La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/10/2023 | FRANCE | N°457232

France | France, Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 13 octobre 2023, 457232


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 4 octobre 2021, les 3 janvier et 7 septembre 2022 et les 19 janvier et 28 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Tullett Prebon Limited (Ltd) demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision n° 15 du 4 août 2021 en tant que la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a, d'une part, prononcé à son encontre une sanction pécuniaire de 5 000 000 d'euros, d

'autre part, ordonné la publication de cette décision sur le site internet de l'...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 4 octobre 2021, les 3 janvier et 7 septembre 2022 et les 19 janvier et 28 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Tullett Prebon Limited (Ltd) demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision n° 15 du 4 août 2021 en tant que la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a, d'une part, prononcé à son encontre une sanction pécuniaire de 5 000 000 d'euros, d'autre part, ordonné la publication de cette décision sur le site internet de l'AMF et fixé à cinq ans à compter de la date de la décision la durée de son maintien en ligne de manière non anonyme ;

2°) subsidiairement, de réformer la décision du 4 août 2021 en réduisant le montant de la sanction pécuniaire qui lui a été infligée et en supprimant la mesure de publication ;

3°) d'enjoindre à l'AMF, dans les deux jours de la notification de la décision à venir et sous astreinte de 500 euros par jour de retard, de retirer toute mention de la décision attaquée de son site internet et d'y publier la décision du Conseil d'Etat dans les mêmes conditions que l'était la décision annulée ;

4°) de mettre à la charge de l'Autorité des marchés financiers la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le règlement (UE) 596/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 ;

- le règlement délégué (UE) 2016/522 de la Commission du 17 décembre 2015 ;

- le code monétaire et financier ;

- le règlement général de l'Autorité des marchés financiers ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat de la société Tullett Prebon Limited et à la SCP Ohl, Vexliard, avocat de l'Autorité des marchés financiers ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 20 septembre 2023, présentée par la société Tullet Prebon Ltd.

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'instruction que la société Tullett Prebon Ltd est une société de courtage de droit anglais. Elle disposait jusqu'en 2019 d'une succursale à Paris, qui proposait ses services d'exécution d'ordres en libre établissement et au sein de laquelle travaillait M. A... B... en tant que courtier. Elle est intervenue entre 2014 et 2015 pour mettre en œuvre la stratégie d'investissement des sociétés Amundi Asset Management (Amundi AM) et Amundi Intermédiation, consistant en des opérations d'achats et ventes d'un même instrument au cours d'une même séance, dites opérations en " intraday ", en particulier sur le Future Euro Stoxx 501 (FESX), contrat à terme négocié sur le marché réglementé allemand Eurex. Le 19 juin 2017, le secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers (AMF) a diligenté une enquête portant sur le marché du FESX à compter du 1er juillet 2014. Le collège de l'AMF a, au terme de cette enquête et par une notification de griefs en date du 12 juin 2020, décidé d'engager une procédure de sanction à l'encontre des sociétés Amundi AM, Amundi Intermédiation et Tullett Prebon Ltd ainsi que de MM. Delion et Saey, employés d'Amundi, et de M. B..., pour des opérations sur le FESX réalisées entre le 26 mai et le 24 juillet 2015. Par une décision du 4 août 2021, la commission des sanctions de l'AMF a prononcé des sanctions à l'encontre de l'ensemble des personnes mises en cause, dont notamment une sanction de 25 millions d'euros à l'encontre de la société Amundi AM et de 7 millions d'euros à l'encontre de la société Amundi Intermédiation. Ces sociétés ont par ailleurs indemnisé à hauteur de 48,1 millions d'euros les fonds victimes des agissements sanctionnés. S'agissant de la société Tullett Prebon, la commission des sanctions de l'AMF a estimé qu'elle avait, lors de l'exécution des ordres transmis par Amundi Intermédiation, donné une image fictive de l'état du marché du FESX, et s'était par suite rendue coupable d'une manipulation de cours. En conséquence, elle a prononcé à l'encontre de la société Tullett Prebon une sanction d'un montant de 5 millions euros et ordonné la publication de la décision sur le site internet de l'AMF de manière non anonyme pendant 5 ans.

