Vu les procédures suivantes :
1° Sous le n° 487944, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 4 septembre et 8 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La voix lycéenne et l'association Le poing levé demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la note de service du 31 août 2023 du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse intitulée " Principe de laïcité à l'Ecole - Respect des valeurs de la République ";
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros à leur verser chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
2° Sous le n° 487974, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 5 septembre et 8 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le syndicat Sud Education demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la note de service du 31 août 2023 du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse intitulée " Principe de laïcité à l'Ecole-Respect des valeurs de la République " ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
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3° Sous le n° 489177, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés le 31 octobre 2023 et le 8 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Action droits des musulmans demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la note de service du 31 août 2023 du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse intitulée " Principe de laïcité à l'Ecole-Respect des valeurs de la République " ;
2°) subsidiairement, de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, sur le fondement de l'article 1er du protocole n° 16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, d'une demande d'avis aux fins de répondre aux questions suivantes :
- l'interdiction d'un vêtement au sein des établissements scolaires par une note de service peut-elle être considérée comme une ingérence " prévue par la loi " au sens de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ' ;
- une interdiction absolue et générale d'un vêtement non-religieux, ou du moins dont le caractère religieux est contesté, viole-t-elle les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et notamment ses articles 8 et 14, ainsi que l'article 2 du premier protocole additionnel à cette convention ' ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
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Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code de l'éducation ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ;
- la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 ;
- la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Julien Fradel, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de M. Jean-François de Montgolfier, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 141-1 du code de l'éducation : " Comme il est dit au treizième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 confirmé par celui de la Constitution du 4 octobre 1958, " la Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation et à la culture ; l'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat " ". Aux termes de l'article L. 111-1 du même code : " (...) / Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. (...) ".
2. Aux termes de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, issu de l'article 1er de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics : " Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. / Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d'une procédure disciplinaire est précédée d'un dialogue avec l'élève. " Il résulte de ces dispositions que, si les élèves des écoles, collèges et lycées publics peuvent porter des signes religieux discrets, sont en revanche interdits, d'une part, les signes ou tenues, tels notamment un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, dont le port, par lui-même, manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, d'autre part, ceux dont le port ne manifeste ostensiblement une appartenance religieuse qu'en raison du comportement de l'élève.
3. Il ressort des pièces des dossiers que la note de service du 31 août 2023 intitulée " Principe de laïcité à l'Ecole - Respect des valeurs de la République ", adressée par le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse aux inspecteurs de l'éducation nationale et aux chefs et directeurs d'établissement scolaire, énonce que " L'École de la République a pour mission de former des citoyens libres, éclairés, dotés des mêmes droits et devoirs, et conscients de leur égale appartenance à la société française. Cette exigence suppose que chaque élève puisse s'instruire, se forger un esprit critique et grandir à l'abri des pressions, du prosélytisme et des revendications communautaires. Le principe de laïcité, qui garantit la neutralité de l'institution scolaire et protège l'élève de tout comportement prosélyte, constitue donc un principe cardinal, protecteur de la liberté de conscience. Son plein respect dans les écoles et les établissements scolaires doit être assuré ". Cette note de service indique ensuite que " dans certains établissements, la montée en puissance du port de tenues de type abaya ou qamis a fait naître un grand nombre de questions sur la conduite à tenir. Ces questionnements appellent une réponse claire et unifiée de l'institution scolaire sur l'ensemble du territoire. / En vertu de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, qui reprend la loi du 15 mars 2004, le port de telles tenues, qui manifeste ostensiblement en milieu scolaire une appartenance religieuse, ne peut y être toléré. En application de cet article, à l'issue d'un dialogue avec l'élève, si ce dernier refuse d'y renoncer au sein de l'établissement scolaire ou durant les activités scolaires, une procédure disciplinaire devra être engagée ". La note de service informe, en outre, les responsables d'établissement scolaire qu'ils bénéficieront, tout au long de ces différentes étapes, de l'appui des rectorats, et notamment des équipes académiques " valeurs de la République ". Elle détaille, enfin, les actions et ressources en faveur du respect du principe de laïcité en milieu scolaire qui seront renforcées au cours de l'année scolaire 2023-2024.
