Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 16 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... demande au Conseil d'Etat :
1°) à titre principal, d'annuler pour excès de pouvoir l'instruction n° DSS/DACI/2019/173 du 1er juillet 2019 relative à la prise en charge des frais de santé lors des séjours temporaires en France des pensionnés résidant à l'étranger ;
2°) à titre subsidiaire, d'annuler pour excès de pouvoir le VI de cette instruction ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 34 et 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 2018-1203 du 22 décembre 2018 ;
- le code de justice administrative et le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Marie Walazyc, maître des requêtes en service extraordinaire,
- les conclusions de Mme Marie Sirinelli, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. Le premier alinéa de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale ouvre le bénéfice, lors de leurs séjours temporaires en France, de la prise en charge de leurs frais de santé prévue à l'article L. 160-1 de ce code, c'est-à-dire telle qu'elle bénéficie à toute personne travaillant en France ou y étant établie de manière stable et régulière, aux titulaires, quelle que soit leur nationalité, d'une pension ou rente mentionnée aux 1° à 4° de cet article, notamment d'une pension ou rente de vieillesse ou d'une pension de réversion servie par un régime de base de sécurité sociale français, lorsqu'ils résident à l'étranger et n'exercent pas d'activité professionnelle. L'article 52 de la loi du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019 a complété cet article par les dispositions suivantes, entrées en vigueur le 1er juillet 2019 : " Sous réserve des dispositions relatives au séjour temporaire prévues dans les règlements européens et les conventions internationales de sécurité sociale ou des dispositions, applicables dans les Etats dans lesquels ces personnes résident, prévoyant une prise en charge des soins dispensés hors de leur territoire, les dispositions du premier alinéa du présent article s'appliquent :/ a) Aux personnes mentionnées aux 1° à 3°, lorsque la France est exclusivement compétente pour la prise en charge des soins de santé dispensés dans l'Etat dans lequel elles résident en vertu des conventions internationales de sécurité sociale ;/ b) Aux personnes mentionnées aux 1° et 3°, non mentionnées au a et dont la pension rémunère une durée d'assurance supérieure ou égale à quinze années au titre d'un régime français ;/ c) Aux enfants mineurs n'exerçant pas d'activité professionnelle et à la charge des personnes mentionnées aux a et b ". L'article L. 131-9 du code de la sécurité sociale prévoit que : " Des taux particuliers de cotisations d'assurance maladie, maternité, invalidité et décès à la charge des assurés sont applicables aux revenus d'activité et de remplacement perçus par les personnes qui ne remplissent pas les conditions de résidence définies à l'article L. 136-1 [c'est-à-dire celles qui les conduiraient à être assujetties à la contribution sociale sur les revenus d'activité et de remplacement] et qui bénéficient à titre obligatoire de la prise en charge de leurs frais de santé en application de l'article L. 160-1 ". M. A... demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'instruction du 1er juillet 2019 du ministre des solidarités et de la santé et du ministre de l'action et des comptes publics relative à la prise en charge des frais de santé lors des séjours temporaires en France des pensionnés résidant à l'étranger, qui se rapporte à la mise en oeuvre des modifications introduites par l'article 52 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019.
Sur la fin de non-recevoir soulevée par le ministre des solidarités et de la santé :
2. S'il ressort des pièces du dossier que M. A..., résidant aux Etats-Unis et susceptible à ce titre de relever du b) de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale, n'est pas pensionné, il n'est pas contesté qu'à l'âge d'ouverture de ses droits à la retraite, il bénéficiera d'une pension de vieillesse versée par un régime français sans être en mesure de satisfaire à la condition de durée d'assurance de quinze années issue de l'article 52 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, à la mise en oeuvre duquel se rapporte l'instruction en litige. Par suite, le ministre des solidarités et de la santé n'est pas fondé à soutenir qu'il ne justifie pas d'un intérêt suffisamment direct et certain pour lui donner qualité à demander l'annulation de cette instruction, qui est par ailleurs susceptible d'avoir des effets notables sur les droits ou la situation d'autres personnes que les agents chargés de la mettre en oeuvre.
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
3. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.
4. M. A... doit être regardé comme demandant au Conseil d'Etat, à l'appui de sa requête tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'instruction du 1er juillet 2019, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du b) de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale, citées au point 1.