Sur la compétence du Conseil d'Etat :

2. Aux termes de l'article L. 621-30 du code monétaire et financier : " L'examen des recours formés contre les décisions individuelles de l'Autorité des marchés financiers autres que celles, y compris les sanctions prononcées à leur encontre, relatives aux personnes et entités mentionnées au II de l'article L. 621-9 est de la compétence du juge judiciaire (...) ". Aux termes du II de l'article L. 621-9 du code monétaire et financier : " L'Autorité des marchés financiers veille également au respect des obligations professionnelles auxquelles sont astreintes, en vertu des dispositions législatives et réglementaires, les entités ou personnes suivantes ainsi que les personnes physiques placées sous leur autorité ou agissant pour leur compte : / 1° Les prestataires de services d'investissement autres que les sociétés de gestion de portefeuille agréés ou exerçant leur activité en libre établissement en France ainsi que les personnes morales placées sous leur autorité ou agissant pour leur compte (...) ".

3. Il résulte de l'instruction que la société Tullett Prebon Ltd est une société de droit anglais qui était, à la date des manquements ayant justifié la sanction, enregistrée en France pour intervenir en libre établissement. Par suite, le recours contre la sanction prononcée par la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers relève de la compétence du Conseil d'Etat.

Sur le bien-fondé de la sanction :

En ce qui concerne le cadre juridique :

4. Aux termes de l'article 631-1 du règlement général de l'Autorité des marchés financiers, dans sa version alors applicable : " Toute personne doit s'abstenir de procéder ou de tenter de procéder à des manipulations de cours. / Constitue une manipulation de cours : / 1° Le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres : / a) Qui donnent ou sont susceptibles de donner des indications fausses ou trompeuses sur l'offre, la demande ou le cours d'instruments financiers ou le prix ou la valeur de contrats commerciaux ; / b) Qui fixent, par l'action d'une ou de plusieurs personnes agissant de manière concertée, le cours d'un ou plusieurs instruments financiers ou le prix ou la valeur de contrats commerciaux, à un niveau anormal ou artificiel, à moins que la personne ayant effectué les opérations ou émis les ordres établisse la légitimité des raisons de ces opérations ou de ces ordres et leur conformité aux pratiques de marché admises sur le marché réglementé concerné ou sur le système multilatéral de négociation défini à l'article L. 424-1 du code monétaire et financier concerné ; / 2° Le fait d'effectuer des opérations ou d'émettre des ordres qui recourent à des procédés donnant une image fictive de l'état du marché ou à toute autre forme de tromperie ou d'artifice. / En particulier, constituent des manipulations de cours : / a) Le fait, pour une personne ou pour plusieurs personnes agissant de manière concertée, de s'assurer une position dominante sur le marché d'un instrument financier ou d'un produit de base au moyen d'un contrat commercial, avec pour effet la fixation directe ou indirecte des prix d'achat ou des prix de vente ou la création d'autres conditions de transaction inéquitables ; / b) Le fait d'émettre, au moment de l'ouverture ou de la clôture ou, le cas échéant, lors du fixage du marché, des ordres d'achat ou de vente d'instruments financiers ou de contrats commerciaux ayant pour objet d'entraver l'établissement du prix sur ce marché ou pour effet d'induire en erreur les investisseurs agissant sur la base des cours concernés ". Aux termes de l'article 12 du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014, sur les abus de marché (règlement relatif aux abus de marché) et abrogeant la directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil et les directives 2003/124/CE, 2003/125/CE et 2004/72/CE de la Commission, dit " règlement MAR " : " 1. Aux fins du présent règlement, la notion de "manipulation de marché" couvre les activités suivantes : a) effectuer une transaction, passer un ordre ou adopter tout autre comportement qui : (...) / ii) fixe ou est susceptible de fixer à un niveau anormal ou artificiel le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers (...) / à moins que la personne effectuant une transaction, passant un ordre ou adoptant tout autre comportement établisse qu'une telle transaction, un tel ordre ou un tel comportement a été réalisé pour des raisons légitimes et est conforme aux pratiques de marché admises telles qu'établies conformément à l'article 13 / b) effectuer une transaction, passer un ordre ou effectuer toute autre activité ou adopter tout autre comportement influençant ou étant susceptible d'influencer le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers, (...) en ayant recours à des procédés fictifs ou à toute autre forme de tromperie ou d'artifice (...) ".

