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15/10/2018 | FRANCE | N°417271

France | France, Conseil d'État, 5ème et 6ème chambres réunies, 15 octobre 2018, 417271


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 12 janvier, 9 avril, 5 septembre et 25 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SAS NRJ demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision n° 2017-871 du 22 novembre 2017 par laquelle le Conseil supérieur de l'audiovisuel a prononcé à son encontre, à la suite de la diffusion de l'émission " C'Cauet " le 9 décembre 2016 sur l'antenne du service NRJ, une sanction pécuniaire d'un montant d'un million d'euros ;
>2°) de mettre à la charge du Conseil supérieur de l'audiovisuel la somme de 5 000...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 12 janvier, 9 avril, 5 septembre et 25 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la SAS NRJ demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler la décision n° 2017-871 du 22 novembre 2017 par laquelle le Conseil supérieur de l'audiovisuel a prononcé à son encontre, à la suite de la diffusion de l'émission " C'Cauet " le 9 décembre 2016 sur l'antenne du service NRJ, une sanction pécuniaire d'un montant d'un million d'euros ;

2°) de mettre à la charge du Conseil supérieur de l'audiovisuel la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Louise Cadin, auditeur,

- les conclusions de M. Nicolas Polge, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de la SAS NRJ et à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat du Conseil supérieur de l'audiovisuel.

1. Considérant qu'aux termes de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " Le Conseil supérieur de l'audiovisuel, autorité publique indépendante, garantit l'exercice de la liberté de communication audiovisuelle par tout procédé de communication électronique, dans les conditions définies par la présente loi. / (...) Il assure le respect des droits des femmes dans le domaine de la communication audiovisuelle. A cette fin, il veille, d'une part, à une juste représentation des femmes et des hommes dans les programmes des services de communication audiovisuelle et, d'autre part, à l'image des femmes qui apparaît dans ces programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples (...) " ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article 2-6 de la convention relative au service de radio " NRJ " que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a conclue le 2 octobre 2012 avec la SAS NRJ en application de l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986 : " La dignité de la personne humaine constitue l'une des composantes de l'ordre public. Il ne saurait y être dérogé par des conventions particulières même si le consentement est exprimé par la personne intéressée. Le titulaire s'engage à ce qu'aucune émission ne porte atteinte à la dignité de la personne humaine. Il respecte les droits de la personne relatifs à sa vie privée, son honneur et sa réputation tels qu'ils sont définis par la loi et la jurisprudence. Il veille en particulier : - à ce qu'il soit fait preuve de retenue dans la diffusion de témoignages susceptibles d'humilier les personnes ; /- à éviter la complaisance dans l'évocation de la souffrance humaine, ainsi que tout traitement avilissant l'individu ou le rabaissant au rang d'objet ; " ;

3. Considérant qu'aux termes de l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " Les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle et les opérateurs de réseaux satellitaires peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 " ; qu'aux termes de l'article 42-1 de la même loi : " Si la personne faisant l'objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut prononcer à son encontre, compte tenu de la gravité du manquement, et à la condition que celui-ci repose sur des faits distincts ou couvre une période distincte de ceux ayant déjà fait l'objet d'une mise en demeure, une des sanctions suivantes : (...) 3°) Une sanction pécuniaire assortie éventuellement d'une suspension de l'édition ou de la distribution du ou des services ou d'une partie du programme (...) " ; que l'article 28 de la même loi dispose que la convention conclue entre le CSA et un éditeur de services audiovisuels définit " les prérogatives et notamment les pénalités contractuelles dont dispose le Conseil supérieur de l'audiovisuel pour assurer le respect des obligations conventionnelles " ; qu'aux termes de l'article 4-2-2 de la convention du 2 octobre 2012 conclue entre le CSA et la SAS NRJ : " (...) le Conseil supérieur de l'audiovisuel peut, en cas de non-respect des obligations qui sont imposées par la décision d'autorisation ou de l'une des stipulations de la convention ou des avenants qui pourraient lui être annexés, prononcer contre le titulaire une des sanctions suivantes compte tenu de la gravité du manquement et après mise en demeure : (...) 3°) une sanction pécuniaire dont le montant ne peut dépasser le montant prévu à l'article 42-2 de la loi du 30 septembre 1986 (...) " ; que l'article 4-2-4 de la même convention prévoit que les sanctions mentionnées à son article 4-2-2 sont prononcées dans le respect des garanties fixées par les articles 42 et suivants de la loi du 30 septembre 1986 ;

4. Considérant que, par une décision du 22 novembre 2017, le CSA a estimé qu'une séquence diffusée le 9 décembre 2016 par le service de radio NRJ lors de l'émission " C'Cauet " était constitutive d'un manquement, d'une part, aux prescriptions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 et, d'autre part, aux obligations résultant de l'article 2-6 de la convention du 2 octobre 2012 et a infligé à la SAS NRJ, en sa qualité d'éditeur du service, une sanction pécuniaire d'un million d'euros ; que la SAS NRJ demande l'annulation de cette décision ;

Sur la régularité de la procédure :

5. Considérant qu'aux termes de l'article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " Les sanctions prévues aux articles 42-1, 42-3, 42-4, 42-15, 48-2 et 48-3 sont prononcées dans les conditions suivantes : (...) 3° Le rapporteur décide si les faits dont il a connaissance justifient l'engagement d'une procédure de sanction. / S'il estime que les faits justifient l'engagement d'une procédure de sanction, le rapporteur notifie les griefs aux personnes mises en cause, qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai d'un mois suivant la notification. (...) 5° Au terme de l'instruction, le rapporteur communique son rapport, accompagné des documents sur lesquels il se fonde, à la personne mise en cause et au Conseil supérieur de l'audiovisuel " ;

6. Considérant que si la SAS NRJ fait valoir que le dossier auquel elle a eu accès avant de présenter ses observations écrites ne comportait pas une plainte relative à la séquence litigieuse qu'une auditrice avait adressée au CSA, il résulte de l'instruction que le rapporteur ne s'est pas fondé sur le contenu de ce document pour proposer au CSA de prononcer une sanction et que le conseil supérieur ne s'y est pas davantage référé pour prendre la décision litigieuse ; qu'au surplus, la plainte a été communiquée à la SAS NRJ avant son audition par le CSA, ce qui l'a mise en mesure de présenter des observations sur ce point ; que, dans ces conditions, la requérante n'est pas fondée à soutenir que la sanction aurait été prise au terme d'une procédure irrégulière, faute pour le CSA de lui avoir communiqué la plainte en temps utile ;

Sur le bien-fondé de la sanction :

7. Considérant que la séquence qui a fait l'objet de la sanction litigieuse, diffusée lors de l'émission " C'Cauet " du 9 décembre 2016, a consisté en un " canular téléphonique " d'environ dix minutes au cours duquel une chroniqueuse de l'émission et une auditrice complice, présentée comme la belle-soeur de la personne piégée, ont fait croire à celle-ci qu'elles avaient eu des relations sexuelles avec son compagnon ; que le CSA a retenu que cette séquence constituait un manquement aux dispositions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 et aux obligations prévues par l'article 2-6 de la convention du 2 octobre 2012 ;

En ce qui concerne l'existence d'une mise en demeure préalable :

8. Considérant que, par une décision n° 2016-736 du 28 septembre 2016, le CSA a mis en demeure la SAS NRJ, de respecter, à l'avenir, les dispositions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 citées ci-dessus en veillant à ce que ne soient pas tenus à l'antenne des propos présentant une image dégradante des femmes et tendant à les réduire à des objets sexuels, ainsi que les stipulations de l'article 2-6 de la convention du 2 octobre 2012 en veillant à ce que ne soient pas diffusés des propos insultants à l'égard de personnes et susceptibles de nuire à leur réputation ; que le Conseil supérieur de l'audiovisuel a pu légalement s'appuyer sur cette mise en demeure pour sanctionner, sur le fondement des mêmes dispositions et des mêmes stipulations, la diffusion des propos incriminés de l'émission du 9 décembre 2016, qui sont de même nature que ceux qui étaient visés dans la mise en demeure ;

En ce qui concerne la qualification juridique des faits :

9. Considérant, d'une part, que l'appel téléphonique diffusé à l'antenne était destiné à mettre une femme en situation de détresse en lui faisant croire que son compagnon la trompait de manière habituelle et en justifiant cette infidélité par le surpoids allégué de la victime ; que la séquence était fondée sur la répétition, pendant près de dix minutes, de propos impliquant que cette femme devait être jugée uniquement sur son apparence physique et devait veiller à préserver cette apparence pour satisfaire son compagnon ; qu'ainsi, le CSA, n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en retenant que la séquence litigieuse était fondée sur des stéréotypes sexistes et une vision des femmes tendant à les réduire à un rôle d'objet sexuel, en méconnaissance des dispositions de l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 ;

10. Considérant, d'autre part, que pendant toute la durée de la séquence, les interlocutrices de la victime l'ont humiliée par des insultes et des commentaires injurieux sur son physique ; qu'au surplus, alors qu'après plusieurs minutes la victime, en pleurs, était dans un état de détresse et de vulnérabilité manifeste, l'animateur a laissé cette situation perdurer et tardé à lui révéler la supercherie ; qu'en retenant, au vu de ces circonstances, que la séquence litigieuse avait eu pour l'intéressée un caractère humiliant et que sa diffusion à l'antenne avait constitué un manquement aux stipulations de l'article 2-6 de la convention du 2 octobre 2012, le CSA a procédé à une exacte qualification des faits de l'espèce ; que la circonstance que la victime ait donné son consentement à la diffusion de la séquence est sans incidence sur le bien-fondé de cette qualification ;

En ce qui concerne le respect des principes de liberté d'expression et de liberté de communication audiovisuelle :

11. Considérant qu'eu égard tant à la gravité et à la nature des faits décrits ci-dessus qu'aux pouvoirs dévolus par la loi au CSA pour lutter contre la diffusion de préjugés sexistes et aux obligations qui s'imposent en la matière aux éditeurs de service, la décision attaquée ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et par l'article 10, paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que la circonstance que les propos litigieux aient été en l'espèce tenus par des femmes et qu'ils aient eu un caractère prétendument humoristique est à cet égard sans incidence ;

Sur le montant de la sanction :

12. Considérant qu'aux termes de l'article 42-2 de la loi du 30 septembre 1986 : " Le montant de la sanction pécuniaire doit être fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages tirés du manquement, sans pouvoir excéder 3 % du chiffre d'affaires hors taxes, réalisé au cours du dernier exercice clos calculé sur une période de douze mois. Ce maximum est porté à 5 % en cas de nouvelle violation de la même obligation. / Lorsque le manquement est constitutif d'une infraction pénale, le montant de la sanction pécuniaire ne peut excéder celui prévu pour l'amende pénale. " ;

13. Considérant, d'une part, que si le CSA a tenu compte, dans les motifs de sa décision, du caractère injurieux des propos adressés à la victime du canular par ses interlocutrices, il n'a pas entendu sanctionner une injure prononcée publiquement envers une personne nommément désignée au sens de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; que, par suite, la requérante ne peut utilement soutenir que le CSA n'aurait pu légalement prononcer à son encontre une amende d'un montant supérieur à celui que prévoient les dispositions de cet article ;

14. Considérant, d'autre part, qu'il ne résulte pas de l'instruction que la sanction pécuniaire d'un million d'euros infligée à la SAS NRJ doive être regardée comme excessive eu égard à la gravité des manquements commis ; que si la société requérante fait valoir qu'elle n'a pu retirer de ces manquements qu'un avantage limité, cette circonstance n'est, en tout état de cause, pas à elle seule de nature à conduire à regarder la sanction comme excessive ;

15. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la société requérante n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision qu'elle attaque ;

16. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge du CSA qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la SAS NRJ la somme de 3 000 euros que le CSA demande au titre de ces dispositions ;

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la SAS NRJ est rejetée.

Article 2 : La SAS NRJ versera au Conseil supérieur de l'audiovisuel la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la SAS NRJ et au Conseil supérieur de l'audiovisuel.

Copie en sera adressée à la ministre de la culture.


Synthèse
Formation : 5ème et 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 417271
Date de la décision : 15/10/2018
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 15 oct. 2018, n° 417271
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Louise Cadin
Rapporteur public ?: M. Nicolas Polge
Avocat(s) : SCP SPINOSI, SUREAU ; SCP BARADUC, DUHAMEL, RAMEIX

Origine de la décision
Date de l'import : 23/10/2018
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2018:417271.20181015
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