Vu la procédure suivante :
Par un mémoire et un nouveau mémoire, enregistrés les 24 avril et 6 juin 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B..., la société MGF et la société Mobiky Tech demandent au Conseil d'Etat, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de leur requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir, d'une part, de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de faire droit à leur demande, formée par un courrier reçu le 10 janvier 2025, tendant à l'abrogation de l'article D. 47-1-42 du code de procédure pénale introduit par le décret n° 2021-694 du 31 mai 2021 relatif au parquet européen et, d'autre part, de la décision implicite par laquelle le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice a refusé de faire droit à leur demande, formée par un courrier reçu le 9 janvier 2025, tendant à l'abrogation du même article du code de procédure pénale ainsi que de la circulaire du 3 juin 2021 du garde des sceaux, ministre de la justice relative à l'entrée en fonction opérationnelle du Parquet européen, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles 696-114 et 696-118 du code de procédure pénale.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le traité sur l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 86 ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 ;
- la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 ;
- le code de procédure pénale, notamment ses articles 696-114 et 696-118 ;
- la loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 ;
- la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. David Gaudillère, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;
Vu les notes en délibéré, enregistrées les 25 juin, 30 juin et les 3, 5 et 8 juillet 2025, présentées par M. B... et autres ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
Sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice :
2. Le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice soutient que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par les requérants serait irrecevable, au motif qu'elle est présentée à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir lui-même irrecevable, faute pour les requérants de justifier d'un intérêt leur donnant qualité pour agir. Toutefois, le Conseil d'Etat n'est pas tenu, lorsqu'à l'appui d'une requête est soulevée devant lui une question prioritaire de constitutionnalité, sur laquelle il lui incombe de se prononcer dans un délai de trois mois, de statuer au préalable sur la recevabilité de cette requête. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice doit être écartée.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
3. L'article 86 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que, pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, le Conseil peut instituer un Parquet européen. En application de ces stipulations, le Conseil de l'Union européenne a adopté le règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen. Ce règlement institue le Parquet européen, organe de l'Union doté de la personnalité juridique et indépendant. En vertu de l'article 4 de ce règlement, le Parquet européen est compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union qui sont prévues par la directive (UE) 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2017 et déterminées par ce même règlement. A cet égard, le Parquet européen diligente des enquêtes, effectue des actes de poursuite et exerce l'action publique devant les juridictions compétentes des Etats membres jusqu'à ce que l'affaire ait été définitivement jugée. L'article 8 du règlement prévoit que le Parquet européen est organisé à un double niveau, central et décentralisé. Le niveau central est composé du chef du Parquet européen, de ses adjoints, du collège des procureurs européens et des chambres permanentes. Le niveau décentralisé est constitué par les procureurs européens délégués, qui sont affectés dans les Etats membres. Aux termes de l'article 13 du règlement, les procureurs européens délégués, qui sont au moins au nombre de deux dans chaque Etat membre, agissent au nom du Parquet européen dans leurs Etats membres respectifs et sont investis des mêmes pouvoirs que les procureurs nationaux dans le domaine des enquêtes, des poursuites et de la mise en état des affaires, en plus et sous réserve des pouvoirs et du statut particuliers qui leur sont conférés et dans les conditions prévues par le règlement. Ils sont responsables des enquêtes et des poursuites qu'ils engagent, qui leur sont confiées ou dont ils se saisissent en exerçant leur droit d'évocation. Ils suivent les orientations et les instructions de la chambre permanente chargée de l'affaire ainsi que les instructions du procureur européen chargé de la surveillance de l'affaire. Ils sont également responsables de la mise en état des affaires et disposent notamment du pouvoir de présenter des arguments à l'audience, de prendre part à l'obtention des moyens de preuve et d'exercer les voies de recours existantes conformément au droit national.
4. La loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée a inséré dans le livre IV du code de procédure pénale un titre X bis, afin d'adapter la procédure pénale nationale à la mise en place, dans l'ordre juridictionnel français, du Parquet européen et des procureurs européens délégués.
