Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 7 août 2023 et 8 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La Quadrature du Net, la fondation de droit néerlandais " European Centre for Not-for-Profit Law Stichting ", l'association de droit belge " Access Now Europe AISBL " l'association de droit belge " European Digital Rights AISBL ", la fondation de droit néerlandais " Stichting Article 19 " et l'association Wikimedia France demandent au Conseil d'Etat :
1°) à titre principal, d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2023-432 du 3 juin 2023 relatif au retrait des contenus terroristes en ligne pris en application des articles 6-1-1 et 6-1-5 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique ;
2°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer et de renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne deux questions préjudicielles portant sur la conformité du règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne à divers droits et libertés garantis par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 096 euros par requérant au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le traité sur l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- le règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, modifiée notamment par la loi n° 2022-1159 du 16 août 2022 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean de L'Hermite, conseiller d'Etat,
- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 28 mai 2025, présentée par l'association La Quadrature du Net et autres ;
Considérant ce qui suit :
Sur le cadre juridique du litige :
1. Aux termes de l'article 3 du règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne : " 1. L'autorité compétente de de chaque État membre a le pouvoir d'émettre une injonction de retrait enjoignant aux fournisseurs de services d'hébergement de retirer les contenus à caractère terroriste ou de bloquer l'accès à ces contenus dans tous les États membres./ 2. Si une autorité compétente n'a pas précédemment émis d'injonction de retrait à l'attention d'un fournisseur de services d'hébergement, elle communique audit fournisseur de services d'hébergement des informations sur les procédures et les délais applicables, au moins 12 heures avant d'émettre l'injonction de retrait./ Le premier alinéa ne s'applique pas dans les cas d'urgence dûment justifiés./ 3. Les fournisseurs de services d'hébergement retirent les contenus à caractère terroriste ou bloquent l'accès à ces contenus dans tous les États membres dès que possible et, en tout état de cause, dans un délai d'une heure à compter de la réception de l'injonction de retrait (...) ". Les autres dispositions de cet article précisent le contenu de l'injonction, les obligations imposées aux fournisseurs de services d'hébergement et les garanties dont elles sont assorties. L'article 4 du règlement organise la procédure applicable aux injonctions de retrait transfrontières. Il prévoit, en particulier, à son point 1, que " lorsque le fournisseur de services d'hébergement n'a pas son établissement principal ou n'a pas de représentant légal dans l'État membre de l'autorité compétente qui a émis l'injonction de retrait, ladite autorité soumet simultanément une copie de l'injonction de retrait à l'autorité compétente de l'État membre dans lequel le fournisseur de services d'hébergement a son établissement principal ou dans lequel son représentant légal réside ou est établi ". Dans ce cas, soit de sa propre initiative, soit à la demande du fournisseur de services d'hébergement ou du fournisseur de contenus, l'autorité compétente de l'État membre dans lequel le fournisseur de services d'hébergement a son établissement principal ou dans lequel son représentant légal réside ou est établi procède à un examen approfondi de l'injonction de retrait afin de déterminer si elle viole gravement ou manifestement le règlement ou les libertés et droits fondamentaux garantis par la charte. Elle prend, dans un délai de 72 heures, une décision motivée. Si elle constate une violation, l'injonction de retrait cesse alors de produire des effets juridiques. Par ailleurs, en vertu de l'article 5 du règlement, tout fournisseur de services d'hébergement exposé à des contenus à caractère terroriste doit prendre des " mesures spécifiques " pour protéger ses services contre la diffusion au public de contenus à caractère terroriste. Si l'autorité compétente estime que les mesures spécifiques prises ne satisfont pas aux exigences prévues par le règlement, elle adresse au fournisseur de services d'hébergement une décision lui enjoignant de prendre les mesures nécessaires, le fournisseur restant libre de choisir le type de mesures spécifiques à prendre. Enfin, les articles 9 et 10 du règlement traitent des procédures de recours et de réclamations.
2. La loi du 16 août 2022 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière de prévention de la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne a inséré dans la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique des articles 6-1-1 à 6-1-5 afin de procéder aux adaptations du droit national requises par l'entrée en vigueur du règlement du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne. L'article 6-1-1 dispose, à son I, que l'autorité compétente pour émettre des injonctions de retrait est celle mentionnée à l'article 6-1 de la même loi, à son II, qu'une personnalité qualifiée, désignée en son sein par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, reçoit transmission des injonctions de retrait émises en application des articles 3 et 4 du règlement du 29 avril 2021 et, à son III, que L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique est compétente pour superviser la mise en œuvre des mesures spécifiques prises en application de l'article 5 du règlement. Il renvoie, à son IV, à un décret le soin de préciser " les modalités d'échange d'informations entre l'autorité administrative, la personnalité qualifiée mentionnée au II et l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, d'une part, et entre ces autorités et les autres autorités compétentes étrangères désignées pour la mise en œuvre du règlement (UE) 2021/784 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 précité, d'autre part ". L'article 6-1-5 prévoit des voies de recours spécifiques, d'une part, pour la contestation des injonctions de retrait prononcées sur le fondement de l'article 3 du règlement du 29 avril 2021 et la contestation des décisions prises par la personnalité qualifiée sur le fondement de son article 4, et, d'autre part, pour la contestation des décisions prises par l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, sur le fondement de son article 5. Dans le premier cas, le recours doit être formé dans un délai de quarante-huit heures et un magistrat du tribunal administratif statue seul dans un délai de soixante-douze heures. Le délai d'appel est de dix jours et la juridiction d'appel statue dans le délai d'un mois. Dans le second cas, le délai de recours est de quinze jours et la juridiction statue dans un délai d'un mois.
3. Le décret dont les associations requérantes demandent l'annulation a été pris pour l'application des dispositions des articles 6-1-1 et 6-1-5 de la loi du 21 juin 2004, dans leur rédaction issue de la loi du 16 août 2022. Il désigne, à son article 1er, l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication comme l'autorité administrative compétente pour émettre les injonctions de retrait de contenus à caractère terroriste adressées aux fournisseurs de services d'hébergement en ligne. Il prévoit, à son article 2, que " lorsque l'office émet une injonction de retrait en application des articles 3 et 4 du règlement du 29 avril 2021 (...), il en transmet sans délai une copie à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique afin que cette dernière puisse exécuter ses missions de supervision de la mise en œuvre des mesures spécifiques prises en application de l'article 5 du règlement du 29 avril 2021 (...), ainsi qu'à la personnalité qualifiée mentionnée à l'article 6-1 de la loi du 21 juin 2004 ". Il fixe, à son article 3, les modalités d'échange d'informations entre l'office, la personnalité qualifiée et l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ainsi qu'entre ces autorités et les autorités compétentes étrangères désignées pour la mise en œuvre du règlement du 29 avril 2021. Enfin, le décret attaqué, à ses article 4 et 5, introduit dans la partie réglementaire du code de justice administrative des dispositions qui précisent les modalités de présentation, d'instruction et de jugement des requêtes dirigées contre les décisions d'injonction de retrait prises en application du règlement du 29 avril 2021.
Sur la requête de l'association " La Quadrature du Net " et autres :
En ce qui concerne les moyens relatifs à la légalité externe du décret attaqué :
4. Le décret attaqué n'autorise pas, contrairement à ce qu'allèguent les associations requérantes, la création de traitements automatisés de données personnelles. Par suite, le moyen tiré de ce qu'il serait intervenu à la suite d'une procédure irrégulière, faute de réalisation d'une analyse préalable de son impact sur la protection des données personnelles et de consultation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, en méconnaissance des dispositions des articles 62 et 63 de la loi du 6 janvier 1978 sur l'informatique et les libertés, ou, si le règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 devait être regardé comme non applicable, de son article 90, doit, en tout état de cause être écarté.
