objectivement constatée, dès lors que celle-ci serait substantielle. S'agissant d'une propriété isolée en campagne, qui est susceptible d'attirer des investisseurs si elle conserve un environnement calme et paisible, la perte de valeur vénale ne peut sérieusement être contestée. Elle a été évaluée, selon les divers avis figurant au dossier, entre 15 et 33%, et doit alors être regardée comme constituant un préjudice anormal et spécial.

14. Il résulte de ce qui précède qu'appréciés globalement, les troubles causés par l'autoroute A65 ont causé à M. et Mme A... C... un préjudice anormal et spécial, et que les divers préjudices allégués doivent alors être réparés, dans leur ensemble, au regard des pièces justificatives produites.

Sur l'évaluation des préjudices :

15. Le rapport de l'expert sapiteur spécialiste en évaluations immobilières indique que les nuisances sonores et visuelles générées par la présence de l'autoroute A65 ont un impact sur la jouissance du bien. L'expert judiciaire, en utilisant une méthode par comparaison sur le marché immobilier local avec des biens situés dans un environnement rural similaire à celui préexistant à la construction de l'autoroute, puis en pratiquant une majoration de 5% par application partielle des estimations de la " Cote annuelle des valeurs vénales immobilières et foncières " s'agissant des appartements situés en milieu urbain mais en environnement très calme, en a déduit que la valeur vénale actuelle, après mise en service de l'ouvrage public, doit être estimée à 241 000 euros, comparée à une valeur vénale estimée de 282 000 euros sans tenir compte de l'ouvrage, soit une perte de valeur d'environ 15 %. Les époux A... C..., produisent des évaluations réalisées en 2007 et 2009 par deux experts qu'ils ont mandatés antérieurement à la mise en service de l'autoroute, l'un agricole et foncier, l'autre immobilier, lesquelles ne contiennent aucun élément de comparaison. Le second de leurs experts critique aussi en 2018 le rapport du sapiteur immobilier, estimant sans plus de précisions et de données documentées que la dépréciation est sous-estimée, et évaluant la valeur initiale de la maison

à 375 000 euros, réduite après la mise en service de l'autoroute à 250 000 euros, soit une dépréciation de 33,33 %, A cet égard l'expert foncier procédant pour le compte des époux à l'analyse du rapport d'expertise précise qu'au titre des points de comparaison des ventes similaires citées par l'expert, il se contente de relater les observations des consorts A... C... et n'a pas effectué de déplacement complémentaire. Par ailleurs, s'ils produisent un avis de valeur témoin d'une agence immobilière indiquant que sans la proximité de l'autoroute et de ses nuisances, le prix proposé pourrait être de 20% supérieur, et estime la perte entre 50 000 et 90 000 euros, et des annonces d'agences immobilières relatives à la vente de bien aux alentours, ces documents ne sont pas de nature à contredire l'évaluation réalisée par l'expert sapiteur. Compte tenu de l'ensemble des éléments produits par les parties, la perte de valeur vénale doit être regardée comme étant de 15 %, et le tribunal n'a pas fait en l'espèce une insuffisante appréciation de ce préjudice en fixant l'indemnisation allouée à la somme de 41 000 euros.

16. M. et Mme A... C... ont invoqué, devant les premiers juges, un préjudice moral relatif aux conséquences psychologiques et physiologiques résultant notamment pour M. A... C... de l'existence de l'autoroute A 65. Si les deux certificats délivrés

le 27 novembre 2014 et le 14 mai 2018 par un médecin psychiatre attestent l'importance des troubles causés à M. A... C... par la présence de l'ouvrage, ils ne suffisent pas à établir que l'opération du cœur en 2011, une mise en invalidité et une mise à la retraite anticipée, au demeurant non établies, seraient également imputables à la présence de cet ouvrage. Dans les circonstances de l'espèce, le tribunal n'a fait ni une insuffisante ni une excessive appréciation du préjudice moral et des troubles de toute nature dans les conditions d'existence des époux A... C... en leur allouant une indemnité de 6 000 euros.

17. Il résulte de tout ce qui précède que la société A'liénor n'est pas fondée à se plaindre que le tribunal l'a condamnée à verser aux époux A... C... une somme globale de 47 000 euros au titre de l'ensemble de leurs préjudices et à supporter les frais d'expertise, et que l'appel incident de ces derniers doit être rejeté.

Sur les intérêts :

18. Les époux A... C... sont recevables à demander pour la première fois en appel que les sommes allouées soient majorées des intérêts au taux légal. Il y a lieu de prononcer cette majoration à compter, comme ils le demandent, de l'enregistrement de leur demande de première instance, soit le 9 décembre 2014.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

19. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions des parties présentées sur ce fondement.

DECIDE :

Article 1er : La somme de 47 000 euros que la société A'liénor a été condamnée à payer à M. et Mme A... C... en réparation des troubles causés par l'autoroute A 65 portera intérêts à compter du 9 décembre 2014.

Article 2 : Le surplus des conclusions présentées par les parties est rejeté.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société A'liénor et à M. et Mme D... et

Claudie A... C....

Délibéré après l'audience du 30 novembre 2021 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, présidente,

Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,

Mme Nathalie Gay, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 29 décembre 2021.

La présidente-assesseure

Anne Meyer

La présidente, rapporteure,

Catherine B...Le président

Catherine B...Le greffier,

Fabrice Benoit

La greffière,

Virginie Guillout

La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et solidaire en ce qui le concerne et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

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No 19BX02239


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 19BX02239
Date de la décision : 29/12/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

67-03-03-01 Travaux publics. - Différentes catégories de dommages. - Dommages causés par l'existence ou le fonctionnement d'ouvrages publics. - Existence de l'ouvrage.


Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Catherine GIRAULT
Rapporteur public ?: Mme GALLIER
Avocat(s) : CABINET CASANOVA MAINGOURD THAI THONG

Origine de la décision
Date de l'import : 11/01/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2021-12-29;19bx02239 ?
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