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29/12/2023 | FRANCE | N°461605

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 29 décembre 2023, 461605


Vu la procédure suivante :



Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés le 16 février 2022, et les 17 avril et 9 mai 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association des avocats pénalistes demande au Conseil d'Etat :



1°) d'annuler les décisions implicites par lesquelles le ministre de l'intérieur et le garde des sceaux, ministre de la justice, ont rejeté sa demande tendant à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité, à la vie privée e

t aux droits de la défense subies par les personnes placées dans des locaux de garde à v...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés le 16 février 2022, et les 17 avril et 9 mai 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association des avocats pénalistes demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler les décisions implicites par lesquelles le ministre de l'intérieur et le garde des sceaux, ministre de la justice, ont rejeté sa demande tendant à ce que soient prises toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité, à la vie privée et aux droits de la défense subies par les personnes placées dans des locaux de garde à vue et de dégrisement ;

2°) d'enjoindre aux mêmes ministres, au besoin sous astreinte, de prendre toutes mesures utiles au respect des mêmes droits, en particulier de :

- faire en sorte que les locaux de garde à vue et de retenue dans les commissariats soient dimensionnés en proportion de l'activité judiciaire de telle sorte que le nombre de personnes hébergées n'excède pas le nombre de personnes pouvant être effectivement accueillies dans le respect de leur dignité et, tant qu'elles s'imposent, des mesures de distanciation sanitaire ;

- maintenir les locaux de garde à vue dans un bon état d'entretien, de maintenance et d'hygiène de sorte qu'ils soient propres à l'arrivée des personnes privées de liberté et tout au long de la mesure, en s'assurant que les prestations de ménage soient adaptées pour permettre un entretien complet et au moins quotidien, y compris lorsque les cellules sont occupées ;

- garantir que les conditions de couchage soient respectueuses de la dignité des personnes en s'assurant que chacune dispose d'une banquette aux dimensions adaptées, d'un matelas et d'une couverture, propres, à usage individuel ;

- garantir que les personnes gardées à vue soient informées, dès leur arrivée, de la possibilité d'accéder à des installations sanitaires, à tout moment, sur simple demande, et disposent en permanence de nécessaires d'hygiène pour hommes et pour femmes, remis systématiquement et sans aucune restriction ;

- garantir que toute mesure de santé publique imposée à la population générale, telles que les gestes-barrières et les règles de distanciation sociale, soient déclinées au sein des locaux de garde à vue ;

- agir de façon effective pour que nul ne reste enfermé dans des conditions non conformes aux exigences de la dignité, notamment en sollicitant les autorités judiciaires pour qu'elles ordonnent le transfert en un autre lieu de la personne gardée à vue ou la levée de la mesure ;

3°) de mettre la somme de 5 000 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de procédure pénale ;

- le code de la santé publique ;

- la décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023 statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association des avocats pénalistes ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Esther de Moustier, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Spinosi, avocat de l'association des avocats pénalistes ;

Considérant ce qui suit :

1. A la suite de la publication au Journal officiel du 21 septembre 2021 des recommandations du 19 juillet 2021 de la contrôleure générale des lieux de privation de liberté faisant suite aux constats effectués lors de ses visites de certains locaux de garde à vue, l'association des avocats pénalistes a demandé au garde des sceaux, ministre de la justice, et au ministre de l'intérieur de prendre toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité, à la vie privée et aux droits de la défense subies par les personnes placées dans des locaux de garde à vue et de dégrisement, notamment certaines mesures qui tendent à augmenter les capacités d'accueil ou limiter l'effectif accueilli, assurer l'entretien nécessaire, garantir les conditions de couchage, assurer l'accès aux locaux sanitaires et aux produits d'hygiène ainsi que l'information des intéressés à ce sujet, appliquer les mesures sanitaires et faire en sorte qu'aucune personne ne reste enfermée dans des conditions indignes. L'association des avocats pénalistes demande au Conseil d'Etat d'annuler le rejet implicite de cette demande, né du silence gardé par les ministres, et de prononcer les injonctions qu'implique cette annulation.

