La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/02/2022 | FRANCE | N°445898

France | France, Conseil d'État, 9ème chambre, 17 février 2022, 445898


Vu les procédures suivantes :

I. Sous le n° 445898, par une requête enregistrée le 2 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune d'Evreux demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 euro au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

II. Sous le n° 445961, par une requête enregis

trée le 4 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société FetF ...

Vu les procédures suivantes :

I. Sous le n° 445898, par une requête enregistrée le 2 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la commune d'Evreux demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 euro au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

II. Sous le n° 445961, par une requête enregistrée le 4 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société FetF restauration demande au Conseil d'Etat :

1°) sur le fondement de l'article 1er du protocole 16 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme d'une demande d'avis consultatif sur la question suivante : " L'interprétation des articles 2, 16, 17 et 52 de la Charte des Droits fondamentaux, de l'article 1er du Protocole Additionnel de la CEDH, de l'article 1er du Protocole n° 12, des articles 2, 5, 7 et 14 de la CEDH s'oppose-t-elle à l'article 40 du décret litigieux ' " ;

2°) d'annuler le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

3°) d'enjoindre à l'Etat, sans délai, de prendre les mesures suivantes :

- réouverture administrative des restaurants après contrôle sanitaire réalisé préalablement et fixant précisément les conditions de la réouverture ;

- si la réouverture n'est pas possible, prise en charge par l'Etat de la marge bénéficiaire réalisée par les établissements à la même époque les années précédentes ;

- si une réouverture est possible mais insuffisamment rentable, prise en charge par l'Etat de la marge bénéficiaire manquante en raison des conditions restrictives imposées par la pandémie ;

- si les établissements souhaitent diversifier leur offre en se lançant dans la restauration à emporter en raison de la crise, prise en charge par l'Etat des frais engendrés par le développement de cette activité ;

- si aucune des mesures n'est possible, réexaminer sans délai sa décision de fermeture administrative à l'égard de la requérante ;

4°) d'assortir cette injonction de la somme de 150 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

III. Sous le n° 446342, par une requête enregistrée le 11 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... A... demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire modifié par le décret n° 2020-1331 du 2 novembre 2020.

....................................................................................

IV. Sous le n° 446732, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire enregistrés les 20 novembre 2020 et 9 avril 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie Nouvelle Aquitaine (UMIH NA) et l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie de la Gironde (UMIH 33) demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'article 40 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, dans sa rédaction issue du décret n° 2020-1358 du 6 novembre 2020 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

V. Sous le n° 448308, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire enregistrés les 31 décembre 2020 et 30 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme D... B..., la société JI.NI.GI, M. H... E... et M. F... I... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler les articles 40, 42, 43 et 45 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

VI. Sous le n° 450404, par une requête et un mémoire enregistrés les 5 mars et 20 septembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Agneaux distribution et le groupement Centre commercial Odyssée demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'alinéa 1er du II et le II bis de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, modifié par le décret du 30 janvier 2021 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

VII. Sous le n° 451693, par une requête, un mémoire et un nouveau mémoire enregistrés les 14 et 15 avril et 25 aout 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme G... J... demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir l'article 38 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 modifié par le décret n° 2021-384 du 2 avril 2021.

....................................................................................

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, et notamment son préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de la santé publique ;

- la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 ;

- la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 ;

- la loi n°2021-160 du 15 février 2021 ;

- le décret n° 2020-1257 du 14 octobre 2020 ;

- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020, modifié par les décrets n° 2020-1331 du 2 novembre 2020, n° 2020-1358 du 6 novembre 2020, n° 2020-1643 du 22 décembre 2020, n° 2021-99 du 30 janvier 2021 et n° 2021-384 du 2 avril 2021 ;

- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 modifiée ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Pau, auditeur,

- les conclusions de Mme Emilie Bokdam-Tognetti, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat de la société Agneaux distribution et du groupement Centre Commercial Odyssée ;

Considérant ce qui suit :

Sur le cadre du litige :

1. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 : " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ". L'article L. 3131-13 du même code précise que " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Ce décret motivé détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques. / (...) / La prorogation de l'état d'urgence sanitaire au-delà d'un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques prévu à l'article L. 3131-19 ". Aux termes de l'article L. 3131-15 du même code : " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) 5° Ordonner la fermeture provisoire et réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public. " Ces mesures doivent être " strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. "

2. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou Covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit le ministre chargé de la santé puis le Premier ministre à prendre, à compter du 4 mars 2020, des mesures de plus en plus strictes destinées à réduire les risques de contagion. Pour faire face à l'aggravation de l'épidémie, la loi du 23 mars 2020 a créé un régime d'état d'urgence sanitaire, défini aux articles L. 3131-12 à L. 3131-20 du code de la santé publique, et a déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. La loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ces dispositions a prorogé cet état d'urgence sanitaire jusqu'au 10 juillet 2020. L'évolution de la situation sanitaire a conduit à un assouplissement des mesures prises et la loi du 9 juillet 2020 a organisé un régime de sortie de cet état d'urgence.

