Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 4 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le haut-commissaire de la République en Polynésie française demande au Conseil d'Etat de déclarer le g du 14° de l'article LP1 de la loi du pays n° 2024-1 LP/APF adoptée le 11 avril 2024, portant modification de la délibération n° 88-153 AT du 20 octobre 1988 modifiée relative à certaines dispositions concernant l'exercice de la pharmacie, non conforme au bloc de légalité défini au III de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son préambule et son article 74 ;
- la loi organique n° 2004-192 du 27 février 2004 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean de L'Hermite, conseiller d'Etat,
- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. Le haut-commissaire de la République en Polynésie française défère au Conseil d'Etat, sur le fondement des dispositions de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, le g du 14° de l'article LP 1 de la loi du pays adoptée le 11 avril 2024 par l'assemblée de la Polynésie française en application de l'article 140 de la même loi organique et modifiant la délibération n° 88-153 AT du 20 octobre 1988 relative à certaines dispositions concernant l'exercice de la pharmacie.
2. Aux termes du premier alinéa du III de l'article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française : " Le Conseil d'Etat se prononce sur la conformité des actes prévus à l'article 140 dénommés "lois du pays" au regard de la Constitution, des lois organiques, des engagements internationaux et des principes généraux du droit. Il se prononce sur l'ensemble des moyens de la requête qu'il estime susceptibles de fonder l'annulation, en l'état du dossier. La procédure contentieuse applicable au contrôle juridictionnel spécifique de ces actes est celle applicable en matière de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat. "
3. Il résulte des termes de l'article 25 de la délibération n° 88-153 AT du 20 octobre 1988 relative à certaines dispositions concernant l'exercice de la pharmacie, dans sa rédaction issue des dispositions, non contestées en l'espèce, de la délibération n° 2014-1 LP/APF adoptée le 11 avril 2014 par l'assemblée de la Polynésie française, que l'objet du régime d'autorisation administrative institué par ces dispositions correspond à celui-là même qui préside aux créations et aux transferts d'officines de pharmacie ouvertes au public et qui consiste à répondre de façon optimale aux besoins en médicaments de la population résidant dans les quartiers d'accueil de ces officines. Pour répondre à cet objectif, les dispositions de l'article 25 prévoient différentes conditions notamment liées, d'une part, au lieu d'implantation des officines afin de garantir un accès permanent du public à la pharmacie et d'assurer un service de garde et d'urgence satisfaisant, d'autre part, à la priorité donnée aux demandes de transfert par rapport aux demandes de création, à la priorité donnée, parmi les demandes de création, à celles qui sont présentées par des pharmaciens n'ayant jamais exercé en qualité de titulaire d'officine, à la priorité donnée aux demandes de transfert ou de création qui sont proposées dans un quartier prioritaire de la politique de la ville, et, enfin, à l'existence d'une distance minimale entre officines, ou encore aux périodes au cours desquelles le dépôt des demandes est possible. L'article 26 complète ces dispositions, en particulier, en ce que, d'une part, il prévoit qu'en Polynésie française, nul ne peut être autorisé à créer une officine de pharmacie s'il ne peut notamment justifier d'au moins six mois d'exercice en officine de pharmacie en Polynésie française, d'autre part, en ce qu'il fixe un nombre d'officines de pharmacie en fonction de l'importance de la population communale et en ce qu'il aménage également la possibilité d'ouvrir un établissement secondaire dans certaines parties du territoire, et, enfin, en ce qu'il prévoit qu'il ne peut être accordé plus d'une autorisation de création d'officine à un même pharmacien.
4. Les dispositions contestées du g du 14° de l'article LP1 de loi du pays du 11 avril 2014 complètent le septième alinéa de l'article 25 de la délibération du 20 octobre 1988 en prévoyant que : " En cas de concurrence entre deux dossiers équivalents, une priorité est donnée au pharmacien ayant bénéficié d'une bourse nationale majorée prévue par l'arrêté n° 366 CM du 13 avril 2006 modifiée portant réglementation des allocations de la Polynésie française pour études supérieures et justifiant de la maîtrise et de la compréhension d'une langue polynésienne. "
Sur la compétence de la Polynésie française :
5. Il résulte des dispositions combinées des articles 13 et 14 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, qui attribuent à cette dernière la compétence dans les matières qui ne sont pas expressément dévolues à l'Etat par la loi organique ou aux communes par les lois et règlements qui leur sont applicables, que la Polynésie française est compétente en matière de santé publique et de règlementation de l'activité professionnelle de pharmacien titulaire d'officine, compétence qu'il lui appartient d'exercer dans le respect des règles et principes constitutionnels, des engagements internationaux de la France, des autres dispositions de la loi organique et des principes généraux du droit. La Polynésie française était ainsi compétente pour prévoir des critères de départage des dossiers de demande d'autorisation d'ouverture ou de transfert d'officine pharmaceutique sur son territoire et le haut-commissaire de la République en Polynésie française n'est pas fondé à soutenir qu'elle aurait, ce faisant, empiété sur les compétences réservées à l'Etat par l'article 14 de la loi organique.
Sur la légalité des dispositions contestées, en tant qu'elles prévoient un critère lié à la maîtrise et à la compréhension d'une langue polynésienne :
6. En premier lieu, le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce qu'une loi du pays règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des motifs d'intérêt général, à la condition que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet du texte qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.