4. Par trois requêtes distinctes, qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, les associations La voix lycéenne et Le poing levé, le syndicat Sud Education et l'association Action droits des musulmans demandent l'annulation pour excès de pouvoir de cette note de service. Eu égard à leur argumentation, les requérants doivent être regardés comme n'en demandant l'annulation qu'en tant qu'elle prohibe le port de tenues de type abaya par les élèves dans les écoles, collèges et lycées publics.
5. En premier lieu, il ressort des pièces des dossiers que les signalements d'atteinte à la laïcité dans les établissements d'enseignement publics adressés au ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse ont connu une forte augmentation au cours de l'année scolaire 2022-2023, 4 710 signalements ayant été recensés, contre respectivement 2 167 et 2 226 les deux années scolaires précédentes. Parmi ces 4 710 signalements, 1 984 étaient relatifs au port, dans les établissements d'enseignement publics, de signes ou tenues méconnaissant les dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, citées au point 2, contre 617 l'année scolaire précédente et 148 lors de l'année scolaire 2020-2021. Il ressort également des pièces des dossiers que la majorité de ces signalements, relatifs au port de signes ou de tenues méconnaissant les dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, concernait le port de tenues de type abaya, vêtement féminin ample couvrant l'ensemble du corps à l'exception du visage et des mains. Le ministre chargé de l'éducation nationale fait valoir à cet égard, sans être sérieusement contredit par les écritures des requérants et les pièces qu'ils ont produites, que le port de ces tenues par des élèves dans les établissements d'enseignement publics s'inscrit dans une logique d'affirmation religieuse, la synthèse des " remontées académiques " du mois d'octobre 2022 faisant apparaître, à ce titre, qu'il s'accompagnait en général, notamment au cours du dialogue engagé avec les élèves faisant le choix de les porter, de discours en grande partie stéréotypés, inspirés d'argumentaires diffusés sur des réseaux sociaux et élaborés pour contourner l'interdiction énoncée par ces dispositions. Il ressort ainsi des pièces des dossiers que le port de tenues de type abaya par les élèves dans les établissements d'enseignement publics pouvait être regardé, à la date d'édiction de la note de service contestée, comme manifestant ostensiblement, par lui-même, une appartenance religieuse. Par suite, le ministre chargé de l'éducation nationale, qui était compétent pour ce faire, a exactement qualifié, au vu des circonstances ci-dessus décrites, le port de ce type de tenue en milieu scolaire de manifestation ostensible d'une appartenance religieuse au sens et pour l'application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation. Les requérants ne sont pas davantage fondés à soutenir que le ministre, qui ne s'est pas, en tout état de cause, prononcé sur la signification religieuse intrinsèque des tenues de type abaya, aurait, en interdisant leur port dans les établissements scolaires publics en application de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, méconnu les dispositions de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat.
6. En deuxième lieu, la note de service attaquée se borne, ainsi qu'il vient d'être dit, à tirer les conséquences de l'application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, citées au point 2, en prohibant le port par les élèves, dans les établissements scolaires publics, de tenues de type abaya. Dès lors, les moyens tirés de la méconnaissance de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 27 août 1789 et de l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, qui doivent être regardés comme critiquant, en réalité, la conformité à la Constitution de ces dispositions législatives, ne peuvent qu'être écartés, faute d'avoir été soulevés dans le cadre de la procédure prévue à l'article 61-1 de la Constitution.