En ce qui concerne les moyens de légalité interne tirés de la méconnaissance par le règlement du 29 avril 2021 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne :
5. Les associations et fondations requérantes soutiennent que le décret attaqué doit être annulé au motif qu'il est pris en application de dispositions législatives qui procèdent aux adaptations du droit national requises par l'entrée en vigueur du règlement du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, alors que celui-ci serait lui-même contraire à différents principes consacrés par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, lue à la lumière de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
S'agissant des moyens relatifs à la liberté d'expression :
6. Les associations et fondations requérantes soutiennent que les dispositions des articles 3 et 4 du règlement du 29 avril 2021, qui permettent à l'autorité administrative habilitée à cette fin par chaque Etat membre d'enjoindre à un fournisseur de services d'hébergement établi dans un Etat membre de l'Union européenne de retirer, dans des délais qu'elle détermine, les contenus présentant un caractère terroriste, et celles de l'article 5, relatives à l'obligation de prendre des mesures spécifiques pesant sur les fournisseurs de services d'hébergement exposés à des contenus à caractère terroriste, porteraient atteinte à la liberté d'expression et d'information garantie par les articles 11 et 52 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, lus à la lumière de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
7. Aux termes de l'article 11 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières. / 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. " Aux termes de son article 52 : " 1. Toute limitation de l'exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui. / 2. Les droits reconnus par la présente Charte qui font l'objet de dispositions dans les traités s'exercent dans les conditions et limites définies par ceux-ci. / Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue. " Aux termes de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. / 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. " La liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les contenus incitant à commettre des actes terroristes constituent des abus de la liberté d'expression et de communication susceptibles de porter gravement atteinte, notamment, à la sécurité nationale et à la sûreté publique.
Quant aux injonctions de retrait :
8. En premier lieu, les associations requérantes soutiennent qu'en prévoyant que les fournisseurs de services d'hébergement retirent les contenus à caractère terroriste ou bloquent l'accès à ces contenus dans tous les États membres dès que possible et, en tout état de cause, dans un délai d'une heure à compter de la réception de l'injonction de retrait qui leur est adressée par l'autorité administrative compétente désignée à cette fin par chaque Etat membre, les dispositions de l'article 3 du règlement privent les destinataires de l'injonction ou les auteurs du contenu en cause de la faculté de former un recours en temps utile devant une juridiction avant que l'injonction n'ait été exécutée. Toutefois, un tel délai est justifié par le risque immédiat que présente la diffusion de contenus à caractère terroriste. Au surplus, le règlement prévoit, au 2 de son article 3, que, lorsque l'autorité administrative compétente n'a pas précédemment émis d'injonction de retrait à l'attention d'un fournisseur de services d'hébergement, elle lui communique des informations sur les procédures et les délais applicables au moins 12 heures avant d'émettre une première injonction de retrait.
9. En deuxième lieu, l'article 3 du règlement prévoit que si le fournisseur de services d'hébergement ne peut se conformer à une injonction de retrait pour des motifs de force majeure ou d'impossibilité de fait, ou encore en raison de la circonstance que l'injonction comporte des erreurs manifestes ou des informations insuffisantes pour en permettre l'exécution, le délai ne commence à courir qu'à compter du moment où de tels motifs ont cessé d'exister ou les éclaircissements nécessaires ont été apportés.
10. En troisième lieu, contrairement à ce que soutiennent les associations requérantes, le règlement du 29 avril 2021 définit avec précision, en son article 2, la notion de contenu terroriste par référence aux infractions mentionnées aux points a) à i) du 1 de l'article 3 de la directive (UE) 2017/541 du 15 mars 2017 relative à la lutte contre le terrorisme, sans laisser à l'autorité compétente pour prononcer les injonctions de retrait de tels contenus une marge d'appréciation excessive pour les qualifier, dès lors, d'une part, que l'article 1er du règlement prévoit que ne peut être considéré comme ayant un caractère terroriste le contenu diffusé au public à des fins éducatives, journalistiques, artistiques ou de recherche, ou à des fins de prévention ou de lutte contre le terrorisme, y compris le contenu qui représente l'expression d'opinions polémiques ou controversées dans le cadre du débat public et, d'autre part, que l'article 3 du règlement prévoit que l'injonction de retrait émise par l'autorité compétente doit comporter non seulement la référence au type de contenu concerné, mais aussi une motivation suffisamment détaillée expliquant les raisons pour lesquelles il est considéré comme ayant un caractère terroriste, permettant ainsi de contester utilement, le cas échéant, le bien-fondé de ces motifs devant les juridictions compétentes.
11. En quatrième lieu, ni la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ni les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'impliquent que l'autorité compétente pour prononcer les injonctions de retrait de contenus terroristes prévues à l'article 3 du règlement soit organiquement indépendante du Gouvernement.
12. En dernier lieu, si le délai d'une heure rend, en pratique, impossible d'obtenir la suspension de l'injonction par une juridiction avant qu'elle ait été exécutée, cette circonstance ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression des auteurs des contenus en cause, dès lors que le règlement du 29 avril 2021 prévoit, à son article 9, que les fournisseurs de services d'hébergement qui ont reçu une injonction de retrait, ainsi que les fournisseurs de contenus affectés par une injonction de retrait, ont droit à un recours effectif et que les Etats membres doivent mettre en place des procédures efficaces pour l'exercice de ce droit.
