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17/06/2025 | FRANCE | N°502728

France | France, Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 17 juin 2025, 502728


Vu la procédure suivante :



La société par actions simplifiée (SAS) Digital Classifieds France, à l'appui de sa demande tendant à la restitution de la taxe sur les services numériques qu'elle a acquittée au titre de l'année 2019, a produit deux mémoires, enregistrés les 15 novembre 2024 et 21 février 2025 au greffe du tribunal administratif de Montreuil, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lesquels elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité.



Par une ordonnanc

e n° 2311043 du 24 mars 2025, enregistrée le même jour au secrétariat du contentieux d...

Vu la procédure suivante :

La société par actions simplifiée (SAS) Digital Classifieds France, à l'appui de sa demande tendant à la restitution de la taxe sur les services numériques qu'elle a acquittée au titre de l'année 2019, a produit deux mémoires, enregistrés les 15 novembre 2024 et 21 février 2025 au greffe du tribunal administratif de Montreuil, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lesquels elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité.

Par une ordonnance n° 2311043 du 24 mars 2025, enregistrée le même jour au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le président de la 1ère chambre de ce tribunal, avant qu'il soit statué sur la demande de la société Digital Classifieds France, a décidé, par application des dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions des articles 299 à 300 du code général des impôts, dans leur rédaction résultant de l'article 1er de la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019, ainsi que du dernier alinéa du III de ce même article.

Par la question prioritaire de constitutionnalité transmise et par deux mémoires, enregistrés les 23 et 30 avril 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Digital Classifieds France soutient que ces dispositions, applicables au litige et qui n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution, portent atteinte aux droits garantis par les dispositions des articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 au motif que :

- elles créent une rupture d'égalité, qui n'est pas rationnelle au regard de l'objectif qu'entendait poursuivre le législateur, entre redevables de la taxe sur les services numériques selon qu'ils sont ou non assujettis à l'impôt sur les sociétés en France ;

- les exclusions qu'elles prévoient sont contraires au principe d'égalité devant la loi fiscale ;

- elles introduisent une différence de traitement, qui n'est pas rationnelle au regard de l'objectif qu'entendait poursuivre le législateur, entre deux sociétés proposant un même service sur deux supports différents, selon qu'ils sont ou non numériques ;

- en prévoyant l'appréciation au niveau du groupe consolidé du respect des seuils d'entrée dans le dispositif, elles introduisent une différence de traitement entre deux sociétés proposant un même service en France selon qu'elles appartiennent ou non à un groupe consolidé atteignant ces seuils et instaurent une présomption de fraude présentant un caractère irréfragable ;

- les règles de territorialité qu'elles prévoient, qui reposent sur un coefficient de présence nationale, ne sont ni objectives ni rationnelles ;

- elles instaurent une différence de traitement contraire au principe d'égalité en prévoyant des modalités de calcul différentes du coefficient de présence nationale selon que deux mêmes services numériques sont exploités par une seule entreprise ou par deux entreprises distinctes au sein d'un même groupe ;

- la méthode d'évaluation du coefficient de présence nationale pour l'année 2019 ne permet pas d'apprécier objectivement la capacité contributive des opérateurs de services taxables ;

- elles créent une rupture d'égalité devant les charges publiques en instaurant un effet de seuil excessif ;

