Par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 21 avril 2022, 31 août 2022 et 28 février 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Cimade service œcuménique d'entraide et la Ligue des droits de l'homme et du Citoyen demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler le décret n° 2022-211 du 18 février 2022 portant adaptation de certaines dispositions relatives aux modalités de traitement des demandes d'asile à Mayotte et rectifiant les dispositions applicables en Guadeloupe, en Guyane et à la Martinique ;
2°) de poser à la Cour de justice de l'Union européenne la question préjudicielle de la conformité aux articles 1er, 4, 19 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de la possibilité, prévue à l'article 28 de la directive 2013/33/UE, d'un retrait implicite de la demande d'asile ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son article 73 ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale ;
- la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le décret n° 2011-184 du 15 février 2011 ;
- le décret n° 2015-510 du 7 mai 2015 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Arno Klarsfeld, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. La Cimade, service œcuménique d'entraide, et la Ligue des droits de l'homme et du citoyen demandent l'annulation du décret du 18 février 2022 portant adaptation de certaines dispositions relatives aux modalités de traitement des demandes d'asile à Mayotte et rectifiant les dispositions applicables en Guadeloupe, en Guyane et à la Martinique.
Sur la légalité externe :
2. En premier lieu, aux termes de l'article 48 du décret du 15 février 2011 relatif aux comités techniques dans les administrations et les établissements publics de l'Etat, dans sa rédaction en vigueur à la date du décret attaqué : " Lorsqu'un projet de texte recueille un vote défavorable unanime, le projet fait l'objet d'un réexamen et une nouvelle délibération est organisée dans un délai qui ne peut être inférieur à huit jours et excéder trente jours. La nouvelle convocation est adressée dans un délai de huit jours aux membres du comité. /
Le comité technique siège alors valablement quel que soit le nombre de représentants du personnel présents. Il ne peut être appelé à délibérer une nouvelle fois suivant cette même procédure ". Contrairement à ce que soutiennent les requérantes, il ne résulte pas de ces dispositions qu'en cas de second avis unanimement défavorable du comité technique, l'administration soit tenue de modifier son projet de texte. Le moyen tiré de l'absence de saisine du comité technique de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), sur un nouveau projet de texte, à raison de ses deux avis unanimement défavorables doit par suite, en tout état de cause, être écarté.
3. En deuxième lieu, les dispositions du II de l'article 8 du décret du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration imposent l'élaboration d'une fiche d'impact pour les projets de textes règlementaires ayant des conséquences sur les services déconcentrés de l'Etat et non sur les services territoriaux des établissements publics de l'Etat. Les requérantes ne peuvent donc, en tout état de cause, utilement s'en prévaloir à l'encontre du décret attaqué qui concerne l'organisation de l'OFPRA.
4. En dernier lieu, les requérantes ne peuvent utilement invoquer à l'encontre du décret attaqué le point 2 de la circulaire du Premier ministre du 12 octobre 2015 relative à l'évaluation préalable des normes et à la qualité du droit, aux termes duquel " Les projets de textes réglementaires ayant un impact significatif sur les entreprises et le public doivent être accompagnés d'une fiche d'impact ", qui se borne à fixer des orientations pour l'organisation du travail gouvernemental visant à améliorer la qualité des textes règlementaires ayant un impact significatif sur les entreprises et le public.
Sur la légalité interne :
5. L'article L. 531-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dispose que " Lorsque l'examen de la demande d'asile relève de la compétence de la France, l'étranger introduit sa demande auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides dans un délai fixé par décret en Conseil d'Etat. L'autorité administrative compétente informe immédiatement l'office de l'enregistrement de la demande et de la remise de l'attestation de demande d'asile. / L'office ne peut être saisi d'une demande d'asile que si celle-ci a été préalablement enregistrée par l'autorité administrative compétente et si l'attestation de demande d'asile a été remise à l'intéressé ". Aux termes de l'article L. 531-37 du même code : " Par dérogation à l'article L. 531-1, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides prend une décision de clôture lorsque l'étranger, sans motif légitime, n'a pas introduit sa demande auprès de lui ". Aux termes de son article L. 531-38 : " L'Office français de protection des réfugiés et apatrides peut prendre une décision de clôture d'examen d'une demande dans les cas suivants : 1° Le demandeur, sans motif légitime, a introduit sa demande à l'office en ne respectant pas les délais prévus par décret en Conseil d'Etat et courant à compter de la remise de son attestation de demande d'asile ou ne s'est pas présenté à l'entretien à l'office (...) ". Le délai imparti au demandeur d'asile pour introduire sa demande complète auprès de l'OFPRA est fixé par l'article R. 531-2 à vingt-et-un jours après l'enregistrement de sa demande par le préfet et le délai qui lui est imparti pour fournir des éléments complémentaires à la demande de l'OFPRA est fixé par l'article R. 531-4 à huit jours. En vertu de l'article R. 591-12-1, introduit par l'article 1er du décret attaqué, ces délais sont ramenés à Mayotte respectivement à sept et trois jours.