5. Il résulte de ces dispositions, et tout particulièrement du b) du 1 de l'article 12 du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014, que toute opération influençant ou étant susceptible d'influencer le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers, en ayant recours à des procédés fictifs ou à toute autre forme de tromperie ou d'artifice, constitue une manipulation de cours.

En ce qui concerne la caractérisation d'une manipulation du cours du FESX :

6. La commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers reproche à la société Tullett Prebon Ltd d'avoir, par l'intermédiaire de son courtier M. B..., pris part à des opérations de manipulation des cours du FESX, consistant en des opérations d'achats/ventes, sur un même titre, réalisées à des intervalles très brefs, par un même gérant d'Amundi. Entre le 26 mai et le 24 juillet 2015, ont été identifiées quarante-neuf séquences, réparties sur vingt journées, lors desquelles le gestionnaire d'Amundi AM passait successivement un ordre agressif d'achat, c'est-à-dire un ordre d'achat donnant immédiatement lieu à une transaction, souvent de 1 000 lots, puis un ordre passif de vente, c'est-à-dire un ordre déposé dans le carnet d'ordres sans être immédiatement réalisé, souvent de 1 000 lots également, environ 2 pas de cotation au-dessus du cours moyen d'exécution, puis renouvelait l'opération, sans attendre que ce premier ordre passif soit exécuté. Ces opérations étaient répétées jusqu'à ce que les achats et ventes réalisés par Amundi atteignent 4 000 lots. L'ensemble de ces ordres étaient placés auprès de M. B..., courtier de la société Tullett Prebon Ltd.

7. En premier lieu, d'une part, si la commission des sanctions s'est référée, pour qualifier cette pratique, à la notion de " wash trades ", qui n'était pas expressément mentionnée par les textes applicables à l'époque des faits et qui est désormais citée par le a) du point 3 de la section I de l'annexe II du règlement délégué n° 2016/522 du 17 décembre 2015 de la Commission complétant le règlement (UE) n° 596/2014 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne la dérogation de certains organismes publics et banques centrales de pays tiers, les indicateurs de manipulations de marché, les seuils de publication d'informations, l'autorité compétente pour les notifications de reports, l'autorisation de négociation pendant les périodes d'arrêt et les types de transactions à notifier par les dirigeants, qui mentionne " la passation d'accords de vente ou d'achat d'un instrument financier (...) n'impliquant pas de changement dans la propriété de la valeur concernée ni dans le risque de marché ou impliquant le transfert de la détention ou du risque de marché entre des participants agissant de concert ou en collusion - pratique généralement connue sous le nom de "wash trades" ", la notion de " wash trades " n'est qu'une hypothèse de manipulation de marché par une manipulation de cours. Or les manipulations de cours étaient, au moment des faits litigieux, prohibées par les textes applicables, et notamment par le b) du 1 de l'article 12 du règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014, cité au point 4, lequel énonce de façon claire et précise les éléments susceptibles de fonder une sanction de manipulation de cours. Contrairement à ce qui est soutenu par la société requérante, la commission des sanctions s'est bornée à caractériser une manipulation de cours sur le fondement de cette disposition, et n'a pas entendu faire application de dispositions postérieures issues du règlement délégué n° 2016/522 du 17 décembre 2015 de la Commission. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des principes de légalité des délits et des peines et de non rétroactivité de la loi répressive plus sévère doit être écarté.

8. D'autre part, il résulte de l'instruction que les transactions litigieuses pouvaient être affectées à deux fonds distincts gérés par Amundi, et que par suite les opérations n'ont pas toujours bénéficié à un même propriétaire, mais ont été alternativement réalisées pour le compte de l'un ou de l'autre fonds. Toutefois, comme il a été indiqué au point 7, le point de savoir si le manquement sanctionné correspondait exactement à des " wash trades " dans la définition qui en a été donnée par le a) du point 3 de la section I de l'annexe II du règlement délégué n° 2016/522 du 17 décembre 2015 est sans incidence sur la caractérisation d'une manipulation de cours au regard des dispositions du b) du 1 de l'article 12 du règlement sur les abus de marché du 16 avril 2014. Au demeurant et en tout état de cause, la notion de " wash trades " ne suppose pas nécessairement que l'opération sur la valeur concernée soit toujours réalisée au profit du même bénéficiaire.

9. En deuxième lieu, le fait que certains éléments du manquement reproché à la société Tullett Prebon Ltd puissent par ailleurs permettre de caractériser un manquement au 1° de l'article 631-1 du règlement général de l'AMF cité au point 4, est sans incidence sur la légalité de la décision contestée, dès lors que la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers a retenu un manquement tenant à la manipulation du cours " en ayant recours à des procédés fictifs ou à toute autre forme de tromperie ou d'artifice " visé au b) du 1 de l'article 12 du règlement du 16 avril 2014 sur les abus de marché cité au point 4.

10. En troisième lieu, ainsi qu'il a été indiqué au point 6, les ordres passés par M. B... pour le compte d'Amundi consistaient en des opérations d'achats et ventes portant sur un nombre conséquent de lots, réalisés sur un bref laps de temps et par un seul gérant. Les volumes concernés étaient particulièrement importants, et concernaient une part très significative du marché. Les ordres ont ainsi concerné entre 422 et 6 813 lots, soit un montant d'environ 15 à 234 millions d'euros au cours des différentes périodes retenues par la commission des sanctions. Les ordres supérieurs ou égaux à 1 000 lots représentaient 53 % des ordres passés par la société Tullett Prebon Ltd au cours des vingt journées concernées, contre 0,005 % en moyenne pour les autres intervenants. La taille moyenne des opérations d'achats - ventes réalisées pour le compte de la société Amundi dans les conditions ainsi rappelées était très largement supérieure à la taille moyenne de ceux des autres intervenants. Le caractère inhabituel des opérations a même conduit Eurex à adresser à la société Tullett Prebon Ltd, le 28 juillet 2015, une demande concernant 284 achetés-vendus passés pour le compte d'Amundi entre mars et juillet 2015 pour un total de 130 000 lots. De telles pratiques avaient pour objet et pour effet de créer de manière artificielle des activités sur les titres et de tromper les investisseurs.

11. La commission des sanctions de l'AMF a par ailleurs relevé que l'identité des acheteurs et des vendeurs ne faisait pas partie des informations visibles par les intervenants dans le carnet d'ordres sur le marché du FESX et que, de ce fait, lorsque des opérations d'achats-ventes litigieuses se produisaient, ces intervenants étaient témoins de la réalisation de transactions à un cours donné, tout en ignorant qu'un seul intervenant était à la fois responsable de l'achat et de la vente des actifs concernés. S'il est vrai que cette absence d'information disponible sur l'identité des acheteurs et des vendeurs tenait aux règles de fonctionnement d'Eurex, sans être imputable en tant que telle à la société requérante, il résulte de l'instruction que la commission des sanctions ne s'est pas fondée sur ce motif pour caractériser le manquement reproché à la société Tullett Prebon Ltd, mais a simplement noté que, eu égard notamment à cette circonstance, les opérations litigieuses étaient susceptibles d'induire en erreur les investisseurs.