5. En premier lieu, en vertu du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation " garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ". En subordonnant la prise en charge des soins de santé reçus, à l'occasion de leurs séjours temporaires en France, par des pensionnés n'étant pas établis en France de façon stable et régulière, à la condition que cette pension résulte d'une durée minimale de cotisation à un régime français, le législateur a entendu réserver le bénéfice de cette prise en charge, afin de lutter contre ses usages abusifs, à ceux d'entre eux dont le niveau de pension garantit qu'ils contribuent à l'équilibre de l'assurance maladie par le paiement d'une cotisation à l'assurance maladie suffisamment significative, qu'ils n'ont à acquitter, en vertu des dispositions mentionnées au point 1, que lorsqu'ils peuvent bénéficier de la prise en charge de leurs frais de santé en application de l'article L. 160-1. Il n'a pas, ce faisant, opéré une conciliation manifestement disproportionnée entre, d'une part, les exigences constitutionnelles de bon emploi des deniers publics et, d'autre part, le droit à la protection de la santé, les intéressés conservant en outre la faculté d'adhérer volontairement à l'assurance-maladie dans les conditions prévues à l'article L. 762-1 du code de la sécurité sociale et pouvant dans tous les cas bénéficier de la prise en charge de leurs frais de santé prévue à l'article L. 160-1 de ce code en s'établissant en France de manière stable et régulière.
6. En deuxième lieu, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " La loi (...) doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que la différence de traitement qui résulte des dispositions critiquées entre pensionnés d'un régime français résidant à l'étranger, selon leur durée d'assurance et selon qu'ils résident dans un pays ayant conclu une convention de sécurité sociale avec la France comportant des dispositions relatives à l'assurance maladie, est justifiée par un motif d'intérêt général en rapport direct avec l'objectif poursuivi de bon usage des deniers publics. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi ne présente pas de caractère sérieux. Si M. A... soutient également que les dispositions litigieuses sont contraires au principe de l'égalité devant les charges publiques, ce grief n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le sérieux.
7. En troisième lieu, il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions, ou encore d'adopter, pour la réalisation ou la conciliation d'objectifs de nature constitutionnelle, des modalités nouvelles dont il lui appartient d'apprécier l'opportunité et qui peuvent comporter la modification ou la suppression de dispositions qu'il estime excessives ou inutiles, dès lors que, ce faisant, il ne prive pas de garanties légales des exigences constitutionnelles. D'une part, contrairement à ce que soutient le requérant, les dispositions litigieuses, qui ne s'appliquent pas aux soins pris en charge avant leur entrée en vigueur, ne sont pas rétroactives du fait qu'elles s'appliquent à des personnes qui, jusqu'à cette date, avaient pu bénéficier d'une prise en charge de leurs frais de santé. D'autre part, il résulte du 3° du IX de l'article 52 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, publiée au Journal officiel de la République Française le 23 décembre 2018, que l'entrée en vigueur des dispositions nouvelles a été différée au 1er juillet 2019. Ce faisant, le législateur a prévu les mesures transitoires propres à permettre aux personnes auxquelles les dispositions nouvelles sont applicables de conserver pendant six mois la prise en charge des soins reçus lors de leurs séjours temporaires sur le territoire national et d'organiser cette prise en charge au-delà de cette date. Les griefs tirés de ce que les dispositions contestées seraient rétroactives et seraient entachées d'incompétence négative faute pour le législateur d'avoir prévu les mesures transitoires propres à ne pas priver de garanties légales le droit à la protection de la santé ne présentent ainsi pas un caractère sérieux.
8. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, laquelle n'est pas nouvelle, que le moyen tiré de ce que les dispositions du b) de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être écarté.
Sur les autres moyens :
9. Il résulte du b) de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale cité au point 1 que, pour bénéficier d'une prise en charge des soins reçus lors de séjours temporaires sur le territoire français, les titulaires de pensions d'un régime français de sécurité sociale, résidant dans un pays étranger non couvert par un règlement européen ou par une convention internationale de sécurité sociale prévoyant la compétence exclusive de la France, doivent justifier d'une pension rémunérant une durée d'assurance d'au moins quinze années. L'entrée en vigueur de cette disposition, créée par l'article 52 de la loi du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019, a, comme il a été dit au point 7, été différée par le 3° du IX de ce même article au 1er juillet 2019.
10. L'instruction attaquée indique, en son paragraphe VI, que : " La gestion des droits maladie des pensionnés, visés au point c du I de la présente instruction [c'est-à-dire ceux résidant dans un Etat hors espace européen n'ayant pas conclu de convention bilatérale de sécurité sociale avec la France rendant cette dernière exclusivement compétente pour la prise en charge de leurs frais de santé] et affiliés avant le 1er juillet 2019 pour la prise en charge de leurs frais de santé lors de leurs séjours temporaires en France auprès de la caisse d'assurance maladie compétente, doit être revue comme suit : / - l'affiliation à l'assurance maladie sera maintenue dès que les intéressés bénéficient d'une pension rémunérant une durée d'assurance de plus de dix ans en France ; / - une période transitoire de trois ans à compter du 1er juillet 2019, pendant laquelle leur affiliation restera effective en tout état de cause, sera ouverte pour ceux d'entre eux dont la pension rémunère une durée d'assurance comprise entre cinq et moins de dix ans en France ". M. A... est fondé à soutenir que ces dispositions, en permettant la prise en charge, au-delà du 1er juillet 2019, des soins dispensés au cours de séjours temporaires à des pensionnés résidant à l'étranger affiliés pour cette prise en charge avant cette date, sans être couverts par un règlement européen ou une convention internationale de sécurité sociale prévoyant la compétence exclusive de la France et ne justifiant pas de quinze années minimales de cotisation à l'assurance vieillesse, méconnaissent le sens et la portée du b) de l'article L. 160-3 du code de la sécurité sociale cité au point 1 et ajoutent aux dispositions transitoires prévues par le législateur une règle nouvelle entachée d'incompétence.
11. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen de la requête dirigée contre les mêmes dispositions, M. A... est seulement fondé à demander l'annulation des dispositions du VI de l'instruction du 1er juillet 2019 citées au point 10, qui sont divisibles du reste de l'instruction.
Sur les conséquences de l'illégalité de la décision attaquée :
12. Compte tenu des effets manifestement excessifs de la disparition rétroactive des mesures instaurées par l'instruction attaquée au profit des pensionnés titulaires d'une pension résultant d'une durée d'assurance vieillesse de moins de quinze ans en France et non couverts par une convention internationale de sécurité sociale prévoyant la compétence exclusive de la France, sur la situation de ceux de ces pensionnés qui ont, du fait de ces mesures, engagé des soins au vu des conditions posées par cette instruction ministérielle lors de séjours temporaires en France, il y a lieu, dans les circonstances très particulières de l'espèce, de n'en prononcer l'annulation qu'à compter de la notification de la présente décision et de disposer que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de cette décision contre les actes pris sur le fondement de ces mesures, les effets antérieurs de celles-ci seront regardés comme définitifs.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à M. A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. A....
Article 2 : Au VI de l'instruction du 1er juillet 2019 relative à la prise en charge des frais de santé lors des séjours temporaires en France des pensionnés résidant à l'étranger, les mots : " La gestion des droits maladie des pensionnés, visés au point c du I de la présente instruction et affiliés avant le 1er juillet 2019 pour la prise en charge de leurs frais de santé lors de leurs séjours temporaires en France auprès de la caisse d'assurance maladie compétente, doit être revue comme suit:/ - l'affiliation à l'assurance maladie sera maintenue dès que les intéressés bénéficient d'une pension rémunérant une durée d'assurance de plus de dix ans en France; /-une période transitoire de trois ans à compter du 1er juillet 2019, pendant laquelle leur affiliation restera effective en tout état de cause, sera ouverte pour ceux d'entre eux dont la pension rémunère une durée d'assurance comprise entre cinq et moins de dix ans en France. " sont annulés.
Article 3 : L'annulation prononcée à l'article 2 ci-dessus prend effet à compter de la présente décision. Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur le fondement des dispositions annulées, les effets antérieurs à cette décision doivent être réputés définitifs.
Article 4 : L'Etat versera à M. A... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à M. B... A... et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier Ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.