Vu les procédures suivantes :
1° Sous le n° 459704, par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés les 21 décembre 2021, 6 février et 15 août 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie " demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 20 octobre 2021 portant dissolution de l'association Coordination contre le racisme et l'islamophobie ;
2°) de mettre la somme de 3 500 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
2° Sous le n° 459737, par une requête et deux mémoires en réplique, enregistrés les 22 décembre 2021, 6 février et 15 août 2023, M. A... C..., agissant en son nom personnel et en qualité de président de l'association Coordination contre le racisme et l'islamophobie, demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 20 octobre 2021 portant dissolution de l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie " ;
2°) de mettre la somme de 3 500 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir les mêmes moyens que la requête n° 459704.
Par une intervention, enregistrée le 15 mars 2023, les associations Ligue des droits de l'Homme et Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s demandent que le Conseil d'Etat annule le décret attaqué. Elles présentent les mêmes moyens que dans leur intervention au soutien de la requête n° 459704.
Par deux mémoires en défense, enregistrés les 14 juin 2022 et 17 avril 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens sont inopérants ou non fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n'a pas produit de mémoire.
....................................................................................
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat, d'une part, de l'association " Coordination contre le racisme et l'slamophobie " et de M. C..., d'autre part, de la Ligue des droits de l'Homme et du Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 6 novembre 2023, présentée par l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie " sous le n° 459704 et par M. C... sous le n° 459737 ;
Considérant ce qui suit :
1. Les deux requêtes tendent à l'annulation du même décret du 20 octobre 2021 portant dissolution de l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie ". Il y a lieu de les joindre pour statuer par une même décision.
2. La Ligue des droits de l'Homme et le Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s justifient d'un intérêt suffisant à l'annulation du décret attaqué. Ainsi, leur intervention est recevable.
Sur le cadre juridique:
3. Aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction issue de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République : " Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l'encontre des personnes ou des biens ; (...) 6° Ou qui, soit provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ". Aux termes de l'article L. 212-1-1 du même code : " Pour l'application de l'article L. 212-1, sont imputables à une association ou à un groupement de fait les agissements mentionnés au même article L. 212-1 commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l'association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu'informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient ".
4. Eu égard à la gravité de l'atteinte portée par une mesure de dissolution à la liberté d'association, principe fondamental reconnu par les lois de la République, les dispositions de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure sont d'interprétation stricte et ne peuvent être mises en œuvre que pour prévenir des troubles graves à l'ordre public.
5. Il résulte des dispositions du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure qu'une dissolution ne peut être justifiée sur leur fondement que lorsqu'une association ou un groupement, à travers ses dirigeants ou un ou plusieurs de ses membres agissant en cette qualité ou directement liés à ses activités, dans les conditions fixées à l'article L. 212-1-1, incite des personnes, par propos ou par actes, explicitement ou implicitement, à se livrer à des manifestations armées ou à des agissements violents à l'encontre des personnes ou des biens, de nature à troubler gravement l'ordre public. Si la commission d'agissements violents par des membres de l'organisation n'entre pas par elle-même dans le champ de ces dispositions, le fait de légitimer publiquement des agissements violents présentant une gravité particulière, quels qu'en soit les auteurs, constitue une provocation au sens de ces mêmes dispositions. Constitue également une telle provocation le fait, pour une organisation, de s'abstenir de mettre en œuvre les moyens de modération dont elle dispose pour réagir à la diffusion sur des services de communication au public en ligne d'incitations explicites à commettre des actes de violence.
6. La décision de dissolution d'une association ou d'un groupement de fait prise sur le fondement de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne peut être prononcée, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d'être portés à l'ordre public par les agissements entrant dans le champ de cet article.