12. Enfin, il résulte des dispositions citées au point 4 qu'il suffit, pour que le manquement de manipulation des cours soit caractérisé, d'un effet potentiel sur le cours d'un ou de plusieurs instruments financiers, sans qu'il soit nécessaire qu'un tel effet soit démontré. Or, comme l'a relevé la commission des sanctions, et ainsi que cela a été rappelé au point 10, les volumes concernés par les opérations réalisées par Amundi AM étaient susceptibles d'être remarqués par les autres intervenants du marché, et portaient en outre sur une part très significative du marché, de sorte qu'ils étaient susceptibles d'avoir un effet sur la fixation du cours.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la commission des sanctions a pu légalement estimer que le manquement de manipulation de cours était caractérisé en raison des opérations réalisées par la société Tullett Prebon Ltd sur la période en cause.

En ce qui concerne l'imputation du grief de manipulation de cours à la société Tullett Prebon Ltd :

14. En premier lieu, il résulte de l'instruction que M. B... est l'unique courtier auquel a été confiée l'exécution des demandes d'ordres d'Amundi AM pendant la période litigieuse. L'intéressé avait accès en temps réel à l'ensemble du carnet d'ordres et a lui-même reconnu, lors de son audition, qu'il avait conscience de participer à des opérations au cours desquelles des ordres d'achats et de ventes simultanés se rencontraient pour un même client, ce qui était susceptible d'envoyer un message trompeur au marché. Eu égard à son expérience professionnelle de plus de vingt années en tant que courtier, il ne pouvait raisonnablement ignorer le caractère potentiellement manipulatoire des ordres ainsi placés. C'est donc à bon droit que la commission des sanctions de l'AMF a considéré qu'il avait rendu matériellement possible la manipulation du FESX et qu'il avait collaboré à la réalisation de cette manipulation.

15. En deuxième lieu, en raison des responsabilités qui incombent aux prestataires de services d'investissement pour assurer, notamment au travers de l'organisation et du contrôle des interventions de leurs préposés, le bon fonctionnement des marchés financiers, dont ils sont les acteurs principaux, les manquements commis non seulement par les dirigeants et représentants de ces sociétés mais aussi par leurs préposés sont de nature à leur être directement imputés en leur qualité de personnes morales, sans que soit méconnu le principe constitutionnel de responsabilité personnelle, dès lors que ces préposés ont agi dans le cadre de leurs fonctions. En l'absence, toutefois, au regard de ce principe, de toute présomption de caractère irréfragable, les prestataires ont, au cours de la procédure engagée à leur encontre, la faculté de faire valoir en défense, pour s'exonérer de leur responsabilité, qu'ils ont adopté et effectivement mis en œuvre des modes de fonctionnement et d'organisation de nature à prévenir et à détecter les manquements professionnels de leurs préposés, sauf pour ces derniers précisément à s'affranchir du cadre de leurs fonctions, notamment en agissant à des fins étrangères à l'intérêt de leurs commettants.

16. Il résulte de l'instruction que si la société Tullett Prebon Ltd a fait valoir au cours de la procédure qu'elle avait mis en place des dispositifs pour identifier les risques, ceux-ci étaient insuffisants pour prévenir et détecter les manquements professionnels reprochés à M. B..., le système de surveillance permettant de détecter de tels manquements et le renforcement des équipes dédiées au contrôle n'étant notamment intervenus que postérieurement aux faits en cause. Il en résulte que le moyen tiré de ce que le grief de manipulation de cours ne pouvait être imputé à la société Tullett Prebon Ltd doit être écarté.

