Vu la procédure suivante :
Procédures contentieuses antérieures :
La société Usine du Marin a demandé au tribunal administratif de la Martinique d'annuler la décision implicite par laquelle le préfet de la Martinique a rejeté sa demande tendant à obtenir le concours de la force publique pour assurer l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France ordonnant aux occupants sans droit ni titre de quitter les terrains dénommés " Habitation Anse Noire ", situés sur le territoire de la commune de Sainte-Anne.
Par un jugement n° 0900094 du 11 juillet 2011, le tribunal administratif de LA Martinique a rejeté sa demande.
La société Usine du Marin a fait appel de ce jugement auprès de la cour administrative d'appel de Bordeaux, en demandant son annulation ainsi que celle de la décision implicite de refus précitée, ainsi que d'enjoindre au préfet de la Martinique d'accorder le concours de la force publique afin d'assurer l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 juin 1992.
Par un arrêt n° 11BX02621 du 10 décembre 2013, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté sa requête.
La société Usine du Marin s'est pourvue en cassation contre cet arrêt, en demandant au Conseil d'Etat d'annuler ledit arrêt et, réglant l'affaire au fond, d'une part, d'annuler le jugement du 11 juillet 2011 du tribunal administratif de la Martinique ainsi que la décision litigieuse, et d'autre part, d'enjoindre au préfet de la région Martinique d'accorder le concours de la force publique ou, à titre subsidiaire, de réexaminer sa demande tendant à obtenir ce concours, et de prononcer contre l'Etat, à défaut pour lui de justifier de l'exécution de la décision rendue dans un délai de deux mois à compter de sa notification, une astreinte de 1 000 euros par jour jusqu'à la date à laquelle cette décision aura reçu exécution.
Par un arrêt n° 376208 du 27 novembre 2015, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux en sous-sections réunies, a annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 10 décembre 2013 en tant qu'il omet de statuer sur la légalité du refus du représentant de l'Etat d'accomplir des diligences appropriées pour rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite du terrain " Habitation Anse Noire ", a renvoyé l'affaire, dans cette mesure, à la cour administrative d'appel de Bordeaux et a rejeté le surplus des conclusions du pourvoi.
Nouvelle procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 12 septembre 2011, le 6 février 2012 et le 13 juin 2012, la société Usine du Marin, représentée par la SCP Hélène Didier et François Pinet, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 0900094 du 11 juillet 2011 par lequel le tribunal administratif de la Martinique a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite née du silence gardé par le préfet de la région Martinique sur sa demande en date du 23 octobre 2008 tendant à obtenir le concours de la force publique en vue d'assurer l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France ordonnant aux occupants sans droit ni titre de quitter les terrains dénommés " Habitation Anse Noire ", sis sur le territoire de la commune de Sainte Anne dont elle est propriétaire ;
2°) d'annuler la décision implicite de refus précitée ;
3°) d'enjoindre au préfet de la Martinique d'accorder le concours de la force publique afin d'assurer l'exécution du jugement du 13 février 1990 du tribunal de grande instance de Fort-de-France confirmé par l'arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 juin 1992 et d'assortir cette injonction d'une astreinte de 300 euros par jour de retard à compter d'un délai d'un mois à compter de la décision à intervenir ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la décision de refus de concours de la force publique, dont les motifs résultent des observations du préfet devant le tribunal, est fondée sur des troubles passés dont rien ne permet de considérer qu'ils étaient encore d'actualité à la date de la décision attaquée ; ainsi, cette décision est entachée d'une erreur de droit faute pour l'autorité préfectorale de se fonder sur un risque établi de troubles actuels à l'ordre public ;
- en estimant qu'il ne " ressortait pas des pièces du dossier et qu'il n'était d'ailleurs pas allégué que la situation décrite par le préfet aurait évolué depuis lors ", le tribunal administratif de la Martinique a inversé la charge de la preuve ;
- il y a contradiction dans les jugements du tribunal administratif dès lors que, d'une part, la requérante se voit opposer un refus de concours de la force publique au motif que toute tentative pour reprendre possession des lieux serait source de très importants troubles à l'ordre public, d'autre part, elle se voit refuser l'indemnisation au motif qu'elle pourrait elle-même reprendre possession de la plupart de ses terrains ;
- le refus contesté méconnaît son droit au respect de son bien immobilier garanti par les stipulations de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- ce refus méconnaît également les stipulations de l'article 6-1 et de l'article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui consacre le droit à un procès équitable et le droit à un recours effectif ;
- contrairement aux affirmations du ministre, si l'huissier est effectivement seul chargé de l'exécution, cela n'implique pas qu'il soit seul habilité, en amont de cette exécution, à présenter la demande de concours de la force publique ;
- en outre il ne fait aucun doute que le préfet de la Martinique s'est estimé régulièrement saisi de la demande de concours et a entendu la rejeter ;
