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10/07/2024 | FRANCE | N°472882

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 10 juillet 2024, 472882


Vu la procédure suivante :



Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 7 avril et 5 juillet 2023 et les 6 février et 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société C8 demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision n° 2023-64 du 9 février 2023 par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) l'a mise en demeure de se conformer à l'avenir aux stipulati

ons de l'article 2-3-8 de la convention du 29 mai 2019 conclue entre la société C8 et le Con...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 7 avril et 5 juillet 2023 et les 6 février et 20 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société C8 demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision n° 2023-64 du 9 février 2023 par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) l'a mise en demeure de se conformer à l'avenir aux stipulations de l'article 2-3-8 de la convention du 29 mai 2019 conclue entre la société C8 et le Conseil supérieur de l'audiovisuel ainsi qu'aux dispositions de l'article 4 de la délibération n° 2018-11 du 18 avril 2018 du Conseil supérieur de l'audiovisuel relative à l'honnêteté et à l'indépendance de l'information et des programmes qui y concourent ;

2°) de mettre à la charge de l'Arcom la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la loi du 29 juillet 1881 ;

- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;

- la délibération du 9 avril 2014 fixant le règlement intérieur du Conseil supérieur de l'audiovisuel ;

- la délibération du Conseil supérieur de l'audiovisuel n° 2018-11 du 18 avril 2018 ;

- la convention du 29 mai 2019 conclue entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel et la société C8 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 24 mai 2024, présentée par l'Arcom.

Considérant ce qui suit :

1. La société C8 demande au Conseil d'Etat d'annuler la décision n° 2023-64 du 9 février 2023 par laquelle l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a mis en demeure la chaîne C8 de se conformer à l'avenir aux stipulations de l'article 2-3-8 de sa convention du 29 mai 2019 ainsi qu'aux dispositions de l'article 4 de la délibération du 18 avril 2018 du Conseil supérieur de l'audiovisuel relative à l'honnêteté et à l'indépendance de l'information et des programmes qui y concourent après des propos tenus le 10 novembre 2022 lors de l'émission " Touche pas à mon poste " par l'animateur de cette émission à l'encontre d'une personnalité invitée sur le plateau.

Sur la légalité externe de la décision attaquée :

2. En premier lieu, si l'Arcom a relevé, dans les motifs de sa décision mettant en demeure l'éditeur du service de se conformer à ses obligations en matière d'indépendance de l'information, que le présentateur et certains chroniqueurs de l'émission en litige ont " adopté un comportement agressif " et " tenu des propos injurieux " à l'encontre d'un invité, elle s'est, par ces termes, bornée à décrire le contenu de cette émission sans se fonder sur l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sanctionnant pénalement les injures par voie de presse ou par tout autre moyen de communication. Par suite, la société requérante ne peut utilement soutenir que l'Arcom était incompétente pour faire application de ces dispositions en qualifiant d'injurieux les propos tenus par le présentateur de l'émission.

3. En deuxième lieu, aux termes des deuxième et troisième alinéas de l'article 3 de la délibération du 9 avril 2014 fixant le règlement intérieur du Conseil supérieur de l'audiovisuel, applicable à la date de la décision attaquée : " Sauf cas d'urgence, l'ordre du jour est transmis aux conseillers quatre jours au moins avant la séance. (...)/ Les dossiers de la séance, qui contiennent notamment les projets de délibération, sont préparés sous la responsabilité du directeur général. Sauf cas d'urgence, ils sont transmis aux conseillers quarante-huit heures au moins avant la séance ". Aux termes de l'article 4 de cette délibération : " Les dossiers soumis à la délibération du conseil sont, dans la mesure du possible, examinés préalablement en groupe de travail. Le secrétariat du collège tient le calendrier des travaux de ces groupes. / Les dossiers sont rapportés devant le conseil par le président du groupe de travail ou son suppléant. (...)".

4. Il ressort des pièces du dossier que l'ordre du jour de la réunion du 9 février 2023, lors de laquelle le collège de l'Arcom a adopté la décision attaquée, a été communiqué aux membres de ce collège par un courriel adressé la veille de cette réunion et que les documents de la séance concernant cette décision ont été mises à leur disposition également seulement la veille de la réunion, sans que la condition d'urgence à laquelle le règlement intérieur de l'Arcom subordonne la dérogation aux délais qu'il institue ait été remplie.

5. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que la séquence de l'émission " Touche pas à mon poste ", diffusée sur la chaîne C8 le 10 novembre 2022 était connue des membres du collège à la date de leur délibération et qu'en outre une audition, tenue la veille dans le cadre de la procédure de sanction engagée à l'encontre de la chaîne pour les mêmes faits, leur avait permis d'entendre le rapport du rapporteur indépendant et les observations de la chaîne C8 et du groupe Canal + France et de les interroger, de telle sorte que ces membres ont disposé de tous les éléments leur permettant de se forger une conviction précise et éclairée sur les faits en cause et le bien-fondé du grief formulé. Dès lors, l'irrégularité alléguée n'a pu, en tout état de cause, ni priver l'intéressée d'une garantie, ni exercer d'influence sur le sens de la délibération. La société requérante n'est, par suite, pas fondée à en demander l'annulation pour ce motif.