Sur le cadre juridique du litige :

2. L'article 62-2 du code de procédure pénale dispose que : " La garde à vue est une mesure de contrainte décidée par un officier de police judiciaire, sous le contrôle de l'autorité judiciaire (...) " Aux termes de l'article 62-3 du même code : " La garde à vue s'exécute sous le contrôle du procureur de la République, sans préjudice des prérogatives du juge des libertés et de la détention (...) en matière de prolongation de la mesure au-delà de la quarante-huitième heure et de report de l'intervention de l'avocat. / Le procureur de la République apprécie si le maintien de la personne en garde à vue et, le cas échéant, la prolongation de cette mesure sont nécessaires à l'enquête et proportionnés à la gravité des faits que la personne est soupçonnée d'avoir commis ou tenté de commettre. / Il assure la sauvegarde des droits reconnus par la loi à la personne gardée à vue. / Il peut ordonner à tout moment que la personne gardée à vue soit présentée devant lui ou remise en liberté ". Aux termes de son article 63-5 : " La garde à vue doit s'exécuter dans des conditions assurant le respect de la dignité de la personne. / Seules peuvent être imposées à la personne gardée à vue les mesures de sécurité strictement nécessaires ". Aux termes du quatrième alinéa de son article 41 : " Le procureur de la République contrôle les mesures de garde à vue. Il visite les locaux de garde à vue chaque fois qu'il l'estime nécessaire (...) ".

3. Aux termes de l'article L. 3341-1 du code de la santé publique : " Une personne trouvée en état d'ivresse dans les lieux publics est, par mesure de police, conduite à ses frais par des agents de la police nationale, des militaires de la gendarmerie nationale, des agents de police municipale ou des gardes champêtres, après avoir fait procéder à un examen médical, (...) attestant que son état de santé ne s'y oppose pas, dans le local de police nationale ou de gendarmerie le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y être retenue jusqu'à ce qu'elle ait recouvré la raison (...) ".

4. Eu égard à la situation particulière des personnes gardées à vue ou retenues dans un local de dégrisement et notamment à leur situation d'entière dépendance, il appartient à l'administration de prendre les mesures propres à assurer le respect de leur dignité, sans préjudice des missions qui incombent aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire en vertu des dispositions citées au point 2. L'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de garde à vue ou de rétention dépend notamment de la nature et de la durée des manquements constatés et des motifs susceptibles de justifier ces manquements eu égard aux exigences qu'impliquent le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les locaux concernés.

Sur l'office du juge :

5. Lorsque le juge administratif est saisi d'une requête tendant à l'annulation du refus opposé par l'administration à une demande tendant à ce qu'elle prenne des mesures pour faire cesser la méconnaissance d'une obligation légale lui incombant, il lui appartient, dans les limites de sa compétence, d'apprécier si le refus de l'administration de prendre de telles mesures est entaché d'illégalité et, si tel est le cas, d'enjoindre à l'administration de prendre la ou les mesures nécessaires. Cependant, et en toute hypothèse, il ne lui appartient pas, dans le cadre de cet office, de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire.

6. Il incombe à l'administration d'accomplir ses missions dans le respect des règles de droit qui lui sont applicables. Elle doit, à cet effet, faire disparaître de l'ordonnancement juridique les dispositions qui y contreviennent et qui relèvent de sa compétence. Il lui appartient, en outre, de prendre les mesures administratives d'ordre juridique, financier, technique ou organisationnel qu'elle estime utiles pour assurer ou faire assurer le respect de la légalité. Lorsque le juge administratif constate, eu égard notamment à la gravité ou à la récurrence des défaillances relevées, la méconnaissance caractérisée d'une règle de droit dans l'accomplissement de ses missions par l'administration et que certaines mesures administratives seraient, de façon directe, certaine et appropriée, de nature à en prévenir la poursuite ou la réitération, il lui revient, dans les limites de sa compétence et sous la réserve mentionnée au point 5, d'apprécier si le refus de l'administration de prendre de telles mesures est entaché d'illégalité. Cette illégalité ne peut être regardée comme constituée que s'il apparaît au juge qu'au regard de la portée de l'obligation qui pèse sur l'administration, des mesures déjà prises, des difficultés inhérentes à la satisfaction de cette obligation, des contraintes liées à l'exécution des missions dont elle a la charge et des moyens dont elle dispose ou, eu égard à la portée de l'obligation, dont elle devrait se doter, celle-ci est tenue de mettre en œuvre des actions supplémentaires.