- s'agissant des troubles à l'ordre public évoqués par le ministre, aucun d'entre eux n'a moins de dix ans.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 janvier 2012, le ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public justifiaient que le préfet de la région Martinique refuse d'accorder le concours de la force publique ; que compte tenu de l'opposition farouche de la familleA..., soutenue par la population, prête à intervenir le cas échéant, le risque de troubles à l'ordre public qu'entraînerait la mise en oeuvre d'une décision d'octroi de la force publique demeure toujours important et justifie ainsi la position de l'Etat depuis 2001 ;
- contrairement à ce que soutient la requérante, ce n'est pas une simple éventualité de troubles à l'ordre public que le juge a pris en compte pour valider la décision critiquée mais il a pris acte de troubles à l'ordre public décrits par le préfet et de ce qu'aucun élément ne démontrait qu'ils avaient disparu ;
- la contradiction entre les jugements avancés par la requérante n'existe pas : d'un côté le tribunal a considéré qu'aucun élément ne démontrait qu'il existait un trouble à l'ordre public en cas d'installation de la requérante sur les 116 hectares 97 ares et 97 centiares non occupés par les consorts A...mais a également reconnu que des risques existaient quant à la partie occupée par ces derniers ;
- la requérante a été indemnisée des préjudices causés par le refus de concours de la force publique à hauteur de 2,3 millions d'euros ;
- à titre subsidiaire, seul l'huissier peut demander le concours de la force publique au préfet, or au cas d'espèce, la demande de concours du 27 octobre 2008 a été directement réalisée par le bénéficiaire du jugement d'expulsion ; qu'en présence d'une procédure irrégulière le silence gardé par l'administration n'a donc fait naître aucune décision implicite de rejet.
Par un mémoire, enregistré le 5 janvier 2016, la société Usine du Marin, toujours représentée par la SCP Hélène Didier et François Pinet, demande à la cour, à la suite de l'intervention de l'arrêt du Conseil d'Etat du 27 novembre 2015 :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de la Martinique du 11 juillet 2011 ainsi que la décision implicite de refus précitée ;
2°) d'enjoindre au préfet de la Martinique d'accomplir les diligences appropriées pour mettre fin à l'occupation illicite des terrains dénommés " Habitation Anse Noire " et d'assortir cette injonction d'une astreinte de 1 000 euros par jour de retard dans le délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient en outre que :
- il résulte de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 27 novembre 2015 que le jugement du 11 juillet 2011 est entaché de la même erreur de droit que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 10 décembre 2013 ;
- il s'ensuit en effet tant de cet arrêt que des articles 6-1 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention, ainsi que de la jurisprudence dégagée par la cour européenne des droits de l'homme, que si l'Etat ne peut justifier son abstention de prendre les mesures nécessaires pour l'exécution d'une décision de justice qu'en invoquant des considérations sérieuses d'ordre public, il faut que les autorités établissent avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pour trouver une solution satisfaisante à même de sauvegarder les intérêts du bénéficiaire de la décision de justice, les considérations d'ordre public ne pouvant en tout état de cause, justifier un report sine die ni un refus définitif d'exécution ;
- en l'espèce, si n'est plus en débat, compte tenu de la décision du Conseil d'Etat, l'existence de considérations impérieuses d'ordre public s'opposant à l'octroi du concours de la force publique, en revanche le refus qui lui a été opposé ne pouvait être légalement pris , dès lors qu'il s'analyse également comme un refus de prendre toute mesure appropriée pour mettre un terme à l'occupation de ses terrains ; en 2008, soit plus de quinze ans après la première demande de sa part, le jugement du 13 février 1990 n'est toujours pas exécuté ; ces années n'ont jamais été mises à profit pour mettre en oeuvre une quelconque mesure appropriée ; depuis 1993, les services préfectoraux n'ont donc entamé aucune démarche sérieuse pour remédier à la situation d'occupation illégale ; le préfet n'apporte aucune justification des démarches qu'il aurait entrepris pour trouver une solution, même temporaire ou provisoire ; l'administration n'a ainsi jamais engagé aucune concertation sérieuse avec les consortsA..., ne serait-ce que pour tenter de les reloger, les confortant dès lors dans leur occupation ; en avril 2013, la société a une nouvelle fois sollicité du préfet le concours de la force publique, demande qui a été rejetée le 23 juillet 2013, au motif de " discussions en cours avec les parties concernées " ; en réalité, ces discussion n'ont jamais eu lieu, si bien que ce motif a été censuré par le tribunal administratif, qui a annulé cette décision par un jugement du 12 février 2015 ; par le même jugement, le tribunal a enjoint au préfet de réexaminer sa demande, mais le préfet n'a cependant rien entrepris depuis ; depuis 1993, l'Etat se cantonne ainsi dans l'inaction, sans avoir jamais entrepris aucune démarche appropriée et qu'elle se trouve totalement démunie pour obtenir l'exécution des décisions de justice ; au surplus, en laissant perdurer une telle situation, l'Etat a non seulement conforté les consorts A...dans leur sentiment d'occupation légitime, mais les a laissés dégrader ses terres et a laissé s'installer un climat non propice à de solutions pacifiques ;
- la décision attaquée doit donc être annulée en tant que le préfet refuse d'accomplir les diligences appropriées pour mettre en oeuvre l'obligation de faire exécuter les décisions de justice rendues en sa faveur et ce, pendant une durée manifestement excessive.