7. Il ne ressort pas des pièces du dossier, contrairement à ce que soutient la Polynésie française, que le service de la population soit susceptible d'être gravement altéré du fait d'un défaut de maîtrise, par le titulaire de l'officine de pharmacie lui-même, d'une langue polynésienne. Par suite, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées entre les demandeurs selon qu'ils justifient ou non de la maîtrise et de la compréhension d'une langue polynésienne, qui n'est au demeurant pas nécessairement celle pratiquée au lieu d'implantation de l'officine dont la création ou le transfert est sollicité, est dépourvue de lien avec l'objet de la réglementation en cause, qui est, ainsi qu'il a été dit, d'assurer une offre pharmaceutique optimale à la population. Une telle différence de traitement ne saurait en outre trouver son fondement dans les dispositions de l'article 18 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française, qui ne prévoient la possibilité de favoriser l'accès à l'exercice d'une profession libérale qu'en fonction du seul critère de durée de résidence sur le territoire. Il s'ensuit que les dispositions litigieuses méconnaissent le principe d'égalité devant la loi en tant qu'elles prévoient un mode de départage fondé sur un critère linguistique.
8. En second lieu, il est loisible à l'assemblée de la Polynésie française d'apporter à la liberté d'entreprendre des limitations justifiées par l'intérêt général, à condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.
9. Les limitations à la liberté d'entreprendre qui résultent nécessairement du régime d'autorisation de création ou de transfert des officines de pharmacie ouvertes au public et qui sont justifiées par les objectifs d'intérêt général rappelées au point 3, se trouvent renforcées par l'instauration des nouveaux critères de départage entre deux dossiers concurrents équivalents.
10. Pour les raisons rappelées au point 7, l'objectif d'assurer une offre pharmaceutique optimale à la population n'est pas de nature à justifier l'instauration d'un critère de départage entre les demandes d'autorisation concurrentes et équivalentes d'ouverture ou de transfert d'une officine pharmaceutique fondé sur la maîtrise et la compréhension d'une langue polynésienne. Dans ces conditions, l'institution de ce critère n'apparaît pas proportionnée au regard de l'objectif poursuivi par la réglementation en cause. Il s'ensuit que les dispositions litigieuses méconnaissent, dans cette mesure, la liberté d'entreprendre.
Sur la légalité des dispositions contestées, en tant qu'elles prévoient un critère lié au bénéfice d'une bourse majorée de la Polynésie française :
11. Il résulte des dispositions de l'arrêté n° 366 du conseil des ministres de la Polynésie française du 13 avril 2006 portant règlementation des allocations de la Polynésie française pour études supérieures, que les bourses majorées qu'elles instituent sont accordées par la collectivité sans critère de ressources ou de situation sociale, au vu des résultats des étudiants poursuivant des études dans des filières jugées prioritaires par la Polynésie française et qu'elles sont renouvelées chaque année, tant que durent les études du bénéficiaire, lequel doit en contrepartie s'engager formellement par convention à exercer en Polynésie française dans le domaine correspondant aux études suivies, dès la fin de ses études, pour une durée correspondant au double du nombre d'années pendant lesquelles il a bénéficié de la bourse.
12. En premier lieu, en prévoyant que, pour départager les demandes d'autorisation d'ouverture ou de transfert d'une officine pharmaceutique concurrentes ayant une valeur équivalente, une priorité serait accordée au bénéficiaire d'une bourse majorée régie par les dispositions rappelées au point précédent, l'assemblée de la Polynésie française a institué, pour un motif d'intérêt général, une différence de traitement qui, eu égard notamment à l'engagement d'exercer dont est assorti l'octroi d'une telle bourse, est en lien direct avec l'objet de la réglementation en cause, qui consiste à garantir à la population une offre pharmaceutique optimale, et qui n'apparaît pas manifestement disproportionnée au regard du motif qui la justifie. Par suite, un tel critère ne porte pas atteinte au principe d'égalité devant la loi.
13. En second lieu, pour les raisons exposées au point précédent, la limitation à la liberté d'entreprendre qui en résulte et qui est justifiée par l'intérêt général, ne lui porte pas, au regard de l'objectif poursuivi, une atteinte disproportionnée.
14. Par suite, les moyens tirés de la méconnaissance des principes constitutionnels d'égalité devant la loi et de liberté d'entreprendre doivent être écartés.
15. Il résulte de tout ce qui précède que le haut-commissaire de la République en Polynésie française est seulement fondé à demander que soient déclarées illégales les dispositions du g du 14° de l'article LP 1 de la loi du pays adoptée le 11 avril 2024 par l'assemblée de la Polynésie française en tant qu'elles prévoient un critère de départage fondé sur la maîtrise et la compréhension d'une langue polynésienne.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Au g du 14° de l'article LP 1 de la loi du pays adoptée le 11 avril 2024 par l'assemblée de la Polynésie française en application de l'article 140 de la même loi organique et modifiant la délibération n° 88-153 AT du 20 octobre 1988 relative à certaines dispositions concernant l'exercice de la pharmacie, les mots " et justifiant de la maîtrise et de la compréhension d'une langue polynésienne " sont déclarées illégaux et ne peuvent être promulgués.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête du haut-commissaire de la République en Polynésie française est rejeté.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au haut-commissaire de la République en Polynésie française au président de la Polynésie française et au président de l'assemblée de la Polynésie française.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 3 juillet 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Olivier Yeznikian, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Rozen Noguellou, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et M. Jean de L'Hermite, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 10 juillet 2024.
Le président :
Signé : M. Pierre Collin
Le rapporteur :
Signé : M. Jean de L'Hermite
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle