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22/05/2024 | FRANCE | N°465883

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 22 mai 2024, 465883


Vu la procédure suivante :



Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 18 juillet 2022, 1er mars et 18 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La Cimade, service œcuménique d'entraide demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2022-818 du 16 mai 2022 portant adaptation de la durée de maintien en local de rétention administrative à Mayotte ;



2°) d'annuler pour excès de pouvoir le décre

t n° 2023-1167 du 11 décembre 2023 relatif aux normes d'accueil en local de rétention administrative à ...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 18 juillet 2022, 1er mars et 18 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association La Cimade, service œcuménique d'entraide demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2022-818 du 16 mai 2022 portant adaptation de la durée de maintien en local de rétention administrative à Mayotte ;

2°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2023-1167 du 11 décembre 2023 relatif aux normes d'accueil en local de rétention administrative à Mayotte ;

3°) de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel de l'interprétation des articles 15 à 18 de la directive 2008/115/UE du 16 décembre 2008 au regard des articles 1er, 4, 6, 19 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

4°) d'enjoindre aux autorités compétentes de l'Etat de prendre les mesures nécessaires au respect des objectifs du droit de l'Union européenne dans un délai d'un mois ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son article 73 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Frédéric Puigserver, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. Les étrangers faisant l'objet d'une rétention administrative sont, en application de l'article R. 744-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, placés ou maintenus dans des établissements dénommés " centres de rétention administrative ". Lorsqu'en raison de circonstances particulières, notamment de temps ou de lieu, les étrangers ne peuvent être placés immédiatement dans un centre de rétention administrative, l'article R. 744-8 du même code prévoit que le préfet peut les placer dans des locaux adaptés à cette fin, dénommés " locaux de rétention administrative ". Conformément à l'article R. 744-9 du même code, un étranger ne peut être maintenu dans un local de rétention administrative après que le juge des libertés et de la détention a prolongé sa rétention en application de l'article L. 742-3 du même code.

2. Par la présente requête, l'association La Cimade demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret n° 2022-818 du 16 mai 2022 portant adaptation de la durée de maintien en local de rétention administrative à Mayotte et du décret n° 2023-1167 du 11 décembre 2023 relatif aux normes d'accueil en local de rétention administrative à Mayotte.

Sur le cadre juridique applicable au litige :

3. D'une part, en vertu du paragraphe 1 de l'article 16 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier : " La rétention s'effectue en règle générale dans des centres de rétention spécialisés. Lorsqu'un État membre ne peut les placer dans un centre de rétention spécialisé et doit les placer dans un établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun ". Aux termes de l'article 17 de la même directive : " 1. Les mineurs non accompagnés et les familles comportant des mineurs ne sont placés en rétention qu'en dernier ressort et pour la période appropriée la plus brève possible. / 2. Les familles placées en rétention dans l'attente d'un éloignement disposent d'un lieu d'hébergement séparé qui leur garantit une intimité adéquate. / 3. Les mineurs placés en rétention ont la possibilité de pratiquer des activités de loisirs, y compris des jeux et des activités récréatives adaptés à leur âge, et ont, en fonction de la durée de leur séjour, accès à l'éducation ". Selon l'article 18 de la même directive : " 1. Lorsqu'un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité des centres de rétention d'un État membre ou sur son personnel administratif et judiciaire, l'État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation exceptionnelle persiste, décider (...) de prendre des mesures d'urgence concernant les conditions de rétention dérogeant à celles énoncées à l'article 16, paragraphe 1, et à l'article 17, paragraphe 2. / 2. Lorsqu'il recourt à ce type de mesures exceptionnelles, l'État membre concerné en informe la Commission (...) ".

4. D'autre part, aux termes de l'article L. 741-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, applicable à Mayotte en vertu de l'article L. 761-8 du même code, dans sa rédaction applicable à la date des décrets attaqués : " L'étranger mineur de dix-huit ans ne peut faire l'objet d'une décision de placement en rétention. Il ne peut être retenu que s'il accompagne un étranger placé en rétention (...). / (...) La durée de rétention d'un étranger accompagné d'un mineur est la plus brève possible, eu égard au temps strictement nécessaire à l'organisation du départ. Dans tous les cas, le placement en rétention d'un étranger accompagné d'un mineur n'est possible que dans un lieu de rétention administrative bénéficiant de chambres isolées et adaptées, spécifiquement destinées à l'accueil des familles (...) ". En vertu de l'article R. 744-11 du même code : " Les locaux de rétention administrative doivent disposer des équipements suivants : / 1° Des chambres collectives non mixtes, accueillant au maximum six personnes ; / 2° Des équipements sanitaires en libre accès comprenant des lavabos, douches et cabinets d'aisance (...). / Les locaux de rétention administrative susceptibles d'accueillir des familles disposent en outre de lieux d'hébergement séparés, spécialement équipés, comportant une pièce de détente et dotés notamment de matériels de puériculture adaptés, ainsi que d'un espace de promenade à l'air libre ".

Sur la légalité du décret du 16 mai 2022 :

5. En premier lieu, l'article R. 761-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction applicable à la date du décret du 16 mai 2022, prévoyait, à son 9°, que les dispositions de l'article R. 744-11 du même code, citées au point 4, ne sont pas applicables à Mayotte pour une durée de cinq ans à compter du 16 décembre 2018. Durant cette période, les locaux de rétention administrative à Mayotte devaient néanmoins disposer de lieux d'hébergement ou de repos, d'équipements sanitaires en libre accès, de matériels nécessaires à la restauration ainsi que d'équipements permettant l'exercice effectif de leurs droits par les intéressés, notamment un téléphone en libre accès.

6. L'article 1er du décret du 16 mai 2022 attaqué modifie le deuxième alinéa du 8° de l'article R. 761-5 du CESEDA pour porter, à Mayotte, la durée maximale de maintien en local de rétention administrative de vingt-quatre à quarante-huit heures, sauf lorsque les étrangers sont accompagnés de mineurs - auquel cas cette durée ne peut, comme avant l'entrée en vigueur du décret contesté, excéder vingt-quatre heures.

7. Les dispositions de ce décret du 16 mai 2022 se bornent ainsi à allonger la durée maximale de maintien dans un local de rétention administrative, sans modifier les règles relatives aux conditions de la rétention, notamment les règles applicables à la rétention des familles prévues au 8° de l'article R. 761-5, ni les normes d'équipement d'un tel local, fixées par les dispositions du 9° du même article. Par suite, l'association requérante ne peut utilement soutenir que les dispositions du décret du 16 mai 2022 qu'elle attaque méconnaîtraient les objectifs de l'article 17 de la directive du 16 décembre 2008, faute de prévoir, d'une part, des locaux séparés pour la rétention des familles et, d'autre part, des mesures permettant aux enfant placés en local de rétention administrative de pratiquer des activités de loisirs.

8. Pour les mêmes motifs, le moyen tiré de ce que les dispositions du 9° de l'article R. 761-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui, ainsi qu'il a été dit, n'ont pas été modifiées par le décret attaqué, méconnaîtraient celles de l'article 18 de la directive du 16 décembre 2008, faute d'avoir fait l'objet d'une information de la Commission européenne et de ne pas se limiter à des situations exceptionnelles et de courte durée, est inopérant.

9. En deuxième lieu, aux termes du premier alinéa de l'article R. 744-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Les locaux de rétention mentionnés à l'article R. 744-8 sont créés, à titre permanent ou pour une durée déterminée, par arrêté préfectoral précisant si le local est susceptible d'accueillir des familles ". Il ne peut être utilement soutenu dans le cadre du présent litige que les décisions de création ou de prolongation de locaux de rétention administrative prises, sur le fondement des dispositions de l'article R. 744-10 à Mayotte par le représentant de l'Etat, méconnaîtraient l'article R. 744-8 faute d'être justifiées par des circonstances particulières de temps et de lieu, le décret du 16 mai 2022 attaqué n'ayant ni pour objet ni pour effet d'adopter de telles décisions.