5. Aux termes des dispositions de l'article 696-114 du code de procédure pénale créé par cette loi, dans sa version en vigueur résultant de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire : " Toutefois, lorsqu'il est nécessaire soit de mettre en examen une personne ou de la placer sous le statut de témoin assisté, soit de recourir à des actes d'investigation qui ne peuvent être ordonnés qu'au cours d'une instruction, en raison de leur durée ou de leur nature, le procureur européen délégué conduit les investigations conformément aux dispositions applicables à l'instruction, sous réserve des dispositions de la section 3 du présent chapitre. / Lorsqu'il poursuit les investigations après l'expiration des délais d'enquête prévus à l'article 75-3, le procureur européen délégué est également tenu de procéder conformément aux dispositions applicables à l'instruction. "
6. Aux termes des dispositions de l'article 696-118 du code de procédure pénale, issu de la loi du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée : " Au cours de la procédure prévue à l'article 696-114, le procureur européen délégué accomplit les actes et prend les décisions en matière : / 1° De mise en examen ; / 2° D'interrogatoire et de confrontation ; / 3° D'audition de témoins, y compris du témoin assisté ; / 4° De recevabilité de la constitution de partie civile et d'audition de la partie civile ; / 5° De transport ; / 6° De commission rogatoire ; / 7° D'expertise ; / 8° De mandat de recherche, de comparution ou d'amener. "
7. Les requérants soutiennent que les dispositions des articles 696-114 et 696-118 du code de procédure pénale portent atteinte aux principes d'impartialité et d'indépendance des juridictions, ainsi qu'aux droits de la défense et au droit au procès équitable, garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789.
8. En premier lieu, les dispositions précitées des articles 696-114 et 696-118 du code de procédure pénale, par lesquelles le législateur a fait le choix de conférer aux procureurs européens délégués le pouvoir d'accomplir certains actes procéduraux qui, hors du titre X bis relatif au Parquet européen, ressortissent au juge d'instruction dans le cadre d'une information judiciaire, ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires du règlement (UE) 2017/1939 du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen.
9. En deuxième lieu, aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. " Les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles.
10. D'une part, les dispositions contestées des articles 696-114 et 696-118 du code de procédure pénale, qui procèdent à l'adaptation dans la procédure pénale nationale des dispositions du règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017, confèrent aux procureurs européens délégués non seulement les attributions relevant des magistrats du parquet dans le cadre d'une enquête de flagrance ou d'une enquête préliminaire, mais aussi, ainsi qu'il a été dit, le pouvoir d'accomplir certains actes procéduraux relevant, hors du titre X bis relatif au Parquet européen, du juge d'instruction dans le cadre d'une information judiciaire. Si ce mode d'organisation procédurale, qui trouve sa justification dans les spécificités liées au fonctionnement du Parquet européen, diffère de l'organisation de la procédure pénale nationale prévue hors du titre X bis relatif au Parquet européen, les dispositions litigieuses n'ont pour autant ni pour objet ni pour effet de faire participer les procureurs européens délégués, qui sont chargés de mettre en œuvre les poursuites, de réaliser certains actes d'instruction et de représenter l'accusation devant les juridictions, au jugement des affaires qu'ils traitent, lequel relève de la seule compétence des juges du siège nationaux. Dès lors, ces dispositions, en déterminant ainsi le cadre procédural dans lequel agissent les procureurs européens délégués, ne portent pas atteinte au principe de non-cumul des fonctions de poursuite et des fonctions de jugement.
11. D'autre part, si les procureurs européens délégués peuvent, en vertu des dispositions contestées, accomplir certains actes procéduraux qui relèvent, hors du titre X bis relatif au Parquet européen, d'un magistrat du siège, leur statut prévoit des garanties spécifiques d'indépendance, distinctes de celles applicables aux magistrats nationaux du parquet. Il résulte à cet égard du point 1 de l'article 6 du règlement (UE) 2017/1939 que les procureurs européens délégués, qui en vertu de l'article 17 de ce règlement sont nommés par le collège du parquet européen sur proposition de son chef et doivent présenter toutes garanties d'indépendance, ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucune personne extérieure au Parquet européen, d'aucun Etat membre de l'Union européenne, ou d'autre institution, d'aucun organe ou organisme de l'Union. Il résulte en outre du point 1 de l'article 13 de ce règlement que les procureurs européens délégués, qui agissent au nom du Parquet européen dans leurs Etats membres respectifs, suivent les orientations et les instructions de la chambre permanente chargée de l'affaire ainsi que les instructions du procureur européen chargé de la surveillance de l'affaire. Il résulte enfin du point 4 de l'article 5 de ce règlement que le Parquet européen mène ses enquêtes de façon impartiale et recueille tous les éléments de preuve pertinents, aussi bien à charge qu'à décharge. Conformément à ce cadre, les dispositions du second alinéa de l'article 696-109 du code de procédure pénale prévoient que ne sont pas applicables aux procureurs européens délégués l'ensemble des dispositions de ce code relatives aux instructions générales de politique pénale adressées aux magistrats du ministère public par le garde des sceaux, ministre de la justice ainsi qu'au lien hiérarchique entre les procureurs et les procureurs généraux.
