Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 25 novembre 2020 et 23 février 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le syndicat des jeunes médecins demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur sa demande tendant à l'adoption d'une réglementation imposant le décompte horaire du temps de travail des internes et des praticiens hospitaliers et instituant une sanction en cas de méconnaissance par les établissements publics de santé des règles relatives à la limitation de ce temps de travail ;
2°) d'enjoindre au Premier ministre d'adopter une telle réglementation ;
3°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 ;
- le code de la santé publique ;
- le code du travail ;
- l'arrêté du 30 avril 2003 relatif à l'organisation et à l'indemnisation de la continuité des soins et de la permanence pharmaceutique dans les établissements publics de santé et dans les établissements publics d'hébergement pour personnes âgées dépendantes ;
- l'arrêté du 30 juin 2015 relatif aux modalités d'élaboration et de transmission des tableaux de services dédiés au temps de travail des internes ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 14 mai 2019, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) contre Deutsche Bank SAE (C-55/18) ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Pearl Nguyên Duy, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Le syndicat des jeunes médecins a demandé au Premier ministre de modifier la réglementation applicable au temps de travail des praticiens hospitaliers et des internes pour, d'une part, imposer le décompte horaire de leur temps de travail et, d'autre part, instituer une sanction en cas de méconnaissance par les établissements publics de santé des règles relatives à la limitation de ce temps de travail. Il demande l'annulation de la décision implicite de rejet de sa demande.
Sur le cadre juridique applicable au litige :
2. En premier lieu, aux termes de l'article 31 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " 1. Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité. 2. Tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu'à une période annuelle de congés payés. " Aux termes de l'article 6 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail : " Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que, en fonction des impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs : / a) la durée hebdomadaire du travail soit limitée au moyen de dispositions législatives, réglementaires ou administratives ou de conventions collectives ou d'accords conclus entre partenaires sociaux ; / b) la durée moyenne de travail pour chaque période de sept jours n'excède pas quarante-huit heures, y compris les heures supplémentaires. " Aux termes de l'article 16 de cette directive : " Les États membres peuvent prévoir : (...) / b) pour l'application de l'article 6 (durée maximale hebdomadaire de travail), une période de référence ne dépassant pas quatre mois. / (...) ". Il résulte, enfin, de l'arrêt rendu le 14 mai 2019 par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'affaire Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO) contre Deutsche Bank SAE (C-55/18) que les dispositions citées ci-dessus doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à une réglementation d'un État membre qui, selon l'interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n'impose pas aux employeurs l'obligation d'établir un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur.
3. En deuxième lieu, les articles R. 6152-26 et R. 6152-27 du code de la santé publique prévoient que les obligations de service hebdomadaires des praticiens hospitaliers sont fixées à dix demi-journées lorsqu'ils exercent à temps plein, sans que leur durée de travail ne puisse excéder quarante-huit heures par semaine, cette durée étant calculée en moyenne sur une période de quatre mois. Les II et III de l'article R. 6153-2 du même code fixent les obligations de service hebdomadaires des internes à dix demi-journées, dont huit demi-journées de stage et une demi-journée de temps de formation hors stage, qui ne peuvent, en vertu de l'article R. 6153-2-1, excéder quarante-huit heures par période de sept jours, calculées en moyenne sur le trimestre, ainsi qu'une demi-journée de temps personnel de consolidation des connaissances et des compétences, qui n'est pas décomptée comme du temps de travail effectif. Pour s'acquitter de leurs obligations, les praticiens hospitaliers et les internes doivent participer au service de jour et assurer la permanence des soins, qui comprend le service de nuit, le samedi après-midi, le dimanche et les jours fériés. Aucune disposition du code de la santé publique ne précise à combien d'heures de travail correspond, au sens de ces dispositions, une demi-journée, l'arrêté du 30 avril 2003 relatif à l'organisation et à l'indemnisation de la continuité des soins et de la permanence pharmaceutique dans les établissements publics de santé et dans les établissements publics d'hébergement pour personnes âgées dépendantes se bornant pour sa part à prévoir que le service de jour et le service de nuit sont chacun divisés en deux demi-journées et qu'ils " ne peuvent en aucun cas avoir une amplitude supérieure à 14 heures ". Enfin, il résulte des articles R. 6152-27 et R. 6153-2 du code de la santé publique, applicables respectivement aux praticiens hospitaliers et aux internes, que lorsque le service est effectué la nuit, celle-ci est comptée pour deux demi-journées.
