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12/10/2020 | FRANCE | N°432981

France | France, Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 12 octobre 2020, 432981


Vu les procédures suivantes :

La SNCF a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, Mersen France Amiens, Morgan Carbon France et Schunk Electrographite à lui verser la somme de 14 200 000 euros en réparation des préjudices subis en raison des pratiques anticoncurrentielles de ces sociétés. Par un jugement n°s 1308641, 1301400 du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 14PA02419 du 13 juin 2019, la cour administrative d'ap...

Vu les procédures suivantes :

La SNCF a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, Mersen France Amiens, Morgan Carbon France et Schunk Electrographite à lui verser la somme de 14 200 000 euros en réparation des préjudices subis en raison des pratiques anticoncurrentielles de ces sociétés. Par un jugement n°s 1308641, 1301400 du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 14PA02419 du 13 juin 2019, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de SNCF Mobilités, venant aux droits de la SNCF, annulé ce jugement et ordonné une expertise portant sur l'évaluation du préjudice subi par celle-ci.

1° Sous le n° 432981, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 juillet, 24 octobre, 23 décembre 2019 et 12 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés Mersen et Mersen France Amiens demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de SNCF Mobilités ;

3°) de mettre à la charge de SNCF Mobilités la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2° Sous le n° 433423, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 août, 7 novembre 2019 et 16 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société SGL Carbon SE demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de SNCF Mobilités ;

3°) de mettre à la charge de SNCF Mobilités la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

3° Sous le n° 433477, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 9 août, 12 novembre 2019 et 24 juin 2020 au secrétariat de la section du contentieux, les sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology, venant aux droits de la société Schunk Electrographite, Schunk Hoffmann Carbon Technology AG, venant aux droits de la société Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de SNCF Mobilités ;

3°) de mettre à la charge de SNCF Mobilités la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

4° Sous le n° 433563, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 13 août, 13 novembre 2019 et 24 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Morgan Carbon France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de SNCF Mobilités ;

3°) de mettre à la charge de SNCF Mobilités la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

5° Sous le n° 433564, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 13 août, 13 novembre 2019 et 24 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Morgan Advanced Materials PLC demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de SNCF Mobilités ;

3°) de mettre à la charge de SNCF Mobilités la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :

- le traité sur l'Union européenne ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code civil ;

- le code de commerce ;

- la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ;

- l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. François Lelièvre, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat des sociétés Mersen et de Mersen France Amiens, à la SCP Bénaben, avocat de la SNCF Mobilités, à la SCP Piwnica, Molinie, avocat de la société SGL Carbon SE, au cabinet Briard, avocat des sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la société Morgan Carbon France et à la SCP Foussard, Froger, avocat de la société Morgan Advanced Materials PLC ;

Considérant ce qui suit :

1. Les pourvois présentés par les sociétés requérantes sont dirigés contre le même arrêt de la cour administrative d'appel de Paris. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la Commission européenne a, par une décision n° 2004/420/CE du 3 décembre 2003, publiée au journal officiel de l'Union européenne le 28 avril 2004, infligé des amendes aux sociétés Conradty, Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Le Carbone Lorraine, désormais appelée Mersen, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH et SGL Carbon AG, désormais appelée SGL Carbon SE, après avoir estimé que l'ensemble de ces sociétés, ainsi que la société Morgan Crucible Company PLC, désormais appelée Morgan Advanced Materials PLC, dispensée du paiement d'une amende, avaient participé à une infraction unique et continue aux stipulations de l'article 81, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, d'octobre 1988 à décembre 1999, consistant, dans le secteur des produits à base de carbone pour applications mécaniques et électriques, à fixer de façon directe ou indirecte les prix de vente et d'autres conditions de transaction applicables aux clients, à répartir les marchés, notamment par l'attribution de clients, et à mener des actions coordonnées de restrictions quantitatives, hausses des prix et boycottages à l'encontre des concurrents qui n'étaient pas membres du cartel. Le tribunal de première instance des Communautés européennes, puis la Cour de justice de l'Union européenne ont successivement rejeté, les 8 octobre 2008 et 12 novembre 2009, les recours introduits par les sociétés Carbone Lorraine, Schunk et SGL Carbon SE contre cette décision de la Commission européenne. La SNCF, aux droits de laquelle sont venus la SNCF Mobilités à compter du 1er janvier 2015, puis la société SNCF Voyageurs à compter du 1er janvier 2020, a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner solidairement les sociétés Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Mersen, Morgan Advanced Materials PLC, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon SE, et trois de leurs filiales, Mersen France Amiens, Morgan Carbon France et Schunk Electrographite, à réparer le préjudice résultant du surcoût qu'elle a supporté sur ses achats de balais et de bandes d'usure en carbone et en graphite imputable à leurs pratiques anticoncurrentielles. Par un jugement du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande au motif que le préjudice allégué n'était pas établi. Par un arrêt du 13 juin 2019, contre lequel se pourvoient en cassation les sociétés requérantes, la cour administrative d'appel de Paris a annulé ce jugement et ordonné une expertise afin d'évaluer le préjudice de la SNCF.

