Vu la procédure suivante :
Par une requête et trois nouveaux mémoires, enregistrés le 2 novembre 2023 et les 3 avril, 3 mai et 23 décembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " Kokopelli. Pour la libération de la semence et de l'humus " demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le refus opposé à sa demande d'abrogation de l'arrêté du 30 décembre 2021 portant application de l'article R. 5132-86 du code de la santé publique ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale et son premier protocole additionnel ;
- le règlement (UE) n° 1307/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 ;
- le règlement (UE) n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 ;
- le règlement 2021/2115 du Parlement européen et du Conseil du 2 décembre 2021 ;
- la directive 2002/53/CE du Conseil du 13 juin 2002 ;
- la directive 2002/57/CE du Conseil du 13 juin 2002 ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de la santé publique ;
- l'arrêté du 22 février 1990 fixant la liste des substances classées comme stupéfiants ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Eric Buge, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 7 mars 2025, présentée par l'association " Kokopelli. Pour la libération de la semence et de l'humus " ;
Considérant ce qui suit :
1. Par des courriers du 1er septembre 2022, l'association " Kokopelli. Pour la libération de la semence et de l'humus " a demandé au ministre de la santé et de la prévention et au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire d'abroger l'arrêté du 30 décembre 2021 portant application de l'article R. 5132-86 du code de la santé publique, qui réglemente la culture, l'importation, l'exportation et l'utilisation industrielle et commerciale des variétés de Cannabis sativa L. dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol n'est pas supérieure à 0,30 %. L'association requérante doit être regardée comme demandant l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé par ces ministres à sa demande.
Sur la compétence des auteurs de l'arrêté :
2. Aux termes de l'article L. 5132-7 du code de la santé publique : " Les plantes, substances ou préparation vénéneuses sont classées comme stupéfiantes ou comme psychotropes ou sont inscrites sur les listes I et II par décision du directeur général de l'agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (...) " et aux termes de l'article L. 5132-8 du même code : " La production, la fabrication, le transport, l'importation, l'exportation, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition et l'emploi de plantes, de substances ou de préparations classées comme vénéneuses, dont font partie les substances stupéfiantes, sont soumises à des conditions définies par décrets en Conseil d'Etat. / Ces décrets peuvent prohiber toute opération relative à ces plantes et substances (...) ". Aux termes de l'article R. 5132-86 de ce code, dans sa rédaction en vigueur à la date de l'arrêté litigieux : " I. - Sont interdits la production, la fabrication, le transport, l'importation, l'exportation, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition ou l'emploi : / 1° Du cannabis, de sa plante et de sa résine, des produits qui en contiennent ou de ceux qui sont obtenus à partir du cannabis, de sa plante ou de sa résine ; / 2° Des tétrahydrocannabinols, à l'exception du delta 9-tétrahydrocannabinol, de leurs esters, éthers, sels ainsi que des sels des dérivés précités et de produits qui en contiennent. / II. - (...) / La culture, l'importation, l'exportation et l'utilisation industrielle et commerciale de variétés de cannabis dépourvues de propriétés stupéfiantes ou de produits contenant de telles variétés peuvent être autorisées, sur proposition du directeur général de l'agence, par arrêté des ministres chargés de l'agriculture, des douanes, de l'industrie et de la santé (...) ".
3. D'une part, dès lors que le cannabis est inscrit sur la liste des substances stupéfiantes, sans distinction de variété, par l'arrêté du 22 février 1990 pris en application de l'article L. 5132-7 du code de la santé publique, le Premier ministre était compétent, sur le fondement de l'article L. 5132-8 de ce code, pour réglementer, par l'article R. 5132-86 du même code, les opérations relatives à l'ensemble des variétés de cannabis, quelles que puissent être leurs propriétés stupéfiantes. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence des auteurs de l'arrêté attaqué du fait de l'illégalité, soulevée par la voie de l'exception, du II de l'article R. 5132-86 du code de la santé publique qui en constitue la base légale doit être écarté.
4. D'autre part, ainsi qu'il a été dit au point précédent, les dispositions de l'arrêté en litige ont été prises sur le fondement du II de l'article R. 5132-86 du code de la santé publique qui a pour base légale l'article L. 5132-8 du même code, lequel renvoie au décret en Conseil d'Etat le soin de réglementer, y compris, le cas échéant, en les prohibant toutes, les opérations relatives aux plantes et substances classées comme stupéfiantes. La contestation de la compétence des auteurs de l'arrêté attaqué pour restreindre la liberté d'entreprendre, au motif qu'une telle limitation relèverait du domaine exclusif de la loi, met en cause la constitutionnalité de la délégation accordée par le législateur au pouvoir réglementaire, question qui ne saurait être portée devant le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, en dehors de la procédure prévue à l'article 61-1 de la Constitution.
Sur la restriction des variétés de cannabis pouvant être cultivées, importées, exportées et utilisées :
5. La première phrase du premier alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux limite les variétés de Cannabis sativa L. autorisées à la culture, l'importation, l'exportation et l'utilisation industrielle et commerciale aux seules variétés dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol n'est pas supérieure à 0,30 % et qui sont inscrites au catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles ou au catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France.
6. En premier lieu, l'association requérante ne peut utilement soutenir, pour contester le refus de les abroger, que ces dispositions méconnaîtraient celles de la directive 2002/57/CE du Conseil du 13 juin 2002 concernant la commercialisation des semences de plantes oléagineuses et à fibres, qui régissent la commercialisation des semences et non la culture, le commerce et l'utilisation des plantes, celles du règlement (UE) n° 1307/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013, qui a été abrogé à compter du 1er janvier 2023, ou celles du règlement 2021/2115 du Parlement européen et du Conseil du 2 décembre 2021, qui porte sur les règles régissant l'aide aux plans stratégiques devant être établis par les États membres dans le cadre de la politique agricole commune et non sur la culture, le commerce et l'utilisation des plantes.
7. En second lieu, le chanvre étant régi par l'organisation commune des marchés résultant du règlement (UE) n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013, il résulte du droit de l'Union, tel qu'interprété par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, que les Etats membres doivent s'abstenir de toute mesure unilatérale qui relève de la compétence de l'Union ou qui serait de nature à y déroger ou à y porter atteinte. D'une part, les dispositions de ce règlement ne garantissent pas le droit pour toute variété de chanvre de faire l'objet de mise en culture, d'importation, d'exportation et d'utilisation industrielle et commerciale. D'autre part, dès lors que la disposition contestée traite de la même manière les différentes variétés de Cannabis sativa L. dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol n'est pas supérieure à 0,30 % et qui sont inscrites au catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles ou au catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France, l'association requérante n'est pas fondée à soutenir qu'elle méconnaîtrait le point 1 de l'article 16 de la directive 2002/53/CE du Conseil du 13 juin 2002 concernant le catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles qui prévoit que les États membres veillent à ce que les semences de variétés admises à ce catalogue, lequel est établi sur la base des catalogues nationaux des Etats membres, ne soient soumises à aucune restriction de commercialisation quant à la variété.
Sur la certification des semences utilisées :
8. La première phrase du deuxième alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux prévoit que les fleurs et les feuilles des variétés de Cannabis sativa L. dont la culture, l'importation, l'exportation et l'utilisation industrielle et commerciale sont autorisées doivent être produites à partir de plantes issues de semences certifiées.
9. Le point 1 de l'article 3 de la directive 2002/57/CE du Conseil du 13 juin 2002 concernant la commercialisation des semences de plantes oléagineuses et à fibres dispose que : " Les Etats membres prescrivent que des semences de : (...) Cannabis sativa L. (...) ne peuvent être commercialisées que si elles ont été officiellement certifiées " semence de base " ou " semences certifiées " ". Cette directive concerne, ainsi que le précise son article premier, la production en vue de la commercialisation ainsi que la commercialisation de semences. Par suite, l'association requérante n'est pas fondée à soutenir que les prescriptions de l'arrêté rappelées au point 8, qui ne sont pas relatives à la production ou à la commercialisation de semences mais à leur utilisation, méconnaîtraient, en ce qu'elles empêcheraient la culture de plantes issues de semences non certifiées, les dispositions de cette directive.
Sur l'interdiction de la vente des plants et de la pratique du bouturage :
10. La seconde phrase du deuxième alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux interdit la vente de plants et la pratique du bouturage pour les variétés de Cannabis sativa L. dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol est inférieure à 0,30 %.
11. L'article 34 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne interdit les restrictions quantitatives à l'importation entre les Etats membres ainsi que toutes mesures d'effet équivalent. Cette interdiction vise toute réglementation des Etats membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce au sein de l'Union européenne. Cependant, l'article 36 du même traité permet de maintenir, dans le respect du principe de proportionnalité, des restrictions à la libre circulation des marchandises justifiées par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes ou par des raisons de lutte contre la criminalité, lesquelles constituent des exigences fondamentales reconnues par le droit de l'Union européenne.
12. Il n'est pas contesté que les risques pour la santé liés à la consommation de produits issus de variétés de Cannabis sativa L. dépendent des quantités de delta-9-tétrahydrocannabinol effectivement absorbées en fonction des produits consommés et des modes de consommation et qu'en l'état actuel des données de la science, les autres molécules présentes dans les fleurs et feuilles de cannabis, notamment le cannabidiol, ne peuvent pas être regardées comme revêtant une nocivité particulière. Si le taux de 0,30 % de delta-9-tétrahydrocannabinol n'est pas un seuil d'innocuité, il ne ressort pas des pièces du dossier que les variétés de cannabis présentant une teneur en delta-9-tetrahydrocannabinol inférieure à 0,30 % présenteraient des risques pour la santé publique justifiant par eux-mêmes une mesure d'interdiction générale et absolue de la commercialisation de leurs plants ou de la pratique du bouturage.
13. Toutefois, s'il est constant que la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol des fleurs et des feuilles séchées peut être contrôlée au moyen de tests rapides et peu coûteux permettant d'identifier celles consommées pour leurs propriétés stupéfiantes, il ne ressort en revanche pas des pièces du dossier qu'il existerait de tests de même nature permettant de contrôler la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol des plants et des boutures des différentes variétés de Cannabis sativa L. et d'identifier avec suffisamment de certitude celles présentant un taux inférieur à 0,30 %. Dès lors, le ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire est fondé à soutenir que l'autorisation de vente aux particuliers de plants et du bouturage de variétés de cannabis dépourvues de propriétés stupéfiantes, du fait de la difficulté de les distinguer des variétés présentant des propriétés stupéfiantes, compromettrait l'efficacité des politiques de protection de la santé publique et de lutte contre les stupéfiants.
14. Il en résulte que le motif invoqué par le ministre, tenant à protection de la santé publique et à la lutte contre la criminalité, justifie l'interdiction de la vente de plants des variétés dont les fleurs et les feuilles présentent une teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol inférieure à 0,30 % ainsi que de leur bouturage, alors même que le bouturage ne modifierait pas le patrimoine génétique de la plante et ne serait par conséquent pas susceptible de modifier sa teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol. Par suite, l'association requérante n'est pas fondée à soutenir que cette interdiction serait disproportionnée et à demander, pour ce motif, l'annulation du refus d'abroger la seconde phrase du deuxième alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux.
Sur l'interdiction faite aux particuliers de produire des fleurs et des feuilles de chanvre :
15. Aux termes du dernier alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux : " Seuls des agriculteurs actifs au sens de la réglementation européenne et nationale en vigueur peuvent cultiver des fleurs et des feuilles de chanvre ".
16. D'une part, dès lors que le législateur a confié au pouvoir réglementaire, par l'article L. 5132-8 du code de la santé publique, le soin de réglementer la production, la fabrication, le transport, l'importation, l'exportation, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition et l'emploi de plantes et substances classées comme stupéfiantes en l'autorisant expressément à prohiber la totalité des opérations relatives à ces plantes et substances, l'association requérante ne peut utilement invoquer, en dehors de la procédure prévue à l'article 61-1 de la Constitution, pour contester la légalité du dernier alinéa du I de l'article premier de l'arrêté litigieux en tant qu'il n'autorise pas les particuliers à cultiver des fleurs et des feuilles de chanvre des variétés de Cannabis sativa L. dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol n'est pas supérieure à 0,30 %, une méconnaissance du droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Elle ne peut davantage, dès lors que l'arrêté litigieux trouve sa base légale dans les articles L. 5132-7 et L. 5132-8 du code de la santé publique, utilement invoquer la méconnaissance des articles du code civil relatif au droit de propriété. Enfin, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de l'article premier du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.
17. Enfin, pour les raisons mentionnées au point 14, du fait de la difficulté de distinguer par des tests rapides et peu couteux, au cours de leur cycle de croissance, les plants dont la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol est inférieure ou supérieure à 0,30 %, l'association n'est pas fondée à soutenir que la restriction que comporte cet alinéa serait disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.
18. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, l'association requérante n'est pas fondée à demander l'annulation du refus d'abroger l'arrêté qu'elle conteste.
Sur les frais de l'instance :
19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'association " Kokopelli. Pour la libération de la semence et de l'humus " est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association " Kokopelli. Pour la libération de la semence et de l'humus ", à la ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, à la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 mars 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Edouard Geffray, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Raphaël Chambon, M. Vincent Mazauric, conseillers d'Etat ; M. Eric Buge, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 26 mars 2025.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Eric Buge
Le secrétaire :
Signé : M. Hervé Herber