4. En troisième lieu, l'article R. 6152-26 du code de la santé publique dispose également que : " (...) Les modalités selon lesquelles les praticiens régis par la présente section accomplissent leurs obligations de service sont précisées par le règlement intérieur de l'établissement dans lequel ils sont affectés. / Afin d'assurer la continuité des soins, l'organisation du temps de présence médicale, pharmaceutique et odontologique établie en fonction des caractéristiques propres aux différentes structures est arrêtée annuellement par le directeur d'établissement après avis de la commission médicale d'établissement. Un tableau de service nominatif, établi sur cette base, est arrêté mensuellement par le directeur après avis du chef de pôle, sur proposition du chef de service, ou, à défaut, du responsable de l'unité fonctionnelle ou d'une autre structure interne ". L'article 11 de l'arrêté du 30 avril 2003 précise que ce tableau de service mensuel, qui " comporte de façon détaillée ", pour chaque praticien, ses périodes de temps de travail de jour comme de nuit ainsi que ses sujétions résultant de la participation à la permanence de soins, est affiché dans l'établissement et communiqué à chaque praticien pour la partie le concernant. Pour assurer le suivi des obligations de service de ces agents en vue notamment du versement des émoluments et des indemnités composant leur rémunération en application de l'article R. 6152-12 du code de la santé publique, le même article 11 prévoit que chaque praticien est destinataire d'un " récapitulatif sur quatre mois faisant apparaître les périodes de temps de travail, les astreintes et les déplacements ainsi que, le cas échéant, la durée des absences et leur motif ".
5. En quatrième lieu, le suivi des obligations de service des internes fait l'objet, en application des articles R. 6153-2-2 et R. 6153-2-3 du code de la santé publique, d'un tableau de service nominatif prévisionnel établi par le praticien responsable de l'entité d'accueil en lien avec le coordonnateur de la spécialité et arrêté mensuellement par le directeur de la structure d'accueil ou du centre hospitalier universitaire de rattachement, ainsi que d'un relevé trimestriel de la réalisation de leurs obligations de service, qui leur est communiqué. L'article 2 de l'arrêté du 30 juin 2015 relatif aux modalités d'élaboration et de transmission des tableaux de services dédiés au temps de travail des internes précise que ce relevé " comporte pour chaque interne l'indication détaillée du service réalisé (...) exprimé en demi-journées pour le temps de travail accompli de jour et en gardes et en heures converties en demi-journées pour le temps de travail accompli en déplacements survenus dans le cadre d'astreintes ", l'article 3 rappelant que " la vérification des obligations de service de l'interne, tant sur le plan de ses activités de formation en stage et hors stage que du respect de son temps de travail, doit être continue tout au long du stage ". Le II de l'article R. 6153-2-2 du code de la santé publique dispose également que : " L'accomplissement des obligations de service donne lieu à récupération au cours du trimestre afin qu'au terme de celui-ci ces obligations n'excèdent pas huit demi-journées hebdomadaires au titre de la formation en stage et deux demi-journées hebdomadaires au titre de la formation hors stage. Chacune de ces durées est calculée en moyenne sur le trimestre ". L'article R. 6153-2-4 du code de la santé publique prévoit, en cas de désaccord individuel sur l'application de ces dispositions, un recours administratif devant le directeur de la structure d'accueil ou le responsable du stage extrahospitalier, le directeur de l'unité de formation et de recherche et le président de la commission médicale d'établissement de la structure d'accueil, et, en cas de persistance du désaccord, devant le directeur général de l'agence régionale de santé. En vertu de l'article R. 6153-2-5 du même code, les représentants des étudiants de troisième cycle de la commission médicale d'établissement de l'établissement concerné ou de la commission régionale paritaire peuvent également saisir le directeur général de l'agence régionale de santé d'une demande de réexamen de l'agrément du lieu de stage. L'article 3 de l'arrêté du 30 juin 2015 prévoit enfin que la commission de l'organisation de la permanence des soins est chargée de veiller au respect au sein de l'établissement des dispositions réglementaires relatives au temps de travail des internes.
Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision attaquée :
6. En premier lieu, les dispositions mentionnées aux points 3 à 5 ci-dessus prévoient, pour organiser et suivre l'accomplissement des obligations de service des praticiens hospitaliers et des internes, que l'établissement qui les emploie, d'une part, établit à titre prévisionnel un tableau de service nominatif mensuel comportant leurs périodes de travail et, d'autre part, leur transmet un récapitulatif tous les quatre mois, pour les praticiens hospitaliers, et tous les trois mois, pour les internes. Ces dispositions impliquent également nécessairement que les établissements publics de santé se dotent, en complément des tableaux de services prévisionnels et récapitulatifs qu'ils établissent, d'un dispositif fiable, objectif et accessible permettant de décompter, selon des modalités qu'il leur appartient de définir dans leur règlement intérieur, outre le nombre de demi-journées, le nombre journalier d'heures de travail effectuées par chaque agent, afin de s'assurer que la durée de son temps de travail effectif ne dépasse pas le plafond réglementaire de quarante-huit heures hebdomadaires, calculées en moyenne sur une période de quatre mois pour les praticiens hospitaliers et de trois mois pour les internes. Le syndicat requérant n'est, par suite, pas fondé à soutenir que la réglementation décrite aux points 3 à 5 ci-dessus ne serait pas conforme aux exigences décrites au point 2 et qu'en rejetant la demande qui lui était adressée, le Premier ministre aurait méconnu les dispositions citées ci-dessus de la directive du 4 novembre 2003.
7. En deuxième lieu, il ne résulte ni de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ni de la directive du 4 novembre 2003 que la durée maximale hebdomadaire de travail prévue par l'article 6 de cette dernière imposerait l'institution d'une sanction en cas de non-respect par un établissement de santé des règles relatives à la limitation du temps de travail. Par suite, le syndicat requérant n'est pas fondé à soutenir que le refus du Premier ministre d'instituer une sanction réprimant le manquement au plafond de quarante-huit heures hebdomadaires prévu par les articles R. 6152-27 et R. 6153-2 du code de la santé publique serait entaché d'illégalité.
8. En troisième lieu, dès lors que les praticiens exerçant dans les établissements de santé privés ne se trouvent pas dans la même situation juridique que les praticiens hospitaliers et les internes, qui sont dans une position statutaire, le pouvoir réglementaire, qui n'était pas tenu de soumettre les uns et les autres à la même réglementation, n'a pas porté atteinte au principe d'égalité en refusant d'instituer, en cas de méconnaissance des dispositions relatives à la durée hebdomadaire maximale de travail prévue par le code de la santé publique, une sanction pénale équivalente à l'amende mentionnée à l'article R. 3124-11 du code du travail en cas de méconnaissance des dispositions relatives aux durées hebdomadaires maximales de travail fixées par les articles L. 3121-20 à L. 3121-26 du même code.
9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, que le syndicat requérant n'est pas fondé à demander l'annulation de la décision qu'il attaque. Sa requête doit par suite être rejetée, y compris, par voie de conséquence, ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête du syndicat des jeunes médecins est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au syndicat des jeunes médecins, à la ministre de la santé et de la prévention et à la Première ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 8 juin 2022 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, conseillers d'Etat et Mme Pearl Nguyên Duy, maître des requêtes-rapporteure.
Rendu le 22 juin 2022.
La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
La rapporteure :
Signé : Mme Pearl Nguyên Duy
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras