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03/11/2016 | FRANCE | N°378190

France | France, Conseil d'État, 6ème - 1ère chambres réunies, 03 novembre 2016, 378190


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 22 avril et 18 juillet 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'association Institut pour la Justice demande au Conseil d'État :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir, d'une part, la décision en date du 20 février 2014 du garde des sceaux, ministre de la justice, rejetant sa demande d'abrogation du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique et, d'autre part, ce décret ;>
2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 2 000 euros au titre de l'arti...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 22 avril et 18 juillet 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'association Institut pour la Justice demande au Conseil d'État :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir, d'une part, la décision en date du 20 février 2014 du garde des sceaux, ministre de la justice, rejetant sa demande d'abrogation du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique et, d'autre part, ce décret ;

2°) de mettre à la charge de l'État la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, et notamment son Préambule ;

- le code de procédure pénale ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

- le décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991, modifié par le décret n° 2013-525 du 20 juin 2013 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Didier Ribes, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Xavier de Lesquen, rapporteur public.

1. Considérant que par une lettre du 19 décembre 2013, l'association Institut pour la Justice a saisi le Premier ministre d'une demande tendant à l'abrogation du décret du 19 décembre 1991 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ; que le Premier ministre a transmis cette demande au garde des sceaux, ministre de la justice, qui l'a rejetée par une décision expresse du 20 février 2014 ; que l'association requérante demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 19 décembre 1991 ainsi que la décision du ministre de la justice refusant de l'abroger ; que les conclusions tendant à l'annulation du décret doivent être regardées comme dirigées contre l'article 90 de ce décret ;

Sur les conclusions dirigées contre le décret du 19 décembre 1991 :

2. Considérant que le décret du 19 décembre 1991 a été publié au Journal officiel de la République française du 20 décembre 1991 ; que l'article 90 de ce décret a été modifié pour la dernière fois par le décret du 20 juin 2013 relatif aux rétributions des missions d'aide juridictionnelle accomplies par les avocats devant la Cour nationale du droit d'asile et les juridictions administratives en matière de contentieux des étrangers, qui a été publié au Journal officiel de la République française le 22 juin 2013 ; que, par suite, les conclusions présentées le 22 avril 2014 par l'association Institut pour la Justice et tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret sont irrecevables en raison de leur tardiveté ;

Sur les conclusions dirigées contre la décision du ministre de la justice :

3. Considérant que l'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation d'un règlement illégal, est tenue d'y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ; que, toutefois, cette autorité ne saurait être tenue d'accueillir une telle demande dans le cas où l'illégalité du règlement a cessé, en raison d'un changement de circonstances, à la date à laquelle elle se prononce ;

4. Considérant, en premier lieu, que le dernier alinéa de l'article 4 de la loi du 10 juillet 1991 précise que, pour les Français établis hors de France, les plafonds de ressources pour bénéficier de l'aide juridictionnelle, prévus au premier alinéa du même article, sont établis par décret en Conseil d'Etat après avis de la commission permanente pour la protection sociale des Français de l'étranger ; que le décret du 19 décembre 1991 ne fixe pas les plafonds de ressources applicables aux Français établis hors de France ; que, par suite, le moyen tiré de ce que ce décret serait irrégulier, faute d'avoir été soumis pour avis à la commission permanente pour la protection sociale des Français de l'étranger, doit être écarté ;

5. Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 27 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique : " L'avocat qui prête son concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle perçoit une rétribution. / L'État affecte annuellement à chaque barreau une dotation représentant sa part contributive aux missions d'aide juridictionnelle accomplies par les avocats du barreau. / Le montant de cette dotation résulte, d'une part, du nombre de missions d'aide juridictionnelle accomplies par les avocats du barreau et, d'autre part, du produit d'un coefficient par type de procédure et d'une unité de valeur de référence. / Pour les aides juridictionnelles totales, l'unité de valeur de référence est majorée en fonction du volume des missions effectuées au titre de l'aide juridictionnelle au cours de l'année précédente au regard du nombre d'avocats inscrits au barreau. / (...) " ; que l'article 90 du décret du 19 décembre 1991, pris pour l'application de cette loi, prévoit que la contribution de l'État à la rétribution des avocats qui prêtent leur concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle totale est déterminée en fonction du produit de l'unité de valeur prévue par la loi de finances et des coefficients qu'il prévoit ; que cet article fixe les coefficients applicables aux différentes procédures juridictionnelles ainsi que, pour certaines procédures, les majorations applicables, en fonction notamment des incidents de procédure susceptibles d'intervenir et des mesures d'instruction décidées le cas échéant par le juge ; qu'il prévoit, notamment, que le coefficient en fonction duquel est déterminée la contribution de l'Etat à la rétribution des avocats qui prêtent leur concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle est fixé à 12 unités de valeur pour une instruction correctionnelle sans détention provisoire, à 50 unités de valeur pour une instruction criminelle et à 50 unités de valeur pour une procédure devant la cour d'assises, la cour d'assises des mineurs ou le tribunal pour enfants statuant au criminel ; que le même article prévoit que la contribution de l'Etat à la rétribution de l'avocat au titre de l'assistance d'une partie civile dans ces différentes procédures est déterminée en fonction de coefficients fixés, respectivement, à 8, 18 et 35 unités de valeur ; qu'il fixe, en outre, à 4 unités de valeur le coefficient applicable à la rétribution de la mission d'assistance d'une personne condamnée devant le juge de l'application des peines ou le juge des enfants statuant en matière d'application des peines, le tribunal de l'application des peines ou le tribunal pour enfants statuant en matière d'application des peines ;

6. Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article 27 de la loi du 10 juillet 1991 mentionnée ci-dessus que la contribution versée aux avocats prêtant leur concours aux bénéficiaires de l'aide juridictionnelle n'implique pas que cette contribution, dont l'unité de valeur est déterminée annuellement par la loi de finances, couvre l'intégralité des frais et honoraires correspondants et que le législateur a ainsi entendu laisser à la charge des auxiliaires de justice une part du financement de l'aide juridictionnelle ; que le législateur, afin de garantir l'objectif d'intérêt général d'accès à la justice des plus démunis, a prévu un mécanisme de rétribution forfaitaire, qui laisse à la charge des avocats une partie des coûts liés à la mise en oeuvre de l'aide juridictionnelle ; que cette participation des avocats à la prise en charge de l'aide juridictionnelle trouve sa contrepartie dans le régime de représentation dont ils disposent devant les tribunaux, qui, sauf exceptions définies par la loi, leur confère un monopole de représentation ;

7. Considérant, d'une part, que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'elle déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un comme l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier ;

8. Considérant que le code de procédure pénale reconnaît à la partie civile le droit d'accéder à la procédure et d'être informée de son déroulement ; qu'au cours de l'instruction préparatoire, elle peut demander à ce qu'il soit procédé à tous les actes qui lui paraissent nécessaires à la manifestation de la vérité ; qu'au cours du procès, la victime prend part au débat contradictoire en pouvant notamment citer des témoins et interroger l'accusé, les témoins ainsi que, le cas échéant, les autres parties civiles ; que la partie civile peut interjeter appel et se pourvoir en cassation notamment contre les décisions juridictionnelles refusant des actes d'instruction ou prononçant un non-lieu ; qu'il résulte de l'ensemble des dispositions du code de procédure pénale relatives à l'action publique et aux droits de la partie lésée que si le législateur a renforcé, au cours de l'instruction et dans le déroulement du procès pénal, la place et les droits des victimes, les prérogatives dont celles-ci disposent ainsi ne leur sont reconnues que pour concourir à la recherche et à la manifestation de la vérité, indépendamment de la réparation du dommage causé par l'infraction à laquelle tend l'action civile ; que l'action publique qui peut être mise en mouvement par une partie lésée, dès lors qu'elle peut se prévaloir de l'existence d'un intérêt personnel et direct à cette action, ne peut être exercée que par les seules autorités publiques, au nom et pour le compte de la société ; que si le procès pénal peut avoir pour effet de répondre aux attentes des victimes, il a pour objet de permettre à l'État, par la manifestation de la vérité et le prononcé d'une peine, d'assurer la rétribution de la faute commise par l'auteur de l'infraction et le rétablissement de la paix sociale ; qu'eu égard à la fonction et à la portée du procès pénal ainsi rappelées, le mis en cause et la partie civile ne sont pas dans une situation identique ; que, par voie de conséquence, les missions de l'avocat de la défense et celles de l'avocat de la partie civile ne sauraient être considérées comme identiques ; qu'elles impliquent, en particulier, des obligations et charges plus lourdes pour l'avocat de la personne mise en cause, tant au cours de l'instruction que durant le procès ; que celui-ci doit notamment répondre au ministère public et à la partie civile ; que, lors du procès pénal, il appartient à l'avocat de la défense de plaider non seulement, comme l'avocat de la partie civile, sur la question de la culpabilité, mais également sur celle du quantum de la peine ; que la différence dans la détermination des montants de référence en fonction desquels est calculée la contribution de l'Etat à la rétribution des avocats de la partie civile et de la personne mise en cause qui résulte de l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 est ainsi fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l'objet du décret ; qu'elle n'est pas manifestement disproportionnée au regard des motifs qui la justifient ; qu'il suit de là que ce décret n'a pas méconnu le principe d'égalité en prévoyant une rétribution des avocats des parties civiles différente de celle des avocats des personnes mises en cause dans les différentes procédures pénales mentionnées au point 5 ; que, pour les motifs qui précèdent, en tant qu'elles prévoient des contributions de l'Etat d'un montant différent, les dispositions litigieuses ne sont pas davantage entachées d'erreur manifeste d'appréciation et ne sauraient être regardées comme portant atteinte aux principes d'égalité devant la justice et d'égalité des armes ;