3. Une nouvelle progression de l'épidémie au cours des mois de septembre et d'octobre, dont le rythme n'a cessé de s'accélérer au cours de cette période, a conduit le Président de la République à prendre le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre sur l'ensemble du territoire national. Le 29 octobre 2020, le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret dont l'annulation des articles 37, 38, 40, 42, 43 et 45 est demandée, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire. L'article 1er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l'état d'urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire et l'article 2 de la loi du 15 février 2021 prorogeant l'état d'urgence sanitaire ont prorogé cet état d'urgence respectivement jusqu'au 16 février 2021, puis jusqu'au 1er juin 2021.

4. Pour faire face à la situation d'urgence sanitaire, le Premier ministre, en prenant les mesures détaillées par le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de Covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, a fait le choix d'une politique tendant à casser la dynamique de progression du virus par la stricte limitation des déplacements de personnes hors de leur domicile. A cette fin, il a, à l'article 4 du décret, interdit tout déplacement des personnes hors de leur lieu de résidence et fixé une liste limitative des exceptions à cette interdiction. De même, par les articles 37 et suivants de ce décret, il a procédé à la fermeture des restaurants et débits de boisson et a autorisé, s'agissant des magasins de vente, l'ouverture au public pour la vente de produits de première nécessité, tout en maintenant la possibilité, pour les autres produits, de recourir à la vente à distance avec livraison à domicile ou retrait de commandes. Ainsi, aux termes de l'article 40 du décret attaqué, dans sa version initiale, " I. - Les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l'article R. 123-12 du code de la construction et de l'habitation figurant ci-après ne peuvent accueillir du public : / 1° Etablissements de type N : Restaurants et débits de boisson ; / 2° Etablissements de type EF : Etablissements flottants pour leur activité de restauration et de débit de boisson ;/ 3° Etablissements de type OA : Restaurants d'altitude ;/ 4° Etablissements de type O : Hôtels, pour les espaces dédiés aux activités de restauration et de débit de boisson./ Par dérogation, les établissements mentionnés au présent I peuvent continuer à accueillir du public pour leurs activités de livraison et de vente à emporter, le room service des restaurants et bars d'hôtels et la restauration collective sous contrat./ II. - Pour la restauration collective sous contrat, les gérants des établissements mentionnés au I organisent l'accueil du public (...) ". Dans la version de ce même article 40 issue du décret du 6 novembre susvisé, la dérogation à l'interdiction d'accueillir du public bénéficie également à la restauration collective en régie, ainsi qu'à " la restauration assurée au bénéfice exclusif des professionnels du transport routier dans le cadre de l'exercice de leur activité professionnelle, entre 18 heures et 10 heures du matin ; le représentant de l'Etat dans le département arrête la liste des établissements qui, eu égard à leur proximité des axes routiers et à leur fréquentation habituelle par les professionnels du transport routier, sont autorisés à accueillir du public (...) ". Par ailleurs, les articles 42 et 43 du décret du 20 octobre 2020 attaqué ont notamment interdit l'accès aux salles de sport, sauf dérogations prévues au II de l'article 42. Enfin, aux termes du I de l'article 45 de ce même décret, dans sa rédaction applicable du 23 décembre 2020 au 16 janvier 2021 : " Les établissements relevant des catégories mentionnées par le règlement pris en application de l'article R. 123-12 du code de la construction et de l'habitation figurant ci-après ne peuvent accueillir du public : 1° Etablissements de type L : Salles d'auditions, de conférences, de réunions, de spectacles ou à usage multiple (...) ". Le Premier ministre a annoncé, le 10 décembre 2020, que les cinémas, théâtres, salles de spectacle et musées resteraient fermés au moins trois semaines supplémentaires après la fin de la période de confinement, fixée au 15 décembre 2020.