Par une ordonnance du 21 décembre 2015, la clôture de l'instruction a été fixée au 21 janvier 2016.
La société Usine du Marin a produit un mémoire en réplique, enregistré le 6 février 2017, qui n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure civile ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Florence Rey-Gabriac,
- et les conclusions de Mme Béatrice Molina-Andréo, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Le 23 mai 1950, dans le cadre de la successionA..., la société Usine du Marin, qui mène notamment des activités d'élevage, mais également immobilières, a acquis, par jugement d'adjudication du tribunal civil de Fort-de-France, une habitation dite " Anse Noire ", sise sur le territoire de la commune de Sainte-Anne (Martinique), d'une contenance d'environ 130 ha. Cependant, les descendants du défunt, les consortsA..., ont continué d'occuper une partie de la propriété. Par un jugement du 12 décembre 1978, le TGI de Fort-de-France leur a ordonné de quitter les lieux, faute de quoi ils pourraient être expulsés, jugement confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 6 mars 1980. Par un nouveau jugement du 13 février 1990, le même TGI a ordonné l'expulsion de ces occupants, au besoin par la force publique, dans un délai d'un mois à compter de la signification dudit jugement, lequel a été confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 juin 1992. La société Usine du Marin, qui avait déjà demandé au préfet le concours de la force publique aux fins d'expulsion le 7 juillet 1993 et le 17 mai 1994, a réitèré cette demande le 23 octobre 2008. Du silence de l'administration est née une décision implicite de rejet. La société a présenté au préfet une nouvelle demande dans le même sens le 25 avril 2013, rejetée par décision explicite du 23 juillet 2013. Par un jugement du 12 février 2015, le tribunal administratif de la Martinique a annulé cette dernière décision comme étant fondée sur un motif, tiré de " discussions en cours avec les parties concernées ", dont les premiers juges ont estimé que l'exactitude matérielle n'était pas établie, et a enjoint au préfet de la Martinique de procéder au réexamen de la demande de concours de la force publique présentée par la société dans un délai de deux mois. Par ailleurs, la société Usine du Marin a, par deux fois, formé un indemnitaire contre l'Etat, lequel a été condamné à deux reprises, par jugements du 5 octobre 1999 et du 31 décembre 2010 du tribunal administratif de la Martinique, à réparer ses préjudices. S'agissant de la décision implicite de rejet opposée par le préfet de la Martinique à la demande de la société du 23 octobre 2008, ladite société a formé une requête devant la cour administrative d'appel de Bordeaux, tendant à l'annulation du jugement du tribunal administratif de la Martinique du 11 juillet 2011, qui avait rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision. Le Conseil d'Etat a, par un arrêt de sous-section réunies en date du 27 novembre 2015, annulé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 10 décembre 2013, qui avait confirmé le jugement du tribunal administratif du 11 juillet 2011, en tant qu'il omet de statuer sur la légalité du refus du représentant de l'Etat d'accomplir des diligences appropriées pour rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite du terrain " Habitation Anse Noire " et renvoyé, dans cette mesure, l'affaire devant la cour.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
2. Aux termes de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) ". Aux termes de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (...) ". Aux termes de l'article 16 de la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution, applicable au litige, dont les dispositions ont été reprises à l'article L. 153-1 du code des procédures civiles d'exécution : " L'Etat est tenu de prêter son concours à l'exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l'Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation ".
