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14/04/2021 | FRANCE | N°440381

France | France, Conseil d'État, 1ère - 4ème chambres réunies, 14 avril 2021, 440381


Vu les procédures suivantes :

1° Sous le numéro 440381, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 4 mai 2020 et le 16 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département de la Manche demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites par lesquelles le ministre des solidarités et de la santé et la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales ont refusé de faire droit à sa demande, en date du 11 octobre 2019, d'abrogation de l'article R. 13

2-1 du code de l'action sociale et des familles ;

2°) d'enjoindre au Premier...

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le numéro 440381, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 4 mai 2020 et le 16 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département de la Manche demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir les décisions implicites par lesquelles le ministre des solidarités et de la santé et la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales ont refusé de faire droit à sa demande, en date du 11 octobre 2019, d'abrogation de l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre, au ministre des solidarités et de la santé et à la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales d'abroger cet article ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2° Sous le numéro 445312, par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés le 13 octobre 2020 et le 16 mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département de la Manche demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de faire droit à sa demande, en date du 24 avril 2020, d'abroger l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre d'abroger cet article ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 34, 61-1, 72 et 72-2 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- le code de l'action sociale et des familles ;

- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme A... B..., auditrice,

- les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces des dossiers que, par un courrier du 11 octobre 2019, le président du conseil départemental de la Manche a demandé au Premier ministre d'abroger l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles. Par un courrier du 27 novembre 2019, le Premier ministre l'a informé qu'il avait transmis sa demande au ministre des solidarités et de la santé et à la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Le président du conseil départemental de la Manche a renouvelé sa demande auprès du Premier ministre par un courrier du 24 avril 2020. Par deux requêtes qu'il y a lieu de joindre, assorties d'une même question prioritaire de constitutionnalité, le département de la Manche demande l'annulation pour excès de pouvoir des refus implicites d'abrogation nés du silence, d'une part, du ministre des solidarités et de la santé et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, saisis de sa demande du 11 octobre 2019 et, d'autre part, du Premier ministre, saisi de sa demande du 24 avril 2020. Eu égard aux moyens qu'il invoque, ce département doit être regardé comme contestant la légalité des dispositions de l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles en tant seulement qu'elles s'appliquent au revenu de solidarité active.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. Aux termes de l'article L. 132-1 du code de l'action sociale et des familles, applicable en vertu de l'article L. 262-3 du même code au calcul du revenu de solidarité active, qui est, selon l'article L. 262-2 de ce code, une allocation différentielle, portant les ressources du foyer au niveau d'un montant forfaitaire : " Il est tenu compte, pour l'appréciation des ressources des postulants à l'aide sociale, des revenus professionnels et autres et de la valeur en capital des biens non productifs de revenu, qui est évaluée dans les conditions fixées par voie réglementaire. / Les dispositions du présent article ne sont pas applicables en cas de demande d'admission à l'aide médicale de l'Etat, laquelle est régie par le chapitre 1 du titre V du livre II ".

4. Eu égard à la portée des conclusions de la requête, seules sont applicables aux litiges les dispositions du premier alinéa de l'article L. 132-1 du même code, en tant qu'elles s'appliquent au revenu de solidarité active.

5. Le département de la Manche soutient que ces dispositions méconnaissent le principe de libre administration des collectivités territoriales garanti par l'article 72 et précisé par le premier alinéa de l'article 72-2 de la Constitution, en ce qu'elles conduisent à une augmentation des charges des départements de nature à faire obstacle à la libre disposition de leurs ressources, et qu'elles sont entachées d'incompétence négative dans des conditions affectant ce principe.

6. Si, en vertu de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales " s'administrent librement par des conseils élus " et " disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences ", chacune d'elle le fait " dans les conditions prévues par la loi ". De même, en vertu du premier alinéa de l'article 72-2, elles bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement " dans les conditions fixées par la loi ". L'article 34 de la Constitution réserve au législateur la détermination des principes fondamentaux de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources, la fixation des modalités de ces principes ayant en revanche un caractère réglementaire en application de l'article 37. Les règles fixées par la loi sur le fondement de ces dispositions ne sauraient toutefois avoir pour effet de restreindre les ressources des collectivités territoriales au point d'entraver leur libre administration.

7. Si, en vertu de l'article L. 115-2 du code de l'action sociale et des familles, la mise en oeuvre du revenu de solidarité active relève de la responsabilité des départements, il était loisible au législateur d'en déterminer les conditions d'octroi de sorte à assurer l'égalité de traitement entre tous les bénéficiaires de cette allocation sur l'ensemble du territoire national, s'agissant d'une allocation d'aide sociale qui a pour objet selon l'article L. 262-1 de ce code d'assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence, de lutter contre la pauvreté et de favoriser l'insertion sociale et professionnelle et qui répond à une exigence de solidarité nationale. En posant à ce titre, avec une précision suffisante quant à son objet et à sa portée, le principe d'une prise en compte de la valeur en capital des biens non productifs de revenu dans l'appréciation des ressources permettant de déterminer le droit au revenu de solidarité active et en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de fixer les conditions d'évaluation de cette valeur, il n'a pas méconnu les compétences propres des départements, auxquels il n'a imposé aucune charge nouvelle et dont il ne peut être regardé comme ayant restreint les ressources au point d'entraver leur libre administration. Il n'a ainsi méconnu ni le principe de libre administration des collectivités territoriales, ni l'étendue de la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution dans des conditions de nature à affecter ce principe.

8. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, le moyen tiré de ce que l'article L. 132-1 du code de l'action sociale et des familles porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être écarté.

Sur les autres moyens :

9. L'article L. 115-2 du code de l'action sociale et des familles dispose, à ses deuxième et troisième alinéas, que : " Le revenu de solidarité active (...) complète les revenus du travail ou les supplée pour les foyers dont les membres ne tirent que des ressources limitées de leur travail et des droits qu'ils ont acquis en travaillant ou sont privés d'emploi. / Il garantit à toute personne, qu'elle soit ou non en capacité de travailler, de disposer d'un revenu minimum ". Aux termes de l'article L. 261-1 du même code : " Le revenu de solidarité active a pour objet d'assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence, de lutter contre la pauvreté et de favoriser l'insertion sociale et professionnelle ". L'article L. 262-2 de ce code dispose que : " Toute personne résidant en France de manière stable et effective, dont le foyer dispose de ressources inférieures à un montant forfaitaire, a droit au revenu de solidarité active dans les conditions définies au présent chapitre. / Le revenu de solidarité active est une allocation qui porte les ressources du foyer au niveau du revenu garanti. (...) ". Aux termes de l'article L. 262-3 du même code : " (...) L'ensemble des ressources du foyer, y compris celles qui sont mentionnées à l'article L. 132-1, est pris en compte pour le calcul du revenu de solidarité active, dans des conditions fixées par un décret en Conseil d'Etat qui détermine notamment :/ (...) 2° Les modalités d'évaluation des ressources (...) ". Le premier alinéa de l'article L. 132-1 de ce code dispose que : " Il est tenu compte, pour l'appréciation des ressources des postulants à l'aide sociale, des revenus professionnels et autres et de la valeur en capital des biens non productifs de revenu, qui est évaluée dans les conditions fixées par voie réglementaire. " Enfin, le premier alinéa de l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles, applicable au revenu de solidarité active en vertu de l'article R. 262-6 du même code, prévoit que : " Pour l'appréciation des ressources des postulants prévue à l'article L. 132-1, les biens non productifs de revenu, à l'exclusion de ceux constituant l'habitation principale du demandeur, sont considérés comme procurant un revenu annuel égal à 50 % de leur valeur locative s'il s'agit d'immeubles bâtis, à 80 % de cette valeur s'il s'agit de terrains non bâtis et à 3 % du montant des capitaux ".

10. En premier lieu, il résulte des dispositions législatives citées au point précédent que le revenu de solidarité active est, comme il a été dit, une allocation différentielle portant les ressources du foyer au niveau d'un montant forfaitaire propre notamment à assurer à ses bénéficiaires des moyens convenables d'existence. Le droit à cette allocation est, ainsi, calculé en fonction de l'ensemble des ressources du foyer. L'article L. 132-1 du code de l'action sociale et des familles ne prévoit à ce titre la prise en compte de la valeur en capital des biens non productifs de revenu qu'en vue d'apprécier les ressources qu'ils sont supposés procurer. Par suite, le département de la Manche n'est pas fondé à soutenir que le premier alinéa de l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles méconnaîtrait le caractère subsidiaire du revenu de solidarité active, résultant selon lui des articles L. 115-2, L. 262-1 et L. 262-2 du même code, en ce qu'il ne permet pas d'exclure le bénéfice du revenu de solidarité active en fonction de l'importance du patrimoine.

11. En second lieu, en imposant que les ressources tirées d'un capital non productif de revenu soient évaluées, sans marge d'appréciation des départements sur cette modalité, sur une base forfaitaire de 3 %, les dispositions de l'article R. 132-1 du code de l'action sociale et des familles ne peuvent être regardées comme ayant mis en oeuvre le principe posé par l'article L. 132-1 du même code dans des conditions qui reviendraient à faire peser sur les départements des charges qui, par leur ampleur, seraient de nature à dénaturer le principe de libre administration des collectivités territoriales.

12. Il résulte de tout ce qui précède que le département de la Manche n'est pas fondé à demander l'annulation des décisions qu'il attaque. Par suite, ses conclusions à fin d'injonction ne peuvent qu'être également rejetées.

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par le département de la Manche dans ses requêtes.

Article 2 : Les requêtes du département de la Manche sont rejetées.

Article 3 : La présente décision sera notifiée au département de la Manche et au ministre des solidarités et de la santé.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre et à la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Références :

Publications
Proposition de citation: CE, 14 avr. 2021, n° 440381
Inédit au recueil Lebon
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Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Manon Chonavel
Rapporteur public ?: M. Vincent Villette

Origine de la décision
Formation : 1ère - 4ème chambres réunies
Date de la décision : 14/04/2021
Date de l'import : 20/04/2021

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 440381
Numéro NOR : CETATEXT000043378384 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;conseil.etat;arret;2021-04-14;440381 ?
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