Vu la procédure suivante :
La société par actions simplifiée (SAS) Bigben Connected a demandé au tribunal administratif de Lille de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée auxquels elle a été assujettie au titre de la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2013, ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1808513 du 28 octobre 2021, ce tribunal a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 21DA02931 du 26 octobre 2023, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel formé par la société Bigben Connected contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés le 22 décembre 2023 et les 21 mars et 16 décembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Bigben Connected demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur,
- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de la société Bigben Connected ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société par actions simplifiée Bigben Connected, anciennement dénommée Modelabs, qui exerçait une activité d'achat et revente de téléphones mobiles et de téléviseurs neufs, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2011 au 31 mars 2013, étendue jusqu'au 31 décembre 2013 en matière de taxe sur la valeur ajoutée, à l'issue de laquelle l'administration fiscale a notamment remis en cause le bénéfice de l'exonération de taxe sur la valeur ajoutée prévue par les dispositions du 1° du I de l'article 262 ter du code général des impôts à raison de livraisons de biens à destination de sept clients assujettis dans d'autres Etats membres de l'Union européenne, dont elle a estimé qu'elles s'inséraient dans un circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée. La société Bigben Connected se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 26 octobre 2023 par lequel la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre le jugement du 28 octobre 2021 du tribunal administratif de Lille rejetant sa demande tendant à la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée mis à sa charge au titre de la période du 1er janvier 2011 au 31 mars 2013, ainsi que des pénalités correspondantes.
Sur les motifs de l'arrêt relatifs à la régularité de la procédure d'imposition :
2. Aux termes de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l'Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l'effectivité de l'accès à la justice ". Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment de son arrêt C-199/11 Europese Gemeenschap c/ Otis NV et autres du 6 novembre 2012, que le principe de protection juridictionnelle effective figurant à cet article 47 est constitué de divers éléments, lesquels comprennent, notamment, les droits de la défense, le principe d'égalité des armes, le droit d'accès aux tribunaux ainsi que le droit de se faire conseiller, défendre et représenter.
3. S'agissant du respect des droits de la défense invoqués dans un litige fiscal portant sur une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé, dans son arrêt C-189/18 Glencore Agriculture Hungary du 16 octobre 2019, que ce principe a pour corollaire le droit d'accès au dossier au cours de la procédure administrative et qu'une violation du droit d'accès au dossier commise lors de la procédure administrative n'est pas, en principe, régularisée du simple fait que l'accès au dossier a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle concernant un éventuel recours visant à l'annulation de la décision contestée. La Cour de justice a également jugé dans ce même arrêt que, dans un tel litige de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, le respect des droits de la défense n'impose pas à l'administration fiscale une obligation générale de fournir un accès intégral au dossier dont elle dispose, mais exige que l'assujetti ait la possibilité de se voir communiquer, à sa demande, les informations et les documents se trouvant dans le dossier administratif et pris en considération par cette administration en vue d'adopter sa décision, lesquels incluent en principe non seulement l'ensemble des éléments du dossier sur lesquels l'administration fiscale entend fonder sa décision mais aussi ceux qui, sans fonder directement sa décision, peuvent être utiles à l'exercice des droits de la défense. Au nombre de ces derniers figurent en particulier les éléments que cette administration a pu rassembler et qui seraient susceptibles de faire douter de la participation du contribuable, en connaissance de cause, à des opérations impliquées dans une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée mais qu'elle a regardés comme non probants.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un courrier du 26 février 2016, la société Bigben Connected a demandé la communication de l'ensemble des documents obtenus de tiers, mentionnés dans la proposition de rectification ou qui ont fondé les rectifications proposées, dont l'administration a pris connaissance dans le cadre de la vérification de comptabilité, notamment ceux afférents à la procédure pénale ouverte à l'encontre de M. B... A..., gérant de fait des sociétés Metaplast Ltd et ISX Group SPRL, impliquées dans le schéma de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée à l'origine des rectifications litigieuses et avec lesquelles la société requérante entretenait des relations commerciales. Après avoir communiqué une première série de documents dans sa réponse aux observations du contribuable du 15 juin 2017, l'administration fiscale a communiqué à la société, par un courrier du 1er décembre 2017 reçu le 4 décembre suivant, copie de deux autres pièces de cette procédure pénale.