12. La seule circonstance, invoquée par les requérants, qu'un Etat membre puisse révoquer un procureur national nommé en tant que procureur européen délégué ou prendre des mesures disciplinaires à son égard ne saurait être regardée comme de nature à remettre en cause l'indépendance de ce magistrat, dès lors qu'il résulte du point 4 de l'article 17 du règlement (UE) 2017/1939 que l'Etat membre ne le peut, sans l'accord du chef du Parquet européen, que pour des raisons qui ne sont pas liées aux responsabilités que le procureur européen délégué exerce en cette qualité. Si les requérants relèvent par ailleurs que les procureurs européens délégués sont soumis à l'autorité hiérarchique interne du Parquet européen, et notamment aux chambres permanentes chargées de diriger les enquêtes et les poursuites menées dans les Etats membres, cette circonstance n'est pas de nature, eu égard notamment aux garanties statutaires d'indépendance propres à cet organe de l'Union, à porter atteinte à leur indépendance.
13. Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de ce que les dispositions litigieuses, en ce qu'elles confèrent à la partie poursuivante le pouvoir d'accomplir certains actes procéduraux relevant, hors du titre X bis relatif au Parquet européen, d'un juge du siège dans le cadre d'une information judiciaire, porteraient atteinte aux principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions ne présente pas un caractère sérieux.
14. En troisième lieu, sont garantis par les dispositions précitées de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 les droits de la défense et le droit à un procès équitable.
15. Selon le point 1 de l'article 41 du règlement (UE) 2017/1939, les activités du Parquet européen sont exercées dans le respect des droits des suspects et personnes poursuivies qui sont consacrés par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, notamment le droit à un procès équitable et les droits de la défense. En application du point 2 de cet article, tout suspect ou personne poursuivie impliqué dans les procédures pénales du Parquet européen jouit, au minimum, des droits procéduraux prévus dans le droit de l'Union, y compris les directives concernant les droits des suspects et personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, telles qu'elles ont été mises en œuvre en droit interne. Selon le point 3 de ce même article, les suspects et les personnes poursuivies ainsi que les autres personnes concernées par les procédures du Parquet européen jouissent de tous les droits procéduraux que le droit interne applicable leur accorde. Par ailleurs, le point 1 de l'article 42 de ce règlement précise que les actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l'égard de tiers sont soumis au contrôle des juridictions nationales compétentes conformément aux exigences et procédures prévues par le droit national.
16. Il résulte à cet égard des dispositions de l'article 696-129 du code de procédure pénale que, dans le cadre de la procédure prévue par les dispositions contestées de l'article 696-114 de ce code, les personnes mises en examen, témoins assistés ou parties civiles exercent l'intégralité des droits qui leur sont reconnus par ce code au cours de l'instruction, en particulier le droit d'être assisté par un avocat et d'avoir accès au contenu de la procédure, de formuler une demande d'acte auprès du procureur européen délégué, de présenter une requête en annulation ou de former un recours devant la chambre de l'instruction. Il résulte en outre des dispositions de l'article 696-132 du même code que, lorsque la procédure prévue à l'article 696-114 lui paraît terminée, le procureur européen délégué en avise les parties, lesquelles disposent alors d'un délai pour lui adresser des observations, pour formuler des demandes d'actes ou pour présenter des requêtes. Ce n'est qu'à l'issue de ce délai que le procureur européen délégué procède au règlement du dossier au vu des observations éventuelles des parties. Si, enfin, les requérants font valoir que, dans le cadre de la procédure prévue à l'article 696-114 du code de procédure pénale, les demandes d'actes sont formées devant le procureur européen délégué, qui est par ailleurs l'autorité chargée des poursuites, il résulte des dispositions de l'article 696-129 du même code, mentionnées ci-dessus, que les parties peuvent former contre toute décision de rejet prise par le procureur européen délégué un recours devant la chambre de l'instruction.
17. Il s'ensuit que des garanties suffisantes ont été prévues afin d'assurer le respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure prévue à l'article 696-114 du code de procédure pénale.
18. Par suite, le grief tiré de ce que les dispositions litigieuses porteraient atteinte aux droits de la défense et au droit à un procès équitable ne présente pas un caractère sérieux.
19. Il résulte de tout ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Il n'y a, par suite, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A... B... et autres.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A... B..., premier dénommé pour l'ensemble des requérants et au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 25 juin 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Laurence Helmlinger, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Christophe Pourreau, conseillers d'Etat et M. David Gaudillère, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 10 juillet 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. David Gaudillère
La secrétaire :
Signé : Mme Marie-Adeline Allain