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11/06/2014 | FRANCE | N°368314

France | France, Conseil d'État, 2ème et 7ème sous-sections réunies, 11 juin 2014, 368314


Vu le pourvoi, enregistré le 6 mai 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le ministre de l'économie et des finances ; le ministre demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt n° 10MA03456 du 5 mars 2013 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a annulé le jugement n° 0901047 du 16 juillet 2010 du tribunal administratif de Bastia rejetant la demande de M. A...B...tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité de 185 188 euros en réparation des préjudices consécutifs à sa non affectation sur un emploi correspo

ndant à son grade entre le 21 mars 1997 et sa mise à la retraite à com...

Vu le pourvoi, enregistré le 6 mai 2013 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le ministre de l'économie et des finances ; le ministre demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt n° 10MA03456 du 5 mars 2013 par lequel la cour administrative d'appel de Marseille a annulé le jugement n° 0901047 du 16 juillet 2010 du tribunal administratif de Bastia rejetant la demande de M. A...B...tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une indemnité de 185 188 euros en réparation des préjudices consécutifs à sa non affectation sur un emploi correspondant à son grade entre le 21 mars 1997 et sa mise à la retraite à compter du 1er janvier 2001, et condamné l'Etat au versement de la somme de 67 711 euros, cette somme portant intérêts à compter du 12 août 2009 ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de M. B...;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;

Vu la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;

Vu la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;

Vu le décret n° 79-88 du 25 janvier 1979 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Yves Doutriaux, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Béatrice Bourgeois-Machureau, rapporteur public,

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Monod, Colin, Stoclet, avocat de M. B...;

1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M.B..., agent de constatation principal des douanes de 1ère classe, a été gardé à vue puis mis en détention provisoire du 16 octobre 1996 au 20 mars 1997 dans le cadre d'une affaire de trafic de jeux de hasard puis placé, par ordonnance du 21 mars 1997 du juge d'instruction du tribunal de grande instance de Mulhouse, sous contrôle judiciaire avec notamment l'interdiction " de se livrer à l'activité de douanier " ; que, par une lettre du 16 avril 1997, la direction générale des douanes et droits indirects a informé M. B...que sa demande de suspension avec maintien de traitement était rejetée et qu'en l'absence de service fait, il ne pourrait prétendre à aucune rémunération ; que M. B...a demandé les 9 septembre 1999, 24 février et 14 juin 2000 la liquidation de ses droits à pension tout en indiquant qu'il se réservait la possibilité d'exercer toute action tendant au rétablissement de ses droits à compter du 16 octobre 1996 ; que, par courrier notifié le 24 janvier 2001, l'administration l'a informé qu'il avait été admis à la retraite à compter du 1er janvier 2001, ses services admissibles à pension étant arrêtés " au 15 octobre 1996 inclus, date à laquelle M. B...a été placé en disponibilité de fait " ; que le tribunal de grande instance de Mulhouse, par jugement correctionnel des 19-20-21 juin 2001, a condamné M. B...à trois mois d'emprisonnement et à une interdiction des droits civiques et civils pour une durée de cinq ans ; que M. B...a saisi, le 10 novembre 2009, le tribunal administratif de Bastia d'une demande tendant à ce que l'Etat soit condamné à réparer les préjudices consécutifs à son absence d'affectation entre le 21 mars 1997 et sa mise à la retraite à compter du 1er janvier 2001 ; que, sur appel de M.B..., la cour administrative d'appel de Marseille a, par l'arrêt attaqué du 5 mars 2013, condamné l'Etat à lui verser la somme de 67 711 euros, assortie des intérêts légaux à compter du 12 août 2009, en réparation du préjudice subi du fait du refus de l'Etat de lui proposer une affectation à compter du 21 septembre 1997, le comportement de l'intéressé exonérant l'administration de sa responsabilité à hauteur de 10 % ;

Sur le pourvoi :

2. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'administration avait opposé devant le tribunal administratif de Bastia l'exception tirée de ce que la créance dont se prévalait M. B...était prescrite au regard des dispositions de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics ; que la cour administrative d'appel de Marseille, dès lors qu'elle censurait le motif sur lequel s'était fondé le tribunal administratif pour rejeter la demande, se trouvait saisie, par l'effet dévolutif de l'appel, de l'exception ainsi soulevée ; qu'en ne répondant pas à cette exception, la cour a entaché son arrêt d'irrégularité ; que, par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de son pourvoi, le ministre de l'économie et des finances est fondé à demander l'annulation de cet arrêt ;

3. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

Sur l'exception de prescription quadriennale :

4. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 : " Sont prescrites, au profit de l'Etat (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis " ;

5. Considérant que, lorsqu'un litige oppose un agent public à son administration sur le montant des rémunérations auxquelles il a droit et que le fait générateur de la créance se trouve ainsi dans les services accomplis par l'intéressé, la prescription est acquise au début de la quatrième année suivant chacune de celles au titre desquelles ses services auraient dû être rémunérés ; qu'il en va cependant différemment lorsque, comme en l'espèce, la créance de l'agent porte sur la réparation d'une mesure illégalement prise à son encontre et qui a eu pour effet de le priver de fonctions ; qu'en pareille hypothèse, comme dans tous les autres cas où est demandée l'indemnisation du préjudice résultant de l'illégalité d'une décision administrative, le fait générateur de la créance doit être rattaché, non à l'exercice au cours duquel la décision a été prise mais à celui au cours duquel elle a été régulièrement notifiée ;

6. Considérant qu'il résulte de l'instruction qu'aucune décision privant M. B... d'affectation n'a été notifiée à l'intéressé ; que le ministre de l'économie et des finances n'est, par suite, pas fondé à opposer la prescription quadriennale aux créances dont se prévaut M. B...et qui trouvent leur cause dans l'absence d'affectation ;

Sur la responsabilité de l'Etat :

7. Considérant, en premier lieu, que sous réserve de dispositions statutaires particulières, tout fonctionnaire en activité tient de son statut le droit de recevoir, dans un délai raisonnable, une affectation correspondant à son grade ;

8. Considérant, en deuxième lieu, que si le ministre soutient que l'ordonnance du 21 mars 1997 du juge d'instruction au tribunal de grande instance de Mulhouse faisait interdiction à M. B...de se livrer à " l'activité de douanier ", il ne justifie pas en quoi des tâches d'administration générale des services ou d'entretien des moyens matériels n'auraient pu lui être confiées, conformément aux dispositions de l'article 3 du décret du 25 janvier 1979 fixant le statut particulier du corps des agents de constatation des douanes ;

9. Considérant, enfin, qu'il n'est pas contesté que M. B...est resté sans affectation de sa remise en liberté, le 21 mars 1997, jusqu'au 31 décembre 2000, veille de sa mise à la retraite, et que l'administration, qui n'a pris aucune mesure statutaire ou disciplinaire à son égard pendant plus de quarante-cinq mois, ne l'a pas rémunéré pendant cette période ; qu'il résulte de ce qui précède qu'en dépit des conditions particulières de la réintégration de M. B..., compte tenu des conditions du contrôle judiciaire et des charges pénales pesant sur lui, l'administration a dépassé le délai raisonnable qui lui était imparti pour proposer une affectation à cet agent ; que cette faute est de nature à engager la responsabilité de l'Etat à son égard ; qu'il y a lieu, compte tenu des difficultés qu'aurait probablement rencontrées l'administration des douanes pour proposer à M. B...un poste correspondant à sa situation, de retenir une période de responsabilité de l'administration débutant six mois seulement après la remise en liberté de M.B..., courant du 21 septembre 1997 au 31 décembre 2000 ;

