Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 septembre 2023 et 26 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société C8 demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler la décision n° 2023-677 du 26 juillet 2023 par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) lui a infligé une sanction pécuniaire d'un montant de 500 000 euros ;
2°) de mettre à la charge de l'Arcom la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution et notamment son préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la loi du 29 juillet 1881 ;
- la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 ;
- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;
- le décret n° 2022-469 du 1er avril 2022 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Carole Hentzgen, auditrice,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société C8 et à la SCP Gury et Maître, avocat de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Considérant ce qui suit :
1. La société C8 demande au Conseil d'Etat d'annuler la décision n° 2023-677 du 26 juillet 2023 par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) lui a infligé une sanction pécuniaire d'un montant de 500 000 euros en raison de manquements constitutifs d'une méconnaissance des obligations résultant des articles 2-3-4 et 2-2-1 de la convention du 29 mai 2019 entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et la société C8 concernant le service de télévision C8, à la suite d'une séquence diffusée le 9 mars 2023 dans l'émission " Touche pas à mon poste " dans laquelle un invité a nommément accusé plusieurs personnalités publiques de consommation et de trafic de produits stupéfiants ainsi que de pédophilie et de consommation " d'adrénochrome ", substance présentée à l'antenne comme un psychotrope issu du sang d'enfants enlevés et mis à mort à l'effet de la recueillir.
Sur le cadre juridique :
2. D'une part, aux termes du trente-quatrième alinéa de l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " La convention mentionnée au premier alinéa définit également les prérogatives et notamment les pénalités contractuelles dont dispose l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique pour assurer le respect des obligations conventionnelles. Ces pénalités ne peuvent être supérieures aux sanctions prévues aux 1°, 2° et 3° de l'article 42-1 de la présente loi ; elles sont notifiées au titulaire de l'autorisation qui peut, dans les deux mois, former un recours devant le Conseil d'Etat. " Aux termes du premier alinéa de l'article 42 de la même loi : " Les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle et les opérateurs de réseaux satellitaires peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1. " Aux termes des premier, quatrième et sixième alinéas de l'article 42-1 de la même loi : " Si la personne faisant l'objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique peut prononcer à son encontre, compte tenu de la gravité du manquement, et à la condition que celui-ci repose sur des faits distincts ou couvre une période distincte de ceux ayant déjà fait l'objet d'une mise en demeure, une des sanctions suivantes : / (...) 3° Une sanction pécuniaire assortie éventuellement d'une suspension de l'édition ou de la distribution du ou des services ou d'une partie du programme ; / (...) A titre complémentaire, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique peut décider, sous réserve des secrets protégés par la loi, de publier, soit au Journal officiel, soit sur un service de communication au public par voie électronique édité par ses soins, soit par ces deux moyens, la sanction qu'elle a prononcée. Elle détermine dans sa décision les modalités de cette publication, qui sont proportionnées à la gravité du manquement. " Aux termes de l'article 2-3-4 de la convention du 29 mai 2019 conclue entre le CSA et la société C8, l'éditeur " respecte les droits de la personne relatifs à sa vie privée, à son image, à son honneur et à sa réputation tels qu'ils sont définis par la loi et la jurisprudence ". Aux termes de l'article 2-2-1 de cette convention : " L'éditeur est responsable du contenu des émissions qu'il diffuse. / Il conserve en toutes circonstances la maîtrise de son antenne. "
3. D'autre part, aux termes du premier alinéa de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : " Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. " Aux termes de son article 32 : " La diffamation commise envers les particuliers par l'un des moyens énoncés en l'article 23 sera punie d'une amende de 12 000 euros. "
4. Les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 citées ci-dessus confient à l'Arcom un pouvoir de sanction qui s'exerce sans préjudice des poursuites que le ministère public ou les particuliers peuvent intenter, le cas échéant, devant les tribunaux répressifs dans les termes du droit commun, pour tout fait en relation avec le manquement sanctionné. La circonstance que le contenu d'un programme diffusé par un éditeur de services puisse donner lieu tant à cette répression pénale, dans les conditions fixées par les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, qu'à l'exercice par l'Arcom de son pouvoir de sanction reste à cet égard sans incidence.
Sur la légalité externe :
5. D'une part, le moyen pris de ce que les règles de convocation applicables aux délibérations du collège de l'Arcom auraient été méconnues n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.
6. D'autre part, la décision attaquée, qui mentionne les textes dont elle fait application et indique de façon suffisamment précise les faits reprochés et les obligations méconnues, est suffisamment motivée.
