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26/03/2025 | FRANCE | N°490743

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 26 mars 2025, 490743


Vu la procédure suivante :



La Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a refusé de lui communiquer les signalements reçus à son sujet par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) depuis 2015 et d'enjoindre au ministre de lui transmettre ces documents dans un délai de deux mois sous astreinte de 150 euros par jour de retard. Par un jugement n° 2214763/5-3

du 25 octobre 2023, le tribunal administratif a rejeté sa demande.



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Vu la procédure suivante :

La Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a refusé de lui communiquer les signalements reçus à son sujet par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) depuis 2015 et d'enjoindre au ministre de lui transmettre ces documents dans un délai de deux mois sous astreinte de 150 euros par jour de retard. Par un jugement n° 2214763/5-3 du 25 octobre 2023, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et trois autres mémoires, enregistrés les 8 janvier, 5 avril, 2 juillet 2024 et les 27 février et 4 mars 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 ;

- le décret n° 2002-1392 du 28 novembre 2002 ;

- la décision du 28 juin 2024 par laquelle le Conseil d'Etat statuant au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, au Cabinet Rousseau, Tapie, avocat de la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 6 mars 2025, présentée par la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France a demandé la communication des " signalements " reçus à son sujet par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) depuis 2015. Elle se pourvoit en cassation contre le jugement du 25 octobre 2023 par lequel le tribunal administratif a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet née du silence gardé sur cette demande.

2. En premier lieu, d'une part, le décret du 28 novembre 2002 a institué une mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires qui est notamment chargée, aux termes de son article 1er : " 1° D'observer et d'analyser le phénomène des mouvements à caractère sectaire dont les agissements sont attentatoires aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales ou constituent une menace à l'ordre public ou sont contraires aux lois et règlements (...) ; / 5° D'informer le public sur les risques, et le cas échéant les dangers, auxquels les dérives sectaires l'exposent et de faciliter la mise en oeuvre d'actions d'aide aux victimes de ces dérives (...) ". En vertu des dispositions de l'article 2 du même décret, cette mission interministérielle diffuse aux ministères concernés les agissements portés à sa connaissance qui lui paraissent pouvoir appeler une initiative de leur part et dénonce au procureur de la République ceux qui sont susceptibles de recevoir une qualification pénale. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la mission reçoit des signalements émanant de victimes ou de témoins de dérives sectaires ou de risques de telles dérives et que la demande de communication présentée au ministre portait sur ces signalements.

3. D'autre part, en vertu de l'article L. 311-1 du code des relations entre le public et l'administration, les administrations sont tenues, sous certaines réserves, de publier en ligne ou de communiquer les documents administratifs qu'elles détiennent aux personnes qui en font la demande. En vertu du d) du 2° de l'article L. 311-5 du code des relations entre le public et l'administration, ne sont pas communicables, notamment, les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte à la sécurité publique ou à la sécurité des personnes. Selon le 3° de son article L. 311-6, ne sont communicables qu'à l'intéressé, notamment, les documents administratifs faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice. Aux termes de l'article L. 311-7 du même code : " Lorsque la demande porte sur un document comportant des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 mais qu'il est possible d'occulter ou de disjoindre, le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions ". Enfin, aux termes de l'article L. 311-2 du même code : " L'administration n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives (...) ".

4. En principe, il appartient à la Miviludes, lorsqu'elle est saisie d'une demande de communication de documents administratifs produits ou reçus par elle, sous réserve que cette demande ne présente pas un caractère abusif, de rechercher au cas par cas, si, en raison des informations qu'ils contiennent, leur divulgation risquerait de porter atteinte aux intérêts protégés par les dispositions mentionnées au point précédent et si une communication partielle ou après occultation de certaines informations serait, le cas échéant, possible.

5. Toutefois, les signalements qui lui sont adressés par des personnes s'estimant victimes ou témoins de dérives sectaires révèlent, par nature, de la part de celles-ci, un comportement dont la divulgation pourrait leur porter préjudice, compte tenu, en particulier, des risques de représailles auxquelles elles seraient alors exposées. La suppression de tels risques impliquerait non seulement l'occultation de l'identité et des coordonnées de ces personnes, mais également de toute mention figurant dans le signalement permettant leur identification, directe ou indirecte, y compris par recoupement avec d'autres informations dont des tiers auraient déjà connaissance ou pourraient acquérir la connaissance, rendant ainsi, dans la plupart des cas, les documents en cause inintelligibles. De plus, la perspective que de tels signalements puissent être communiqués à des tiers est susceptible de dissuader leurs auteurs de saisir la Miviludes, ce qui serait de nature à faire obstacle à ce qu'elle puisse remplir ses missions, qui concourent à la prévention et à la répression d'agissements constitutifs d'atteintes à des libertés fondamentales et de menaces à l'ordre public. Enfin, si l'article 21-1 de la loi du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, résultant de la loi n°2024-420 du 10 mai 2024 au demeurant postérieure au jugement attaqué, prévoit que la Miviludes peut publier des témoignages dans son rapport annuel à condition de les anonymiser, il ne saurait s'en déduire, contrairement à ce que soutient l'association requérante, que les documents reçus devraient être communiqués après occultation.

6. Il résulte de ce qui précède que les dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l'administration, citées au point 3, font obstacle à la communication des documents demandés. La non-communicabilité de tels documents, à supposer qu'elle puisse être regardée comme une ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression de l'association requérante, ne saurait être regardée, en tout état de cause, comme incompatible avec les stipulations de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est strictement nécessaire et proportionnée. Elle ne saurait davantage, et en tout état de cause, être regardée comme incompatible avec les stipulations des articles 6 et 8 de la même convention.

7. Le motif mentionné au point 6, qui justifie légalement le dispositif du jugement attaqué, doit être substitué à celui retenu par le tribunal administratif, selon lequel les occultations nécessaires représenteraient une charge disproportionnée pour l'administration. Le pourvoi doit, par suite, être rejeté, y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : Le pourvoi de la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France est rejeté.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 490743
Date de la décision : 26/03/2025
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

26-06-01-02-03 DROITS CIVILS ET INDIVIDUELS. - ACCÈS AUX DOCUMENTS ADMINISTRATIFS. - ACCÈS AUX DOCUMENTS ADMINISTRATIFS AU TITRE DE LA LOI DU 17 JUILLET 1978. - DROIT À LA COMMUNICATION. - DOCUMENTS ADMINISTRATIFS NON COMMUNICABLES. - SIGNALEMENTS ADRESSÉS À LA MIVILUDES PAR DES PERSONNES S’ESTIMANT VICTIMES OU TÉMOINS DE DÉRIVES SECTAIRES, PAR NATURE [RJ1].

26-06-01-02-03 En principe, il appartient à la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), lorsqu’elle est saisie d’une demande de communication de documents administratifs produits ou reçus par elle, sous réserve que cette demande ne présente pas un caractère abusif, de rechercher au cas par cas, si, en raison des informations qu’ils contiennent, leur divulgation risquerait de porter atteinte aux intérêts protégés par les dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA) et si une communication partielle ou après occultation de certaines informations serait, le cas échéant, possible....Toutefois, les signalements qui lui sont adressés par des personnes s’estimant victimes ou témoins de dérives sectaires révèlent, par nature, de la part de celles-ci, un comportement dont la divulgation pourrait leur porter préjudice, compte tenu, en particulier, des risques de représailles auxquelles elles seraient alors exposées. La suppression de tels risques impliquerait non seulement l’occultation de l’identité et des coordonnées de ces personnes, mais également de toute mention figurant dans le signalement permettant leur identification, directe ou indirecte, y compris par recoupement avec d'autres informations dont des tiers auraient déjà connaissance ou pourraient acquérir la connaissance, rendant ainsi, dans la plupart des cas, les documents en cause inintelligibles. De plus, la perspective que de tels signalements puissent être communiqués à des tiers est susceptible de dissuader leurs auteurs de saisir la Miviludes, ce qui serait de nature à faire obstacle à ce qu’elle puisse remplir ses missions, qui concourent à la prévention et à la répression d’agissements constitutifs d’atteintes à des libertés fondamentales et de menaces à l’ordre public. ...Par suite, les dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6 du CRPA font obstacle à la communication des signalements reçus par la Miviludes.


Publications
Proposition de citation : CE, 26 mar. 2025, n° 490743
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Bruno Delsol
Rapporteur public ?: Mme Esther de Moustier
Avocat(s) : CABINET ROUSSEAU, TAPIE

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:490743.20250326
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