Sur la compétence de la juridiction administrative :

3. En premier lieu, c'est par une appréciation souveraine des pièces communiquées par les parties, exempte de dénaturation, que la cour administrative d'appel de Paris, qui a suffisamment motivé son arrêt et n'a pas méconnu la portée des écritures de la société Mersen sur ce point, a estimé que la société Carbone Lorraine avait conclu des contrats avec la SNCF portant sur des achats mentionnés au point 2.

4. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la SNCF avait, à l'époque des faits litigieux, mis en oeuvre un mécanisme de " qualification " préalable, destiné à sélectionner les entreprises pouvant prendre part aux consultations qu'elle lançait en vue de l'attribution de ses marchés portant sur la fourniture de produits à base de carbone et de graphite pour applications électriques et mécaniques. La qualification impliquait le respect du cahier des clauses et conditions générales (CCCG) applicable à ses marchés de fournitures, lequel comportait des clauses justifiant dans l'intérêt général que ces marchés relèvent d'un régime exorbitant du droit public, en particulier en autorisant la SNCF à résilier unilatéralement ces marchés pour un motif d'intérêt général. Il suit de là que la cour n'a ni commis d'erreur de droit ni méconnu son office en jugeant que les litiges relatifs à ces marchés relèvent de la compétence de la juridiction administrative. S'il est vrai que la cour a fait référence au CCCG applicable aux marchés de construction, de maintenance et de transformation du matériel roulant et non à celui applicable aux marchés de fournitures, il ressort des pièces du dossier qu'il s'agit d'une simple erreur matérielle. Par suite, les moyens tirés de ce que la cour aurait commis des erreurs de droit, entaché son arrêt d'insuffisance de motivation, dénaturé les stipulations contractuelles et méconnu les dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative en mentionnant ce CCCG sont inopérants.

5. Enfin, lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Par suite, la cour n'a pas commis d'erreur de droit ni entaché son arrêt de contradiction de motifs en jugeant que dès lors que des marchés publics avaient été conclus, notamment entre la SNCF et la société Carbone Lorraine, la juridiction administrative était compétente pour statuer sur les actions de la SNCF fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle de tous les auteurs des pratiques anticoncurrentielles ayant affecté ces marchés.

Sur la prescription :

6. Aux termes de l'article 2224 du code civil, résultant de la loi du 17 juin 2008 : " Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ". Aux termes du II de l'article 26 de cette loi : " Les dispositions de la présente loi qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la présente loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure ". Aux termes de l'article 2270-1 du code civil, en vigueur jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile : " Les actions en responsabilité civile extracontractuelle se prescrivent par dix ans à compter de la manifestation du dommage ou de son aggravation ". Par ailleurs, aux termes de l'article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles : " Toute personne physique ou morale formant une entreprise (...) est responsable du dommage qu'elle a causé du fait de la commission d'une pratique anticoncurrentielle (...) ". Il résulte de ces dispositions que jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l'entrée en vigueur de cette loi, la prescription de ces conclusions est régie par les dispositions de l'article 2224 du code civil. S'appliquent, depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 9 mars 2017 relatives aux actions en dommage et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, les dispositions de l'article L. 482-1 du code de commerce.

7. La cour administrative d'appel de Paris a souverainement relevé, sans dénaturer les pièces du dossier, que la décision de la Commission européenne sanctionnant l'entente constituée des sociétés Conradty, Hoffmann et Co. Elektrokohle AG, Le Carbone Lorraine, désormais appelée Mersen, Schunk GmbH, Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, SGL Carbon AG, désormais appelée SGL Carbon SE et de la société Morgan crucible company PLC, a été publiée le 28 avril 2004. Elle n'a pas, en conséquence, commis d'erreur de droit ni entaché son appréciation d'une dénaturation en jugeant, par un arrêt suffisamment motivé, que, dans les circonstances de l'espèce, le délai de prescription décennale prévu par l'article 2270-1 du code civil alors en vigueur avait commencé à courir à compter de cette publication, la SNCF ayant alors connaissance de manière suffisamment certaine de l'étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle avait été victime de la part des membres de l'entente. Le délai de dix ans fixé par les dispositions de l'article 2270-1 du code civil expirant ainsi le 27 avril 2014, au-delà de la date d'expiration du nouveau délai de prescription de cinq ans fixé à l'article 2224 du code civil, qui avait commencé à courir le 19 juin 2008, le lendemain de la publication de la loi du 17 juin 2008 au Journal officiel, les délais de prescription expiraient ainsi le 18 juin 2013. En en déduisant que lorsque le 18 juin 2013, la SNCF a saisi le tribunal administratif de Paris, son action n'était pas prescrite, la cour administrative d'appel de Paris n'a pas entaché son arrêt d'erreurs de droit.