Sur la légalité interne :
En ce qui concerne la légalité de la sanction :
7. Aux termes du premier alinéa du 3° de l'article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986, dans sa rédaction issue de la loi du 25 octobre 2021 : " Une mise en demeure qui n'a été suivie d'aucune sanction prononcée dans les conditions prévues au présent article dans un délai de cinq ans à compter de son adoption est réputée caduque. La notification des griefs suspend ce délai jusqu'à la date à laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique statue sur les faits en cause. " Ces dispositions ont été introduites par l'article 27 de la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l'accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique. Aux termes du IV de l'article 34 de cette loi : " La caducité prévue au premier alinéa du 3° de l'article 42-7 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 précitée ne s'applique pas aux procédures pour lesquelles le rapporteur a déjà notifié les griefs à la date de la publication de la présente loi. " Il résulte de ces dispositions que la règle de caducité des mises en demeure au terme d'un délai de cinq ans qu'elles instituent s'applique à l'ensemble des mises en demeure adoptées par l'Arcom, quelle que soit leur date, y compris si elles sont antérieures à la date de publication de la loi, sauf pour les besoins des procédures de sanction en cours à cette date de publication. Toutefois, d'une part, lorsqu'avant l'intervention de la loi du 25 octobre 2021 instaurant cette règle de caducité, l'Arcom avait mis en demeure un éditeur de service puis, sur son fondement, prononcé légalement une sanction, cette dernière fait obstacle à la caducité de la mise en demeure, l'Arcom pouvant ainsi sanctionner à nouveau l'éditeur pour un manquement de même nature sans devoir réitérer une mise ne demeure de se conformer à l'obligation méconnue. D'autre part, lorsque postérieurement à l'instauration de cette règle, une mise en demeure est suivie d'une sanction dans le délai de cinq ans, cette mise en demeure n'est pas, de ce fait, caduque et peut donner lieu ultérieurement, y compris après l'expiration d'un délai de cinq ans, à d'autres sanctions pour un même manquement sans qu'une nouvelle mise en demeure soit nécessaire.
8. D'une part, il résulte de ce qui précède que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que la mise en demeure n° 2010-196 du 30 mars 2010, concernant les stipulations de l'article 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003 relatives aux droits de la personne, reprises à l'article 2-3-4 de la convention du 29 mai 2019, sur laquelle est fondée la sanction contestée, serait caduque dès lors que, avant l'intervention de la loi du 25 octobre 2021 instaurant la règle de caducité des mises en demeure, des sanctions avaient été prises sur son fondement le 26 juillet 2017 et le 18 décembre 2019 pour un manquement à la même obligation, faisant ainsi obstacle à sa caducité.
9. D'autre part, alors même qu'elle concernerait des faits de nature différente de ceux qui sont en cause dans la présente affaire, l'Arcom a pu régulièrement se fonder sur la mise en demeure n° 2015-274 du 1er juillet 2015 concernant les stipulations de l'article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003 relatives à la maîtrise de l'antenne, reprises à l'article 2-2-1 de la convention du 29 mai 2019, qui, ayant servi de base à une sanction prononcée par une décision du CSA le 18 décembre 2019 n'était pas caduque.
En ce qui concerne la qualification juridique des faits :
10. Il résulte de l'instruction que lors de l'émission " Touche pas à mon poste " diffusée sur la chaîne C8 le 9 mars 2023, un invité, présenté comme " l'ancien dealer du 'Tout Paris' ", a imputé des faits graves à diverses personnalités publiques, et tenu des propos attentatoires à leur honneur et à leur réputation, accusant notamment le Pape d'être " le plus grand importateur de cocaïne d'Europe (...) pour la mafia italienne ", et taxant d'autres personnalités nommément désignées de pédophilie. Après avoir mis au cause nommément des personnes, l'intéressé s'est également livré à des développements sur l'implication alléguée de certaines " personnalités " dans la consommation d'adrénochrome, substance qualifiée sans aucune base scientifique de " psychotrope " et à l'effet prétendument " rajeunissant ", dont il a affirmé qu'elle était extraite " du sang d'enfants, qu'on prend sur des enfants de trois ans " enlevés et sacrifiés à cet effet. Les propos ainsi diffusés, eu égard à leur accumulation, à leur caractère manifestement erroné et outrancier, à leur contenu portant sur des accusations de faits très graves et à l'absence de tout élément factuel permettant de les étayer, revêtaient un caractère particulièrement infâmant, de nature à porter gravement atteinte à l'image et l'honneur des personnes citées. Par suite, compte tenu des pouvoirs qui lui sont dévolus par la loi pour sanctionner les manquements aux obligations qui s'imposent aux éditeurs de service, l'Arcom a pu légalement estimer que l'éditeur avait manqué à son obligation d'assurer le respect les droits de la personne, au sens de l'article 2-3-4 de la convention cité au point 2, et sanctionner sur ce fondement la requérante sans porter une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
11. Il résulte également de l'instruction que ces propos n'ont pas fait l'objet d'une contradiction ferme et dépourvue d'ambiguïté par l'animateur et les chroniqueurs. Si certaines affirmations ont été ponctuellement mises en doute, la modération des propos est restée dans l'ensemble gravement insuffisante, alors que ceux-ci étaient prévisibles, comme en témoigne l'avertissement de l'animateur, dès le début de la séquence, quant à la personnalité de l'invité, qui avait exprimé en ligne, quelques jours auparavant, des accusations de même nature. Au lieu de mettre un terme rapidement à une accumulation de contre-vérités qui attentaient gravement à l'honneur et à la considération des personnes qu'elles visaient, l'animateur et les chroniqueurs ont, à plusieurs reprises, encouragé et relancé l'invité dans ses déclarations, y compris par les contradictions sans conviction qui lui étaient apportées. Sur l'adrénochrome, en particulier, deux chroniqueuses ont accrédité le mythe à caractère complotiste entourant cette substance, et apporté une forme de validation aux propos tenus par l'invité, en déclarant : " C'est effectivement quelque chose qui n'est pas totalement démenti " et " ça existe, ça existe... ". Si l'animateur a répété que les propos de l'invité n'engageaient que lui et qu'un bandeau affiché à cinq reprises sur l'écran reprenait cet avertissement, la contradiction apportée à l'antenne n'a pas été suffisamment nette au regard de la gravité des propos de l'intéressé. En outre, eu égard à la diffusion en direct de l'émission à un horaire de forte audience, la condamnation ultérieurement apportée par la chaîne C8 sur les réseaux sociaux présente un caractère insuffisant, de même que la clarification apportée ultérieurement, lors de l'émission du 13 mars 2023, qui doit être regardée comme trop tardive. Par suite, en estimant que l'éditeur de l'émission avait manqué à ses obligations de maîtrise de l'antenne, figurant à l'article 2-2-1 de sa convention cité au point 2, l'Arcom n'a pas entaché sa décision d'erreur d'appréciation.
En ce qui concerne le respect du principe non bis in idem :
12. Il découle du principe de nécessité des peines défini à l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 qu'une même personne ne peut faire l'objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts. Toutefois, aux termes de l'article 93-4 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, les dispositions de l'article 121-2 du code pénal relatives à la responsabilité pénale des personnes morales " ne sont pas applicables aux infractions pour lesquelles les dispositions de l'article 93-3 de la présente loi sont applicables ", c'est-à-dire dans les " cas où l'une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [y compris le délit de diffamation] est commise par un moyen de communication au public par voie électronique ". Il en résulte qu'aucune poursuite pénale ne peut être engagée à l'encontre des éditeurs de services visés à l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 pour un délit de diffamation commise par un moyen de communication au public par voie électronique. Par ailleurs, les dispositions contestées ne confient, en tout état de cause, pas à l'Arcom le pouvoir d'engager des poursuites ayant vocation à protéger les mêmes intérêts sociaux que les dispositions mentionnées à l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 et ne conduisent pas non plus à sanctionner les mêmes personnes. Le moyen tiré de ce que, la sanction contestée serait contraire au principe de non-cumul des sanctions ne peut dès lors qu'être écarté.
Sur le montant de la sanction :
13. Aux termes de l'article 42-2 de la loi du 30 septembre 1986 : " Le montant de la sanction pécuniaire doit être fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages tirés du manquement, sans pouvoir excéder 3 pourcent du chiffre d'affaires hors taxes, réalisé au cours du dernier exercice clos calculé sur une période de douze mois. Ce maximum est porté à 5 pourcent en cas de nouvelle violation de la même obligation. / (...) / Lorsque le manquement est constitutif d'une infraction pénale, le montant de la sanction pécuniaire ne peut excéder celui prévu pour l'amende pénale. "
14. D'une part, il résulte de ce qui est dit au point 4 que la société requérante ne peut utilement arguer, au soutien de son moyen contestant la proportionnalité de la sanction qui lui a été infligée, qu'elle dépasse le plafond de 12 000 euros prévu par l'article 32 de la loi du 29 juillet 1881 en matière de sanction des propos diffamatoires.
15. D'autre part, compte tenu de la nature des griefs légalement retenus par l'Arcom, à savoir la méconnaissance par la chaîne C8 de son obligation d'assurer le respect des droits de la personne et de son obligation de maîtrise de l'antenne, de la gravité des faits en cause, de la durée de la séquence litigieuse et des précédentes sanctions dont avait fait l'objet l'éditeur du service pour des manquements à ces mêmes obligations, il ne résulte pas de l'instruction que la sanction pécuniaire de 500 000 euros infligée à la requérante, dont le montant est sensiblement inférieur au plafond de 5 pourcent de son chiffre d'affaires hors taxes, doive être regardée comme excessive.
16. Il résulte de tout ce qui précède que la société C8 n'est pas fondée à demander l'annulation de la sanction attaquée.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative :
17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Arcom qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société C8 la somme de 3 000 euros que l'Arcom demande au titre de ces dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société C8 est rejetée.
Article 2 : La société C8 versera à l'Arcom la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société C8 et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Copie en sera adressée à la ministre de la culture.
Délibéré à l'issue de la séance du 24 juin 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, conseillère d'Etat ; M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, M. Alain Seban, conseillers d'Etat et Mme Carole Hentzgen, auditrice-rapporteure.
Rendu le 10 juillet 2024.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Carole Hentzgen
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras