COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Auer c. Auer, 2024 CSC 36
Appel entendu : 25 avril 2024
Jugement rendu : 8 novembre 2024
Dossier : 40582
Entre :
Roland Nikolaus Auer
Appelant
et
Aysel Igorevna Auer et
procureur général du Canada
Intimés
- et -
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
Trial Lawyers Association of British Columbia,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario,
Health Justice Program, Conseil canadien pour les réfugiés,
City of Calgary, Producteurs de poulet du Canada,
Producteurs d’œufs du Canada,
Éleveurs de dindon du Canada,
Producteurs d’œufs d’incubation du Canada,
Association nationale des organismes de réglementation de la pharmacie,
Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration,
Workers’ Compensation Board of British Columbia,
Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés,
Advocates for the Rule of Law et Ecojustice Canada Society
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
Motifs de jugement :
(par. 1 à 117)
La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Roland Nikolaus Auer Appelant
c.
Aysel Igorevna Auer et
procureur général du Canada Intimés
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général du Québec,
procureur général de la Colombie-Britannique,
procureur général de la Saskatchewan,
Trial Lawyers Association of British Columbia,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Health Justice Program,
Conseil canadien pour les réfugiés, City of Calgary,
Producteurs de poulet du Canada, Producteurs d’œufs du Canada,
Éleveurs de dindon du Canada, Producteurs d’œufs d’incubation du Canada,
Association nationale des organismes de réglementation de la pharmacie,
Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration,
Workers’ Compensation Board of British Columbia,
Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés,
Advocates for the Rule of Law et
Ecojustice Canada Society Intervenants
Répertorié : Auer c. Auer
2024 CSC 36
No du greffe : 40582.
2024 : 25 avril; 2024 : 8 novembre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — Texte législatif subordonné — Validité — Contestation des lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants au motif qu’elles seraient ultra vires du gouverneur en conseil — Norme de contrôle applicable lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné — Les lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants relèvent-elles du pouvoir délégué au gouverneur en conseil par la loi habilitante? — Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), art. 26.1 — Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175.
Le père et la mère se sont mariés en 2004, ont eu un enfant ensemble, et ont divorcé en 2008. Leur enfant vit avec la mère. Le père versait une pension alimentaire pour enfant à la mère, mais a présenté une demande de contrôle judiciaire contestant la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants (« Lignes directrices »), qui fixent le montant de pension alimentaire pour enfants à payer en cas de divorce. Selon le père, le gouverneur en conseil (« GEC ») a outrepassé le pouvoir que lui confèrent les par. 26.1(1) et (2) de la Loi sur le divorce quand il a édicté les Lignes directrices, parce que celles-ci obligent le parent débiteur à assumer une plus grande part des frais liés à l’enfant que le parent créancier.
Le juge en cabinet a statué que, à la suite de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumément applicable pour évaluer la validité d’un texte législatif subordonné, mais que le contrôle fondé sur cette norme devrait être guidé par les principes formulés dans l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et soins de longue durée), 2013 CSC 64. Le juge en cabinet a conclu que les Lignes directrices sont intra vires et a rejeté la demande de contrôle judiciaire du père.
La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel interjeté par le père, mais était divisée quant à la norme de contrôle applicable. Les juges majoritaires ont conclu que l’arrêt Vavilov n’a pas écarté l’arrêt Katz Group et que pour être ultra vires au motif qu’ils sont incompatibles avec l’objet de leur loi habilitante, les véritables règlements comme ceux adoptés par le GEC doivent être sans importance, non pertinents ou complètement étrangers à cet objet. Dans des motifs concordants, un autre juge a conclu que la norme de la décision raisonnable s’appliquait au contrôle de la validité des Lignes directrices, et que le test énoncé dans Katz Group guide le contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
La rigoureuse norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. En l’espèce, les Lignes directrices relèvent raisonnablement du pouvoir que confère la Loi sur le divorce au GEC, eu égard aux contraintes pertinentes. Le paragraphe 26.1(1) confère au GEC un pouvoir extrêmement large d’établir des lignes directrices en matière d’ordonnances alimentaires pour enfants. Le paragraphe 26.1(2) restreint ce pouvoir en exigeant que les lignes directrices soient fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation. Les Lignes directrices respectent cette contrainte.
Dans Vavilov, la Cour a établi un cadre exhaustif pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique lors de tout contrôle au fond d’une décision administrative et, ce faisant, a envisagé les questions impliquant des contestations visant la validité d’un texte législatif subordonné. Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov a établi une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable, sous réserve d’exceptions limitées lorsque le législateur a indiqué qu’il entend que s’applique une norme différente ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte. Ce cadre d’analyse s’applique afin de déterminer la norme applicable pour contrôler la validité d’un texte législatif subordonné. Un tel texte tire sa validité de la loi qui confère le pouvoir de l’édicter, et non de l’organe exécutif qui l’édicte. Par conséquent, l’identité du décideur qui l’a édicté ne détermine pas la norme de contrôle. Sauf indication contraire du législateur ou si la primauté du droit exige une autre norme, la validité d’un texte législatif subordonné doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, peu importe le délégataire qui l’a édicté, sa proximité avec le pouvoir législatif ou le processus suivant lequel le texte législatif subordonné a été édicté. En l’espèce, le législateur n’a pas indiqué que la décision du GEC d’établir les Lignes directrices doit être contrôlée selon une autre norme de contrôle que celle de la décision raisonnable, et la primauté du droit n’exige pas que les questions de validité, en elles‑mêmes, soient contrôlées selon la norme de la décision correcte. Par conséquent, la présomption de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable s’applique.
Dans un contrôle selon la norme de décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, c’est‑à‑dire la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci. Bon nombre des principes de la décision de la Cour dans Katz Group continuent de guider le contrôle suivant la norme de la décision raisonnable de la validité d’un texte législatif subordonné et demeurent valables en droit. Plus précisément : (1) le texte législatif subordonné doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci; (2) le texte législatif subordonné bénéficie d’une présomption de validité; (3) le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique; (4) un contrôle de la validité n’implique pas l’examen du bien‑fondé du texte législatif subordonné au regard de considérations d’intérêt général afin de déterminer s’il est nécessaire, sage et efficace dans la pratique.
Tous les principes de l’arrêt Katz Group qui précèdent, y compris le principe selon lequel le texte législatif subordonné jouit d’une présomption de validité, ont été réaffirmés à maintes reprises par la jurisprudence de la Cour. La présomption de validité comporte deux aspects : (1) elle impose à celui qui conteste le texte législatif subordonné le fardeau de démontrer que celui‑ci est invalide; (2) la présomption favorise une méthode d’interprétation qui concilie le texte législatif subordonné avec sa loi habilitante de sorte que, dans la mesure du possible, le texte législatif subordonné puisse être interprété d’une manière qui le rend intra vires. Lorsque c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, pour réfuter la présomption de validité du texte législatif subordonné, ceux qui le contestent doivent établir que celui-ci ne représente pas une interprétation raisonnable du pouvoir légal du délégataire. Pour qu’un texte législatif subordonné soit déclaré ultra vires au motif qu’il est incompatible avec l’objet de la loi habilitante, il n’est plus nécessaire qu’il soit sans importance, non pertinent ou complètement étranger à l’objet de la loi — maintenir ce seuil issu de l’arrêt Katz Group en dépit du changement substantiel qu’a entraîné l’arrêt Vavilov perpétuerait l’incertitude en droit, serait incompatible avec le contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable qui est exposé en détail dans l’arrêt Vavilov et compromettrait la concrétisation de la promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence de cet arrêt. En conséquence, il existe de solides raisons justifiant de s’écarter légèrement de l’arrêt Katz Group.
Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est possible en l’absence de motifs écrits. La plupart du temps, l’édiction d’un texte législatif subordonné n’est pas motivée par écrit; l’arrêt Vavilov a toutefois envisagé la possibilité d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable en l’absence de motifs écrits, notamment dans le contexte d’un contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Le raisonnement peut souvent être déduit de diverses sources. Qui plus est, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas un examen du bien‑fondé des considérations d’intérêt général. Le rôle d’un tribunal consiste à contrôler la légalité ou la validité du texte législatif subordonné, non d’examiner s’il est nécessaire, sage et efficace dans la pratique. Les conséquences potentielles ou concrètes du texte législatif subordonné ne sont pertinentes que dans la mesure où une cour de révision doit décider si le délégataire était raisonnablement autorisé à édicter le texte législatif subordonné qui aurait de telles conséquences. La norme de la décision raisonnable ne s’attache pas au caractère raisonnable des règles établies par l’autorité compétente, non plus qu’aux considérations sous‑jacentes d’ordre politique, économique, social ou partisan; le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné constitue plutôt fondamentalement une opération d’interprétation statutaire qui vise à s’assurer que le délégataire a agi dans les limites du pouvoir légitime qu’il détient en vertu de la loi habilitante. Le régime établi par la loi habilitante, les autres règles statutaires ou de common law applicables ainsi que les principes d’interprétation statutaire sont des contraintes pertinentes lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Les mots choisis par le législateur dans une loi habilitante décrivent les limites et les contours du pouvoir d’un délégataire. Le législateur peut employer un libellé précis et étroit pour délimiter en détail le pouvoir, limitant ainsi strictement l’autorité du délégataire, ou il peut utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs, conférant de ce fait un large pouvoir au délégataire. Les délégataires statutaires doivent respecter le choix du législateur à cet égard. D’autres règles statutaires ou de common law peuvent elles aussi restreindre le pouvoir conféré par la loi à un délégataire. Sauf indication contraire de la loi habilitante, lors de l’édiction d’un texte législatif subordonné, les délégataires statutaires doivent adopter une interprétation de leur pouvoir qui est compatible avec d’autres textes de loi et avec les principes de common law applicables.
En outre, les délégataires statutaires sont habilités à interpréter la portée de leur pouvoir lorsqu’ils édictent un texte législatif subordonné, mais leur interprétation doit être conforme au texte, au contexte et à l’objet de la loi habilitante. Il faut lire les termes de la loi habilitante dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur conformément au principe moderne d’interprétation statutaire. Dans l’exécution d’un contrôle de la validité, le tribunal ne procède pas à une analyse de novo pour déterminer la bonne interprétation de la loi habilitante et ensuite se demander si, suivant cette interprétation, le délégataire avait le pouvoir d’édicter le texte législatif subordonné. Le tribunal veille plutôt à ce que l’exercice du pouvoir du délégataire représente une interprétation raisonnable de la loi habilitante eu égard aux contraintes pertinentes.
Le contrôle de la validité des Lignes directrices suivant la norme de la décision raisonnable amène à conclure qu’elles respectent les limites du pouvoir du GEC, et qu’elles sont en conséquence intra vires. Le pouvoir conféré par la loi au GEC est extrêmement large. Il était loisible au GEC de choisir une méthode de calcul des ordonnances alimentaires pour enfants qui : (1) ne tient pas compte du revenu du parent créancier; (2) tient pour acquis que les parents payent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants peu importe les niveaux de revenu des parents et l’âge des enfants; (3) ne tient pas compte des allocations pour enfant versées par le gouvernement aux parents créanciers; (4) ne tient pas compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur à l’égard de l’enfant lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année; (5) risque d’entraîner une double prise en compte de certaines dépenses spéciales ou extraordinaires. Chacune de ces décisions relevait nettement du pouvoir délégué au GEC en vertu de la Loi sur le divorce.
Jurisprudence
Arrêt appliqué: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; arrêt expliqué : Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810; arrêts mentionnés : Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360; West Fraser Mills Ltd. c. Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485; Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1995 CanLII 3592 (CAF), [1995] 2 C.F. 595; Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, 1983 CanLII 20 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 106; Terrigno c. Calgary (City), 2021 ABQB 41, 1 Admin. L.R. (7th) 134; Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23; Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17; La Rose c. Canada, 2023 CAF 241; Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171, [2021] 4 R.C.F. 501; Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 210; Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] R.C.S. 1; British Columbia (Attorney General) c. Le, 2023 BCCA 200, 482 D.L.R. (4th) 20; Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville, 1982 CanLII 202 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 518; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, [2020] 2 R.C.S. 763; Childs c. Childs (1990), 1990 CanLII 5437 (NB CA), 107 R.N.-B. (2e) 176; Francis c. Baker, 1999 CanLII 659 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 250; D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231; Contino c. Leonelli‑Contino, 2005 CSC 63, [2005] 3 R.C.S. 217.
Lois et règlements cités
Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175, art. 1, 3 à 5, 7, 8, 9, 10.
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), art. 26.1.
Projet de loi C‑41, Loi modifiant la Loi sur le divorce, la Loi d’aide à l’exécution des ordonnances et des ententes familiales, la Loi sur la saisie-arrêt et la distraction de pensions et la Loi sur la marine marchande du Canada, 2e sess., 35e lég., 1996-1997.
Doctrine et autres documents cités
Blake, Sara. Clarity on the standard of review of regulations, 20 décembre 2022 (en ligne : https://canliiconnects.org/en/commentaries/90432; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC36_1_eng.pdf).
Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et questions juridiques. Témoignages, no 54, 2e sess., 35e lég., 21 Octobre 1996, 17:10 à 17:15.
Canada. Comité fédéral‑provincial‑territorial sur le droit de la famille. Pensions alimentaires pour enfants : Document de travail public, Ottawa, 1991.
Canada. Ministère de la Justice. Équipe sur les pensions alimentaires pour enfants. Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants — formule relative à la table des paiements : rapport technique, Ottawa, 1997.
Canada. Sénat. Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie, no 17, 2e sess., 35e lég., 11 et 12 décembre 1996.
Daly, Paul. A Culture of Justification : Vavilov and the Future of Administrative Law, Vancouver, UBC Press, 2023.
Daly, Paul. Resisting which Siren’s Call? Auer v Auer, 2022 ABCA 375 and TransAlta Generation Partnership v Alberta (Minister of Municipal Affairs), 2022 ABCA 381, 24 novembre 2022 (en ligne : https://www.administrativelawmatters.com/blog/2022/11/24/resisting-which-sirens-call-auer-v-auer-2022-abca-375-and-transalta-generation-partnership-v-alberta-minister-of-municipal-affairs-2022-abca-381/; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2024SCC-CSC36_2_eng.pdf).
Fera, Norman. « New Child‑Support Guidelines — A Brief Overview » (1997), 25 R.F.L. (4th) 356.
Finnie, Ross, Carolina Giliberti et Daniel Stripinis. Aperçu du programme de recherche visant à élaborer une formule canadienne de calcul des pensions alimentaires pour enfants. Ottawa, Ministère de la Justice, 1995.
Keyes, John Mark. « Judicial Review of Delegated Legislation — The Road Beyond Vavilov » (2022), 35 C.J.A.L.P. 69.
Keyes, John Mark. Executive Legislation, 3e éd., Toronto, LexisNexis, 2021.
Mancini, Mark P. « One Rule to Rule Them All : Subordinate Legislation and the Law of Judicial Review » (2024), 55 R.D. Ottawa 245.
Payne, Julien D., et Marilyn A. Payne. Child Support Guidelines in Canada, 2020, Toronto, Irwin Law, 2020.
Salembier, Paul. Regulatory Law and Practice, 3e éd., Toronto, LexisNexis, 2021.
Sullivan, Ruth. The Construction of Statutes, 7e éd., Toronto, LexisNexis, 2022.
Wilson on Children and the Law, par Farrah Hudani, dir., Toronto, LexisNexis, 1994 (feuilles mobiles mises à jour en août 2024, envoi no 142).
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Crighton, Pentelechuk et Feehan), 2022 ABCA 375, 52 Alta. L.R. (7th) 8, [2023] 3 W.W.R. 209, 81 R.F.L. (8th) 338, [2022] A.J. No. 1389 (Lexis), 2022 CarswellAlta 3388 (WL), qui a confirmé une décision du juge Rothwell, 2021 ABQB 370, 32 Alta. L.R. (7th) 250, [2021] A.J. No. 651 (Lexis), 2021 CarswellAlta 1166 (WL). Pourvoi rejeté.
Laura Warner, Ronald Robinson, Ryan Phillips et Paul Daly, pour l’appelant.
Tina Huizinga, c.r., pour l’intimée Aysel Igorevna Auer.
Michael H. Morris, Joseph Cheng et Amy Martin‑LeBlanc, pour l’intimé le procureur général du Canada.
Judie Im et Michele Valentini, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Stéphane Rochette et Francesca Boucher, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Emily Lapper et Christine Bant, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Kyle McCreary et Jared Biden, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Aubin P. Calvert et Devin Eeg, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.
Mannu Chowdhury, pour les intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et Health Justice Program.
Jamie Liew et Kamaljit Lehal, pour l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés.
Henry Chan et Andrea Cole, pour l’intervenante City of Calgary.
Alyssa Holland, David Wilson et Julie Mouris, pour les intervenants Producteurs de poulet du Canada, Producteurs d’œufs du Canada, Éleveurs de dindon du Canada et Producteurs d’œufs d’incubation du Canada.
William W. Shores, c.r., et Annabritt N. Chisholm, pour l’intervenante l’Association nationale des organismes de réglementation de la pharmacie.
Lawrence David et Gjergji Hasa, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.
Johanna Goosen, pour l’intervenante Workers’ Compensation Board of British Columbia.
Andrew J. Brouwer et Erin V. Simpson, pour l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés.
Ewa Krajewska, Peter Henein et Brandon Chung, pour l’intervenant Advocates for the Rule of Law.
Lindsay Beck et Joshua Ginsberg, pour l’intervenante Ecojustice Canada Society.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La juge Côté —
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Aperçu
1
II. Faits
7
III. Historique judiciaire
10
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2021 ABQB 370, 32 Alta. L.R. (7th) 250
10
B. Cour d’appel de l’Alberta, 2022 ABCA 375, 52 Alta. L.R. (7th) 8
14
IV. Questions en litige
18
V. Norme de contrôle
19
A. L’arrêt Vavilov est le point de départ permettant de déterminer la norme de contrôle applicable
19
B. Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov s’applique lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné
21
C. La norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné
24
D. Quel est le rôle de l’arrêt Katz Group?
29
(1) Bon nombre des principes de l’arrêt Katz Group continuent de s’appliquer
29
(2) Le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » n’est plus pertinent
41
E. Façon d’effectuer un contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné en fonction de la norme de la décision raisonnable conformément au cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov
50
(1) Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est possible en l’absence de motifs écrits
52
(2) Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas un examen du bien‑fondé des considérations d’intérêt général
55
(3) Les contraintes pertinentes
59
a) Le régime statutaire applicable
61
b) Autres règles statutaires ou de common law
63
c) Principes d’interprétation statutaire
64
VI. Analyse
67
A. Survol des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants
67
B. La contestation de M. Auer
72
C. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants rspectent les limites du pouvoir du GEC
75
(1) La loi accorde au GEC un pouvoir extrêmement large
75
(2) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte du revenu du parent créancier dans le calcul des montants figurant dans les tables
80
(3) Le GEC était autorisé à tenir pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants
90
(4) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte de l’allocation canadienne pour enfants versée au parent créancier par le gouvernement dans le calcul des ordonnances alimentaires des enfants
95
(5) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année
98
(6) Le GEC était autorisé à établir une catégorie distincte de dépenses spéciales ou extraordinaires
105
VII. Conclusion
114
I. Aperçu
[1] Les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97‑175 (« Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants »), établies par le gouverneur en conseil (« GEC ») en vertu de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), fixent le montant de pension alimentaire pour enfants à payer en cas de divorce, excepté dans la province de Québec. L’appelant, Roland Nikolaus Auer, conteste la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants. Cette contestation requiert que notre Cour tranche la question de savoir si le GEC a agi dans les limites de son pouvoir délégué en établissant les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants.
[2] Pour répondre à cette question, la Cour doit déterminer quelle norme de contrôle s’applique lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Pour ce faire, la Cour doit résoudre des débats sur la pertinence continue de l’arrêt Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, à la lumière de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, de notre Cour.
[3] Je conclus que la norme de la décision raisonnable telle qu’exposée dans l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Je conclus également que certains des principes tirés de l’arrêt Katz Group continuent de guider un tel contrôle suivant la norme de la décision raisonnable : (1) le texte législatif subordonné doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci; (2) le texte législatif subordonné bénéficie d’une présomption de validité; (3) le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation législative large et téléologique; (4) un contrôle de la validité ne comporte pas l’examen du bien‑fondé du texte législatif subordonné au regard de considérations d’intérêt général afin de déterminer s’il est nécessaire, sage et efficace dans la pratique.
[4] Toutefois, pour qu’un texte législatif subordonné soit déclaré ultra vires au motif qu’il est incompatible avec l’objet de la loi habilitante, il n’est plus nécessaire qu’il soit « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de la loi. Le maintien de ce seuil établi dans l’arrêt Katz Group serait incompatible avec le contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable qui est exposé en détail dans l’arrêt Vavilov et compromettrait la concrétisation de la promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence de cet arrêt.
[5] Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont intra vires du GEC. Elles représentent une interprétation raisonnable de la portée du pouvoir que l’art. 26.1 de la Loi sur le divorce confère au GEC, eu égard aux contraintes pertinentes. Le paragraphe 26.1(1) de la Loi sur le divorce confère au GEC un pouvoir extrêmement large lui permettant d’établir des lignes directrices en matière de pensions alimentaires pour enfants. Ce pouvoir est restreint par le par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce, qui exige que les lignes directrices soient fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants respectent cette contrainte.
[6] Contrairement à ce que soutient M. Auer, dans le choix d’une approche à l’égard du calcul des pensions alimentaires pour enfants, le GEC était autorisé : (1) à ne pas tenir compte du revenu du parent créancier; (2) à tenir pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants, peu importe les niveaux de revenu des parents et l’âge des enfants; (3) à ne pas tenir compte des allocations pour enfant versées par le gouvernement aux parents créanciers; (4) à ne pas tenir compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur à l’égard de l’enfant lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année; (5) à assumer le risque qu’il y ait une double prise en compte de certaines dépenses spéciales ou extraordinaires. Chacune de ces décisions relève nettement du pouvoir délégué au GEC en vertu de la Loi sur le divorce. En conséquence, je suis d’avis de rejeter le pourvoi formé par M. Auer.
II. Faits
[7] Roland Auer et l’intimée Aysel Igorevna Auer se sont mariés en 2004. Ils ont eu un enfant ensemble en 2005 et ont divorcé en 2008. Leur enfant vit avec Mme Auer. Monsieur Auer verse à Mme Auer à la fois une pension alimentaire pour enfant et une pension alimentaire pour époux. Monsieur Auer a également des enfants issus d’autres mariages envers lesquels il a ou avait une obligation alimentaire.
[8] Monsieur Auer a présenté une demande de contrôle judiciaire contestant la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants. Selon lui, le GEC a outrepassé le pouvoir que lui confèrent les par. 26.1(1) et (2) de la Loi sur le divorce quand il a édicté les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, parce que celles‑ci obligent le parent débiteur à assumer une plus grande part des frais liés à l’enfant que le parent créancier. Madame Auer n’a pas participé à l’instruction de la demande devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, et le procureur général du Canada s’est vu accorder l’autorisation d’intervenir et de larges droits à cet égard, de sorte qu’il est maintenant un intimé dans la présente affaire.
[9] Monsieur et Madame Auer ont des demandes pendantes devant la Cour du Banc du Roi de l’Alberta concernant des questions de pension alimentaire pour enfants et de pension alimentaire pour époux. Ces demandes ont été entendues et leur issue dépend de celle du présent pourvoi.
III. Historique judiciaire
A. Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, 2021 ABQB 370, 32 Alta. L.R. (7th) 250
[10] Le juge en cabinet a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Auer. Il a statué que, à la suite de l’arrêt Vavilov, la norme de contrôle présumément applicable pour évaluer la validité d’un texte législatif subordonné est la norme de la décision raisonnable, mais que le contrôle fondé sur cette norme devrait être guidé par les principes formulés dans l’arrêt Katz Group.
[11] Le juge en cabinet a conclu que le par. 26.1(1) de la Loi sur le divorce, qui autorise le GEC à établir des lignes directrices concernant les ordonnances alimentaires pour enfants, confère à ce dernier un [traduction] « pouvoir extrêmement large », et que les dispositions des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants n’étaient pas sans importance, non pertinentes ou complètement étrangères à l’objet des pensions alimentaires pour enfants (par. 52; voir aussi par. 76 et 78).
[12] Monsieur Auer a fait valoir que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont ultra vires, étant donné qu’elles obligent le parent débiteur à assumer une plus grande part des frais liés à l’enfant que le parent créancier. Il a invoqué, avec insistance, le par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce, qui, selon lui, impose une contrainte précise au pouvoir de réglementation du GEC. Le paragraphe 26.1(2) dispose que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants « doivent être fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation ». Monsieur Auer a soutenu que des aspects précis des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants violent la contrainte imposée au par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce, en obligeant le parent débiteur à assumer une plus grande part des frais liés à l’enfant que le parent créancier. Parmi ces aspects, mentionnons la présomption voulant que les deux parents gagnent le même revenu, le pouvoir du tribunal d’accorder, en vertu de l’art. 7 des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, une somme pour couvrir des dépenses spéciales ou extraordinaires, et la décision de ne pas inclure les allocations fiscales pour enfants dans le revenu du parent créancier.
[13] Le juge en cabinet a accepté que le par. 26.1(2) [traduction] « guide, et dans une certaine mesure, restreint » le pouvoir accordé au GEC, mais il a décidé qu’il fallait soupeser cette contrainte à la lumière du pouvoir extrêmement large conféré au GEC par le par. 26.1(1) (par. 52). À son avis, la plupart des questions que M. Auer a soulevées sortaient du cadre d’un contrôle de la validité, parce qu’elles visaient à contester des décisions d’intérêt général du GEC et faisaient abstraction du large pouvoir discrétionnaire dont dispose ce dernier en vertu de la Loi sur le divorce. Le juge en cabinet a en définitive conclu que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont intra vires.
B. Cour d’appel de l’Alberta, 2022 ABCA 375, 52 Alta. L.R. (7th) 8
[14] La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel interjeté par M. Auer. Toutefois, elle était divisée quant à la norme de contrôle applicable lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné.
[15] Rédigeant les motifs des juges majoritaires, la juge Pentelechuk a conclu que l’arrêt Vavilov n’a pas écarté l’arrêt Katz Group. À son avis, pour être ultra vires au motif qu’ils sont incompatibles avec l’objet de leur loi habilitante, les [traduction] « véritables règlements » (par. 34), comme ceux établis par le GEC qui créent du droit par le biais de l’exercice d’une fonction législative, doivent être « sans importance », « non pertinent[s] » ou « complètement étranger[s] » à cet objet (Katz Group, par. 28). Toutefois, la norme de la décision raisonnable s’applique lorsqu’il s’agit de contrôler [traduction] « les règlements administratifs, les règles et les règlements établis par les tribunaux administratifs ou les gouvernements municipaux » (motifs de la CA, par. 34; voir aussi le par. 20).
[16] À l’instar du juge en cabinet, la juge Pentelechuk a conclu que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants ne sont pas « sans importance », « non pertinent[es] » ou « complètement étrang[ères] » à l’objet de la Loi sur le divorce. Elle a fait remarquer que [traduction] « [b]ien que les Lignes directrices ne soient peut‑être pas parfaites, le passage du temps a démontré qu’elles ont permis d’atteindre l’objectif annoncé de prévisibilité et de facilité d’emploi » (par. 113). Elle a statué que l’analyse du juge en cabinet était exhaustive et tenait compte comme il se doit des limites du contrôle d’un texte législatif subordonné et du fait que les arguments de M. Auer étaient inextricablement entremêlés à des contestations fondées sur des considérations d’intérêt général. Elle a donc rejeté l’appel de M. Auer.
[17] Le juge Feehan a souscrit au dispositif, mais a conclu que la norme de décision raisonnable telle qu’exposée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov s’appliquait au contrôle de la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants. À son avis, le test énoncé dans Katz Group guide le contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable.
IV. Questions en litige
[18] Les questions en litige dans le présent pourvoi sont les suivantes :
1. Quelle est la norme de contrôle applicable lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné?
2. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont‑elles ultra vires du GEC au regard de la Loi sur le divorce?
V. Norme de contrôle
A. L’arrêt Vavilov est le point de départ de la détermination de la norme de contrôle applicable
[19] L’arrêt Vavilov a représenté un « rajustement de la méthode à employer pour choisir la norme de contrôle ainsi qu’un éclaircissement de l’application appropriée de la norme de la décision raisonnable » (par. 143). Il « comport[e] une révision globale du cadre d’analyse qui sert à déterminer la norme de contrôle applicable » lors du contrôle au fond d’une décision administrative (ibid.). Notre Cour a expliqué que l’arrêt Vavilov est le point de départ : « La cour de justice qui cherche à arrêter la norme de contrôle applicable dans une affaire dont elle est saisie devrait d’abord s’en remettre aux présents motifs pour savoir comment s’applique ce cadre général dans l’affaire en question » (ibid.).
[20] Cela dit, l’arrêt Vavilov ne portait pas en soi sur la validité d’un texte législatif subordonné. Il s’agissait du contrôle judiciaire d’une décision de la greffière de la citoyenneté canadienne annulant le certificat de citoyenneté de M. Vavilov au motif que ce dernier n’était pas un citoyen canadien visé à l’al. 3(1)a) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, c. C‑29, parce qu’il relevait du champ d’application de l’exception énoncée à l’al. 3(2)a). Ainsi, dans l’arrêt Vavilov, notre Cour n’a pas explicitement fixé la norme de contrôle applicable lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné (J. M. Keyes, « Judicial Review of Delegated Legislation — The Road Beyond Vavilov » (2022), 35 C.J.A.L.P. 69, p. 100). Toutefois, comme je l’explique ci‑après, l’arrêt Vavilov fournit le cadre approprié pour déterminer la norme de contrôle dans ce contexte. Suivant ce cadre, je conclus que la norme de la décision raisonnable s’applique à la contestation de la validité du texte législatif subordonné dans la présente affaire.
B. Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov s’applique lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné
[21] Dans Vavilov, notre Cour a établi un cadre exhaustif pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique lors de tout contrôle au fond d’une décision administrative (par. 17). Ce faisant, la Cour a apporté « une cohérence et une prévisibilité accrues à ce domaine du droit » et a éliminé la nécessité que les cours de justice recourent à une analyse contextuelle pour établir la norme de contrôle appropriée (par. 10 et 17). Notre Cour a reconnu que « la diversité des décisions et des décideurs » posait un défi dans l’élaboration d’une méthode cohérente et unifiée de contrôle judiciaire (par. 88). La Cour a veillé à ce que le cadre révisé « s’adapte à tous les types de décisions administratives, qui vont de l’immigration, de l’administration carcérale et des programmes de sécurité sociale aux relations de travail, à la réglementation des valeurs mobilières et à la politique énergétique » (par. 11). Cela comprend les décisions de décideurs allant de « tribunaux spécialisés exerçant des attributions judiciaires aux organismes de réglementation indépendants, aux ministres, aux décideurs de première ligne et plus encore [. . .] vari[ant] en complexité et en importance, allant des décisions banales à celles qui changent le cours d’une vie [. . .] vis[ant], d’une part, des questions “hautement politiques” et, d’autre part, des questions de “droit pur” » (par. 88).
[22] En établissant le cadre exhaustif de l’arrêt Vavilov, notre Cour a expressément envisagé les questions de validité. Plus précisément, la Cour a mis fin à la reconnaissance des questions de juridiction — aussi appelées « questions touchant véritablement à la compétence » — comme étant une catégorie distincte de questions devant faire l’objet d’un contrôle effectué selon la norme de la décision correcte (par. 65‑67 et 200). Ce faisant, nous nous sommes expressément référés à des affaires où était contestée la validité d’un texte législatif subordonné, dont Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360, et West Fraser Mills Ltd. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal), 2018 CSC 22, [2018] 1 R.C.S. 635, (Vavilov, par. 66). La Cour a expliqué qu’il est « souvent difficile de distinguer l’exercice d’un pouvoir délégué qui soulève des questions touchant véritablement à la compétence de l’exercice du pouvoir qui fait intervenir l’application ordinaire d’une loi habilitante », particulièrement dans les cas où, comme dans Green et West Fraser Mills, « le législateur a délégué un large pouvoir à un organe administratif qui permet à celui‑ci de concevoir des règlements dans la poursuite des objectifs de sa loi habilitante » (Vavilov, par. 66, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, [2018] 2 R.C.S. 230, par. 111, le juge Brown, motifs concordants).
[23] Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov s’applique afin de déterminer la norme applicable pour contrôler la validité d’un texte législatif subordonné. Cet arrêt a établi un cadre exhaustif pour décider de la norme de contrôle applicable et, ce faisant, a envisagé les questions de validité.
C. La norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné
[24] Le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov a établi une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable. Il a prévu des exceptions limitées lorsque le législateur a indiqué qu’il entend que s’applique une norme différente ou lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte (par. 17). Parmi les questions à l’égard desquelles la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte, mentionnons : (1) les questions constitutionnelles qui nécessitent une réponse décisive et définitive des cours de justice, (2) les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et (3) les questions liées aux délimitations juridictionnelles respectives d’organismes administratifs (par. 53).
[25] Aucune exception à la présomption de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. Le législateur n’a pas indiqué que la décision du GEC d’établir les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants doit être contrôlée selon une autre norme de contrôle que celle de la décision raisonnable, ni que la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte lors du contrôle de la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants.
[26] Dans Vavilov, notre Cour a expliqué que la primauté du droit n’exige pas que les questions de validité, en elles‑mêmes, soient contrôlées selon la norme de la décision correcte (par. 67‑69 et 109; voir aussi J. M. Keyes, Executive Legislation (3e éd. 2021), p. 171‑172). Un contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable suffit pour veiller à ce que les délégataires statutaires agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés (Vavilov, par. 67‑69 et 109). De plus, quand elle a expliqué que le contrôle mené selon la norme de la décision raisonnable peut se faire même en l’absence de motifs, notre Cour a cité Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, et Green, deux arrêts qui portaient sur le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné (Vavilov, par. 137).
[27] Tout ce qui précède indique que la rigoureuse norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov est la norme applicable par défaut lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné (Keyes, (2021), p. 171; voir aussi Keyes, (2022); P. Daly, A Culture of Justification : Vavilov and the Future of Administrative Law (2023), p. 146‑147; M. P. Mancini, « One Rule to Rule Them All : Subordinate Legislation and the Law of Judicial Review » (2024), 55 R.D. Ottawa 245). Cependant, dans des cas exceptionnels, il peut arriver qu’un contrôle de validité soulève une question que la primauté du droit commande de contrôler suivant la norme de la décision correcte. En pareils cas, la présomption de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable peut être réfutée. Par exemple, une contestation de la validité d’un texte législatif subordonné au motif qu’il ne respecte pas le partage des compétences entre le Parlement et les législatures provinciales nécessiterait l’application de la norme de la décision correcte.