Quant aux mesures spécifiques :
13. Contrairement à ce que soutiennent les associations et fondations requérantes, les dispositions de l'article 5 du règlement du 29 avril 2021 définissent de façon suffisamment précise et circonstanciée les critères sur lesquels l'autorité compétente désignée par chaque Etat membre doit se fonder pour constater qu'un fournisseur de services d'hébergement de contenus en ligne est exposé à des contenus terroristes au sens de cet article, dès lors qu'elles précisent, au 4 de cet article que cette constatation doit être fondée sur des facteurs objectifs, tels que la réception par le fournisseur de services d'hébergement d'au moins deux injonctions de retrait définitives au cours des douze derniers mois. De plus, aux termes mêmes de l'article 5, les mesures spécifiques en cause, destinées, ainsi qu'il a été dit au point 1 ci-dessus, à prévenir la diffusion de contenus à caractère terroriste, doivent être " ciblées et proportionnées " et " être appliquées d'une manière qui tient pleinement compte (...) des droits fondamentaux des utilisateurs concernant la liberté d'expression et d'information ". De plus, elles ne comportent " ni une obligation générale pour les fournisseurs de services d'hébergement de surveiller les informations qu'ils transmettent ou stockent, ni une obligation générale de chercher activement des faits ou des circonstances suggérant une activité illégale ".
14. Il résulte de ce qui a été dit aux points 8 à 13 ci-dessus que les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les dispositions du règlement porteraient atteinte à la liberté d'expression et d'information garantie par l'article 11 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le moyen soulevé à cet égard, qui ne soulève pas de difficulté sérieuse, doit, dès lors, être écarté.
S'agissant des moyens relatifs à la vie privée et à la protection des données personnelles :
15. Aux termes de l'article 7 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ". Aux termes de son article 8 : " 1. Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant./ 2. Ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d'un autre fondement légitime prévu par la loi. Toute personne a le droit d'accéder aux données collectées la concernant et d'en obtenir la rectification. 3./ Le respect de ces règles est soumis au contrôle d'une autorité indépendante. " Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance./ 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. "
16. Les associations et fondations requérantes soutiennent que les dispositions de l'article 5 du règlement du 29 avril 2021 prévoyant que les fournisseurs de services d'hébergement exposés à des contenus à caractère terroriste doivent prendre des mesures spécifiques pour protéger leurs services contre la diffusion au public de contenus à caractère terroriste portent atteinte au droit à la protection de la vie privée et au droit à la protection des données personnelles garantis par les articles 7, 8 et 52 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, lus à la lumière de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'elles conduiraient ces fournisseurs de services à analyser systématiquement les contenus dont ils assurent l'hébergement.
17. Toutefois, le règlement du 29 avril 2021 prévoit en son article 1er qu'il ne vise que la diffusion au public de contenus à caractère terroriste en ligne, ce qui exclut par conséquent qu'il impose aux hébergeurs d'analyser des contenus que leurs auteurs n'auraient pas décidé de rendre publics et, d'autre part, son article 5 prévoit expressément que les mesures spécifiques qu'il appartient à certains hébergeurs de prendre doivent être " ciblées et proportionnées " et " être appliquées d'une manière qui tient pleinement compte (...) des droits fondamentaux des utilisateurs concernant (...) le respect de la vie privée et la protection des données à caractère personnel ". De plus, ainsi qu'il a été dit au point 13, elles ne comportent " ni une obligation générale pour les fournisseurs de services d'hébergement de surveiller les informations qu'ils transmettent ou stockent, ni une obligation générale de chercher activement des faits ou des circonstances suggérant une activité illégale ". Enfin, le règlement n'a pas par lui-même pour objet la création de traitements automatisés de données personnelles. Les associations requérantes ne sont donc pas fondées à soutenir que le règlement porterait atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale ou au droit au respect des données personnelles des auteurs des contenus en cause. Le moyen, qui ne présente pas de difficulté sérieuse, doit être écarté.
S'agissant des moyens relatifs au droit à un recours effectif :
18. Aux termes de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. / Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. / Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l'effectivité de l'accès à la justice. " Aux termes de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) ".