5. Les requérants demandent l'annulation pour excès de pouvoir, des articles 37, 38, 40, 42, 43 et 45 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, dans sa version initiale et tel que modifié par les décrets des 2 et 6 novembre 2020, 22 décembre 2020, 30 janvier 2021 et 2 avril 2021 susvisés. Ces requêtes présentent à juger des questions communes. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

En ce qui concerne la légalité externe :

6. En premier lieu, si les dispositions de l'article L. 3131-13 du code de la santé publique citées au point 1 prescrivent la publication des données scientifiques sur la situation sanitaire ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence sanitaire, elles n'imposent ni une publication simultanée, sur le même support, de ces données et de la déclaration, ni que celle-ci précise quand et sous quelle forme aura lieu cette publication. Le moyen tiré de ce que le décret du 14 octobre 2020 déclarant l'état d'urgence sanitaire, dans le cadre duquel a été adopté le décret du 29 octobre attaqué, et qui était suffisamment motivé, a méconnu cette obligation de publication manque en fait, dès lors que les données scientifiques au sens et pour l'application des dispositions de l'article L. 3131-13 précitées, étaient connues et disponibles par la mise en ligne sur les sites de Santé publique France, du gouvernement et, au niveau local, des Agences régionales de santé, à la date d'intervention du décret.

7. En second lieu, le comité de scientifiques prévu par les dispositions de l'article L. 3131-19 du code de la santé publique citées au point 1 avait été maintenu en fonction à l'issue de la précédente période d'état d'urgence sanitaire en vertu des dispositions du VI de l'article 1er de la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'état d'urgence sanitaire. A supposer même que son avis du 22 septembre 2020 ait fait partie d'une procédure administrative préalable à la décision du Gouvernement, le moyen tiré de ce que cet avis serait entaché d'irrégularités tenant à sa composition ou au respect des règles déontologiques n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.

En ce qui concerne la légalité interne :

Sur le droit de propriété, la liberté du commerce et de l'industrie, la libre concurrence, la liberté d'entreprendre, et le caractère disproportionné des dispositions attaquées au regard des risques sanitaires et de la disparité des situations locales :

8. Ainsi qu'il a été rappelé aux points 3 et 4, le décret attaqué a, dans un contexte de progression de l'épidémie, procédé à une nouvelle fermeture d'un grand nombre d'établissements recevant du public et interdit les déplacements, sauf pour des motifs limitativement énumérés. Ces mesures, qui visent à limiter au strict minimum les rassemblements et déplacements, ont été adoptées pour ralentir la propagation exponentielle du virus dans un contexte de saturation des structures hospitalières. Il ressort en outre des pièces du dossier que la contamination au Covid-19 s'opère principalement par gouttelettes respiratoire, par contact et par voie aéroportée et qu'une distance d'un mètre ne suffit pas à elle seule à limiter la contagion en espace clos et que dès lors, les restaurants, bars et hôtels, présentent, avec les salles de sport, un risque significativement plus élevé de transmission du virus que les autres lieux de brassage de population, y compris les commerces.

9. Eu égard aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles a été adopté le décret attaqué, caractérisées par une augmentation rapide de la circulation du virus, une possible saturation, à brève échéance, des structures hospitalières à l'échelle nationale, qui a conduit au transfert de patients entre régions et vers des pays voisins ainsi qu'à la déprogrammation d'hospitalisations non urgentes, aux dérogations prévues pour les déplacements répondant à des besoins de première nécessité qui ont été progressivement assouplies au vu de l'évolution du contexte sanitaire, ainsi qu'au caractère circonscrit dans le temps des mesures en cause, la fermeture des établissements recevant du public à l'exception de ceux qui fournissent des biens et services de première nécessité à l'échelle de l'ensemble du territoire national ne présentaient pas, à la date à laquelle elles ont été édictées et au regard de l'objectif de protection de la santé publique poursuivi, un caractère disproportionné, malgré la gravité de l'atteinte portée à la liberté du commerce et de l'industrie, à la liberté d'entreprendre et malgré l'atteinte portée, selon les requérants, à la liberté d'expression, à la liberté de création artistique, à la liberté d'accès aux œuvres culturelles ainsi qu'au droit de propriété et à la libre concurrence, en dépit des disparités observées entre départements en termes de prévalence de l'épidémie.

