Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Le département de la Charente-Maritime a demandé au tribunal administratif de Poitiers de condamner solidairement la société Laporte Service Route, la société Signature Traffic Systems, la société Signalisation France et Sécurité et la société Signalisation à lui verser la somme de 830 913,59 euros en réparation du préjudice qu'il a subi à la suite de l'entente pratiquée par ces sociétés pour l'attribution de marchés portant sur la signalisation verticale.
Par un jugement n° 1401603 du 22 mars 2017, le tribunal administratif de Poitiers a condamné solidairement les sociétés Laporte Service Route, représentée par Me F...mandataire judiciaire, Signature SA, aux droits de laquelle est venue la société Signalisation France, et Sécurité et Signalisation, représentée par MeD..., mandataire judiciaire, à verser au département de la Charente-Maritime la somme de 290 819,76 euros.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires complémentaires, présentés le 15 mai 2017, le 5 octobre 2017, le 18 octobre 2017 et le 13 novembre 2017, la société Signalisation France, représentée par MeA..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Poitiers ;
2°) de rejeter la demande du département de la Charente-Maritime ;
3°) de mettre à la charge du département de la Charente-Maritime la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient, en ce qui concerne la recevabilité de la demande de première instance, que :
- le département était irrecevable à demander la condamnation des sociétés, personnes privées, dès lors qu'il disposait du pouvoir d'émettre à l'encontre de ces dernières un titre exécutoire pour le recouvrement des sommes dont il estimait que ces dernières lui étaient redevables ; le litige a trait aux manoeuvres dolosives accomplies par ses sociétés, ce qui ne pouvait se rattacher à l'exécution du contrat ; par conséquent, l'exception au principe posé par la jurisprudence " préfet de l'Eure " en matière ne saurait trouver application au cas d'espèce ;
- il appartenait également au département de déclarer sa créance auprès du mandataire judiciaire des sociétés à l'encontre desquelles une procédure collective avait été ouverte ;
Elle soutient, au fond, que :
- le tribunal ne pouvait prononcer une condamnation solidaire à son encontre dès lors qu'elle n'était pas partie aux marchés ; le seul fait qu'elle ait participé aux manoeuvres dolosives constatées au plan national n'impliquait pas sa condamnation solidaire ;
- il n'est pas établi que le département ait été dans l'obligation d'assumer un surprix lorsqu'il a passé les marchés litigieux ; la seule condamnation prononcée par l'Autorité de la concurrence n'établit pas la réalité du préjudice invoquée, ni celle du dol, et il appartenait au tribunal d'ordonner la communication des pièces du marché pour établir les faits sur lesquels il s'est appuyé pour prononcer la condamnation ;
- pour déterminer l'étendue du préjudice, il ne pouvait être tenu compte des marchés signés avec la société Signature Traffic System dès lors que le tribunal a reconnu que cette dernière n'avait pas participé aux agissements anticoncurrentiels constatés.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 5 septembre 2017, le 4 octobre 2017, le 19 octobre 2017, le département de la Charente-Maritime, représenté par MeG..., conclut :
1°) à la condamnation solidaire des sociétés Laporte Service Route, Signalisation France et Sécurité et Signalisation à lui verser la somme de 830 913,59 euros à titre de dommages et intérêts ;
2°) à ce qu'il soit mis à la charge des mêmes la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la jurisprudence " préfet de l'Eure " n'est pas opposable à l'action des collectivités publiques tendant à la réparation des préjudices causés par les agissements anticoncurrentiels de sociétés privées ;
- le département n'était pas tenu de déclarer sa créance dès lors que celle-ci n'avait pas pris naissance avant le jugement d'ouverture du redressement judiciaire ;
- les sociétés ont été condamnées pour leurs pratiques anticoncurrentielles par l'Autorité de la concurrence puis la Cour d'appel de Paris ; le juge administratif s'appuie sur ces décisions pour retenir le dol commis par lesdites sociétés ; il existe du fait de ces décisions une présomption irréfragable quant à la réalité du dol commis et la victime est dispensée de la charge de la preuve de la réalité de celui-ci ; ainsi, le lien de causalité entre les manquements relevés et les préjudices subis par les collectivités publiques est établi ;
- le préjudice est constitué par le fait que les agissements anticoncurrentiels commis ont permis d'augmenter artificiellement le coût du marché sur une période allant de 1997 à 2006.
Par deux mémoires, enregistré le 18 octobre 2017 et le 15 décembre 2017, la société Signature Traffic Systems, représentée par MeB..., conclut à la confirmation du jugement du tribunal en tant qu'il l'a mise hors de cause et à ce qu'il soit mis à la charge du département de la Charente-Maritime la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- c'est à bon droit que le tribunal l'a mise hors de cause en relevant qu'elle n'appartenait pas au groupe d'entreprises qui ont procédé aux agissements anticoncurrentiels en litige ; de plus, elle relève d'un secteur d'activité distinct desdites entreprises ;
- en appel, le département de la Charente-Maritime en a pris acte et ne demande plus la condamnation de la société Signature Traffic Systems.