9. Considérant, d'autre part, que les dispositions de l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 fixant les modes de détermination de la contribution de l'Etat à la rétribution des avocats prêtant leur concours aux bénéficiaires de l'aide juridictionnelle n'ont ni pour objet ni pour effet de faire peser des charges publiques sur les justiciables ; que, dès lors, l'association requérante ne saurait utilement soutenir qu'elles auraient méconnu le principe d'égalité devant les charges publiques ;

10. Considérant, enfin, qu'aux termes du troisième alinéa de l'article 730 du code de procédure pénale : " Pour les demandes de libération conditionnelle concernant des personnes condamnées à une peine d'emprisonnement égale ou supérieure à cinq ans ou à une peine de réclusion, l'avocat de la partie civile peut, s'il en fait la demande, assister au débat contradictoire devant le juge de l'application des peines, le tribunal de l'application des peines ou la chambre de l'application des peines de la cour d'appel statuant en appel pour y faire valoir ses observations, avant les réquisitions du ministère public " ; qu'en s'abstenant de prévoir toute rétribution de la mission d'assistance de l'avocat de la partie civile intervenant, au titre de l'aide juridictionnelle, dans la procédure prévue à l'article 730 du code de procédure pénale, alors que celle de l'avocat assistant au même titre la personne condamnée dans cette procédure bénéficie d'une contribution de l'État à hauteur de quatre unités de valeur, l'article 90 du décret du 19 décembre 1991 a méconnu le principe, posé par l'article 27 de la loi du 10 juillet 1991, de rétribution de l'avocat qui prête son concours au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle, et a, ce faisant, établi une différence de traitement manifestement disproportionnée ;

11. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'association requérante n'est fondée à demander l'annulation de la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, refusant d'abroger le décret du 19 décembre 1991 qu'en tant que l'article 90 de ce décret ne prévoit pas de part contributive de l'État à la rétribution de l'assistance de l'avocat de la partie civile dans le cadre de la procédure prévue à l'article 730 du code de procédure pénale ;

12. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 300 euros à verser à l'association Institut pour la Justice au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

D E C I D E :

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Article 1er : La décision du 20 février 2014 du garde des sceaux, ministre de la justice, refusant l'abrogation du décret du 19 décembre 1991 est annulée en tant qu'elle concerne les dispositions de l'article 90 de ce décret qui ne prévoient pas de part contributive de l'État à la rétribution au titre de l'aide juridictionnelle de l'assistance de l'avocat de la partie civile dans le cadre de la procédure prévue à l'article 730 du code de procédure pénale.

Article 2 : L'État versera à l'association Institut pour la Justice une somme de 300 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association Institut pour la Justice, au Premier ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.


Synthèse
Formation : 6ème - 1ère chambres réunies
Numéro d'arrêt : 378190
Date de la décision : 03/11/2016
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 03 nov. 2016, n° 378190
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Didier Ribes
Rapporteur public ?: M. Xavier de Lesquen

Origine de la décision
Date de l'import : 16/12/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2016:378190.20161103
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