10. En troisième lieu, la compatibilité d'une disposition législative avec les stipulations d'un traité international ou d'une règle du droit de l'Union européenne ne peut être utilement invoquée à l'appui de conclusions dirigées contre un acte réglementaire que si ce dernier a été pris pour son application ou si elle en constitue la base légale. Les dispositions du décret du 16 mai 2022, relatives à la rétention administrative des étrangers à Mayotte, n'ont pas été prises pour l'application de l'article L. 761-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile qui est relatif à la procédure d'éloignement effectif des étrangers faisant l'objet d'une décision portant obligation de quitter le territoire français à Mayotte. L'article L. 761-9 ne constitue pas davantage la base légale des dispositions contestées. Il suit de là que la requérante ne peut utilement invoquer, par la voie de l'exception, l'incompatibilité des dispositions de l'article L. 761-9 avec les objectifs des articles 15 à 18 de la directive du 16 décembre 2008 ou avec les stipulations de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, l'incompatibilité alléguée des dispositions de l'article L. 761-8 du même code avec ces mêmes textes n'est pas assortie des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.

Sur la légalité du décret du 11 décembre 2023 :

11. Le décret du 11 décembre 2023 a modifié le 9° de l'article R. 761-5 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour prévoir, pendant une durée de quatre ans, que l'article R. 744-11 du même code applicable à Mayotte impose aux locaux de rétention administrative de disposer de lieux d'hébergement ou de repos, d'équipements sanitaires en libre accès comprenant des lavabos, douches et cabinets d'aisance, des matériels nécessaires à la restauration, ainsi que d'une pharmacie de secours, sans préjudice de la possibilité d'accès, si nécessaire, à l'antenne médicale la plus proche aux fins d'une évaluation médicale. Ces locaux doivent également disposer des équipements permettant l'exercice effectif de leurs droits par les intéressés, notamment un téléphone en libre accès. Enfin, ainsi que le prévoit le sixième alinéa de l'article L. 741-5 du même code, ces locaux ne peuvent accueillir des étrangers accompagnés d'un mineur que dans des chambres isolées et adaptées, spécifiquement destinées à l'accueil des familles.

12. En premier lieu, en prévoyant que les locaux de rétention administrative doivent disposer d'équipements permettant l'exercice effectif de leurs droits par les intéressés ainsi que, pour l'accueil de personnes accompagnées de mineurs, de chambres isolées et adaptées à l'accueil des familles, les dispositions de l'article R. 761-5 du CESEDA, dans leur rédaction résultant du décret du 11 décembre 2023, apportent des garanties destinées à préserver l'intimité familiale et à permettre aux mineurs de pratiquer des activités de loisirs. Dès lors, le moyen tiré de ce que les dispositions de ce décret méconnaîtraient les objectifs poursuivis par l'article 17 de la directive du 16 décembre 2008 doit être écarté.

13. En deuxième lieu, les décisions de créer ou de prolonger le fonctionnement de locaux de rétention administrative relèvent d'un arrêté du représentant de l'Etat à Mayotte. Dès lors, il ne peut être utilement soutenu à l'encontre du décret du 16 décembre 2023, qui n'a ni pour objet ni pour effet d'adopter de telles décisions, qu'il méconnaîtrait les objectifs de l'article 18 de la directive du 16 décembre 2008, faute d'avoir fait l'objet d'une information de la Commission européenne et de ne pas se limiter à des situations exceptionnelles et de courte durée.

14. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel, que l'association requérante n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir des deux décrets qu'elle attaque. Ses conclusions à fins d'injonction ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées, de même que ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de La Cimade, service œcuménique d'entraide est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à La Cimade, service œcuménique d'entraide, au Premier ministre et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Délibéré à l'issue de la séance du 29 avril 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; M. Alain Seban, Mme Fabienne Lambolez, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 22 mai 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

Le rapporteur :

Signé : M. Cédric Fraisseix

La secrétaire :

Signé : Mme Marie-Adeline Allain


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 465883
Date de la décision : 22/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 22 mai. 2024, n° 465883
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Cédric Fraisseix
Rapporteur public ?: M. Frédéric Puigserver

Origine de la décision
Date de l'import : 26/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:465883.20240522
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