10. Considérant, toutefois, que si M. B...était en droit de se voir attribuer une affectation correspondant à son grade, il lui appartenait également d'effectuer des démarches en vue de recevoir une affectation ; qu'à cet égard, la circonstance qu'il est resté plus de deux ans avant de solliciter son administration pour trouver une issue statutaire à sa situation est de nature à exonérer l'Etat de sa responsabilité à hauteur de 30 % ;

Sur les préjudices :

11. Considérant que M. B...sollicite, en premier lieu, une indemnité réparant la perte de rémunération entraînée par la faute précitée ; que si, en principe, un fonctionnaire n'a droit à sa rémunération qu'après service fait, cette règle ne peut être opposée à l'intéressé, à qui l'absence de service fait n'est pas, pour l'essentiel, imputable dans la période de responsabilité de l'administration ci-dessus définie ; que, par conséquent, compte tenu de l'indice majoré détenu par l'intéressé, qui permet d'évaluer à 8 500 F le traitement net moyen, avec supplément familial de traitement, qu'il aurait perçu durant la période de responsabilité de l'administration, la perte de rémunération subie peut être évaluée à la somme de 51 012 euros ; qu'il convient d'en soustraire les revenus que M. B...a perçus durant cette période de responsabilité et qui, au vu des sommes figurant dans rubrique " salaires et assimilés " de ses avis d'imposition sur le revenu pour les années 1997 à 2000, peuvent être évalués au montant de 77 989 F, soit 11 889 euros ; qu'en conséquence, il sera fait une juste appréciation de l'indemnité correspondant au manque à gagner durant la période allant du 21 septembre 1997 au 31 décembre 2000 en l'évaluant à la somme de 39 123 euros ;

12. Considérant que M. B...sollicite, en deuxième lieu, une indemnité réparant la minoration du montant de sa pension de retraite ; que, compte tenu de la période de responsabilité retenue, il est fondé à soutenir que sa pension aurait dû être liquidée en y ajoutant trente-neuf mois, impliquant une liquidation de la pension sur la base de 69 % de son traitement de référence ; qu'il résulte de l'instruction que la minoration de sa pension de retraite sur une année peut être évaluée à 1 201,19 euros, soit une perte de 32 432 euros, compte tenu de l'espérance de vie moyenne après cinquante-cinq ans évaluée à vingt-sept années ;

13. Considérant, enfin, que si, dans les circonstances de l'espèce, M. B...ne peut prétendre à la réparation d'un préjudice moral, il y a lieu d'évaluer à 5 000 euros la réparation des troubles qu'il a subis dans ses conditions d'existence en raison de l'impossibilité dans laquelle il s'est trouvé, jusqu'à ce que la pension de retraite lui soit servie, de faire face à ses engagements financiers ;

14. Considérant que, compte tenu du partage de responsabilité retenu au ...euros ; que cette somme devra porter intérêts à compter du 12 août 2009, date de réception par l'administration de la réclamation préalable présentée par M. B...;

15. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité du jugement attaqué, M. B...est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Bastia a rejeté l'ensemble de ses conclusions indemnitaires ;

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

16. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à M.B..., au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'arrêt du 5 mars 2013 de la cour administrative d'appel de Marseille et le jugement du 16 juillet 2010 du tribunal administratif de Bastia sont annulés.

Article 2 : L'Etat est condamné à payer à M. B...la somme de 53 588 euros. Cette somme portera intérêts à compter du 12 août 2009.

Article 3 : L'Etat versera à M. B...la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de M. B...est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée au ministre des finances et des comptes publics et à M. A...B....


Synthèse
Formation : 2ème et 7ème sous-sections réunies
Numéro d'arrêt : 368314
Date de la décision : 11/06/2014
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 11 jui. 2014, n° 368314
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Yves Doutriaux
Rapporteur public ?: Mme Béatrice Bourgeois-Machureau
Avocat(s) : SCP MONOD, COLIN, STOCLET

Origine de la décision
Date de l'import : 23/03/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2014:368314.20140611
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