- elles créent une rupture d'égalité entre opérateurs économiques selon qu'ils sont ou non établis en France, compte tenu des difficultés pour l'administration à contrôler les opérateurs étrangers.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Alianore Descours, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de la société Digital Classifieds France ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes de l'article 299 du code général des impôts, dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019 portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés : " I. - Il est institué une taxe due à raison des sommes encaissées par les entreprises du secteur numérique définies au III, en contrepartie de la fourniture en France, au cours d'une année civile, des services définis au II. / II. - Les services taxables sont : / 1° La mise à disposition, par voie de communications électroniques, d'une interface numérique qui permet aux utilisateurs d'entrer en contact avec d'autres utilisateurs et d'interagir avec eux, notamment en vue de la livraison de biens ou de la fourniture de services directement entre ces utilisateurs. Toutefois, la mise à disposition d'une interface numérique n'est pas un service taxable : / a) Lorsque la personne qui réalise cette mise à disposition utilise l'interface numérique à titre principal pour fournir aux utilisateurs : / - des contenus numériques ; / - des services de communications ; / - des services de paiement, au sens de l'article L. 314-1 du code monétaire et financier ; / b) Lorsque l'interface numérique est utilisée pour gérer les systèmes et services suivants : / - les systèmes de règlements interbancaires ou de règlement et de livraison d'instruments financiers, au sens de l'article L. 330-1 du même code ; / - les plates-formes de négociation définies à l'article L. 420-1 dudit code ou les systèmes de négociation des internalisateurs systématiques définis à l'article L. 533-32 du même code ; / - les activités de conseil en investissements participatifs, au sens de l'article L. 547-1 du même code, et, s'ils facilitent l'octroi de prêts, les services d'intermédiation en financement participatif, au sens de l'article L. 548-1 du même code ; / - les autres systèmes de mise en relation, mentionnés dans un arrêté du ministre chargé de l'économie, dont l'activité est soumise à autorisation et l'exécution des prestations soumise à la surveillance d'une autorité de régulation en vue d'assurer la sécurité, la qualité et la transparence de transactions portant sur des instruments financiers, des produits d'épargne ou d'autres actifs financiers ; / c) Lorsque l'interface numérique a pour objet de permettre l'achat ou la vente de prestations visant à placer des messages publicitaires dans les conditions prévues au 2° du présent II ; / 2° Les services commercialisés auprès des annonceurs, ou de leurs mandataires, visant à placer sur une interface numérique des messages publicitaires ciblés en fonction de données relatives à l'utilisateur qui la consulte et collectées ou générées à l'occasion de la consultation de telles interfaces, y compris lorsqu'ils sont réalisés au moyen d'interfaces dont la mise à disposition est exclue des services taxables par le c du 1° du présent II. Ces services peuvent notamment comprendre les services d'achat, de stockage et de diffusion de messages publicitaires, de contrôle publicitaire et de mesures de performance ainsi que les services de gestion et de transmission de données relatives aux utilisateurs. / Sont exclus des services taxables les services mentionnés aux 1° et 2° du présent II fournis entre entreprises appartenant à un même groupe, au sens du dernier alinéa du III. / III. - Les entreprises mentionnées au I sont celles, quel que soit leur lieu d'établissement, pour lesquelles le montant des sommes encaissées en contrepartie des services taxables lors de l'année civile précédant celle mentionnée au même I excède les deux seuils suivants : / 1° 750 millions d'euros au titre des services fournis au niveau mondial ; / 2° 25 millions d'euros au titre des services fournis en France, au sens de l'article 299 bis. / Pour les entreprises, quelle que soit leur forme, qui sont liées, directement ou indirectement, au sens du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, le respect des seuils mentionnés aux 1° et 2° du présent III s'apprécie au niveau du groupe qu'elles constituent. "

3. Aux termes de l'article 299 bis du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019 : " I. - Pour l'application du présent chapitre : 1° La France s'entend du territoire national, à l'exception des collectivités régies par l'article 74 de la Constitution, de la Nouvelle-Calédonie, des Terres australes et antarctiques françaises et de l'île de Clipperton : / 2° L'utilisateur d'une interface numérique est localisé en France s'il la consulte au moyen d'un terminal situé en France. La localisation en France de ce terminal est déterminée par tout moyen, y compris en fonction de son adresse IP (protocole internet), dans le respect des règles relatives au traitement de données à caractère personnel ; / 3° Les encaissements versés en contrepartie de la fourniture d'un service taxable défini au 1° du II de l'article 299 s'entendent de l'ensemble des sommes versées par les utilisateurs de cette interface, à l'exception de celles versées en contrepartie de livraisons de biens ou de fournitures de services qui constituent, sur le plan économique, des opérations indépendantes de l'accès et de l'utilisation du service taxable ; / 4° Les encaissements versés en contrepartie de la fourniture d'un service taxable défini au 2° du même II s'entendent de l'ensemble des sommes versées par les annonceurs, ou leurs mandataires, en contrepartie de la réalisation effective du placement des messages publicitaires ou de toute autre opération qui lui est étroitement liée sur le plan économique. / II. - Les services taxables mentionnés au 1° du II de l'article 299 sont fournis en France au cours d'une année civile si : 1° Lorsque l'interface numérique permet la réalisation, entre utilisateurs de l'interface, de livraisons de biens ou de prestations de services, une telle opération est conclue au cours de cette année par un utilisateur localisé en France ; / 2° Lorsque l'interface numérique ne permet pas la réalisation de livraisons de biens ou de prestations de services, un de ses utilisateurs dispose au cours de cette année d'un compte ayant été ouvert depuis la France et lui permettant d'accéder à tout ou partie des services disponibles sur cette interface. / III. - Les services taxables mentionnés au 2° du II de l'article 299 sont fournis en France au cours d'une année civile si : / 1° Pour les services autres que ceux mentionnés au 2° du présent III, un message publicitaire est placé au cours de cette année sur une interface numérique en fonction de données relatives à un utilisateur qui consulte cette interface en étant localisé en France ; / 2° Pour les ventes de données qui ont été générées ou collectées à l'occasion de la consultation d'interfaces numériques par des utilisateurs, des données vendues au cours de cette année sont issues de la consultation d'une de ces interfaces par un utilisateur localisé en France. / IV. - Lorsqu'un service taxable mentionné au II de l'article 299 est fourni en France au cours d'une année civile au sens des II ou III du présent article, le montant des encaissements versés en contrepartie de cette fourniture est défini comme le produit de la totalité des encaissements versés au cours de cette année en contrepartie de ce service par le pourcentage représentatif de la part de ces services rattachée à la France évalué lors de cette même année. Ce pourcentage est égal : / 1° Pour les services mentionnés au 1° du II, à la proportion des opérations de livraisons de biens ou de fournitures de services pour lesquelles l'un des utilisateurs de l'interface numérique est localisé en France ; / 2° Pour les services mentionnés au 2° du même II, à la proportion des utilisateurs qui disposent d'un compte ayant été ouvert depuis la France et permettant d'accéder à tout ou partie des services disponibles à partir de l'interface et qui ont utilisé cette interface durant l'année civile concernée ; / 3° Pour les services mentionnés au 1° du III, à la proportion des messages publicitaires placés sur une interface numérique en fonction de données relatives à un utilisateur qui consulte cette interface en étant localisé en France ; / 4° Pour les services mentionnés au 2° du même III, à la proportion des utilisateurs pour lesquels tout ou partie des données vendues ont été générées ou collectées à l'occasion de la consultation, lorsqu'ils étaient localisés en France, d'une interface numérique. "