7. Lorsque l'illégalité du refus de l'administration de prendre des mesures est établie, le juge, saisi de conclusions en ce sens, lui enjoint d'y mettre fin par toutes mesures utiles. Il appartient normalement aux autorités compétentes de déterminer celles des mesures qui sont les mieux à même d'assurer le respect des règles de droit qui leur sont applicables. Toutefois, le juge peut circonscrire le champ de son injonction aux domaines particuliers dans lesquels l'instruction a révélé l'existence de mesures qui seraient de nature à prévenir la survenance des illégalités constatées, le défendeur conservant la possibilité de justifier de l'intervention, dans le délai qui a lui été imparti, de mesures relevant d'un autre domaine mais ayant un effet au moins équivalent. Enfin, dans l'hypothèse où l'édiction d'une mesure déterminée se révèle, en tout état de cause, indispensable au respect de la règle de droit méconnue et où l'abstention de l'autorité compétente de prendre cette mesure exclurait, dès lors, qu'elle puisse être respectée, il appartient au juge d'ordonner à l'administration de prendre la mesure considérée.

8. Enfin, l'effet utile de l'annulation pour excès de pouvoir du refus opposé à la demande de l'association requérante de prendre toute mesure utile permettant de garantir le respect des droits invoqués et d'atteindre certains objectifs, réside dans l'obligation, que le juge peut prescrire d'office en vertu des dispositions de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, pour l'autorité compétente, de prendre les mesures jugées nécessaires. Il s'ensuit que lorsqu'il est saisi de conclusions aux fins d'annulation d'un tel refus, le juge de l'excès de pouvoir est conduit à apprécier sa légalité au regard des règles applicables et des circonstances prévalant à la date de sa décision.

Sur les conclusions relatives aux effectifs des personnes gardées à vue et à leur remise en liberté :

9. L'association requérante a demandé aux ministres de la justice et de l'intérieur de limiter l'effectif des personnes placées en garde à vue ou en cellule de dégrisement à celui qu'il est possible d'accueillir dans le respect de leur dignité et des règles sanitaires, notamment en sollicitant les autorités judiciaires pour qu'elles ordonnent la levée de la garde à vue.

10. Il résulte des dispositions citées au point 2 que les décisions de placement en garde à vue, de maintien, de prolongation ou de remise en liberté relèvent seulement des officiers de police judiciaire et des autorités judiciaires dans l'exercice de leurs compétences respectives. Les services de police ou de gendarmerie sont ainsi tenus d'accueillir, quel que soit l'espace disponible, la totalité des personnes en garde à vue. Par sa décision n° 2023-1064 QPC du 6 octobre 2023, le Conseil constitutionnel a jugé que, " en cas d'atteinte à la dignité de la personne résultant des conditions de sa garde à vue ", les dispositions du premier alinéa de l'article 63-5 du code de procédure pénale, cité au point 2, ne sauraient s'interpréter, sauf à méconnaître les exigences constitutionnelles, " que comme imposant au magistrat compétent de prendre immédiatement toute mesure permettant de mettre fin à cette atteinte ou, si aucune mesure ne le permet, d'ordonner sa remise en liberté. À défaut, la personne gardée à vue dans des conditions indignes peut engager la responsabilité de l'État afin d'obtenir réparation du préjudice en résultant ". Par suite, il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaitre du litige né du rejet des demandes relatives à la limitation du nombre des personnes placées en garde à vue.

Sur les conclusions relatives à la distribution de " kits d'hygiène " et à certaines mesures liées à la situation sanitaire, dans les locaux de garde à vue relevant de la police nationale :

11. L'association requérante a demandé aux ministres de la justice et de l'intérieur de prendre, notamment, des dispositions concernant l'accès aux produits d'hygiène et le respect des règles de sécurité sanitaire liées à l'épidémie de Covid 19.

12. Il ressort des pièces du dossier qu'une circulaire du préfet de police de Paris du 22 novembre 2021 et un télégramme du directeur général de la police nationale du 23 novembre suivant ont prescrit à leurs services de rendre des " kits d'hygiène " disponibles pour les personnes gardées à vue et de les proposer systématiquement, et d'informer ces personnes de la possibilité de demander le renouvellement de leur masque de protection toutes les quatre heures et d'accéder, sur simple demande, à du gel hydro-alcoolique ou à tout autre dispositif permettant de se désinfecter les mains, la directrice centrale de la sécurité publique ayant réitéré les instructions concernant les " kits d'hygiène " par une note de service du 29 avril 2022. Ainsi, la demande tendant à l'annulation du refus des ministres de prendre les mesures édictées par ces instructions ne s'est pas trouvée privée d'objet en cours d'instance, comme le soutient à tort le ministre de l'intérieur à l'appui de ses conclusions à fins de non-lieu, mais était privée d'objet dès avant la date d'introduction de la requête, le 16 février 2022. Il en résulte que la requête est, dans cette mesure, irrecevable.

Sur les autres conclusions de l'association requérante :

13. Pour soutenir qu'il est porté, au plan national, une atteinte qualifiée de " systémique " à la dignité de la personne humaine, au droit à la vie privée et aux droits de la défense du fait des conditions de détention dans les locaux de garde à vue et de dégrisement, l'association requérante se fonde notamment sur les conclusions et recommandations du rapport du 19 juillet 2021 de la contrôleure générale des lieux de privation de liberté ainsi que sur divers rapports de visite établis par ses services ainsi que par les avocats des barreaux de Lille et de Paris en 2021 et 2022.

14. Toutefois, alors qu'il existe plus de 600 locaux de garde à vue sur le territoire, le rapport du 19 juillet 2021 se fonde sur la visite de 17 d'entre eux, dont une majorité dans le ressort de la préfecture de police de Paris. Les rapports plus récents portent aussi sur un nombre limité de sites. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que, si certains commissariats de police sont en mauvais état, ils font l'objet, depuis plusieurs années, d'une importante campagne de rénovation, qui a bénéficié en particulier aux locaux de garde à vue, soumis, à cette occasion, à de nouvelles normes, et qui se poursuit. Il en est ainsi de certains des commissariats visités par les services du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Le nettoyage des locaux relevant de la préfecture de police de Paris a fait l'objet d'un nouveau marché, plus exigeant que le précédent quant aux prestations à fournir, et une société spécialisée a été chargée de contrôler le niveau des prestations. Le ministre de l'intérieur justifie aussi d'une importante augmentation des dépenses destinées à l'achat de couvertures et à leur nettoyage régulier. Il n'apparait en outre pas que l'accès aux sanitaires ne serait pas assuré. Il s'ensuit que, s'il peut demeurer des défaillances locales dans les conditions matérielles de la garde à vue, auxquelles, le cas échéant et sans préjudice des mesures qui incombent aux seules autorités judiciaires en vertu de la décision du Conseil constitutionnel mentionnée au point 10, il peut être demandé à l'administration de remédier, sous le contrôle du tribunal administratif compétent, il ne ressort pas des pièces du dossier qu'à la date de la présente décision, de telles défaillances seraient généralisées sur l'ensemble du territoire et d'une ampleur suffisante pour que soit établie une atteinte caractérisée, au niveau national, à la dignité de la personne humaine.

15. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir soulevée par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, que la requête de l'association des avocats pénalistes doit être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de l'association des avocats pénalistes est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association des avocats pénalistes et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au garde des sceaux, ministre de la justice.


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 461605
Date de la décision : 29/12/2023
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 29 déc. 2023, n° 461605
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Bruno Delsol
Rapporteur public ?: Mme Esther de Moustier
Avocat(s) : SCP SPINOSI

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:461605.20231229
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