7. En troisième lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...). / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
8. A supposer que la liberté des élèves de choisir les vêtements qu'ils entendent porter en milieu scolaire relève du champ d'application de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, cité au point précédent, et que l'interdiction, énoncée par la note de service attaquée, du port de tenues de type abaya par les élèves dans les établissements d'enseignement publics soit constitutive d'une restriction suffisamment significative de cette liberté pour être regardée comme une ingérence dans l'exercice du droit de ces élèves au respect de leur vie privée, cette interdiction résulte de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, cité au point 2, et poursuit un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en l'espèce, la protection des droits et libertés d'autrui - qui requiert, notamment, la garantie pour les élèves de bénéficier d'un enseignement public exempt de toute forme d'exclusion et de pression, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui -, outre celle du principe constitutionnel de laïcité. Par ailleurs, ces dispositions législatives, dont la note de service attaquée fait application au cas des tenues de type abaya, n'interdisent pas le port de tout signe religieux par les élèves dans les établissements d'enseignement publics mais seulement celui de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. La note de service attaquée prévoit en outre qu'une procédure de dialogue doit être engagée avec les élèves portant, en méconnaissance de cette interdiction, de telles tenues dans les établissements d'enseignement publics, qui n'est suivie par une procédure disciplinaire qu'en cas d'échec de la première. Enfin, une telle interdiction ne fait pas obstacle à ce que les élèves qui refuseraient de renoncer à porter de telles tenues et feraient l'objet d'une mesure d'exclusion de leur établissement d'enseignement public poursuivent leur scolarité en bénéficiant des autres modalités d'accès à l'instruction obligatoire prévues à l'article L. 131-2 du code de l'éducation. Dans ces conditions, cette restriction n'apparaît pas disproportionnée au but poursuivi. Il suit de là que le moyen tiré de la méconnaissance, par la note de service attaquée, de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit, en tout état de cause, être écarté.
9. En quatrième lieu, l'association Action droits des musulmans ne peut utilement invoquer la méconnaissance des stipulations de l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, relatives au droit à l'instruction, par la note de service attaquée, laquelle se borne à indiquer que le port par les élèves dans les établissements d'enseignement publics de tenues de type abaya est interdit en application de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation et que le non-respect de cette interdiction est passible de sanctions disciplinaires, en cas d'échec d'une procédure de dialogue préalable, étant relevé que l'infliction à ce titre d'une sanction d'exclusion de l'établissement ne fait pas obstacle à ce que les élèves concernés poursuivent leur scolarité dans un établissement d'enseignement privé ou, sous réserve du respect des conditions légales, selon les modalités dérogatoires prévues aux articles L. 131-2 et suivants de ce code.
10. En cinquième et dernier lieu, l'interdiction du port par les élèves, dans les établissements scolaires publics, des tenues de type abaya énoncée, en vue du respect du principe de laïcité dans ces établissements, en application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, par la note de service attaquée, qui n'avait pas à donner une définition plus précise de ces tenues, ne méconnaît, en tout état de cause, ni le principe général d'égalité, ni le principe général de non-discrimination découlant des stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni l'interdiction des discriminations indirectes énoncée à l'article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse à la requête n° 487974 et sans qu'il y ait lieu en l'espèce d'adresser une demande d'avis consultatif à la Cour européenne des droits de l'homme sur le fondement du protocole n° 16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que l'association La voix lycéenne, l'association Le poing levé, le syndicat Sud Education et l'association Action droits des musulmans ne sont pas fondés à demander l'annulation de la note de service qu'ils attaquent.
12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans les présentes instances, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : Les requêtes des associations La voix lycéenne et Le poing levé, du syndicat Sud Education et de l'association Action droits des musulmans sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association La voix lycéenne, à l'association Le poing levé, au syndicat Sud Education, à l'association Action droits des musulmans et à la ministre de l'éducation nationale.
Délibéré à l'issue de la séance du 9 septembre 2024 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, M. Jean-Dominique Langlais, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire ; Mme Cécile Fraval, maîtresse des requêtes en service extraordinaire et M. Julien Fradel, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.
Rendu le 27 septembre 2024.
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Julien Fradel
Le secrétaire :
Signé : M. Christophe Bouba