En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction :

17. En premier lieu, aux termes du III ter de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier : " Dans la mise en œuvre des sanctions mentionnées au III et III bis, il est tenu compte notamment : / - de la gravité et de la durée du manquement ; / - de la qualité et du degré d'implication de la personne en cause ; / - de la situation et de la capacité financières de la personne en cause, au vu notamment de son patrimoine et, s'agissant d'une personne physique de ses revenus annuels, s'agissant d'une personne morale de son chiffre d'affaires total ; / - de l'importance soit des gains ou avantages obtenus, soit des pertes ou coûts évités par la personne en cause, dans la mesure où ils peuvent être déterminés ; / - des pertes subies par des tiers du fait du manquement, dans la mesure où elles peuvent être déterminées ; / - du degré de coopération avec l'Autorité des marchés financiers dont a fait preuve la personne en cause, sans préjudice de la nécessité de veiller à la restitution de l'avantage retiré par cette personne ; / -des manquements commis précédemment par la personne en cause ; / - de toute circonstance propre à la personne en cause, notamment des mesures prises par elle pour remédier aux dysfonctionnements constatés, provoqués par le manquement qui lui est imputable et le cas échéant pour réparer les préjudices causés aux tiers, ainsi que pour éviter toute réitération du manquement ".

18. Il résulte de l'instruction que la société Tullett Prebon Ltd a, par l'intermédiaire de son courtier M. B..., été un rouage essentiel pour la réalisation des opérations litigieuses, qui ont constitué de graves manipulations des cours du FESX. Si ni M. B..., ni la société Tullett Prebon, n'ont été à l'initiative de ces opérations, ces dernières n'auraient pu avoir lieu sans l'intervention de M. B..., qui, ainsi qu'il a été dit au point 14, était le seul courtier à intervenir pour placer les ordres d'Amundi AM. Eu égard à la gravité des faits constatés par l'Autorité des marchés financiers, qui ont de surcroît entraîné un préjudice important pour des tiers, et au rôle joué par le préposé de la société Tullett Prebon, l'Autorité des marchés financiers n'a pas, alors même que les gains que la société a retirés de ces opérations ont été relativement modestes, prononcé une sanction disproportionnée à la gravité des manquements commis et à la situation financière de la société requérante en lui infligeant une sanction pécuniaire d'un montant de cinq millions d'euros.

19. En second lieu, en application du V de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier, la décision de la commission des sanctions est rendue publique sauf lorsque celle-ci " risque de perturber gravement les marchés financiers ou de causer un préjudice disproportionné aux parties en cause ". Si la société requérante soutient que la publication de manière non anonymisée, pendant une durée de cinq ans, de la décision de la commission des sanctions n'est pas justifiée, il ne résulte pas de l'instruction que cette publication, justifiée par la gravité du manquement commis, aurait causé un préjudice disproportionné à la société requérante. Par suite, la commission des sanctions a pu à bon droit ordonner cette sanction complémentaire.

20. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de la société Tullett Prebon Ltd doit être rejetée, y compris ses conclusions au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

21. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Tullett Prebon la somme de 3 000 euros à verser à l'Autorité des marchés financiers au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la société Tullett Prebon Ltd est rejetée.

Article 2 : La société Tullett Prebon versera à l'Autorité des marchés financiers la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Tullett Prebon Ltd et à l'Autorité des marchés financiers.

Délibéré à l'issue de la séance du 20 septembre 2023 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, conseillers d'Etat et Mme Rozen Noguellou, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 13 octobre 2023.

La présidente :

Signé : Mme Christine Maugüé

La rapporteure :

Signé : Mme Rozen Noguellou

La secrétaire :

Signé : Mme Valérie Peyrisse


Synthèse
Formation : 6ème - 5ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 457232
Date de la décision : 13/10/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 13 oct. 2023, n° 457232
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Rozen Noguellou
Rapporteur public ?: M. Stéphane Hoynck
Avocat(s) : SCP OHL, VEXLIARD ; SCP THOMAS-RAQUIN, LE GUERER, BOUNIOL-BROCHIER

Origine de la décision
Date de l'import : 15/10/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:457232.20231013
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award