4. Aux termes de l'article 299 quater du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019 : " I. - La taxe prévue à l'article 299 est assise sur le montant, hors taxe sur la valeur ajoutée, tel que défini au IV de l'article 299 bis, des sommes encaissées par le redevable, lors de l'année au cours de laquelle la taxe devient exigible, en contrepartie d'un service taxable fourni en France. / Toutefois, ne sont pas prises en compte les sommes versées en contrepartie de la mise à disposition d'une interface numérique qui facilite la vente de produits soumis à accises, au sens du 1 de l'article 1er de la directive 2008/118/ CE du Conseil du 16 décembre 2008 relative au régime général d'accise et abrogeant la directive 92/12/ CEE, lorsqu'elles présentent un lien direct et indissociable avec le volume ou la valeur de ces ventes. / II. - Le montant de la taxe est calculé en appliquant à l'assiette définie au I du présent article un taux de 3 %. "

5. Aux termes du dernier alinéa du III de l'article 1er de la loi du 24 juillet 2019 : " Pour l'assujettissement et la liquidation de la taxe prévue à l'article 299 du même code due au titre de l'année 2019, le pourcentage représentatif de la part des services rattachés à la France défini au IV de l'article 299 bis dudit code est évalué lors de la période comprise entre le lendemain de la publication de la présente loi et le 31 décembre 2019. "

6. A l'appui de la question prioritaire de constitutionnalité qu'elle soulève et que le tribunal administratif de Montreuil a transmise au Conseil d'Etat, la société Digital Classifieds France soutient que les dispositions citées aux points 2 à 5 portent atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le principe d'égalité devant les charges publiques garanti par son article 13.

7. Les dispositions dont la conformité à la Constitution sont contestées sont applicables au présent litige. Elles n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel. Le moyen tiré de ce qu'elles portent atteinte au principe d'égalité devant la loi fiscale et au principe d'égalité devant les charges publiques, garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, soulève une question présentant un caractère sérieux. Par suite, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution des dispositions des articles 299, 299 bis et 299 quater du code général des impôts, dans leur rédaction résultant de l'article 1er de la loi n° 2019-759 du 24 juillet 2019, ainsi que du dernier alinéa du III de ce même article est renvoyée au Conseil constitutionnel.

Article 2 : La présente décision sera notifiée au Conseil constitutionnel, à la société par actions simplifiée Digital Classifieds France et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée au Premier ministre et au tribunal administratif de Montreuil.

Délibéré à l'issue de la séance du 28 mai 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et Mme Alianore Descours, maîtresse des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 17 juin 2025.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

La rapporteure :

Signé : Mme Alianore Descours

La secrétaire :

Signé : Mme Catherine Xavier


Synthèse
Formation : 8ème - 3ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 502728
Date de la décision : 17/06/2025
Type de recours : Autres

Publications
Proposition de citation : CE, 17 jui. 2025, n° 502728
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Alianore Descours
Rapporteur public ?: Mme Karin Ciavaldini
Avocat(s) : SARL MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, RAMEIX

Origine de la décision
Date de l'import : 19/06/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:502728.20250617
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