Vu la procédure suivante :
Par une requête enregistrée le 21 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... A... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 7 décembre 2023 rapportant le décret du 25 février 2021 lui accordant la nationalité française ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
- le traité sur l'Union européenne
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne
- le code civil ;
- le décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Paul Bernard, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique,
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de Mme A... ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article 27-2 du code civil : " Les décrets portant acquisition, naturalisation ou réintégration peuvent être rapportés sur avis conforme du Conseil d'Etat dans le délai de deux ans à compter de leur publication au Journal officiel si le requérant ne satisfait pas aux conditions légales ; si la décision a été obtenue par mensonge ou fraude, ces décrets peuvent être rapportés dans le délai de deux ans à partir de la découverte de la fraude ".
2. Il ressort des pièces du dossier que Mme A..., ressortissante marocaine, a déposé une demande de naturalisation par laquelle elle a indiqué être célibataire et sans enfant. Elle a été naturalisée par décret le 25 février 2021. Par un bordereau du 15 décembre 2021, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a informé le ministre chargé des naturalisations que Mme A... avait épousé M. C... D..., ressortissant marocain résidant habituellement à l'étranger, à Driouch (Maroc), le 27 juin 2018, soit antérieurement à sa naturalisation. Par décret du 7 décembre 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a rapporté le décret du 25 février 2021 prononçant la naturalisation de Mme A... au motif qu'il avait été pris au vu d'informations mensongères délivrées par l'intéressée quant à sa situation familiale. Mme A... demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.
3. En premier lieu, si Mme A... soutient qu'elle a déposé sa demande de naturalisation le 25 septembre 2017 et non le 4 janvier 2018, comme l'indique le décret attaqué, cette circonstance, à la supposer établie, est, en l'espèce, sans incidence sur la légalité de ce décret.
4. En deuxième lieu, un décret rapportant un décret de naturalisation doit respecter la procédure énoncée aux articles 59 et 62 du décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité française. Conformément à ces dispositions, l'intéressé dispose d'un délai d'un mois à dater de la notification de l'engagement de la procédure de retrait pour faire parvenir au ministre chargé des naturalisations ses observations en défense. Ces observations doivent être portées par le ministre à la connaissance du Conseil d'Etat, avant que celui-ci se prononce par avis conforme. Les visas du décret attaqué font mention des observations en défense de Mme A..., produites le 5 août 2022 et par courriel du 9 décembre 2022, soit antérieurement à l'avis du Conseil d'Etat, rendu le 23 novembre 2023. Par suite, le moyen tiré de ce que le décret attaqué serait intervenu au terme d'une procédure irrégulière ne peut qu'être écarté.
5. En troisième lieu, le délai de deux ans imparti par l'article 27-2 du code civil pour rapporter le décret de naturalisation de Mme A... a commencé à courir à la date à laquelle la réalité de la situation de l'intéressée a été portée à la connaissance du ministre chargé des naturalisations. A cet égard, il ressort des pièces du dossier que les services du ministre chargé des naturalisations n'ont été informés des éléments relatifs à son mariage, transmis par bordereau du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, que le 15 décembre 2021. Dans ces conditions, le décret attaqué, qui a été signé le 7 décembre 2023, a été pris avant l'expiration du délai de deux ans prévu par les dispositions de l'article 27-2 du code civil.
6. En quatrième lieu, l'article 21-16 du code civil dispose que : " Nul ne peut être naturalisé s'il n'a en France sa résidence au moment de la signature du décret de naturalisation ". Il résulte de ces dispositions que la demande de naturalisation n'est pas recevable lorsque l'intéressé n'a pas fixé en France de manière durable le centre de ses intérêts. Pour apprécier si cette condition est remplie, l'autorité administrative prend notamment en compte, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, la situation personnelle et familiale en France de l'intéressé à la date du décret lui accordant la nationalité française.