5. En premier lieu, la société requérante faisait valoir devant la cour que, compte tenu de la date à laquelle ces deux pièces lui avaient été transmises, elle n'avait pu s'en prévaloir lors des entretiens avec le supérieur hiérarchique du vérificateur et avec l'interlocuteur départemental, qui se sont tenus respectivement les 25 juillet et 5 octobre 2017, ni lors de la séance de la commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, qui a eu lieu le 27 novembre 2017 et dont l'avis a été rendu le 5 décembre 2017. Toutefois, d'une part, la garantie, prévue par la charte des droits et obligations du contribuable vérifié dont les énonciations sont rendues opposables à l'administration par l'article L. 10 du livre des procédures fiscales, tenant à la possibilité pour le contribuable de s'adresser au supérieur hiérarchique du vérificateur puis, le cas échéant, à l'interlocuteur départemental ou régional, a pour seul objet de permettre au contribuable, avant la mise en recouvrement, de les saisir de divergences subsistant au sujet du bien-fondé des rectifications envisagées, et non de lui permettre de poursuivre avec eux un dialogue contradictoire de même nature que celui qui s'est achevé avec la notification de la réponse aux observations du contribuable, de sorte que la circonstance que les pièces utiles à la défense du contribuable ne lui auraient pas été communiquées avant qu'il exerce cette garantie est sans incidence sur le respect de celle-ci. Il résulte, d'autre part, des dispositions de l'article L. 59 A du livre des procédures fiscales que la commission nationale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires n'est pas compétente pour examiner la question du bien-fondé de la remise en cause du bénéfice d'une exonération de taxe sur la valeur ajoutée au motif que les opérations concernées s'insèreraient dans un circuit de fraude, de sorte qu'est sans incidence sur le respect de la garantie tenant à la possibilité de saisir cette commission la circonstance que la société n'ait pu disposer avant la séance des éléments ayant conduit l'administration à remettre en cause ce bénéfice. Dès lors, en écartant le moyen tiré de ce que la communication tardive des documents mentionnés au point 4 aurait entaché d'irrégularité la procédure d'imposition en ce qu'elle aurait conduit à priver la contribuable de ces garanties, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.
6. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'administration fiscale a exercé son droit de communication auprès de l'autorité judiciaire en vue de consulter les pièces de la procédure ouverte à l'encontre de M. A... devant le tribunal de grande instance de Paris sans être autorisée à prendre copie de l'ensemble de ces pièces. En jugeant, après avoir relevé, d'une part, qu'il n'était pas contesté que l'administration fiscale avait communiqué à la contribuable l'ensemble des documents ou copies de documents se trouvant dans le dossier administratif et pris en considération en vue d'adopter sa décision et, d'autre part, qu'elle avait par ailleurs invité la contribuable à se rapprocher de l'autorité judiciaire pour obtenir la communication des pièces dont elle avait seulement pris connaissance sans en prendre copie, que la procédure avait été conduite, à cet égard, sans méconnaissance des dispositions de l'article L. 76 B du livre des procédures fiscales ni des droits de la défense garantis par l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.
7. En troisième lieu, en jugeant, eu égard à la nature et au contenu des pièces transmises, consistant en un rapport du service national de douane judiciaire du 3 septembre 2012 et une synthèse de la garde à vue de M. A... du 6 septembre 2012, que le délai entre la communication de ces pièces et la mise en recouvrement des impositions correspondantes, intervenue le 18 décembre 2017, avait été suffisant pour permettre à la société Bigben Connected d'en prendre connaissance en temps utile, la cour a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine exempte de dénaturation. Elle a pu en déduire, sans entacher son arrêt d'erreur de droit, que la contribuable n'avait pas été privée des garanties qu'elle tient de l'article 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Si la cour a en outre porté une appréciation sur l'utilité de ces pièces pour l'exercice par la contribuable des droits de la défense, ces motifs revêtent un caractère surabondant et ne peuvent par suite être utilement contestés en cassation.
Sur les motifs de l'arrêt relatifs au bien-fondé des impositions :
8. Aux termes de l'article 138 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée : " 1. Les Etats membres exonèrent les livraisons de biens expédiés ou transportés en dehors de leur territoire respectif mais dans la Communauté par le vendeur, par l'acquéreur ou pour leur compte, effectuées pour un autre assujetti, ou pour une personne morale non assujettie, agissant en tant que tel dans un Etat membre autre que celui du départ de l'expédition ou du transport des biens ". Aux termes de l'article 262 ter du code général des impôts, pris pour la transposition de ces dispositions, dans sa rédaction applicable au litige : " I. Sont exonérés de la taxe sur la valeur ajoutée : / 1° Les livraisons de biens expédiés ou transportés sur le territoire d'un autre Etat membre de la Communauté européenne à destination d'un autre assujetti ou d'une personne morale non assujettie. / L'exonération ne s'applique pas lorsqu'il est démontré que le fournisseur savait ou ne pouvait ignorer que le destinataire présumé de l'expédition ou du transport n'avait pas d'activité réelle (...) ". Aux termes du 4 de l'article 283 du même code : " Lorsque la facture ne correspond pas à la livraison d'une marchandise ou à l'exécution d'une prestation de services, ou fait état d'un prix qui ne doit pas être acquitté effectivement par l'acheteur, la taxe est due par la personne qui l'a facturée ".