3. Il résulte de ces textes que le représentant de l'Etat, saisi d'une demande en ce sens, doit prêter le concours de la force publique en vue de l'exécution des décisions de justice ayant force exécutoire. Seules des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public, ou des circonstances postérieures à une décision de justice ordonnant l'expulsion d'occupants d'un local, faisant apparaître que l'exécution de cette décision serait de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, peuvent légalement justifier, sans qu'il soit porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, le refus de prêter le concours de la force publique.
4. Dans le cas où, à la suite d'un premier refus de concours de la force publique, la décision de justice demeure inexécutée pendant une durée manifestement excessive au regard des droits et intérêts en cause, il incombe au représentant de l'Etat, alors même que des considérations impérieuses justifieraient toujours un refus de concours de la force publique, de rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite des lieux. S'il est alors saisi d'une demande d'annulation pour excès de pouvoir d'un nouveau refus de concours de la force publique, il appartient au juge administratif d'analyser les conclusions dont il est saisi comme dirigées non seulement contre ce refus, mais aussi, subsidiairement, contre le refus d'accomplir des diligences appropriées pour mettre en oeuvre l'obligation définie ci-dessus. Il lui appartient, par suite, de se prononcer sur la légalité du nouveau refus de concours, mais aussi, dans l'hypothèse où il juge que ce refus est légalement justifié, sur les diligences accomplies par le représentant de l'Etat. Dans cette dernière hypothèse, s'il annule la décision en tant qu'elle refuse d'accomplir des diligences appropriées, il peut, saisi de conclusions en ce sens, enjoindre au représentant de l'Etat, le cas échéant sous astreinte, d'accomplir de telles diligences, dans un délai qu'il fixe.
5. Par son arrêt du 10 décembre 2013, la cour administrative d'appel de Bordeaux a estimé : " qu'il ressort des pièces du dossier que les occupants sans titre de la propriété " Anse Noire " située à Sainte-Anne, dont l'expulsion a été ordonnée par le jugement susmentionné du 13 février 1990, revendiquent la propriété des terrains qu'ils occupent en soutenant que leur famille en est propriétaire depuis septembre 1900 et que le président directeur général de la société Usine du Marin veut les en déloger ; qu'ils ont incité, au moyen de tracts, la population à les aider à défendre " leurs terres " au nom de l'identité martiniquaise et antillaise afin de combattre les " désirs tentaculaires de ce béké " ; que le 23 août 2001, accompagnés de militants acquis à leur cause, ils ont bloqué l'accès à l'usine du Marin, distribué des tracts et " confisqué " le véhicule d'un salarié qui tentait de se rendre dans l'usine, puis, le 27 août, ont établi un barrage au niveau du rond-point situé à proximité de l'usine ; qu'un conducteur qui a tenté de forcer ce barrage a failli être lynché et n'a dû son salut qu'à l'intervention des forces de l'ordre ; que le maire de la commune de Sainte-Anne, également vice-président du conseil général de la Martinique et fondateur-président du " Mouvement des démocrates et écologistes pour une Martinique souveraine ", apporte constamment son soutien aux occupants sans titre de la propriété " Anse Noire " ; que les pièces datant de 2011, produites au dossier par l'administration, même si elles sont postérieures à la décision attaquée, démontrent la persistance, depuis les événements de 2001 décrits précédemment, du conflit, aux résonances politiques et sociales, opposant la famille détenant le capital de la société Usine du Marin aux occupants sans titre de la propriété " L'Anse Noire ", ainsi que du soutien apporté à la cause de ces derniers notamment par le " Mouvement des démocrates et écologistes pour une Martinique souveraine " ; que, dans les circonstances particulières de l'affaire, l'administration doit être regardée comme apportant la justification que le refus litigieux de prêter le concours de la force publique pour l'exécution du jugement du 13 février 1990 était légalement justifié par les risques de troubles graves à l'ordre public qu'aurait comporté l'exécution forcée de cette décision de justice ".
6. Le Conseil d'Etat ayant, par son arrêt du 27 novembre 2015, estimé qu'au terme de cette analyse, la cour a estimé, en qualifiant exactement les faits qui lui étaient soumis et sans commettre d'erreur de droit, qu'en l'espèce, des considérations impérieuses tenant à la sauvegarde de l'ordre public justifiaient légalement le refus de concours de la force publique opposé par le représentant de l'Etat, il y a lieu d'adopter le motif sus-rappelé de l'arrêt du 10 décembre 2013.