19. Les associations et fondations requérantes soutiennent que les dispositions des articles 9 et 10 du règlement du 29 avril 2021 méconnaîtraient le droit à un recours effectif devant un tribunal impartial garanti par l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
20. En premier lieu, l'article 9 du règlement du 29 avril 2021 est relatif aux recours juridictionnels à l'encontre des injonctions de retrait. Ainsi qu'il a été dit au point 12, il prévoit que les fournisseurs de services d'hébergement qui ont reçu une injonction de retrait, ainsi que les fournisseurs de contenus affectés par une injonction de retrait, ont droit à un recours effectif et que les Etats membres doivent mettre en place des procédures efficaces pour l'exercice de ce droit. Les associations requérantes font grief à ces dispositions de ne pas avoir imposé que ces différents recours aient un caractère suspensif et de n'avoir pas prévu, en certaines hypothèses, de voie de recours spéciale. Cependant, d'une part, le caractère suspensif d'un recours contre les décisions administratives n'est pas au nombre des garanties de procédure exigées en toutes circonstances par l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et d'autre part, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire et, désormais, du droit de l'Union européenne.
21. En second lieu, les dispositions de l'article 10 du règlement du 29 avril 2021 prévoient que chaque fournisseur de services d'hébergement doit établir un mécanisme efficace et accessible permettant aux fournisseurs de contenus qui ont fourni des contenus qui ont été retirés ou auxquels l'accès a été bloqué à la suite de mesures spécifiques en vertu de l'article 5, d'introduire une réclamation concernant ce retrait ou ce blocage et demandant le rétablissement des contenus ou de l'accès à ces contenus. Ces dispositions n'ont ni pour objet ni pour effet, contrairement à ce que soutiennent les associations requérantes, de limiter le droit des fournisseurs de contenus de contester, devant les juridictions compétentes, les décisions de retrait ou de blocage prises par un fournisseur de services d'hébergement, ou de limiter le droit d'un fournisseur de services d'hébergement de contester devant une juridiction la décision constatant qu'il est exposé à des contenus à caractère terroriste.
22. Les associations et fondations requérantes ne sont donc pas fondées à soutenir que les dispositions du règlement du 29 avril 2021 porteraient atteinte au droit à un recours effectif devant un tribunal impartial, garanti par l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le moyen, qui ne soulève pas de difficulté sérieuse, doit ainsi être écarté.
23. Il résulte de tout ce qui précède que les moyens contestant par voie d'exception la validité du règlement du 29 avril 2021 ne soulèvent pas de difficulté sérieuse et doivent être écartés, sans qu'il y ait lieu pour le Conseil d'Etat de surseoir à statuer pour saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel.
En ce qui concerne les autres moyens de légalité interne :
24. En premier lieu, dès lors que l'exception d'invalidité du règlement du 29 avril 2021 est ainsi écartée, les associations et fondations requérantes ne peuvent utilement soutenir, en se bornant à critiquer des règles édictées par le règlement lui-même, que le décret attaqué et les dispositions législatives pour l'application desquelles il a été pris méconnaîtraient directement la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
25. En deuxième lieu, la circonstance que le délai de soixante-douze heures imparti au juge pour statuer sur une injonction de retrait, en application de l'article L. 6-1-5 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, ne soit pas prescrit à peine de dessaisissement de la juridiction saisie ne saurait être regardée comme privant cette voie de recours d'un caractère effectif.
26. En dernier lieu, le décret attaqué ne régissant que les voies de recours ouvertes contre les injonctions de retrait prises en application des articles 3 et 4 du règlement du 29 avril 2021, les associations et fondations requérantes ne peuvent utilement soutenir que le délai de quinze jours imparti aux fournisseurs de services d'hébergement, en application de l'article 6-1-5 de la loi du 21 juin 2024, pour demander l'annulation d'une décision de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique prise en application de l'article 5 du règlement du 29 avril 2021 serait insuffisant, ni que devrait être prévue une voie de recours spécifique contre la décision d'un fournisseur de services d'hébergement de retirer un contenu en application du même article.
27. Il résulte de tout ce qui précède que les associations et fondations requérantes ne sont pas fondées à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret qu'elles attaquent. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'association La Quadrature du Net et autres est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association La Quadrature du Net, premier requérant dénommé, au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 28 mai 2025 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Rozen Noguellou, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et M. Jean de L'Hermite, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 16 juin 2025.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Jean de L'Hermite
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle