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22/12/2023 | FRANCE | N°475755

France | France, Conseil d'État, 9ème chambre, 22 décembre 2023, 475755


Vu la procédure suivante :



La société Caraïbe de commerce a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Martinique, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'ordonner toutes les mesures nécessaires à l'encontre du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique afin de faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à son droit de propriété, en prononçant notamment la mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée sur ses comptes bancaires le 6 juin 2023. Par une ordonnance n° 2

300349 du

21 juin 2023, prise sur le fondement de l'article L. 522-3 du code de...

Vu la procédure suivante :

La société Caraïbe de commerce a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Martinique, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'ordonner toutes les mesures nécessaires à l'encontre du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique afin de faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à son droit de propriété, en prononçant notamment la mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée sur ses comptes bancaires le 6 juin 2023. Par une ordonnance n° 2300349 du

21 juin 2023, prise sur le fondement de l'article L. 522-3 du code de justice administrative, ce juge des référés a rejeté sa demande comme manifestement portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.

Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 juillet et 24 novembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Caraïbe de commerce demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) réglant l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, de faire droit à sa demande et d'enjoindre, s'il y a lieu, à l'administration de statuer sur la garantie qu'elle a proposée le 17 avril 2023 ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de l'organisation judiciaire ;

- le code des procédures civiles d'exécution ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Cyril Martin de Lagarde, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Caraïbe de commerce ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de la Martinique qu'à la suite d'une vérification de comptabilité, la société

Caraïbe de commerce a notamment été assujettie à des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés au titre de la période du 1er octobre 2015 au 30 septembre 2017 ainsi qu'aux pénalités correspondantes, pour un montant s'élevant à 1 466 161 euros, mis en recouvrement le

23 décembre 2022. La société Caraïbe de commerce a alors formé, le 29 décembre 2022, une réclamation tendant à la décharge de ces impositions, assortie d'une demande de sursis de paiement adressée au pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique, lequel a fait procéder, le 8 juin 2023, à une saisie conservatoire des créances sur les comptes bancaires de la société, après avoir estimé que les garanties offertes par cette dernière étaient insuffisantes. La société Caraïbe de commerce a demandé au juge des référés du tribunal administratif de la Martinique, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'ordonner toutes les mesures nécessaires à l'encontre du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique afin de faire cesser l'atteinte grave et manifestement illégale portée à son droit de propriété, en prononçant notamment la mainlevée de la saisie conservatoire pratiquée sur ses comptes bancaires. Par une ordonnance du 21 juin 2023, prise sur le fondement de l'article L. 522-3 du même code, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a rejeté sa demande au motif qu'elle relevait manifestement de la compétence du juge de l'exécution et non de la juridiction administrative. La société Caraïbe de commerce se pourvoit en cassation contre cette ordonnance.

Sur le cadre juridique :

2. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ". Le juge administratif ne peut être saisi d'une demande tendant à la mise en œuvre de l'une des procédures régies par le livre V du code de justice administrative que pour autant que le litige principal auquel se rattache ou est susceptible de se rattacher la mesure d'urgence qu'il lui est demandé de prescrire n'échappe pas manifestement à la compétence de la juridiction administrative. D'autre part, aux termes de l'article L. 522-3 du même code : " Lorsque la demande ne présente pas un caractère d'urgence ou lorsqu'il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu'elle est irrecevable ou qu'elle est mal fondée, le juge des référés peut la rejeter par une ordonnance motivée sans qu'il y ait lieu d'appliquer les deux premiers alinéas de l'article L. 522-1 ". L'article L. 522-3 permet ainsi au juge des référés, lorsque les conditions qu'il fixe sont remplies, de statuer sans procédure contradictoire et sans audience publique.

3. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 252 A du livre des procédures fiscales : " Constituent des titres exécutoires les (...) avis de mise en recouvrement (...) que l'Etat, les collectivités territoriales ou les établissements publics dotés d'un comptable public délivrent pour le recouvrement des recettes de toute nature qu'ils sont habilités à recevoir ". Aux termes de l'article L. 511-1 du code des procédures civiles d'exécution : " Toute personne dont la créance paraît fondée en son principe peut solliciter du juge l'autorisation de pratiquer une mesure conservatoire sur les biens de son débiteur, sans commandement préalable, si elle justifie de circonstances susceptibles d'en menacer le recouvrement. / La mesure conservatoire prend la forme d'une saisie conservatoire ou d'une sûreté judiciaire ". Aux termes de l'article

L. 511-2 du même code : " Une autorisation préalable du juge n'est pas nécessaire lorsque le créancier se prévaut d'un titre exécutoire (...) ".

4. En troisième lieu, aux termes de l'article L. 277 du livre des procédures fiscales : " Le contribuable qui conteste le bien-fondé ou le montant des impositions mises à sa charge est autorisé, s'il en a expressément formulé la demande dans sa réclamation et précisé le montant ou les bases du dégrèvement auquel il estime avoir droit, à différer le paiement de la partie contestée de ces impositions et des pénalités y afférentes. / (...) / Lorsque la réclamation mentionnée au premier alinéa porte sur un montant de droits supérieur à celui fixé par décret, le débiteur doit constituer des garanties portant sur le montant des droits contestés. / À défaut de constitution de garanties ou si les garanties offertes sont estimées insuffisantes, le comptable peut prendre des mesures conservatoires pour les impôts contestés. / Lorsque le comptable a fait procéder à une saisie conservatoire en application du quatrième alinéa, le contribuable peut demander au juge du référé prévu, selon le cas, aux articles L. 279 et L. 279 A, de prononcer la limitation ou l'abandon de cette mesure si elle comporte des conséquences difficilement réparables. (...) ". Aux termes de l'article L. 279 de ce livre : " En matière d'impôts directs et de taxes sur le chiffre d'affaires, lorsque les garanties offertes par le contribuable ont été refusées, celui-ci peut, (...), porter la contestation, par simple demande écrite, devant le juge du référé administratif (...). / (...) / Le juge du référé décide dans le délai d'un mois si les garanties offertes répondent aux conditions prévues à l'article L. 277 et si, de ce fait, elles doivent être ou non acceptées par le comptable (...) ".

5. En quatrième lieu, aux termes de l'article R. 277-1 du livre des procédures fiscales : " Le comptable compétent invite le contribuable qui a demandé à différer le paiement des impositions à constituer les garanties prévues à l'article L. 277. Le contribuable dispose d'un délai de quinze jours à compter de la réception de l'invitation formulée par le comptable pour faire connaître les garanties qu'il s'engage à constituer. / (...) / Si le comptable estime ne pas pouvoir accepter les garanties offertes à sa demande ou spontanément par le contribuable parce qu'elles ne répondent pas aux conditions prévues au deuxième alinéa, il lui notifie sa décision (...). A défaut de réponse par le comptable dans ce délai, les garanties offertes sont réputées acceptées ". Aux termes de l'article R. 277-7 du même livre : " En cas de réclamation relative à l'assiette d'imposition et portant sur un montant de droits supérieur à 4 500 €, le débiteur doit constituer des garanties portant sur le montant des droits contestés ".

Sur l'ordonnance attaquée :

6. Il ressort des énonciations mêmes de l'ordonnance attaquée que, pour juger que la requête de la société Caraïbe de commerce relevait manifestement de la compétence du juge de l'exécution et non de la juridiction administrative, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a relevé que la saisie conservatoire en litige avait été pratiquée par le comptable du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique avec l'autorisation du juge de l'exécution du tribunal judiciaire de Fort-de-France et non en application des dispositions du quatrième alinéa de l'article L. 277 du livre des procédures fiscales citées au point 4, pour en tirer la conséquence qu'au regard des dispositions du code des procédures civiles d'exécution, il n'appartenait ainsi qu'au juge de l'exécution, relevant de l'autorité judiciaire, de connaître d'une demande de mainlevée d'une mesure conservatoire qu'il avait précédemment autorisée ou de toute autre contestation relative à une telle mesure conservatoire.

7. En statuant ainsi, alors qu'il ne ressort d'aucune des pièces du dossier qui lui était soumis que les saisies en litige, objet du procès-verbal de saisie conservatoire de créances du 8 juin 2023, auraient été autorisées par le juge de l'exécution, et qu'il en ressort au contraire qu'il y avait été procédé, ainsi que le prévoient les dispositions du quatrième alinéa de l'article

L. 277 du livre des procédures fiscales citées au point 4, à la demande du comptable public du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique qui se prévalait de l'avis de mise en recouvrement du 23 décembre 2022, lequel constitue un titre exécutoire ainsi qu'il résulte des dispositions de l'article L. 252 A du livre des procédures fiscales citées au point 3, de sorte qu'en application des dispositions de l'article L. 511-2 du code des procédures civiles d'exécution également citées au point 3, aucune autorisation préalable du juge de l'exécution n'était nécessaire, le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique a dénaturé les pièces du dossier.