Par ordonnance du 13 novembre 2017, la clôture d'instruction a été fixée au 20 décembre 2017 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de commerce ;
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Frédéric Faïck,
- les conclusions de M. Guillaume de La Taille Lolainville, rapporteur public,
- et les observations de Me de la Ferté-Sénectère, représentant la société Signalisation France, de MeE..., représentant le département de la Charente-Maritime, et de MeC..., représentant la société Signature Traffic Systems.
Considérant ce qui suit :
1. Le département de la Charente-Maritime a conclu, entre 1997 et 2006, avec diverses sociétés des marchés portant sur la fourniture de matériels de signalisation routière verticale.
2. Par une décision du 22 décembre 2010, confirmée par la cour d'appel de Paris le 29 mars 2012, l'Autorité de la concurrence a condamné huit opérateurs économiques du secteur de la signalisation routière au paiement d'une sanction financière de 52,7 millions d'euros pour des pratiques anticoncurrentielles ayant permis à ces entreprises de surévaluer leurs prix dans le cadre de marchés publics attribués entre 1997 et 2006. Le département de la Charente-Maritime, estimant que l'entente organisée entre ses prestataires lui a causé un préjudice à l'occasion de la signature de ses marchés dans un contexte de concurrence faussée, a demandé au tribunal administratif de Poitiers la condamnation solidaire des sociétés Laporte Service Route, Signature Traffic Systems, Signalisation France et Sécurité et Signalisation à lui verser une indemnité de 830 913,59 euros. Par un jugement rendu le 22 mars 2017, le tribunal administratif de Poitiers, après avoir mis hors de cause la société Signature Traffic Systems, a condamné solidairement la société Laporte Service Route, représentée par son mandataire judiciaire, MeF..., la société Signature SA, aux droits de laquelle est venue la société Signalisation France et la société Sécurité et Signalisation, représentée par MeD..., mandataire judiciaire, à verser au département de la Charente-Maritime la somme de 290 819,76 euros à titre de dommages et intérêts.
3. La société Signalisation France, anciennement dénommée Signature SA, relève appel de ce jugement dont elle demande l'annulation. Le département de la Charente-Maritime demande, par la voie de l'appel incident, que l'indemnité qui lui a été allouée en première instance soit portée à la somme de 830 913,59 euros et qu'elle soit mise à la charge solidaire des sociétés Laporte Service Route, Signalisation France et Sécurité et Signalisation. La société Signature Traffic Systems conclut à la confirmation du jugement du tribunal en tant qu'il l'a mise hors de cause.
Sur les fins de non-recevoir opposées à la demande de première instance :
4. En premier lieu, une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre. En particulier, les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l'encontre de leurs débiteurs, ne peuvent saisir directement le juge administratif d'une demande tendant au recouvrement de leur créance.
5. Néanmoins, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la faculté d'émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge administratif d'une demande tendant à son recouvrement.
6. L'action tendant à l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né des stipulations du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, doit être regardée, pour l'application des principes énoncés aux deux points précédent, comme trouvant son origine dans le contrat.
7. L'action introduite par le département de la Charente-Maritime devant le juge administratif est fondée sur la responsabilité quasi délictuelle des sociétés prestataires en raison des agissements dolosifs de celles-ci lors de la conclusion des marchés publics signés entre 1997 et 2006 en vue de l'acquisition de panneaux de signalisation routière et d'équipements annexes. Il résulte du point précédent que cette action trouve son origine dans le contrat et qu'elle pouvait donc faire l'objet d'une saisine directe du juge administratif. Par suite, la fin de non-recevoir tirée de ce que le département de la Charente-Maritime ne pouvait agir qu'en émettant un titre exécutoire pour le recouvrement des sommes qu'il estimait devoir lui être dues doit être écartée.
8. En second lieu, les dispositions des articles L. 622-1 et suivants du code de commerce d'où résultent, d'une part, le principe de la suspension ou de l'interdiction de toute action en justice de la part de tous les créanciers à compter du jugement d'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, d'autre part, l'obligation, qui s'impose aux collectivités publiques comme à tous autres créanciers, de déclarer leurs créances dans les conditions et délais fixés, ne comportent pas de dérogation aux dispositions régissant les compétences respectives des juridictions administratives et judiciaires. Si la détermination des modalités de règlement des créances sur les entreprises en état de redressement puis de liquidation est réservée à l'autorité judiciaire, il appartient au juge administratif, s'agissant des créances qui par leur nature relèvent de sa compétence, d'examiner si la personne publique demanderesse a droit à réparation, de fixer le montant des sommes qui lui sont dues à ce titre et de prononcer ainsi une condamnation, sans préjudice des suites que la procédure judiciaire est susceptible d'avoir sur le recouvrement de ces créances. Par suite, et en tout état de cause, la circonstance que le département de la Charente-Maritime n'aurait pas déclaré sa créance éventuelle à l'occasion des procédures collectives ouvertes à l'encontre des sociétés Laporte Service Route et Sécurité et Signalisation est sans influence sur l'action indemnitaire engagée par ladite collectivité dès lors qu'elle n'est elle-même entachée d'aucune irrecevabilité au regard des dispositions dont l'appréciation relève de la juridiction administrative.