Sur les fautes reprochées aux sociétés requérantes :

8. En premier lieu, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a jugé que la décision de la Commission européenne, qui n'a pas été annulée par les juridictions de l'Union européenne, suffisait à établir l'existence de manoeuvres dolosives des sociétés requérantes, qui l'ont conduite à conclure des contrats dans des conditions de prix plus onéreuses que celles auxquelles elle aurait dû normalement souscrire, et, donc, l'existence de fautes de ces sociétés. En statuant ainsi, par un arrêt suffisamment motivé, la cour n'a ni commis d'erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis

9. En deuxième lieu, ainsi qu'il a été dit au point 5, lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de demander la condamnation solidaire des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché. Par suite, la cour administrative d'appel de Paris n'a pas commis d'erreur de droit ni dénaturé les faits de l'espèce en jugeant que la responsabilité de toutes les sociétés impliquées dans de telles pratiques était susceptible d'être engagée, alors même que certaines d'entre elles n'auraient pas conclu de contrats avec la SNCF.

10. En troisième lieu, les entreprises dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés conclus par leurs victimes sont susceptibles d'engager leur responsabilité du fait de ce surcoût, alors même que ces marchés ont été conclus avec des entreprises ne participant pas à cette entente. Par suite, la cour n'a pas entaché son arrêt d'erreur de droit ni d'erreur de qualification juridique en jugeant que la SNCF était fondée à demander l'engagement de la responsabilité de sociétés dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés qu'elle a conclus avec la société Gerken, qui n'était pas membre du cartel mentionné au point 2.

11. En quatrième lieu, en jugeant, compte tenu de la décision devenue définitive de la Commission européenne et notamment de ses points 77 et 245, que les filiales des sociétés mères membres de ce cartel, dont la SNCF a demandé la condamnation solidaire, étaient également impliquées dans les pratiques anticoncurrentielles, la cour n'a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

12. En revanche, la société Morgan Carbon France est fondée à soutenir qu'en jugeant que sa responsabilité était susceptible d'être engagée avant 1997, à une période durant laquelle elle n'était pas encore impliquée dans les pratiques anticoncurrentielles dès lors qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond et n'est pas contesté en défense qu'elle n'est devenue la filiale de la société Morgan Crucible PLC, membre du cartel, qu'à compter de cette année-là, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de qualification juridique des faits.

Sur le préjudice et le lien de causalité :

13. En premier lieu, il ne ressort pas des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel de Paris aurait estimé que le préjudice de la SNCF était établi par la seule décision de la Commission européenne. Par suite, le moyen tiré de ce qu'elle aurait ainsi commis une erreur de droit ou dénaturé les pièces du dossier est inopérant.

14. En deuxième lieu, en jugeant, par un arrêt suffisamment motivé, que la charge de la preuve de la répercussion des surcoûts à ses clients n'incombait pas exclusivement à la SNCF et en estimant que, dans les circonstances de l'espèce, la SNCF justifiait avoir subi un préjudice présentant un lien de causalité direct avec les fautes commises par les sociétés requérantes et en censurant l'appréciation portée par les premiers juges sur ce point, la cour n'a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis ni méconnu les règles régissant la charge de la preuve.

15. En dernier lieu, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a demandé à l'expert d'évaluer les surcoûts subis par la SNCF en les assortissant des " intérêts au taux légal à compter de la date à laquelle le préjudice est survenu ". Il est exact, comme le soutiennent les requérants, que les intérêts dus en application des dispositions alors applicable de l'article 1153 du code civil courent à compter du jour où la demande de paiement au principal est parvenue au débiteur ou, en l'absence d'une telle demande préalable à la saisine du juge, à compter du jour de cette saisine. Toutefois, cette mention de l'arrêt doit être regardée comme ordonnant à l'expert de tenir compte pour l'évaluation du préjudice, par une méthode de calcul appropriée, de l'érosion monétaire, les intérêts prévus par ces dispositions de l'article 1153 du code civil n'étant dus qu'à compter de cette date.

16. Il résulte de tout ce qui précède que les sociétés requérantes sont seulement fondées à demander l'annulation de l'arrêt attaqué en tant qu'il retient la responsabilité de la société Morgan Carbon France pour la période antérieure à l'année 1997.

Sur les frais du litige :

17. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des sociétés Morgan Advanced Materials PLC et SGL Carbon SE la somme de 2 000 euros à verser chacune à la société SNCF Voyageurs au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les mêmes conditions, de mettre la somme de 1 000 euros à la charge de la société Morgan Carbon France. Il y a également lieu de mettre la somme de 2 000 euros à la charge, d'une part, à titre global et solidaire, des sociétés Mersen et Mersen France Amiens, et, d'autre part, à titre global et solidaire, des sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology. Ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la société SNCF Voyageurs qui n'est pas la partie perdante.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'arrêt du 13 juin 2019 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé en tant qu'il retient la responsabilité de la société Morgan Carbon France pour la période antérieure à l'année 1997.

Article 2 : Les affaires sont renvoyées, dans la mesure de la cassation prononcée, à la cour administrative d'appel de Paris.

Article 3 : Le surplus des conclusions des pourvois est rejeté.

Article 4 : La société Morgan Advanced Materials PLC et la société SGL Carbon SE verseront, chacune, la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à la société SNCF Voyageurs. Les sociétés Mersen et Mersen France Amiens lui verseront la même somme à titre global et solidaire. Les sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology lui verseront la même somme à titre global et solidaire. La société Morgan Carbon France lui versera la somme de 1 000 euros sur le même fondement.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Morgan Carbon France, à la société Morgan Advanced Materials PLC, aux sociétés Mersen et Mersen France Amiens, aux sociétés Schunk Kohlenstofftechnik GmbH, Schunk GmbH, Schunk Carbon Technology et Schunk Hoffmann Carbon Technology, à la société SGL Carbon SE et à la société SNCF Voyageurs.


Synthèse
Formation : 7ème - 2ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 432981
Date de la décision : 12/10/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

COMMERCE - INDUSTRIE - INTERVENTION ÉCONOMIQUE DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - DÉFENSE DE LA CONCURRENCE - PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES - PERSONNE PUBLIQUE VICTIME - À L'OCCASION DE LA PASSATION D'UN MARCHÉ PUBLIC - DE PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES - 1) RESPONSABILITÉ SOLIDAIRE DE L'ENSEMBLE DES ENTREPRISES IMPLIQUÉES - EXISTENCE [RJ1] - 2) PRESCRIPTION DE LA CRÉANCE - A) SUCCESSION DES RÈGLES DANS LE TEMPS [RJ2] - B) ESPÈCE - 3) ETABLISSEMENT DES AGISSEMENTS DOLOSIFS - DÉCISION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE SANCTIONNANT L'ENTENTE - EXISTENCE - 4) RENCHÉRISSEMENT DES PRIX D'ENTREPRISES NE PARTICIPANT PAS À L'ENTENTE - IMPUTABILITÉ AUX MEMBRES DE L'ENTENTE - EXISTENCE (EFFET D'OMBRELLE) [RJ3].

14-05-02 1) Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire.,,,2) a) Jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient, sur le fondement de l'article 2270-1 du code civil, par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l'entrée en vigueur de cette loi et jusqu'à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, l'article 2224 du code civil prévoit que ces actions se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu les faits lui permettant de les exercer. Selon le II de l'article 26 de la loi, les dispositions qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.,,,b) Personne publique ayant eu connaissance de manière suffisamment certaine de l'étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle avait été victime à la date de la publication de la décision de la Commission européenne sanctionnant l'entente. Délai prévu par l'article 2270-1 du code civil ayant commencé à courir à cette date devant expirer au bout de dix ans. Délai de cinq ans prévu par l'article 2224 du code civil, ayant commencé à courir le 19 juin 2008, lendemain de la publication de la loi du 17 juin, expirant à une date antérieure. Lorsque le tribunal administratif est saisi avant cette dernière date, l'action indemnitaire n'est pas prescrite.,,,3) Une décision de la Commission européenne sanctionnant une entente, lorsqu'elle n'a pas été annulée par les juridictions de l'Union européenne, suffit à établir l'existence des manoeuvres dolosives des entreprises impliquées dans cette entente.,,,4) Les entreprises dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés conclus par leurs victimes sont susceptibles d'engager leur responsabilité du fait de ce surcoût, alors même que ces marchés ont été conclus avec des entreprises ne participant pas à cette entente.

MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - FORMATION DES CONTRATS ET MARCHÉS - PERSONNE PUBLIQUE VICTIME - À L'OCCASION DE LA PASSATION D'UN MARCHÉ PUBLIC - DE PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES - 1) RESPONSABILITÉ SOLIDAIRE DE L'ENSEMBLE DES ENTREPRISES IMPLIQUÉES - EXISTENCE [RJ1] - 2) PRESCRIPTION DE LA CRÉANCE - A) SUCCESSION DES RÈGLES DANS LE TEMPS [RJ2] - B) ESPÈCE - 3) ETABLISSEMENT DES AGISSEMENTS DOLOSIFS - DÉCISION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE SANCTIONNANT L'ENTENTE - EXISTENCE - 4) RENCHÉRISSEMENT DES PRIX D'ENTREPRISES NE PARTICIPANT PAS À L'ENTENTE - IMPUTABILITÉ AUX MEMBRES DE L'ENTENTE - EXISTENCE (EFFET D'OMBRELLE) [RJ3].

39-02 1) Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire.,,,2) a) Jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, les actions fondées sur la responsabilité quasi-délictuelle des auteurs de pratiques anticoncurrentielles se prescrivaient, sur le fondement de l'article 2270-1 du code civil, par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Après l'entrée en vigueur de cette loi et jusqu'à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, l'article 2224 du code civil prévoit que ces actions se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu les faits lui permettant de les exercer. Selon le II de l'article 26 de la loi, les dispositions qui réduisent la durée de la prescription s'appliquent aux prescriptions à compter du jour de l'entrée en vigueur de la loi, sans que la durée totale puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure.,,,b) Personne publique ayant eu connaissance de manière suffisamment certaine de l'étendue des pratiques anticoncurrentielles dont elle avait été victime à la date de la publication de la décision de la Commission européenne sanctionnant l'entente. Délai prévu par l'article 2270-1 du code civil ayant commencé à courir à cette date devant expirer au bout de dix ans. Délai de cinq ans prévu par l'article 2224 du code civil, ayant commencé à courir le 19 juin 2008, lendemain de la publication de la loi du 17 juin, expirant à une date antérieure. Lorsque le tribunal administratif est saisi avant cette dernière date, l'action indemnitaire n'est pas prescrite.,,,3) Une décision de la Commission européenne sanctionnant une entente, lorsqu'elle n'a pas été annulée par les juridictions de l'Union européenne, suffit à établir l'existence des manoeuvres dolosives des entreprises impliquées dans cette entente.,,,4) Les entreprises dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés conclus par leurs victimes sont susceptibles d'engager leur responsabilité du fait de ce surcoût, alors même que ces marchés ont été conclus avec des entreprises ne participant pas à cette entente.

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - PROBLÈMES D'IMPUTABILITÉ - PERSONNES RESPONSABLES - 1) PERSONNE PUBLIQUE VICTIME - À L'OCCASION DE LA PASSATION D'UN MARCHÉ PUBLIC - DE PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES - RESPONSABILITÉ SOLIDAIRE DE L'ENSEMBLE DES ENTREPRISES IMPLIQUÉES - EXISTENCE [RJ1] - 2) RENCHÉRISSEMENT DES PRIX D'ENTREPRISES NE PARTICIPANT PAS À L'ENTENTE - IMPUTABILITÉ AUX MEMBRES DE L'ENTENTE - EXISTENCE (EFFET D'OMBRELLE) [RJ3].

60-03-02 1) Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire.,,,2) Les entreprises dont les pratiques anticoncurrentielles ont eu pour effet d'augmenter le prix de marchés conclus par leurs victimes sont susceptibles d'engager leur responsabilité du fait de ce surcoût, alors même que ces marchés ont été conclus avec des entreprises ne participant pas à cette entente.


Références :

[RJ1]

Cf., en précisant, CE, 27 mars 2020, Société Lacroix Signalisation, n° 421758, à publier au Recueil., ,

[RJ2]

Cf., en précisant, CE, 22 novembre 2019, SNCF Mobilités, n° 418645, T. pp. 603-605-819.,,

[RJ3]

Rappr., s'agissant de l'effet d'ombrelle, CJUE, 5 juin 2014, Kone AG et autres c/ Öbb-Infrastruktur AG, aff. C-557/12.


Publications
Proposition de citation : CE, 12 oct. 2020, n° 432981
Mentionné aux tables du recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. François Lelièvre
Rapporteur public ?: Mme Mireille Le Corre
Avocat(s) : SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP BENABENT ; CABINET BRIARD

Origine de la décision
Date de l'import : 18/10/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2020:432981.20201012
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