8. Il résulte de ce qui précède que la société Caraïbe de commerce est fondée à demander l'annulation de l'ordonnance attaquée.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

10. Les dispositions de l'article L. 277 du livre des procédures fiscales citées au point 4, en vertu desquelles le contribuable bénéficie du sursis de paiement tant que la proposition de garanties qu'il a faite n'a pas été refusée par le comptable, ne sont applicables qu'à la première proposition de garanties effectuée, à la demande du comptable, dans les conditions prévues à l'article R. 277-1 du même livre. Lorsque cette proposition de garanties n'a pas été acceptée et que ce refus est devenu définitif soit parce qu'il n'a pas été contesté devant le juge du référé fiscal, soit parce que ce juge a rejeté la contestation du contribuable, si le contribuable peut ultérieurement, spontanément ou à l'invitation du comptable, proposer de nouvelles garanties, une telle proposition ne peut le faire bénéficier du sursis de paiement que si elle est explicitement acceptée par le comptable. En revanche, elle a pour effet de faire naître, à la suite du silence gardé par le comptable pendant deux mois, une décision implicite de refus des nouvelles garanties proposées, que le contribuable peut contester devant le juge du référé fiscal, sans que lui soit opposable le délai de quinze jours fixé par les dispositions du premier alinéa de l'article L. 279 du livre des procédures fiscales, et sous réserve qu'il respecte l'obligation de consignation posée par les dispositions du deuxième alinéa du même article.

11. D'une part, la société requérante soutient que le comptable public a porté une atteinte manifestement illégale à son droit de propriété en procédant aux saisies conservatoires en litige sans avoir statué au préalable sur les garanties offertes spontanément le 17 avril 2023. Toutefois, il résulte de l'instruction que, par un courrier du 27 mars 2023, le comptable public avait rejeté la première proposition de garanties qu'elle avait présentée. En l'absence de contestation devant le juge administratif du référé fiscal, ce refus est devenu définitif. Il résulte de ce qui vient d'être dit au point 10 que, dans ces conditions, la nouvelle proposition de garanties du 17 avril 2023 ne pouvait pas faire bénéficier la société du sursis de paiement, en l'absence d'acceptation explicite de cette proposition par le comptable.

12. D'autre part, si la société Caraïbe de commerce fait valoir que la nouvelle proposition de garanties offertes spontanément le 17 avril 2023 était réputée acceptée à la date à laquelle les saisies conservatoires ont été pratiquées de sorte qu'en y procédant néanmoins le comptable public aurait porté une atteinte manifestement illégale à son droit de propriété, il résulte au contraire de ce qui a été dit au point 10 que le silence gardé par le comptable sur cette nouvelle proposition ne pouvait avoir pour effet de faire naître une décision implicite d'acceptation, ni faire bénéficier la société du sursis de paiement sans acceptation explicite par le comptable.

13. Il ne résulte ainsi pas de l'instruction que la saisie conservatoire en litige pratiquée par le comptable public du pôle de recouvrement spécialisé de la Martinique dans l'exercice de ses pouvoirs porterait une atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale. La demande dont la société Caraïbe de Commerce a saisi le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, doit par suite être rejetée, selon la procédure prévue par l'article L. 522-3 de ce code.

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

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Article 1er : L'ordonnance du 21 juin 2023 du juge des référés du tribunal administratif de la Martinique est annulée.

Article 2 : La demande présentée par la société Caraïbe de commerce devant le juge des référés du tribunal administratif de la Martinique est rejetée.

Article 3 : Les conclusions de la société Caraïbe de commerce présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Caraïbe de commerce et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Délibéré à l'issue de la séance du 30 novembre 2023 où siégeaient : Mme Anne Egerszegi, présidente de chambre, présidant ; M. Nicolas Polge, conseiller d'Etat et M. Cyril Martin de Lagarde, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 22 décembre 2023.

La présidente :

Signé : Mme Anne Egerszegi

Le rapporteur :

Signé : M. Cyril Martin de Lagarde

Le secrétaire :

Signé : M. Brian Bouquet

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :


Synthèse
Formation : 9ème chambre
Numéro d'arrêt : 475755
Date de la décision : 22/12/2023
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 22 déc. 2023, n° 475755
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Cyril Martin de Lagarde
Rapporteur public ?: Mme Céline Guibé
Avocat(s) : SCP PIWNICA & MOLINIE

Origine de la décision
Date de l'import : 12/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:475755.20231222
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