Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 27 mars, 16 juillet, 8 et 9 octobre et 15 novembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... A... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 19 janvier 2024 par laquelle l'autorité militaire de deuxième niveau a prononcé à son encontre une sanction disciplinaire du premier groupe de trente jours d'arrêts ;
2°) d'enjoindre au ministre des armées de retirer de tous ses dossiers administratifs et de tout autre dossier et registre toute pièce relative à la sanction qui lui a été infligée, de la détruire et de lui en donner attestation dans un délai d'un mois suivant la notification de la décision à venir ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 148 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 61-1 et 62 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de la défense ;
- la loi du 22 avril 1905 portant fixation du budget des dépenses et des recettes de l'exercice 1905 ;
- la décision n° 2025-1137 QPC du Conseil constitutionnel du 30 avril 2025 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Marie Lehman, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier que M. A..., lieutenant de l'armée de terre alors affecté dans un régiment du génie, s'est vu infliger, par une décision du 19 janvier 2024 de l'autorité militaire de deuxième niveau, la sanction de trente jours d'arrêts en raison d'un comportement et de propos inappropriés à l'encontre de ses subordonnés. M. A... demande au Conseil d'Etat l'annulation pour excès de pouvoir de cette décision.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
3. Aux termes du cinquième alinéa de l'article L. 4137-1 du code de la défense : " Le militaire à l'encontre duquel une procédure de sanction est engagée a droit à la communication de son dossier individuel, à l'information par son administration de ce droit, à la préparation et à la présentation de sa défense ".
4. Par une décision n° 492409 du 7 février 2025, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a renvoyé au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution du cinquième alinéa de l'article L. 4137-1 du code de la défense. Par sa décision n° 2025-1137 QPC du 30 avril 2025, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les mots " et à la présentation de sa défense " figurant au cinquième alinéa de l'article L. 4137-1 du code de la défense. Par suite, il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A..., qui est dirigée contre les mêmes dispositions.
Sur la requête de M. A... :
En ce qui concerne la régularité de la procédure disciplinaire :
5. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que la décision d'engager une procédure disciplinaire à l'encontre de M. A..., qui a conduit au prononcé de la sanction en litige, a été prise au vu du rapport d'enquête établi le 6 janvier 2023 par un officier de l'état-major de la 3ème division de l'armée de terre désigné par le commandement de celle-ci. Dès lors que cette enquête, dont il ne résulte au demeurant d'aucun élément qu'elle aurait été menée à charge et qui fait état de témoignages circonstanciés et concordants, ne constitue pas une phase de la procédure disciplinaire, le requérant ne peut utilement soutenir que la méconnaissance, à la supposer avérée, des principes d'impartialité et de neutralité affecterait la régularité de cette procédure et entacherait d'illégalité la décision attaquée. Il ne peut davantage utilement soutenir que des témoignages en sa faveur n'auraient pas été pris en compte ou que l'enquête se serait fondée sur un faux en écriture, à le supposer établi.
6. En deuxième lieu, aux termes de l'article 65 de la loi du 22 avril 1905 portant fixation du budget des dépenses et des recettes de l'exercice 1905 : " Tous les fonctionnaires civils et militaires (...) ont droit à la communication personnelle et confidentielle de toutes les notes, feuilles signalétiques et tous autres documents composant leur dossier, (...) avant d'être l'objet d'une mesure disciplinaire ou d'un déplacement d'office (...) ". Aux termes de l'article L. 4137-1 du code de la défense : " (...) Le militaire à l'encontre duquel une procédure de sanction est engagée a droit à la communication de son dossier individuel, à l'information par son administration de ce droit, (...) ". Aux termes de l'article R. 4137-15 du même code : " (...) Avant d'être reçu par l'autorité militaire de premier niveau dont il relève, le militaire a connaissance de l'ensemble des pièces et documents au vu desquels il est envisagé de le sanctionner ". Ces dispositions n'ont ni pour objet ni pour effet de conférer au militaire pour lequel une sanction disciplinaire est envisagée le droit d'obtenir de l'administration des pièces et documents autres que ceux sur lesquels l'autorité militaire entend se fonder pour prononcer sa sanction.
7. Si M. A... soutient que certains comptes-rendus d'entretiens, émanant de militaires de la section qu'il commandait, mentionnés par le courrier du 28 novembre 2022 par lequel le commandant en second de la 3ème division de l'armée de terre a chargé un officier de son état-major de procéder à une enquête administrative sur les méthodes de commandement du requérant ne figurent pas dans son dossier disciplinaire, il ressort des pièces du dossier et en particulier des motifs de la décision contestée que l'autorité militaire s'est fondée exclusivement sur le rapport mentionné au point 5 et sur les explications apportées par le lieutenant A... pour justifier son comportement. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de la loi du 22 avril 1905 et des articles L. 4137-1 et R. 4137-15 du code de la défense ne peut qu'être écarté.
8. En troisième lieu, aux termes de l'article 9 de la Déclaration de 1789 : " Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ". Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s'appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d'une punition. Par la décision n° 2025-1137 QPC du 30 avril 2025 mentionnée au point 4, le Conseil constitutionnel a jugé ce principe applicable aux militaires poursuivis disciplinairement sur le fondement de l'article L. 4137-1 du code de la défense.
9. De telles exigences impliquent que l'agent public faisant l'objet d'une procédure disciplinaire ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu'il soit préalablement informé du droit qu'il a de se taire. A ce titre, il doit être avisé, avant d'être entendu pour la première fois, qu'il dispose de ce droit pour l'ensemble de la procédure disciplinaire. Dans le cas où l'autorité disciplinaire a déjà engagé une procédure disciplinaire à l'encontre d'un agent et que ce dernier est ensuite entendu dans le cadre d'une enquête administrative diligentée à son endroit, il incombe aux enquêteurs de l'informer du droit qu'il a de se taire. En revanche, sauf détournement de procédure, le droit de se taire ne s'applique ni aux échanges ordinaires avec les agents dans le cadre de l'exercice du pouvoir hiérarchique, ni aux enquêtes et inspections diligentées par l'autorité hiérarchique et par les services d'inspection ou de contrôle, quand bien même ceux-ci sont susceptibles de révéler des manquements commis par un agent.
10. Dans le cas où un agent sanctionné n'a pas été informé du droit qu'il a de se taire alors que cette information était requise en vertu des principes énoncés aux points 8 et 9, cette irrégularité n'est susceptible d'entraîner l'annulation de la sanction prononcée que lorsque, eu égard à la teneur des déclarations de l'agent public et aux autres éléments fondant la sanction, il ressort des pièces du dossier que la sanction infligée repose de manière déterminante sur des propos tenus alors que l'intéressé n'avait pas été informé de ce droit.
11. Il est constant que M. A... n'a pas été informé du droit qu'il avait de se taire préalablement à son audition, le 6 décembre 2023, par l'autorité militaire de premier niveau dont il relève. Toutefois, il ressort des pièces du dossier, et notamment du rapport de l'enquête de commandement, que la sanction prononcée à l'encontre du requérant ne se fonde pas de manière déterminante sur les déclarations qu'il aurait faites lors de cet entretien. Dans ces conditions, eu égard au principe énoncé au point 10, le moyen tiré de ce que l'absence de notification à M. A... du droit qu'il avait de se taire lors de son audition par l'autorité militaire de premier niveau entacherait d'illégalité la sanction litigieuse doit être écarté.
En ce qui concerne la légalité interne de la décision attaquée :
12. En premier lieu, pour prononcer la sanction litigieuse, l'autorité investie du pouvoir disciplinaire s'est fondée sur ce que M. A... avait usé de méthodes de commandement inadaptées et eu un comportement inapproprié à l'égard de certains de ses subordonnés. Il ne ressort pas des pièces du dossier que de tels motifs reposeraient sur des faits matériellement inexacts.
13. En second lieu, aux termes de l'article L. 4137-2 du code de la défense : " Les sanctions disciplinaires applicables aux militaires sont réparties en trois groupes : / 1° Les sanctions du premier groupe sont : / (...) e) Les arrêts (...) ". Eu égard aux responsabilités de M. A..., et alors même que sa manière de servir aurait donné satisfaction, l'autorité militaire de deuxième niveau n'a pas, compte tenu de la nature des faits qui lui ont été reprochés et au regard du pouvoir d'appréciation dont elle disposait, pris une sanction disproportionnée en lui infligeant une sanction du premier groupe de trente jours d'arrêts.
14. Il résulte de ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque. Ses conclusions à fin d'injonction, ainsi que celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A....
Article 2 : La requête de M. A... est rejetée.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. C... A... et au ministre des armées.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.