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11/07/2025 | FRANCE | N°493901

France | France, Conseil d'État, 7ème chambre, 11 juillet 2025, 493901


Vu la procédure suivante :



Par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 29 avril, 29 août et 15 novembre 2024 et 2 juin 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... D... demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 1er mars 2024 par laquelle l'autorité militaire de premier niveau lui a infligé la sanction de vingt jours d'arrêts ;



2°) d'enjoindre à l'administration de retirer la décision litigieuse et t

oute pièce y afférente de son dossier administratif dans un délai d'un mois à compter de la décision...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 29 avril, 29 août et 15 novembre 2024 et 2 juin 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... D... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 1er mars 2024 par laquelle l'autorité militaire de premier niveau lui a infligé la sanction de vingt jours d'arrêts ;

2°) d'enjoindre à l'administration de retirer la décision litigieuse et toute pièce y afférente de son dossier administratif dans un délai d'un mois à compter de la décision à intervenir ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de la défense ;

- la décision n° 2025-1137 QPC du Conseil constitutionnel du 30 avril 2025 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Marie Lehman, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. M. D..., capitaine de l'armée de terre, demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 1er mars 2024 de l'autorité militaire de premier niveau lui infligeant la sanction de vingt jours d'arrêts en raison de faits survenus alors qu'il exerçait les fonctions de chef d'un détachement lors d'une mission opérationnelle en Côte d'Ivoire entre octobre 2022 et février 2023.

Sur la légalité externe de la décision attaquée :

2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 4137-1 du code de la défense : " (...) Le militaire à l'encontre duquel une procédure de sanction est engagée a droit à la communication de son dossier individuel, à l'information par son administration de ce droit, à la préparation et à la présentation de sa défense. (...) ". Aux termes de l'article R. 4137-15 du même code : " Avant qu'une sanction ne lui soit infligée, le militaire a le droit de s'expliquer oralement ou par écrit, seul ou accompagné d'un militaire en activité de son choix sur les faits qui lui sont reprochés devant l'autorité militaire de premier niveau dont il relève. Au préalable, un délai de réflexion, qui ne peut être inférieur à un jour franc, lui est laissé pour organiser sa défense. / (...) Avant d'être reçu par l'autorité militaire de premier niveau dont il relève, le militaire a connaissance de l'ensemble des pièces et documents au vu desquels il est envisagé de le sanctionner ".

3. Dans le cas où, pour prendre une sanction à l'encontre d'un agent public, l'autorité disciplinaire se fonde sur le rapport établi par une mission d'inspection, elle doit mettre cet agent à même de prendre connaissance de celui-ci ou des parties de celui-ci relatives aux faits qui lui sont reprochés, ainsi que des témoignages recueillis par les inspecteurs dont elle dispose, notamment ceux au regard desquels elle se détermine. Toutefois, lorsque résulterait de la communication d'un témoignage un risque avéré de préjudice pour son auteur, l'autorité disciplinaire communique ce témoignage à l'intéressé, s'il en forme la demande, selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. Elle apprécie ce risque au regard de la situation particulière du témoin vis-à-vis de l'agent public mis en cause, sans préjudice de la protection accordée à certaines catégories de témoins par la loi.

4. Dans le cas où l'agent public se plaint de ne pas avoir été mis à même de demander communication ou de ne pas avoir obtenu communication d'une pièce ou d'un témoignage utile à sa défense, il appartient au juge d'apprécier, au vu de l'ensemble des éléments qui ont été communiqués à l'agent, si celui-ci a été privé de la garantie d'assurer utilement sa défense.

5. Il ressort des pièces du dossier que M. D... a obtenu communication, le 20 février 2024, de la lettre du 1er février 2024 adressée au général de division Ohnet par le colonel C... à l'issue de l'enquête de commandement qu'il a menée, ainsi que des annexes à cette lettre, à savoir le rapport de cette enquête sur lequel s'est fondé l'autorité disciplinaire (annexe I), les pièces permettant d'établir la matérialité des faits (annexe II) et les comptes rendus des entretiens réalisés dans le cadre de cette enquête (annexe III). Le requérant soutient qu'il n'a, en revanche, obtenu communication ni de la lettre du 7 décembre 2023 de Mme B... saisissant la cellule " Themis " chargée au sein du ministère des armées de recueillir et de veiller au traitement des signalements de harcèlement sexuel, de violences sexuelles, d'outrages sexistes et de discriminations, ni du mandat du 13 décembre 2023 confié au colonel C... pour mener cette enquête de commandement. Toutefois, d'une part, M. D... a été mis à même de demander communication de ces deux documents qui étaient mentionnés dans la lettre du 1er février 2024 précitée qui lui a été communiquée. D'autre part, figure au dossier dont il a reçu communication le compte rendu de l'entretien de sept pages que le colonel C... a eu avec Mme B... dans le cadre de l'enquête de commandement, le mettant dès lors à même de connaître les griefs de cette dernière à son encontre. Enfin, il ne ressort pas des pièces du dossier que l'autorité investie du pouvoir disciplinaire se serait fondée sur le mandat précité confié au colonel C... pour prendre la sanction en litige. Par suite, contrairement à ce qu'il soutient, l'absence de communication de ces deux documents ne l'a pas privé de la possibilité d'assurer utilement sa défense.

6. En deuxième lieu, aux termes de l'article 9 de la Déclaration de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Par la décision n° 2025-1137 QPC du 30 avril 2025 visée ci-dessus, le Conseil constitutionnel a jugé ce principe applicable aux militaires poursuivis disciplinairement sur le fondement de l'article L. 4137-1 du code de la défense.

7. De telles exigences impliquent que l'agent public faisant l'objet d'une procédure disciplinaire ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu'il soit préalablement informé du droit qu'il a de se taire. A ce titre, il doit être avisé, avant d'être entendu pour la première fois, qu'il dispose de ce droit pour l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans le cas où l'autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l'encontre d'un agent et que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d'une enquête administrative diligentée à son endroit, il incombe aux enquêteurs de l'informer du droit qu'il a de se taire. En revanche, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s'applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l'exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l'autorité hiérarchique et par les services d'inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.

8. Dans le cas où un agent sanctionné n'a pas été informé du droit qu'il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés ci-dessus, cette irrégularité n'est susceptible d'entraîner l'annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l'agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l'intéressé n'avait pas été informé de ce droit.

9. En l'espèce, si la procédure disciplinaire engagée à l'encontre de M. D... le 8 février 2024 a fait suite à l'enquête de commandement diligentée du 13 décembre 2023 au 20 janvier 2024, il résulte de ce qui a été dit au point 7 que le requérant n'est pas fondé à soutenir qu'il aurait dû être informé du droit qu'il avait de se taire au cours de cette enquête, conduite avant l'engagement de toute procédure disciplinaire. Par ailleurs, à supposer même que M. D... n'ait pas été informé du droit qu'il avait de se taire avant d'être entendu lors de la procédure disciplinaire sur les manquements qui lui étaient reprochés, il ne ressort pas des pièces du dossier que la sanction litigieuse reposerait de manière déterminante sur des propos tenus par l'intéressé. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que l'absence de notification à M. D... du droit qu'il avait de se taire lors de la procédure disciplinaire entacherait d'illégalité la sanction litigieuse doit être écarté.

10. En dernier lieu, il ne ressort, en tout état de cause, ni des termes ni des conditions d'élaboration du rapport d'enquête de commandement que son auteur aurait manqué à ses devoirs d'impartialité et de neutralité.

Sur la légalité interne de la décision attaquée :

11. En premier lieu, pour prononcer la sanction attaquée, l'autorité investie du pouvoir disciplinaire s'est fondée sur ce que M. D..., le 23 octobre 2022, n'a " pas jugé opportun de reprendre fermement ni de sanctionner un militaire du rang qui tenait des propos inadmissibles et insultants sur le physique d'un officier féminin ", le 28 octobre 2022, n'a pris " aucune initiative ni décision " ni rendu " compte à son chef de corps lorsque le bureau du même officier féminin est saccagé avec du papier toilette et que ses sous-vêtements de sport sont exposées sur son ordinateur ou lorsque son badge de sortie disparaît le 28 janvier 2023 ", le 31 janvier 2023, a tenu " des propos déplacés et humiliants lors d'un entretien téléphonique avec le commandant d'unité de l'officier féminin " et a " tout au long de son mandat, [laissé] se propager des moqueries et remarques insistantes envers l'officier féminin sur le réseau " WhatsApp " de son unité sans jamais donner de cadre d'emploi ni d'information sur les dangers relatifs à l'utilisation des réseaux sociaux, de surcroît en opération ". Il ne ressort pas des pièces du dossier que de telles constatations reposeraient sur des faits matériellement inexacts. Si la décision attaquée relève également que, le 24 janvier 2024, l'intéressé aurait envoyé une lettre recommandée à l'officier chargé de l'enquête de commandement, dont le contenu montrerait qu'il ne semble pas avoir pris conscience de la gravité des faits, alors que M. D... conteste avoir envoyé une telle lettre, il résulte de l'instruction que l'autorité investie du pouvoir disciplinaire aurait, en tout état de cause, légalement pris la même sanction en ne se fondant que sur les autres motifs précités fondant sa décision, qui sont matériellement établis ainsi qu'il a été dit. Par suite, le moyen tiré de l'erreur de fait doit être écarté.

12. En dernier lieu, aux termes de l'article L. 4137-2 du code de la défense : " Les sanctions disciplinaires applicables aux militaires sont réparties en trois groupes : / 1° Les sanctions du premier groupe sont : / a) L'avertissement ; / b) La consigne ; / c) La réprimande ; / d) Le blâme ; / e) Les arrêts ; / f) Le blâme du ministre ; (...) ". Il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes.

13. Eu égard aux responsabilités de M. D..., l'autorité investie du pouvoir disciplinaire n'a pas, compte tenu de la nature des faits reprochés et au regard du pouvoir d'appréciation dont elle disposait, pris une sanction disproportionnée en lui infligeant une sanction du premier groupe de vingt jours d'arrêts.

14. Il résulte de ce qui précède que le requérant n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque. Par suite, sa requête doit être rejetée, y compris ses conclusions à fin d'injonction et celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de M. D... est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A... D... et au ministre des armées.


Synthèse
Formation : 7ème chambre
Numéro d'arrêt : 493901
Date de la décision : 11/07/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 11 jui. 2025, n° 493901
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Marie Lehman
Rapporteur public ?: M. Nicolas Labrune

Origine de la décision
Date de l'import : 19/08/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:493901.20250711
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