7. Cependant, il ressort des pièces du dossier que le jugement dont l'exécution est demandé est celui du TGI de Fort-de-France du 13 février 1990, confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 19 juin 1992, jugement qui avait ordonné " l'expulsion, tant de leurs personnes et de leurs biens que de tous occupants de leur chef (...) de la propriété Anse Noire (...) qu'ils occupent sans droit ni titre ", et qui ne fait au demeurant que réitérer un premier jugement du même tribunal du 12 décembre 1978, lequel disposait que : " Faute par [les personnes occupantes] de vider les lieux tant de corps que de biens que de tous occupants de leur chef, il sera procédé à leur expulsion par huissier de justice assisté au besoin de la force publique ", confirmé lui aussi par un arrêt de la cour d'appel de Fort-de-France du 6 mars 1980. Il est également constant qu'avant l'intervention de la décision en litige, la société requérante a, par trois fois au moins, sollicité sans succès du préfet le concours de la force publique afin d'obtenir l'exécution des décisions de justice précitées, à savoir le 7 juillet 1993, le 17 mai 1994 et le 23 octobre 2008. Par suite, la durée pendant laquelle ces décisions de justice sont demeurées inexécutées apparaît manifestement excessive, alors qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que, pendant ces trente années, le représentant de l'Etat ait accompli des diligences appropriées pour rechercher toute mesure de nature à permettre de mettre fin à l'occupation illicite des lieux. En effet, dans ses écritures en défense, le préfet se borne à évoquer " des tentatives faites dans le passé par l'huissier chargé de l'expulsion " et " la saisie-arrêt des comptes bancaires des occupants ", alors qu'il ne s'agit pas dans l'un comme dans l'autre cas, de diligences accomplies à son initiative ni même d'ailleurs ressortissant de sa compétence. Ainsi la société requérante fait-elle valoir à bon droit que l'Etat ne justifie pas avoir jamais entrepris, depuis sa première demande de concours de la force publique, des démarches de nature à déboucher sur une solution, même temporaire ou provisoire, pouvant lui permettre, à terme, de recouvrer la jouissance de son bien, telles que, par exemple, des tentatives d'instauration d'une concertation ou de discussions entre les parties concernées ou encore des propositions de relogement en direction des occupants des terrains.
8. Il résulte de tout ce qui précède que la société Usine du Marin est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué du 11 juillet 2011 du tribunal administratif de la Martinique, les premiers juges n'ont pas annulé la décision de rejet implicite du préfet de la Martinique opposée à sa demande du 23 octobre 2008, en tant qu'elle refuse d'accomplir des diligences appropriées.
Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :
9. Le motif d'annulation retenu par le présent arrêt implique qu'il soit enjoint au préfet de la Martinique de mettre en place des diligences appropriées afin de mettre fin à l'occupation illicite des terrains appartenant à la société requérante, dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt, et d'en tenir informée la requérante, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros que demande la société Usine du marin sur le fondement de ces dispositions.
DECIDE :
Article 1er : La décision implicite de rejet opposée par le préfet de la Martinique à la demande de la société Usine du Marin du 23 octobre 2008 est annulée en tant que le préfet refuse d'accomplir des diligences appropriées, de nature à mettre fin à l'occupation illicite des terrains dont la société est propriétaire.
Article 2 : Le jugement n° 0900094 du tribunal administratif de la Martinique du 11 juillet 2011 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er ci-dessus.
Article 3 : Il est enjoint au préfet de la Martinique de mettre en place des diligences appropriées, dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt, et d'en tenir informée la société requérante.
Article 4 : L'Etat versera à la société Usine du Marin la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société Usine du Marin, au ministre de l'intérieur et au ministre des outre-mer. Copie en sera transmise au préfet de la Martinique.
Délibéré après l'audience du 27 février 2017 à laquelle siégeaient :
M. Pierre Larroumec, président,
M. Pierre Bentolila, premier conseiller,
Mme Florence Rey-Gabriac, premier conseiller,
Lu en audience publique, le 27 mars 2017.
Le rapporteur,
Florence Rey-GabriacLe président,
Pierre Larroumec
Le greffier,
Delphine Céron La République mande et ordonne au ministre de au ministre de l'intérieur et au ministre des outre-mer, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition certifiée conforme.
Le greffier,
Delphine Céron
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N° 15BX03889