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05/02/2024 | FRANCE | N°464992

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 05 février 2024, 464992


Vu les procédures suivantes :



1° Sous le n° 464992, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 juin 2022 et 8 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Evidence demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 16 mai 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice, fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice ;



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°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761...

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 464992, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 juin 2022 et 8 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Evidence demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 16 mai 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice, fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2° Sous le n° 465659, par une requête, enregistrée le 9 juillet 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SCP Blanc-Grassin demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler, pour excès de pouvoir, l'arrêté du 16 mai 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice, fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice ;

2°) subsidiairement, d'enjoindre au garde des sceaux, ministre de la justice d'abroger cet arrêté dans un délai de quinze jours à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le code de commerce ;

- la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 ;

- l'ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 ;

- l'ordonnance n° 2016-728 du 2 juin 2016 ;

- le décret n° 56-222 du 29 février 1956 ;

- le décret n° 2021-16254 du 10 décembre 2021 ;

- le décret n° 2022-729 du 28 avril 2022 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. David Gaudillère, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. La société Evidence, étude d'huissiers de justice installée à Chelles (Seine-et-Marne) et la SCP Blanc-Grassin, société civile professionnelle d'huissiers de justice domiciliée à Créteil (Val-de-Marne), demandent l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 16 mai 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice, fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice. Ces requêtes étant dirigées contre le même acte, il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. La loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques a modifié l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers, alors en vigueur, en vue, notamment, de développer la concurrence parmi les huissiers de justice, en particulier au moyen d'un élargissement de leur ressort territorial d'exercice. En vertu de l'article 2 de l'ordonnance du 2 juin 2016 relative au statut de commissaire de justice, profession créée par regroupement de celles d'huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire, les commissaires de justice exercent leur compétence dans le ressort de la cour d'appel du siège de l'office et, le cas échéant, du ou des bureaux annexes attachés à l'office et par exception, pour certains actes, sur l'ensemble du territoire national. En application des dispositions combinées du II de ce même article 2 et de l'article 4 du décret du 10 décembre 2021 relatif aux compétences des commissaires de justice, ils sont tenus de prêter leur concours dans le ressort du tribunal judiciaire au sein duquel leur office est établi ou, le cas échéant, dans celui d'un des tribunaux judiciaires dont le siège est situé dans le même département que celui au sein duquel leur office est établi.

3. Le 3° de l'article annexe 4-8 auquel renvoie le 2° de l'article R. 444-3 du code de commerce prévoit que frais et débours dont les huissiers de justice peuvent demander le remboursement sont notamment " a) les frais de déplacement, sauf pour les significations d'avocat à avocat ". Aux termes de l'article R. 444-12 du même code : " Le remboursement des frais mentionnés au 2° de l'article R. 444-3 peut être forfaitaire ou au coût réel de la dépense engagée par le professionnel pour la réalisation d'une prestation. Lorsque ce remboursement est forfaitaire, le montant du forfait est fixé par l'arrêté conjoint mentionné à l'article L. 444-3, sur la base d'une évaluation moyenne ou d'une valeur de référence appropriée, selon la nature des frais ".

4. Enfin, l'article 75-1 du décret du 29 février 1956 pris pour l'application de l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers de justice, repris à l'article 18 du décret du 28 avril 2022 relatif à l'organisation de la profession de commissaires de justice, institue, en vue d'uniformiser le coût des déplacements des huissiers de justice devenus commissaires de justice, un service de compensation des transports, devenu service de compensation des frais de déplacement, au sein de la chambre nationale des commissaires de justice, chargé de collecter les indemnités pour frais de transport et de les répartir en fonction des déplacements accomplis par chaque professionnel pour la signification des actes de son ministère suivant des modalités fixées par arrêté du garde des sceaux, ministre de la justice.

5. A cette fin, le garde des sceaux, ministre de la justice a pris, le 16 mai 2022, un arrêté fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice, devenus commissaires de justice, abrogeant un précédent arrêté du 4 août 2004 ayant le même objet. Aux termes du premier alinéa de l'article 3 de cet arrêté : " Pour le remboursement des frais de transport, les huissiers de justice bénéficient d'un remboursement forfaitaire ou au coût réel engagé sur la base des frais kilométriques ". En ce qui concerne la méthode de calcul du forfait pour le remboursement des frais de déplacement, le premier alinéa du I de ce même article 3 prévoit que " (...) chaque office peut, en accord avec le service de compensation des transports, opter pour une évaluation forfaitaire des distances retenues. (...) / La demande d'évaluation forfaitaire ne peut être faite qu'après une année complète d'exercice. / L'option pour l'évaluation forfaitaire est faite pour une année entière et se renouvelle par tacite reconduction sauf dénonciation par l'office ou le service de compensation des transports avant le 1er décembre de chaque année ", tandis qu'il résulte du 2° de ce I que " (...) cette évaluation forfaitaire est établie en considération du nombre de kilomètres retenus, divisé par le nombre d'actes signifiés et procès-verbaux dressés en matière civile et commerciale. / La base de l'évaluation forfaitaire ne peut être déterminée sur une période inférieure à six mois consécutifs ". Le II de l'article 3 porte sur le remboursement au coût réel des frais de déplacement et dispose notamment que " l'indemnité pour frais de déplacement n'est pas due pour les actes signifiés et les procès-verbaux dressés en dehors du ressort territorial au sein duquel les huissiers de justice sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours ". Il résulte du I de l'article 5 que tous les actes signifiés et procès-verbaux dressés par un office d'huissiers de justice doivent être déclarés et servir de base pour le calcul du forfait. Cet article prévoit : " La déclaration distingue selon que les actes ont été signifiés et que les procès-verbaux ont été dressés ou non dans le ressort territorial au sein duquel les huissiers de justice sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours. Dans le second cas, les sommes collectées au titre des frais de déplacement sont liquidées, après déduction des frais de gestion, avec le solde excédentaire dont elles font partie intégrante, selon les modalités prévues à l'article 7 du présent arrêté ". Enfin, le I de l'article 7 de cet arrêté, intitulé " Liquidation des excédents ", prévoit que la chambre nationale des commissaires de justice adresse annuellement aux présidents des chambres départementales un état liquidatif précisant pour chaque office la somme lui revenant et dispose : " Ces sommes sont adressées en même temps que l'état liquidatif à chacune des chambres départementales à charge pour elles de les répartir entre les offices (...) ".

6. D'une part, la limitation du remboursement des frais de déplacement exposés par les commissaires de justice pour les actes signifiés et les procès-verbaux dressés au-delà du ressort du tribunal judiciaire au sein duquel les intéressés sont tenus de prêter leur ministère et leur concours, telle qu'elle résulte des dispositions des articles 3 et 5 de l'arrêté attaqué, n'est prévue ni par les dispositions réglementaires du code de commerce citées au point 3, qui prévoient que les intéressés peuvent demander le remboursement de leurs frais de déplacement, sauf pour ce qui concerne les significations d'avocat à avocat, sans restreindre cette possibilité aux frais exposés à raison d'actes signifiés ou procès-verbaux dressés dans une partie seulement du ressort territorial d'exercice de la profession, ni par l'article 18 du décret du 28 avril 2022, qui se borne à donner compétence au service de compensation des transports de la chambre nationale pour collecter les indemnités pour frais de déplacement et les répartir en fonction des déplacements accomplis par chaque huissier de justice. Ainsi, en distinguant entre les modalités de remboursement des frais de déplacement selon qu'ils concernent des actes signifiés et des procès-verbaux dressés dans le ressort territorial au sein duquel les commissaires de justice sont tenus de prêter leur ministère ou leur concours ou en dehors de ce ressort, les articles 3 et 5 de l'arrêté attaqué méconnaissent ces dispositions réglementaires.

7. D'autre part, s'il résulte des dispositions de l'article 7 de l'arrêté attaqué que les sommes collectées par la chambre nationale au titre des frais de déplacement exposés pour les actes signifiés et les procès-verbaux dressés en dehors du ressort territorial du tribunal judiciaire dans lequel le commissaire de justice est établi sont réparties annuellement entre les offices, cet arrêté ne pouvait, sans méconnaître les dispositions de l'article 18 du décret du 28 avril 2022 rappelées au point 4, se borner à renvoyer à la chambre nationale des commissaires de justice le soin de déterminer le montant de la somme revenant à chaque office sans définir les modalités de cette répartition.

8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens des requêtes, que les requérantes sont fondées à demander l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 16 mai 2022 qu'elles attaquent, dont les dispositions ne sont pas divisibles, à l'exception de son article 9 abrogeant l'arrêté du 4 août 2004 fixant les règles applicables à la collecte, la gestion et la répartition des indemnités pour frais de déplacement dues aux huissiers de justice et, en exécution de la décision du Conseil d'Etat, statuant au contentieux du 21 mars 2022, l'arrêté du 18 décembre 2018 portant approbation du règlement intérieur de la chambre nationale des huissiers de justice.

9. L'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu. Toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur, que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation. Il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de sa décision prononçant l'annulation contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine.

10. Eu égard aux conséquences manifestement excessives sur le fonctionnement du service public de la justice qui résulteraient de l'annulation rétroactive de l'arrêté attaqué, il y a lieu de n'en prononcer l'annulation qu'à compter du 1er juin 2024.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 3 000 euros à la société Evidence et d'une somme de 3 000 euros à la SCP Blanc-Grassin, au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'arrêté du 16 mai 2022 du garde des sceaux, ministre de la justice est annulé, à l'exception de son article 9. Cette annulation prendra effet le 1er juin 2024.

Article 2 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à la société Evidence et la somme de 3 000 euros à la SCP Blanc-Grassin au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions des requêtes est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Evidence, à la SCP Blanc-Grassin et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 10 janvier 2024 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat ; Mme Stéphanie Vera, maître des requêtes et M. David Gaudillère, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 5 février 2024.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

Le rapporteur :

Signé : M. David Gaudillère

La secrétaire :

Signé : Mme Valérie Peyrisse


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 464992
Date de la décision : 05/02/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 05 fév. 2024, n° 464992
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. David Gaudillère
Rapporteur public ?: M. Nicolas Agnoux

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:464992.20240205
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