6. En premier lieu, si les requérantes soutiennent que les articles L. 531-2 et R. 531-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en ce qu'ils prévoient une saisine de l'OFPRA après l'enregistrement de la demande d'asile auprès du préfet, sont incompatibles avec les dispositions de l'article 6 paragraphe 6 de la directive 2013/33/UE dont il résulte que les Etats membres ne doivent pas imposer aux demandeurs des formalités inutiles avant de leur accorder les droits conférés par cette directive, celle-ci régit uniquement les conditions d'accueil des personnes demandant la protection internationale. Elle ne peut donc être utilement invoquée pour contester la légalité de dispositions nationales relatives à la procédure de demande d'asile.
7. En deuxième lieu, la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale prévoit, au paragraphe 1 de son article 10, que " Les Etats membres veillent à ce que l'examen d'une demande d'asile ne soit pas refusé ni exclu au seul motif que la demande n'a pas été introduite dans les plus brefs délais ". Les dispositions du paragraphe 1 de l'article 28 de la même directive permettent aux Etats membres de clore l'examen d'une demande dans des cas, fixés de manière non limitative, où le demandeur est présumé avoir implicitement retiré ou renoncé à sa demande.
8. D'une part, il résulte des dispositions précitées des articles L. 531-37 et L. 531-38 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, que l'absence de dépôt d'une demande auprès de l'OFPRA après l'enregistrement de la demande auprès du préfet, ou le non-respect du délai imparti au demandeur d'asile pour procéder à ce dépôt, n'entraîne pas le rejet de la demande d'asile, mais conduit seulement, en l'absence de motifs légitimes, à la clôture de l'examen de la demande, le demandeur pouvant, en application de l'article L. 531-40 du même code, solliciter dans un délai de neuf mois la réouverture de son dossier ou présenter une nouvelle demande. Par suite, les associations requérantes ne peuvent utilement soutenir, en tout état de cause, que les dispositions des articles L. 531-37 et L. 531-38 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile seraient incompatibles avec les dispositions de l'article 10 de la directive du 26 juin 2013, qui concernent le rejet des demandes d'asile.
9. D'autre part, ainsi qu'il a été dit au point 7, les cas énumérés par le paragraphe 1 de l'article 28 de la directive 2013/32/UE n'ont pas de caractère limitatif. Les requérantes ne peuvent dès lors utilement soutenir que les dispositions du 1° de l'article L. 531-38 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile sont incompatibles avec la directive au motif qu'elles prévoiraient un cas de clôture d'examen de la demande de protection internationale non prévu par celle-ci, sans qu'il y ait lieu, en l'absence de doute raisonnable quant à la conformité de l'article 28 de la directive 2013/32/UE avec la Charte des droits fondamentaux, de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne comme le demandent les requérantes.
10. En troisième lieu, aux termes de l'article 73 de la Constitution : " Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités (...)".
11. Il ressort des pièces du dossier que le nombre de demandes d'asile à Mayotte a été multiplié par 9 entre 2015 et 2021 et que la grande majorité de ces demandes sont motivées par des considérations purement économiques et ne relèvent donc pas du droit d'asile. Au regard de ces contraintes particulières, nécessitant une accélération du traitement des demandes d'asile sur ce territoire, la réduction des délais impartis aux demandeurs pour saisir l'OFPRA et lui transmettre les éléments complémentaires nécessaires à l'instruction de leur demande n'est entachée ni d'erreur de droit ni d'erreur d'appréciation au regard de l'article 73 de la Constitution.
12. En quatrième lieu, le décret attaqué n'a ni pour objet ni pour effet de conférer aux services de l'OFPRA à Mayotte le statut d'établissement public territorial de l'Etat. Par suite, le moyen tiré de ce que la création d'un tel établissement public aurait pour effet de placer les services de l'OFPRA sous la coordination du préfet en application de l'article 15 du décret du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration, et serait ainsi contraire aux principes d'impartialité et d'indépendance de l'OFPRA garantis par le dernier alinéa de l'article L. 121-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ne peut, en tout état de cause, qu'être écarté.
13. En dernier lieu, le fait que, par dérogation aux articles R. 531-5, R. 531-11 et R. 531-17 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'article 1er du décret attaqué instaure, à titre permanent, une procédure de remise en mains propres du formulaire de demande d'asile, de la convocation à l'entretien et de la notification de la décision de l'OFPRA, n'est pas de nature à conduire, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, à une méconnaissance de l'article L. 121-11 du même code qui permet à l'OFPRA d'effectuer des missions déconcentrées temporaires dans les territoires.
14. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de la Cimade service œcuménique d'entraide et autre doit être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
--------------
Article 1er : La requête de la Cimade service œcuménique d'entraide et autre est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la Cimade service œcuménique d'entraide, première dénommée pour les deux requérantes, et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée à la Première ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 13 avril 2023 où siégeaient : M. Bertrand Dacosta, président de chambre, présidant ; Mme Nathalie Escaut, conseillère d'Etat et M. Arno Klarsfeld, conseiller d'Etat-rapporteur.
Rendu le 24 mai 2023.
Le président :
Signé : M. Bertrand Dacosta
Le rapporteur :
Signé : M. Arno Klarsfeld
La secrétaire :
Signé : Mme Sylvie Leporcq