9. Si, pour l'application de ces dispositions, un assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée disposant de justificatifs de l'expédition des biens à destination d'un autre Etat membre et du numéro d'identification à la taxe sur la valeur ajoutée de l'acquéreur doit être présumé avoir effectué une livraison dans un autre Etat membre de l'Union européenne exonérée, cette présomption ne fait pas obstacle à ce que l'administration fiscale puisse établir que les livraisons en cause n'ont pas eu lieu, en faisant notamment valoir que des livraisons, répétées et portant sur des montants importants, ont eu pour destinataire présumé des personnes dépourvues d'activité réelle. Toutefois, le droit à exonération de cet assujetti ne peut être remis en cause que s'il est établi, au vu des éléments dont il avait connaissance, qu'il savait ou aurait pu savoir en effectuant les diligences nécessaires, que la livraison dans un autre Etat membre de l'Union européenne qu'il effectuait le conduisait à participer à une fraude fiscale.
En ce qui concerne les ventes réalisées auprès de la société portugaise Northridge :
10. Après avoir relevé par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, d'une part, que les documents produits par la société Bigben Connected n'étaient pas de nature à établir le caractère effectif de la livraison en litige dans un autre Etat membre, notamment eu égard à l'absence d'activité réelle de la société portugaise Northridge, et, d'autre part, que l'administration fiscale établissait que la société requérante, compte tenu de sa connaissance du marché, savait ou aurait pu savoir, en effectuant les diligences nécessaires, qu'en vendant des marchandises à la société Northridge, elle participait à un circuit de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, la cour, qui n'a pas entaché son arrêt d'une contradiction de motifs, a pu, sans erreur de droit, juger que l'administration était fondée à remettre en cause le droit à exonération à raison des opérations en cause.
En ce qui concerne les ventes réalisées auprès de la société italienne " Pakoon QBS " SRL :
11. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a relevé l'importance des transactions réalisées avec la société italienne Pakoon QBS SRL, la brièveté de la période au cours de laquelle les livraisons ont été effectuées et l'absence de diligence accomplie par la société Bigben Connected pour vérifier la réalité de son activité. En se fondant sur ces éléments pour juger que l'administration fiscale établissait que la société requérante n'avait pas mis en œuvre les diligences nécessaires pour s'assurer qu'elle ne participait pas à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.
En ce qui concerne les ventes réalisées auprès de la société italienne Stetinet SPL :
12. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a relevé l'importance des transactions réalisées avec la société italienne Stetinet SPL, la brièveté de la période au cours de laquelle les livraisons ont été effectuées et l'absence de pièces permettant de justifier de la réception des marchandises par cette société. En se fondant sur ces éléments pour juger que l'administration fiscale établissait que la société Bigben Connected ne pouvait être regardée comme ayant pris toute mesure raisonnable en son pouvoir pour s'assurer que les livraisons qu'elle effectuait ne la conduisaient pas à participer à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.
En ce qui concerne les ventes réalisées auprès de la société belge ISX Group :
13. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a relevé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, l'importance des transactions réalisées avec la société belge ISX Group, la brièveté de la période au cours de laquelle les livraisons ont été effectuées et le caractère significatif des avoirs consentis à cette société. En se fondant sur ces éléments pour juger que l'administration fiscale était fondée à remettre en cause, pour les opérations en litige, le bénéfice de l'exonération de taxe sur la valeur ajoutée prévue au I de l'article 262 ter du code général des impôts, la cour n'a pas commis d'erreur de droit. Si la cour administrative d'appel de Douai a en outre relevé que l'un des salariés de la société, placé sous l'autorité de son directeur commercial, avait connaissance des agissements de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée de son interlocuteur auprès de la société ISX Group, ce motif revêt un caractère surabondant de sorte que la société requérante ne peut utilement le contester en cassation.
14. Il résulte de tout ce qui précède que la société Bigben Connected n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Bigben Connected est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société par actions simplifiée Bigben Connected et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 26 mars 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur-rapporteur.
Rendu le 9 mai 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Benjamin Duca-Deneuve
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle