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05/12/2023 | FRANCE | N°22PA00724

France | France, Cour administrative d'appel, 6ème chambre, 05 décembre 2023, 22PA00724


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Paris par une requête transmise au tribunal administratif de Melun par une ordonnance n° 1901802 du 1er février 2019, d'annuler la décision implicite par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande du 21 février 2018 tendant au versement de la solde de captivité, de la prime de démobilisation et du pécule qui n'ont pas été versés à son père, M. C... B..., de son vivant, et d'enjoindre à la ministre des armées

de lui verser la somme de 30 000 euros.



Par un jugement n° 1901002 du 16 décembre...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Paris par une requête transmise au tribunal administratif de Melun par une ordonnance n° 1901802 du 1er février 2019, d'annuler la décision implicite par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande du 21 février 2018 tendant au versement de la solde de captivité, de la prime de démobilisation et du pécule qui n'ont pas été versés à son père, M. C... B..., de son vivant, et d'enjoindre à la ministre des armées de lui verser la somme de 30 000 euros.

Par un jugement n° 1901002 du 16 décembre 2021, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 16 février 2022, 18 mars 2022, 31 mai 2022 et 24 mai 2023, M. B..., représenté par la SCP Fabiani, Luc-Thaler, Pinatel, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du 16 décembre 2021 du tribunal administratif de Melun ;

2°) d'annuler la décision implicite de rejet de sa demande préalable du 21 février 2018 ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros au titre de la solde de captivité, de la prime de démobilisation, et du pécule, dont son père décédé a été privé ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement n'a pas été signé, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 741-7 du code de justice administrative ;

- la créance dont il se prévaut n'est pas prescrite ;

- le point de départ de la prescription doit être fixé au 30 novembre 2014, date à laquelle le Président de la République a reconnu que les arriérés de solde et d'indemnités n'avaient pas été versés ;

- le cours de la prescription a en tout état de cause été interrompu par les demandes que son père avait présentées en 1953 et en 1954, qui ont également eu pour effet de proroger le délai de recours contentieux ;

- les règles de prescription appliquées par le tribunal administratif méconnaissent les stipulations de l'article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le droit à un recours effectif ;

- les règles de prescription appliquées ne respectent pas les principes constitutionnels d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi ;

- l'Etat aurait dû diligenter, en application de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, une enquête avant d'opposer la prescription quadriennale ;

- la déclaration du Président de la République du 30 novembre 2014 a fait naître une obligation naturelle, qui s'est transformée en obligation civile.

Par deux mémoires en défense, enregistrés les 4 mai et 27 juin 2023, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par la requête ne sont pas fondés.

M. B... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 6 mai 2022 du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Paris.

Par une ordonnance du 04 octobre 2023, l'instruction a été rouverte.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale ;

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

- le code civil ;

- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;

- la loi du 29 janvier 1831 modifiée par le décret du 30 octobre 1935 et la loi n° 45-0195 du 31 décembre 1945 portant fixation du budget général (services civils) pour l'exercice 1946 ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

- la circulaire du ministre de la Guerre du 4 décembre 1944 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme d'Argenlieu,

- et les conclusions de Mme Naudin, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. A... B... est le fils de M. C... B..., né en 1920 au Sénégal et aujourd'hui décédé. Ce dernier, engagé au 7ème, puis au 27ème régiment de tirailleur sénégalais à partir de 1938, a servi la France pendant la seconde guerre mondiale et a été fait prisonnier et retenu au Fronstalag de Rennes jusqu'à la Libération. Il a fait partie du contingent embarqué à Morlaix, à bord du " Circassia ", le 5 novembre 1944, et arrivé à Dakar le 21 novembre suivant. N'ayant pas perçu à son arrivée au Sénégal sa solde de captivité et sa prime de démobilisation, M. C... B... a refusé de rejoindre son foyer et s'est rendu dans le camp de Thiaroye. Il a survécu aux évènements qui se sont produits dans ce camp, le 1er décembre 1944. M. A... B..., en sa qualité d'ayant-droit, a, par une lettre du 21 février 2018 adressée à la ministre des armées, sollicité le bénéfice de la solde de captivité, de la prime de démobilisation et du pécule que son père aurait selon lui dû percevoir, pour un montant total qu'il a par la suite chiffré à 30 000 euros. Il ne lui a pas été expressément répondu. Par un jugement du 16 décembre 2021, dont M. B... relève appel, le tribunal administratif de Melun, saisi dans les mêmes termes que la lettre du 21 février 2018, a rejeté sa demande.

Sur la régularité du jugement :

2. Aux termes de l'article R. 741-7 du code de justice administrative : " Dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, la minute de la décision est signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d'audience. ". Il ressort des pièces du dossier que le jugement attaqué a été signé conformément à ces dispositions. Le moyen doit donc être écarté.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

3. En premier lieu, aux termes de l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831, dans sa rédaction issue de l'article 148 de la loi du 31 décembre 1945 portant fixation du budget général (services civils) pour l'exercice 1946, applicable à la créance : " Sont prescrites et définitivement éteintes au profit de l'Etat, des départements, des communes et des établissements publics, sans préjudice des déchéances prononcées par des lois antérieures ou consenties par des marchés et conventions, toutes créances qui, n'ayant pas été acquittées avant la clôture de l'exercice auquel elles appartiennent, n'auraient pu être liquidées, ordonnancées et payées dans un délai de quatre années à partir de l'ouverture de l'exercice pour les créanciers domiciliés en Europe et de cinq années pour les créanciers domiciliés hors du territoire européen ". Aux termes de l'article 10 de la même loi du 29 janvier 1831, dans sa rédaction issue du décret-loi du 30 octobre 1935, la prescription n'est pas applicable " aux créances dont l'ordonnancement et le paiement n'auraient pu être effectués dans les délais déterminés par le fait de l'administration ou par suite de recours devant une juridiction ".

4. Il résulte des dispositions citées au point 3 que l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831 avait institué un régime de déchéance quadriennale dans le cadre duquel la prescription de créances détenues sur l'administration était acquise à l'issue d'un délai de quatre ans qui courait à compter de l'exercice auquel elles se rattachaient. En revanche, aucune des dispositions de ce texte ne prévoyait que la prescription ne courrait pas contre le créancier qui pouvait être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement.

5. Il résulte de l'instruction, notamment de la circulaire n° 6350 du 4 décembre 1944 adressée par le ministre de la guerre aux troupes coloniales, qu'une solde de captivité et une prime de démobilisation devaient être versées aux militaires originaires de l'Empire, ex-prisonniers de guerre. Ces créances étaient donc rattachables à l'exercice budgétaire correspondant à l'année 1944. Par conséquent, leur prescription était acquise, au plus tard le 31 décembre 1948, à l'issue du délai de cinq ans courant à compter de l'ouverture de l'exercice correspondant à l'année 1944, le créancier étant domicilié hors du territoire européen. La circonstance que le père de M. B... a sollicité le versement de sa solde de captivité le 14 avril 1953, puis le 24 novembre 1954, après l'expiration du délai de prescription, est sans incidence. Ainsi, M. B..., qui sollicite le versement de la solde de captivité et de la prime de démobilisation dues à son père, toutes deux prescrites du vivant de ce dernier, et non la réparation d'un préjudice qui lui serait propre, n'est pas fondé à soutenir que la prescription n'aurait couru qu'à compter du 30 novembre 2014, date à laquelle le Président de la République a reconnu que les arriérés de solde et d'indemnités n'avaient pas été versés, et que sa créance n'était pas atteinte par la prescription le 21 février 2018, lorsqu'il en a sollicité le paiement.

6. En deuxième lieu, l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle... ".

7. Les dispositions, citées au point 3, ont été édictées dans un but d'intérêt général, en vue notamment de garantir la sécurité juridique des collectivités publiques en fixant un terme aux actions dirigées contre elles, sans préjudice des droits qu'il est loisible aux créanciers de faire valoir dans les conditions et les délais qu'elles fixent. Celles-ci ne peuvent donc pas être regardées comme portant atteinte au droit à un procès équitable, garanti par les stipulations du 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, lequel n'est pas absolu et peut se prêter à des limitations, notamment en ce qui concerne les délais dans lesquels les actions peuvent être engagées.

8. Il en résulte que M. B... n'est pas fondé à invoquer les stipulations du 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dont découlent les principes d'égalité des armes, de prévisibilité et d'intelligibilité de la loi, et de sécurité juridique. Le moyen doit donc être écarté.

9. En troisième lieu, dès lors que le délai de cinq ans, à partir de l'ouverture de l'exercice de rattachement de la créance, institué à peine de prescription par les dispositions citées au point 3, ne présente pas un caractère exagérément court, et n'a pas eu pour effet de priver M. C... B... la possibilité de saisir un tribunal du litige l'opposant à l'Etat, le moyen tiré de ce qu'il aurait été privé du droit à un recours effectif au sens de l'article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ne saurait être accueilli.

10. En quatrième lieu, M. B... ne saurait invoquer utilement les stipulations de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales relatives au droit de toute personne à la vie, ni se plaindre de l'absence d'enquête sur les évènements de Thiaroye, pour contester la prescription de la créance correspondant à la solde de captivité et à la prime de démobilisation dues à son père.

11. En cinquième lieu, il n'appartient pas au juge administratif de se prononcer en dehors d'une question prioritaire de constitutionnalité, sur la conformité d'une disposition législative à une norme de valeur constitutionnelle. Le moyen que M. B... tire de la non-conformité de l'article 9 de la loi du 19 janvier 1831 à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi qui découle de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, doit donc être écarté.

12. En sixième lieu, M. B... ne saurait en tout état de cause invoquer utilement l'obligation naturelle qui résulterait de la déclaration du Président de la République du 30 novembre 2014 concernant les évènements qui se sont produits le 1er décembre 1944 dans le camp de Thiaroye, pour contester la prescription de la créance correspondant à la solde de captivité et à la prime de démobilisation dues à son père.

13. En dernier lieu, si le requérant fait état de l'existence d'une créance au titre du pécule qui n'aurait pas non plus été versé à son père, il n'apporte à cet égard aucun élément permettant à la Cour d'apprécier le bien-fondé de la demande.

14. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande. Par voie de conséquence, sa requête, y compris ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ne peut qu'être rejetée.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 21 novembre 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Niollet, président-assesseur,

- M. Pages, premier conseiller,

- Mme d'Argenlieu, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 5 décembre 2023.

La rapporteure,

L. d'ARGENLIEULe président,

J-C. NIOLLET

La greffière,

Z. SAADAOUI

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22PA00724


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 6ème chambre
Numéro d'arrêt : 22PA00724
Date de la décision : 05/12/2023
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. NIOLLET
Rapporteur ?: Mme Lorraine D'ARGENLIEU
Rapporteur public ?: Mme NAUDIN
Avocat(s) : SCP FABIANI - LUC-THALER & PINATEL

Origine de la décision
Date de l'import : 14/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2023-12-05;22pa00724 ?
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