10. Pour trouver un équilibre entre la lutte contre la propagation du virus en limitant les déplacements et la garantie de laisser en accès physique les produits de première nécessité, le Gouvernement a uniquement autorisé, s'agissant des magasins de vente, l'ouverture au public pour la vente de produits de première nécessité, tout en maintenant la possibilité, pour les autres produits, de recourir à la vente à distance avec livraison à domicile ou lorsque la situation sanitaire le permettait, au retrait de commandes. Ainsi, l'activité de vente des produits tels que des vêtements, meubles et appareils électroménagers n'était pas, contrairement à ce qui est soutenu par les requérants, interdite par le décret attaqué dans sa version issue du décret du 2 novembre 2020, puisqu'il restait loisible aux commerces visés par les requérants de poursuivre leurs ventes à travers des livraisons ou le retrait de commande en boutique en vertu de l'article 37 de ce texte.

11. Compte tenu de la nouvelle dégradation du contexte sanitaire à la fin de l'année 2020 et au début de la suivante, caractérisé notamment par une augmentation du nombre de cas de Covid -19 accompagnée de la découverte de nouveaux variants au niveau international, l'article 37 du décret attaqué a été modifié par un décret du 30 janvier 2021 pour prévoir que : " II.- Par dérogation au I, les magasins de vente et centres commerciaux, comportant un ou plusieurs bâtiments dont la surface commerciale utile cumulée calculée dans les conditions du II bis est supérieure ou égale à vingt mille mètres carrés, ne peuvent accueillir du public ". Aux termes du II bis de cet article : " La surface mentionnée au premier alinéa du II est calculée dans les conditions suivantes : " 1° La surface commerciale utile est la surface totale comprenant les surfaces de vente, les bureaux et les réserves (...) ". La fermeture des commerces implantés dans les grands centres commerciaux, ainsi prévue au II de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 modifié, constitue une mesure complémentaire de freinage de la propagation de l'épidémie de covid-19, ciblée sur des lieux de consommation caractérisés par la concentration de nombreux commerces dans un espace clos, attirant des populations importantes et, par là-même, de nature à favoriser la dissémination du virus par la multiplication des interactions entre les personnes. Il ressort des pièces du dossier que la notion de surface commerciale utile retenue par le II. bis de cet article, qui inclut les réserves en plus des surfaces de vente, reprend une définition déjà consacrée par les professionnels du secteur favorisant ainsi sa bonne connaissance et à sa correcte application par les personnes auxquelles elle s'adresse et reflétant le fait que, contrairement à ce qui est soutenu, la surface de stockage n'est pas sans lien avec la surface de vente ni avec la fréquentation du centre commercial. Au surplus, le II. du même article prévoit des exceptions au principe de la fermeture des commerces situés dans les grands centres commerciaux au bénéfice des commerces permettant des achats de première nécessité tels que les commerces alimentaires, et les commerces de détail de produits pharmaceutiques en magasin spécialisé. Le moyen tiré de ce que les dispositions attaquées sont entachées d'une erreur manifeste d'appréciation en ce qu'elles ne sont ni adaptées ni nécessaires à l'objectif poursuivi de protection de la santé publique ne peut ainsi qu'être écarté.

12. Les requérants estiment que des mesures moins drastiques que la fermeture - comme un couvre-feu ou une réduction significative de la jauge des restaurants - étaient susceptibles d'aboutir à un résultat sanitaire satisfaisant et que la mesure de fermeture est, par suite, disproportionnée. Il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier que ces mesures étaient susceptibles d'aboutir à un effet sanitaire comparable à celui attendu de la fermeture, alors même que c'est le caractère insuffisant des résultats liés à la mesure de couvre-feu mise en œuvre à compter du 17 octobre 2020 qui a justifié, ainsi que le soutient le Gouvernement, l'adoption de mesures plus contraignantes. Enfin, le moyen tiré de ce qu'une différenciation entre les établissements était possible, en fonction de leur capacité à appliquer des mesures propres à limiter la propagation et la circulation du virus, n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier l'impact tant sanitaire qu'économique. Ainsi, alors même que ni le maintien de l'autorisation de vente à distance et de vente à emporter ni l'élargissement et le renforcement des mesures de soutien aux entreprises, mis en œuvre par le Gouvernement, ne permettent de compenser toutes les pertes de revenus subies par les restaurateurs, l'atteinte portée à la liberté du commerce et de l'industrie, aussi significative soit-elle, n'est pas excessive eu égard aux risques sanitaires encourus, pour la population générale, du fait du brassage de population dans les salles de consommation sur place de ces établissements.

Sur l'atteinte au principe d'égalité :

13. Le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.

14. Si les établissements de restauration collective et de restauration au bénéfice exclusif des professionnels du transport routier dont l'activité est autorisée par l'article 40 du décret attaqué et les secteurs d'activité listés à l'article 37 du même texte, au sein desquels les établissements sont susceptibles d'accueillir du public, sont dans une situation comparable à celle des restaurants ordinaires au regard de l'objectif de protection de la santé publique poursuivi, ils ne sont pas dans une situation analogue à ces derniers au regard de la nécessité de garantir la continuité de la vie de la Nation, notamment de permettre la fourniture de repas et de services essentiels à la population. Eu égard aux circonstances exceptionnelles justifiant les mesures de confinement rappelées ci-dessus et à la nécessité de permettre l'accès des personnes aux services et produits de base, notamment aux denrées alimentaires, compte tenu en particulier des exceptions limitativement énumérées à l'interdiction de déplacement, au nombre desquelles figure, lorsque le télétravail est impossible, les déplacements à motif professionnel, ou encore, du choix fait par le Gouvernement, au nom de l'intérêt de l'enfant, de maintenir les établissements scolaires ouverts autant que possible, la dérogation à l'interdiction de recevoir du public accordée aux établissements de restauration collective et à ceux relevant des secteurs d'activité listés à l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 attaqué, alors qu'aucune dérogation n'était prévue pour les restaurants ordinaires, ni contrairement à ce qui est soutenu, pour les refuges de montagne lorsqu'ils exercent une activité de restauration, n'était pas, à la date où elle a été édictée, manifestement disproportionnée et les requérants ne sont pas fondés à soutenir qu'elle serait constitutive d'une atteinte aux principes d'égalité, de non-discrimination et de libre concurrence qu'ils invoquent. Pour les mêmes motifs, il en va de même de l'accueil le soir et la nuit des seuls transporteurs routiers par certains restaurants spécifiquement autorisés par le préfet.

15. S'agissant de la vente de livres sur les marchés, le Premier ministre a pu, compte tenu de l'évolution de l'épidémie et de ce qui a été dit au point 14, légalement généraliser par le décret du 2 avril 2021 susvisé à l'ensemble du territoire la règle prévue par l'article 38 du décret attaqué prévalant antérieurement uniquement dans les départements mentionnés à l'annexe 2 selon laquelle " Seuls les commerces alimentaires ou proposant la vente de plantes, fleurs, graines, engrais, semences et plants d'espèces fruitières ou légumières sont autorisés dans les marchés ouverts ou couverts ", à l'exclusion notamment d'articles comme les livres. A supposer que des commerçants n'aient pas respecté cette règle en poursuivant une activité de vente de livres sur certains marchés, les requérants ne sauraient utilement s'en prévaloir à l'appui de leur requête dirigée contre ce décret.

16. Il résulte de tout ce qui précède que les conclusions, y compris à fin d'injonction, de la commune d'Evreux et autres doivent être rejetées, sans qu'il soit besoin ni de saisir la Cour européenne des droits de l'homme d'une demande d'avis consultatif ni de se prononcer sur la recevabilité de la requête de la commune d'Evreux ni de celle de M. A....

17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Les requêtes de la commune d'Evreux et autres sont rejetées.

Article 2 : Les conclusions présentées par la commune d'Evreux et autres à fin d'injonction et sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la commune d'Evreux, à la société FetF restauration, à M. C... A..., à l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie, première requérante dénommée sous le n° 446732, à Mme D... B..., première requérante dénommée sous le n° 448308, à la société Agneaux distribution, première requérante dénommée sous le n° 450404, à Mme L... J..., ainsi qu'au ministre des solidarités et de la santé.

Copie en sera adressée au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la relance, au ministre de l'intérieur, au ministre des outre-mer, au ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré à l'issue de la séance du 3 février 2022 où siégeaient : M. Frédéric Aladjidi, président de chambre, présidant ; M. Vincent Mazauric, conseiller d'Etat et M. Olivier Pau, auditeur-rapporteur.

Rendu le 17 février 2022.

Le président:

Signé : M. Frédéric Aladjidi

Le rapporteur

Signé : M. Olivier Pau

La secrétaire:

Signé : Mme K... M...


Synthèse
Formation : 9ème chambre
Numéro d'arrêt : 445898
Date de la décision : 17/02/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 17 fév. 2022, n° 445898
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Olivier Pau
Rapporteur public ?: Mme Emilie Bokdam-Tognetti

Origine de la décision
Date de l'import : 22/02/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2022:445898.20220217
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award