6. En troisième lieu, d'une part, la seule circonstance, à la supposer établie, que deux des membres du collège de l'Arcom ayant pris part à la délibération de la décision attaquée auraient participé en qualité de président et vice-président au groupe de travail de l'autorité chargé, en application des dispositions citées ci-dessus de l'article 4 de son règlement intérieur, d'en préparer les délibérations, ne saurait être, en elle-même, de nature à porter atteinte au principe d'impartialité. D'autre part, la société requérante ne fait état d'aucune circonstance, qui ne ressort pas davantage des pièces du dossier, tenant à leur vie personnelle ou à leurs activités professionnelles qui aurait été de nature à influer sur l'appréciation des deux membres en cause et aurait ainsi imposé qu'ils s'abstiennent de se prononcer.

7. En quatrième lieu, la mise en demeure attaquée mentionne les textes dont elle fait application et indique de façon précise les faits constatés par l'Arcom et les obligations qui ont été méconnues. Le moyen tiré de ce qu'elle serait insuffisamment motivée ne peut, par suite, qu'être écarté.

Sur la légalité interne de la décision attaquée :

8. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique garantit l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent, sous réserve de l'article 1er de la présente loi. (...) Elle s'assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes ".

9. D'autre part, aux termes de l'article 4 de la délibération du 18 avril 2018 du Conseil supérieur de l'audiovisuel relative à l'honnêteté et à l'indépendance de l'information et des programmes qui y concourent, prise en application de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 et dont l'article 2-3-8 de la convention du 29 mai 2019 conclue entre le Conseil supérieur de l'audiovisuel et la société C8 impose à celle-ci le respect : " L'éditeur d'un service de communication audiovisuelle veille à ce que les émissions d'information et les programmes qui y concourent soient réalisés dans des conditions qui garantissent l'indépendance de l'information, notamment à l'égard des intérêts économiques de ses actionnaires et de ses annonceurs. / À la demande du Conseil supérieur de l'audiovisuel, l'éditeur précise les mesures qu'il met en œuvre à cette fin ". Contrairement à ce que soutient la société requérante, les dispositions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 n'imposaient pas à l'Arcom de préciser davantage, par sa délibération du 18 avril 2018, les " conditions qui garantissent l'indépendance de l'information " dont cette délibération prévoit que le respect s'apprécie au regard des mesures qu'il appartient à l'éditeur de services de mettre en œuvre à cette fin. Le moyen excipant de l'illégalité de la délibération du 18 avril 2018 ne peut dès lors qu'être écarté.

10. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier qu'à l'occasion de l'émission " Touche pas à mon poste " diffusée sur la chaîne C8 le 10 novembre 2022, M. A... B..., convié en tant que représentant élu de la Nation, a été brutalement interrompu par le présentateur alors qu'invité à s'exprimer sur l'accueil de personnes migrantes à bord d'un navire humanitaire, il commençait à exprimer un point de vue critique sur l'inégale répartition des richesses et à ce titre sur l'actionnaire principal de la chaîne et certaines de ses activités. L'animateur de l'émission, sans sérieusement chercher à recentrer les propos de son invité sur le thème de l'émission, lui a dénié, avec véhémence, toute légitimité à exprimer ce point de vue sur la chaîne C8, insistant longuement sur les circonstances, d'une part, que la chaîne appartient au groupe contrôlé par l'actionnaire en cause et d'autre part, que le député avait perçu, par le passé, des rémunérations de ce groupe en ayant participé à l'émission en tant que chroniqueur, pour l'appeler à ne pas " cracher sur la main qui [l'avait] nourri ". L'animateur et certains chroniqueurs ont également tenu de manière répétée des propos grossiers, insultants et méprisants à l'égard de l'invité, qui est finalement sorti du plateau sous les huées du public. Au cours de cette séquence, a ainsi été exprimée à plusieurs reprises, et de manière brutale, l'idée qu'il n'était pas possible de critiquer l'actionnaire principal de la chaîne en tant qu'invité dans une de ses émissions. En estimant que la chaîne télévisée avait manqué à son obligation de réaliser l'émission dans des conditions garantissant l'indépendance de l'information à l'égard des intérêts économiques d'un de ses actionnaires, l'Arcom, qui n'a pas commis d'erreur de fait et n'a pas porté atteinte à la liberté éditoriale de la chaîne, n'a pas davantage entaché sa décision d'erreur d'appréciation.

11. En troisième lieu, il résulte de ce qui est dit au point 1 que la société requérante ne peut utilement soutenir que la décision attaquée serait entachée d'erreur d'appréciation faute de retenir l'excuse de provocation au sens de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881.

12. Enfin, eu égard tant à la nature des manquements relevés qu'à l'effet d'une mise en demeure, l'Arcom n'a pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la société C8 n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir de la décision qu'elle attaque. Sa requête doit, dès lors, être rejetée, y compris ses conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la société C8 est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société C8 et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.

Copie en sera adressée à la ministre de la culture.

Délibéré à l'issue de la séance du 24 mai 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre, M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat ; M. Alain Seban, M. Cyril Roger-Lacan, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Amel Hafid, maîtresse des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 12 juin 2024.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

La rapporteure :

Signé : Mme Amel Hafid

La secrétaire :

Signé : Mme Anne-Lise Calvaire


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 472882
Date de la décision : 10/07/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 10 jui. 2024, n° 472882
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Amel Hafid
Rapporteur public ?: M. Florian Roussel
Avocat(s) : SCP PIWNICA & MOLINIE

Origine de la décision
Date de l'import : 14/07/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:472882.20240710
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