7. Il ressort des pièces du dossier que Mme A... a contracté mariage avec M. C... D..., ressortissant marocain résidant habituellement à l'étranger, le 27 juin 2018 à Driouch (Maroc). Ce mariage, intervenu au cours de l'instruction de sa demande de naturalisation, aurait dû être porté à la connaissance des services instruisant sa demande, comme elle s'y était engagée lors du dépôt de cette demande. Si l'intéressée soutient qu'elle a donné cette information lors de son entretien d'assimilation du 6 février 2020, cette affirmation est contredite par le compte-rendu produit par le ministre. L'intéressée, dont la maîtrise de la langue française est attestée par ce compte-rendu ainsi que par le fait qu'elle réside en France depuis 2007, qu'elle y a fait ses études et qu'elle y travaille, ne pouvait se méprendre ni sur la teneur des indications devant être portées à la connaissance de l'administration chargée d'instruire sa demande, ni sur la portée de la déclaration sur l'honneur qu'elle a signée. Dans ces conditions, Mme A... doit être regardée comme ayant volontairement dissimulé sa situation familiale. Par suite, en rapportant sa naturalisation, dans le délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, le ministre de l'intérieur et des outre-mer n'a pas fait une inexacte application des dispositions de l'article 27- 2 du code civil.
8. En cinquième lieu, le décret attaqué se fonde sur le fait que la réalité de la situation familiale de Mme A..., si elle avait été portée à la connaissance des services instructeurs, était de nature à modifier l'appréciation de la condition de résidence prévue à l'article 21-16 du code civil. La circonstance selon laquelle Mme A... remplissait la condition de résidence à la date du décret de naturalisation est sans incidence sur la légalité du décret attaqué. Par suite, le moyen tiré de la violation combinée des articles 27-2 et 21- 16 du code civil ne peut qu'être écarté.
9. En sixième lieu, la définition des conditions et de la perte de la nationalité relève de la compétence de chaque Etat membre de l'Union européenne. Toutefois, dans la mesure où la perte de nationalité d'un Etat membre a pour conséquence la perte du statut de citoyen de l'Union, la perte de la nationalité d'un Etat membre doit, pour être conforme au droit de l'Union, répondre à des motifs d'intérêt général et être proportionnée à la gravité des faits qui la fondent, au délai écoulé depuis l'acquisition de la nationalité et à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer une autre nationalité. L'article 27-2 du code civil permet de rapporter, dans un délai de deux ans à compter de la découverte de la fraude, un décret qui a conféré la nationalité française au motif que l'intéressé a obtenu la nationalité française par mensonge ou fraude. Ces dispositions, qui ne sont pas incompatibles avec les exigences résultant du droit de l'Union européenne, permettaient en l'espèce, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, à la Première ministre, qui a procédé au contrôle de proportionnalité exigé par le droit de l'Union européenne, de rapporter légalement le décret accordant à Mme A... la nationalité française, dont il n'est ni soutenu, ni a fortiori établi qu'elle aurait perdu la nationalité marocaine.
10. En dernier lieu, un décret qui rapporte un décret ayant conféré la nationalité française est, par lui-même, dépourvu d'effet sur la présence sur le territoire français de celui qu'il vise, comme sur ses liens avec les membres de sa famille, et n'affecte pas, dès lors, le droit au respect de sa vie familiale. En revanche, un tel décret affecte un élément constitutif de l'identité de la personne concernée et est ainsi susceptible de porter atteinte au droit au respect de sa vie privée. En l'espèce, toutefois, eu égard à la date à laquelle il est intervenu et aux motifs qui le fondent, le décret attaqué ne peut être regardé comme ayant porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de Mme A... garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
11. Il résulte de ce qui précède que Mme A... n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 7 décembre 2023 par lequel la Première ministre rapporte le décret du 25 février 2021. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de Mme A... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à Mme B... A... et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 23 janvier 2025 où siégeaient : M. Nicolas Boulouis, président de chambre, présidant ; Mme Anne Courrèges, conseillère d'Etat et M. Paul Bernard, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 7 février 2025.
Le président :
Signé : M. Nicolas Boulouis
Le rapporteur :
Signé : M. Paul Bernard
La secrétaire :
Signé : Mme Sandrine Mendy