Sur la légalité externe du décret attaqué :
7. Ainsi que le prescrivent les articles L. 121-1 et L. 122-1 du code des relations entre le public et l'administration, le ministre de l'intérieur, préalablement à l'intervention du décret attaqué, a informé M. C..., président de l'association, de la mesure envisagée et l'a invité à présenter ses observations écrites et, le cas échéant, orales. Aucune disposition ni aucun principe n'imposait de l'inviter aussi à prendre connaissance du dossier. Les motifs de droit et de fait ultérieurement retenus par le décret étaient tous mentionnés, avec une précision suffisante, dans le courrier qui lui a été adressé. Un délai de huit jours pour répondre était imparti par ce courrier, notifié le 4 octobre 2021. M. C..., qui a répondu par une lettre datée du 7 octobre suivant et qui n'a pas demandé à présenter des observations orales, a disposé, dans les circonstances de l'espèce et alors même qu'un petit nombre des faits reprochés à l'association étaient anciens, d'un délai suffisant. Les requérants, qui ne sauraient utilement invoquer à l'encontre d'une mesure de police administrative les stipulations de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales relatives aux droits de la défense, ne sont ainsi pas fondés à soutenir que le décret attaqué a été pris au terme d'une procédure irrégulière.
Sur la légalité interne du décret attaqué :
8. D'une part, en critiquant en public de façon véhémente, en 2016, l'action de la police, des autorités administratives et de la justice à la suite d'affrontements entre une famille musulmane et d'autres habitants d'un village, le représentant de l'association à Perpignan ne peut pas être regardé comme ayant, au sens du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, provoqué à des agissements violents. D'autre part, si des messages que l'association a publiés par son compte sur un réseau social ont suscité des réactions de tiers sur ce même compte, celles-ci, bien qu'injurieuses ou menaçantes à l'encontre notamment du Président de la République, des forces de l'ordre ou d'une journaliste, n'appelaient pas à la violence. Il s'ensuit que les requérants sont fondés à soutenir que le décret attaqué a fait une inexacte application des dispositions du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure en retenant que ces différents propos et messages entraient dans le champ de ces dispositions.
9. En revanche, il ressort des pièces du dossier que, par ses comptes sur les réseaux sociaux, l'association a publié en grand nombre, notamment dans la période comprise entre 2019 et sa dissolution en 2021, des propos, dont certains outranciers, sur l'actualité nationale et internationale, tendant, y compris explicitement, à imposer l'idée que les pouvoirs publics, la législation, les différentes institutions et autorités nationales ainsi que de nombreux partis politiques et médias seraient systématiquement hostiles aux croyants de religion musulmane et instrumentaliseraient l'antisémitisme pour nuire aux musulmans. Ces publications ont suscité, sur ces mêmes comptes, de nombreux commentaires haineux, antisémites, injurieux et appelant à la vindicte publique, sans que l'association ne tente de les contredire ou de les effacer.
10. Ces agissements sont de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager, sans qu'ait d'incidence à cet égard la circonstance que l'objet de l'association, tel que défini par ses statuts, n'était pas illicite. Ils entrent donc dans le champ du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure.
11. Compte tenu du caractère grave et récurrent des agissements relevés au point 9 et de la circonstance que l'association cherchait à propager ses thèses auprès du public le plus large, et alors même qu'elle fait valoir qu'elle entendait lutter contre les discriminations, la mesure de dissolution contestée ne peut être regardée, en l'espèce, comme présentant un caractère disproportionné au regard des risques de troubles à l'ordre public résultant de ces agissements.
12. Il résulte de ce qui précède que l'auteur du décret n'a pas fait une inexacte application des dispositions du 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Il résulte par ailleurs de l'instruction qu'il aurait pris la même décision s'il ne s'était fondé que sur ces dispositions.
13. Il résulte de tout ce qui précède que les requêtes de l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie " et de M. C... doivent être rejetées, y compris, par voie de conséquence, leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : Les interventions de la Ligue des droits de l'Homme et du Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s sont admises.
Article 2 : Les requêtes de l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie " et de M. C... sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'association " Coordination contre le racisme et l'islamophobie ", à M. A... C..., au ministre de l'intérieur et des outre-mer, à la Ligue des droits de l'Homme, premier intervenant dénommé.
Copie en sera adressée à la Première ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 27 octobre où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Rémy Schwartz, M. Jacques-Henri Stahl, M. Pierre Collin, présidents adjoints de la section du contentieux ; Mme Isabelle de Silva, M. Nicolas Boulouis, Mme Maud Vialettes, M. Bertrand Dacosta, Mme Gaëlle Dumortier, M. Olivier Japiot, Mme Anne Egerszegi, M. Stéphane Verclytte, présidents de chambre, M. Bruno Delsol, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 9 novembre 2023
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Bruno Delsol
La secrétaire :
Signé : Mme Valérie Vella