Sur la responsabilité :
9. La société Signalisation France, précédemment dénommée Signature SA, a été condamnée par une décision de l'Autorité de la Concurrence du 22 décembre 2010, confirmée par la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 29 mars 2012, à une amende finale de 10 millions d'euros pour violation des dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce prohibant les ententes anticoncurrentielles et abus de position dominante. Il résulte de ces décisions qu'en 1997, la société appelante a été à l'origine de la mise en place, en France, du " cartel de la signalisation verticale " qui aura permis, jusqu'à son démantèlement en 2006, à plusieurs sociétés, dont l'appelante elle-même, de se répartir les marchés de panneaux de signalisation verticale par l'effet d'un plan anticoncurrentiel concerté.
10. En organisant ensemble et de manière concertée cette entente en vue de bénéficier de ses effets anticoncurrentiels, les sociétés Laporte Service Route, Signalisation France et Sécurité et Signalisation ont commis une faute envers le département de la Charente-Maritime. Dans ces circonstances, la société appelante pouvait à bon droit être condamnée par le tribunal à indemniser le département solidairement avec les autres organisatrices de l'entente, quand bien même elle n'a pas contracté avec le département de la Charente-Maritime.
11. Il résulte de l'instruction et notamment des faits relevés par le juge de la concurrence que l'entente a entraîné sur le marché de la fabrication de panneaux de signalisation routière un surprix, d'un ordre de grandeur variant, a minima, de 5 à 10 % ainsi que le corrobore la baisse des prix constatée dans le secteur à la suite de l'éclatement du " cartel de la signalisation verticale ". Dans ces conditions, et contrairement à ce que soutient la société appelante, le lien de causalité entre les agissements dolosifs commis par la société et l'existence entre 1997 et 2006 de marchés conclus à des prix désavantageux pour le département de la Charente-Maritime doit être regardé comme établi.
Sur le préjudice :
12. Au point 368 de sa décision, l'Autorité de la Concurrence a fait référence à une étude du cabinet Deloitte selon laquelle l'entente a entraîné pour les collectivités publiques un surprix estimé entre 6 et 7 % du prix normal mesuré sur l'ensemble du marché des panneaux de signalisation verticale. Pour établir ce surprix, l'auteur de l'étude s'est appuyé sur une comparaison de la structure du résultat de l'entreprise Signature avec celle des concurrents non-membres de l'entente qui n'avaient pu, par définition, bénéficier de la répartition des marchés. Ni la société appelante ni le département de la Charente-Maritime n'apportent des éléments permettant de remettre sérieusement en cause les conclusions de cette étude. C'est, par suite, à bon droit que les premiers juges ont estimé que le préjudice subi par le département devait être évalué à 7 % du montant total des commandes passées avec les sociétés ayant participé à l'entente.
13. Les deux tableaux que produit le département afin d'établir le montant de son préjudice donnent des indications divergentes sur le montant des marchés conclus avec les sociétés organisatrices de l'entente entre 1997 et 2006. De plus, ces tableaux incluent les marchés signés avec la société Signature Trafic Systems dont la mise hors de cause prononcée par le tribunal n'est pas contestée en appel. Alors que le montant des dommages et intérêts demandé par le département est contesté par la société appelante, la cour ne trouve au dossier aucun élément précis et concordant permettant de déterminer avec une précision suffisante le montant du préjudice. Dans ces conditions, il y a lieu pour la cour d'ordonner une mesure d'instruction dont le contenu est fixé à l'article 2 du dispositif du présent arrêt.
DECIDE :
Article 1er : La société Signalisation France est déclarée responsable du préjudice subi par le département de la Charente-Maritime à l'occasion de la signature des marchés de signalisation routière verticale passés entre 1997 et 2006.
Article 2 : Le département de la Charente-Maritime est invité, afin de permettre à la cour de se prononcer sur le montant des dommages et intérêts demandés, de produire tous éléments permettant de connaître le montant des marchés qu'il a conclus avec les sociétés ayant participé à l'entente entre 1997 et 2006 et tous éléments justifiant les paiements effectués dans le cadre de l'exécution de ces marchés. Un délai de quarante cinq jours à compter de la notification du présent arrêt est imparti au département de la Charente-Maritime pour produire à la cour les pièces justificatives demandées.
Article 3 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué au présent arrêt sont réservés jusqu'en fin d'instance.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Signalisation France, au département de la Charente-Maritime, à MeF..., mandataire judiciaire de la société Laporte Service Route, à la société Signature Traffic Systems et à MeD..., mandataire judiciaire de la société Signalisation France et Sécurité.
Délibéré après l'audience du 5 mars 2019 à laquelle siégeaient :
Mme Elisabeth Jayat, président,
M. Frédéric Faïck, premier conseiller,
Mme Caroline Gaillard, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 19 mars 2019.
Le rapporteur,
Frédéric FaïckLe président,
Elisabeth JayatLe greffier,
Florence Deligey
La République mande et ordonne au préfet de la Charente-Maritime en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
2
N° 17BX01521