Vu les procédures suivantes :
1°. Sous le n° 439133, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 27 février 2020 et le 3 septembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Bayer SAS demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2019-1519 du 30 décembre 2019 listant les substances actives contenues dans les produits phytopharmaceutiques et présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes, en tant qu'il vise la substance active flupyradifurone ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
2°. Sous le n° 439210, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 28 février 2020 et le 29 septembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union des industries de la protection des plantes demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2019-1519 du 30 décembre 2019 listant les substances actives contenues dans les produits phytopharmaceutiques et présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
....................................................................................
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 ;
- le règlement d'exécution (UE) 2015/1295 de la Commission du 27 juillet 2015 ;
- la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 8 octobre 2020, Union des industries de la protection des plantes (C-514/19) ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Mathieu Le Coq, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Thomas Pez-Lavergne, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gadiou, Chevallier, avocat de l'Union des industries de la protection des plantes ;
Vu, sous le numéro 439133, la note en délibéré, enregistrée le 25 octobre 2022, présentée par la société Bayer SAS ;
Considérant ce qui suit :
1. Les requêtes visées ci-dessus sont dirigées contre le même décret. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.
2. Aux termes du II de l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction issue de l'article 83 de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous : " L'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes et de semences traitées avec ces produits est interdite à compter du 1er septembre 2018. / L'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes et des semences traitées avec ces produits est interdite. Un décret précise les modalités d'application du présent alinéa. / Des dérogations à l'interdiction mentionnée aux premier et deuxième alinéas du présent II peuvent être accordées jusqu'au 1er juillet 2020 par arrêté conjoint des ministres chargés de l'agriculture, de l'environnement et de la santé. / L'arrêté mentionné au troisième alinéa du présent II est pris sur la base d'un bilan établi par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail qui compare les bénéfices et les risques liés aux usages des produits phytopharmaceutiques considérés autorisés en France avec ceux liés aux usages de produits de substitution ou aux méthodes alternatives disponibles. / Ce bilan porte sur les impacts sur l'environnement, notamment sur les pollinisateurs, sur la santé publique et sur l'activité agricole. Il est rendu public dans les conditions prévues au dernier alinéa de l'article L. 1313-3 du code de la santé publique ".
3. Les autorités françaises ont notifié à la Commission européenne, le 3 août 2018, au titre de l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535, prévoyant une procédure d'information dans le domaine des règlementations techniques, un projet de décret énumérant les substances actives visées par l'interdiction énoncée au II de l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime. La Commission a formulé des observations sur ce projet. Le décret du 30 décembre 2019 listant les substances actives contenues dans les produits phytopharmaceutiques et présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes, modifiant les dispositions de l'article D. 253-46-1 du code rural et de la pêche maritime, a prévu que les substances actives visées par l'interdiction étaient la flupyradifurone et le sulfoxaflor. L'Union des industries de la protection des plantes demande l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret. La société Bayer SAS conteste ce décret uniquement en tant qu'il vise la flupyradifurone.
4. Aux termes de l'article 69 du chapitre IX du règlement (CE) n° 1107/2009 du 21 octobre 2009, consacré aux mesures d'urgence : " Lorsqu'il apparaît clairement qu'une substance active, un phytoprotecteur, un synergiste ou un coformulant approuvé ou un produit phytopharmaceutique qui a été autorisé en vertu du présent règlement est susceptible de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou l'environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante au moyen des mesures prises par l'État membre ou les États membres concernés, des mesures visant à restreindre ou interdire l'utilisation et/ou la vente de la substance ou du produit en question sont prises immédiatement selon la procédure de réglementation visée à l'article 79, paragraphe 3, soit à l'initiative de la Commission, soit à la demande d'un État membre (...) ". Aux termes de l'article 70 de ce règlement : " Par dérogation à l'article 69, la Commission peut, en cas d'extrême urgence, arrêter des mesures d'urgence à titre provisoire après avoir consulté l'État membre ou les États membres concernés et informé les autres États membres (...) ". L'article 71 du même règlement : " 1. Lorsqu'un État membre informe officiellement la Commission de la nécessité de prendre des mesures d'urgence et qu'aucune mesure n'a été arrêtée conformément à l'article 69 ou à l'article 70, cet État membre peut prendre des mesures conservatoires provisoires. En pareil cas, il en informe immédiatement les autres États membres et la Commission. / 2. Dans un délai de trente jours ouvrables, la Commission saisit le comité visé à l'article 79 paragraphe 1, selon la procédure de réglementation prévue à l'article 79 paragraphe 3, en vue de la prorogation, de la modification ou de l'abrogation des mesures conservatoires provisoires prises au niveau national. / 3. L'État membre peut maintenir ses mesures conservatoires provisoires au niveau national jusqu'à l'adoption de mesures communautaires ".
5. Par un arrêt Union des industries de la protection des plantes du 8 octobre 2020 (C-514/19), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que la communication, opérée au titre de l'article 5 de la directive (UE) 2015/1535, d'une mesure nationale interdisant l'usage de certaines substances actives relevant de ce règlement doit être considérée comme constituant une information officielle de la nécessité de prendre des mesures d'urgence, au sens de l'article 71, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1107/2009, lorsque cette communication comporte une présentation claire des éléments attestant, d'une part, que ces substances actives sont susceptibles de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l'environnement et, d'autre part, que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante sans l'adoption, en urgence, des mesures prises par l'État membre concerné, et que la Commission européenne a omis de demander à cet État membre s'il y a lieu de considérer que cette communication constitue une information officielle au titre de l'article 71, paragraphe 1, du même règlement.
6. A l'appui de la notification du 3 août 2018 du projet de décret en litige à la Commission européenne, les autorités françaises ont indiqué que " de nombreuses publications scientifiques et d'organismes reconnus (...) vont dans le sens d'un impact majeur des néonicotinoïdes sur de nombreuses composantes de l'environnement sur des organismes non cibles telles que les abeilles, les macro-invertébrés ou bien encore les oiseaux " et qu'une étude de l'Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA) " identifie un risque pour la santé humaine (incidence sur le développement du système nerveux) ". Cependant, il est constant que ces études se rapportent aux néonicotinoïdes et non aux substances flupyradifurone et sulfoxaflor qui n'appartiennent pas à cette famille de substances même si elles présentent un mode d'action identique à celles-ci en agissant sur le récepteur nicotinique de l'acétylcholine. Si la notification indique également que " plusieurs études ont mis en évidence que les substances sulfoxaflor et flupyradifurone présentent un risque important pour les pollinisateurs ", les trois études produites à l'appui de cette notification (" Bergfield 2009, Schmitzer 2011a et Schmitzer 2011b ") concernent les produits Transform et Closer qui contiennent uniquement la substance sulfoxaflor de sorte qu'aucune étude produite n'atteste des risques liés à l'usage de la flupyradifurone. Les études en cause sont en outre antérieures de plusieurs années au règlement d'exécution (UE) 2015/1295 du 27 juillet 2015 portant approbation du sulfoxaflor par la Commission européenne. Ainsi, à défaut de comporter une présentation claire des éléments attestant que les substances en cause sont susceptibles de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l'environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante sans l'adoption, en urgence, des mesures d'interdiction envisagées, la notification du projet de décret en litige, ne peut être regardée comme constituant l'information officielle de la Commission européenne de la nécessité de prendre des mesures de sauvegarde au titre de l'article 71, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1107/2009. Les autorités françaises, qui n'ont pas valablement mis en œuvre la procédure de sauvegarde de l'article 71, paragraphe 1, de ce règlement à l'occasion de l'adoption du décret attaqué, ne tenaient d'aucune autre disposition de ce règlement le pouvoir d'adopter une mesure générale d'interdiction d'utilisation des substances flupyradifurone et sulfoxaflor.
7. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des requêtes, que l'Union des industries de la protection des plantes et la société Bayer SAS, en ce qui concerne la flupyradifurone, sont fondées à demander l'annulation du décret qu'elles attaquent.
8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser, respectivement, à l'Union des industries de la protection des plantes et à la société Bayer SAS au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le décret n° 2019-1519 du 30 décembre 2019 listant les substances actives contenues dans les produits phytopharmaceutiques et présentant des modes d'action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes est annulé.
Article 2 : L'Etat versera une somme de 3 000 euros respectivement à l'Union des industries de la protection des plantes et à la société Bayer SAS au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'Union des industries de la protection des plantes, à la société Bayer SAS, au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et au ministre de la santé et de la prévention.
Copie en sera adressée à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.
Délibéré à l'issue de la séance du 19 octobre 2022 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Guillaume Goulard et M. Pierre Collin, présidents de chambre de la section du contentieux ; M. Stéphane Verclytte, M. Christian Fournier, M. Hervé Cassagnabère, M. Jonathan Bosredon, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Mathieu Le Coq, maître des requêtes-rapporteur.
Rendu le 15 novembre 2022.
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Mathieu Le Coq
La secrétaire :
Signé : Mme Elsa Sarrazin