[28] Le contrôle de la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants ne soulève pas de question que la primauté du droit commande de contrôler suivant la norme de la décision correcte. Par conséquent, la présomption de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce.
D. Quel est le rôle de l’arrêt Katz Group?
(1) Bon nombre des principes de l’arrêt Katz Group continuent de s’appliquer
[29] Dans l’arrêt Katz Group, notre Cour a confirmé la validité de règlements ontariens pris par le lieutenant‑gouverneur en conseil qui visaient à contrôler le prix des médicaments sur ordonnance. La juge Abella, qui a rédigé les motifs de jugement de la Cour, n’a pas discuté de la norme de contrôle applicable. Toutefois, elle a exposé les principes suivants qui servent à évaluer la validité d’un texte législatif subordonné :
• « Pour contester avec succès la validité d’un règlement, il faut démontrer qu’il est incompatible avec l’objectif de sa loi habilitante ou encore qu’il déborde le cadre du mandat prévu par la Loi » (par. 24);
• « Les règlements jouissent d’une présomption de validité [. . .] Cette présomption comporte deux aspects : elle impose à celui qui conteste le règlement le fardeau de démontrer que celui‑ci est invalide [. . .]; ensuite, la présomption favorise une méthode d’interprétation qui concilie le règlement avec sa loi habilitante de sorte que, dans la mesure du possible, le règlement puisse être interprété d’une manière qui le rend intra vires » (par. 25 (italique omis));
• « Il convient de donner au règlement contesté et à sa loi habilitante une “interprétation téléologique large [. . .] compatible avec l’approche générale adoptée par la Cour en matière d’interprétation législative” » (par. 26, citant United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485, par. 8);
• « Cette analyse ne comporte pas l’examen du bien‑fondé du règlement au regard de considérations d’intérêt général pour déterminer s’il est “nécessaire, sage et efficace dans la pratique” (par. 27, citant Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1995 CanLII 3592 (CAF), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.), p. 604). « L’analyse ne s’attache pas aux considérations sous‑jacentes “d’ordre politique, économique ou social [ni à la recherche, par les gouvernements, de] leur propre intérêt” », ni à la question de savoir si le règlement « permettra effectivement d’atteindre les objectifs visés par la loi » (par. 28, citant Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, 1983 CanLII 20 (CSC), [1983] 1 R.C.S. 106, p. 112‑113);
• « Pour qu’il puisse être déclaré ultra vires pour cause d’incompatibilité avec l’objet de la loi, le règlement doit reposer sur des considérations “sans importance”, doit être “non pertinent” ou être “complètement étranger” à l’objet de la loi » (par. 28).
[30] Par souci de commodité, pour me référer au dernier principe je vais utiliser l’expression seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger ».
[31] Lorsque notre Cour a établi dans Vavilov le cadre exhaustif pour déterminer la norme de contrôle applicable, elle n’a pas entièrement écarté la jurisprudence antérieure. Elle a plutôt explicitement énoncé que « la jurisprudence continue de donner des indications utiles » (par. 143). Cela demeure vrai même dans le cas des arrêts portant sur des « questions touchant véritablement à la compétence », quoique ces affaires « auront forcément une valeur de précédent moindre », puisque l’arrêt Vavilov a cessé de reconnaître de telles questions comme constituant une catégorie distincte de questions devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (par. 65 et 143). Ainsi que l’explique Paul Daly, [traduction] « la jurisprudence antérieure n’a pas été “écartée” » par Vavilov (2023), p. 148‑149, citant Terrigno c. Calgary (City), 2021 ABQB 41, 1 Admin. L.R. (7th) 134, par. 62). Étant donné que l’arrêt Katz Group portait sur une question touchant véritablement à la juridiction, la Cour doit examiner attentivement le rôle que jouera cet arrêt à l’avenir.
[32] À mon avis, tous les principes susmentionnés figurant dans l’arrêt Katz Group, excepté celui du seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger », demeurent valables en droit et continuent de guider le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Comme je l’expliquerai, le changement substantiel qu’a entraîné l’arrêt Vavilov en faveur de la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable en tant que base du contrôle érode la raison d’être du seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger », et le maintien de ce seuil perpétuerait l’incertitude en droit. En conséquence, il existe de solides raisons justifiant de s’écarter légèrement de l’arrêt Katz Group (voir Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26, par. 98 et 209; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 202, les juges Côté, Brown et Rowe, motifs concordants). Sous réserve de l’exception mentionnée précédemment, l’arrêt Katz Group continue [traduction] « de fournir des indications utiles sur l’application de la norme de la décision raisonnable » (Daly (2023), p. 148). Dans la mesure où les principes énoncés dans Katz Group ne sont pas incompatibles avec l’arrêt Vavilov, ils [traduction] « doivent faire partie de l’application de la norme de la décision raisonnable » (p. 149).
[33] Par souci de précision, le principe suivant lequel le texte législatif subordonné « doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci » continue de s’appliquer lors d’un contrôle de la validité (Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, [2021] 1 R.C.S. 175, par. 87; voir aussi Vavilov, par. 108 et 110; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23, par. 283, les juges Karakatsanis et Jamal, dissidents en partie, mais non sur ce point). Le principe qu’un texte législatif subordonné jouit d’une présomption de validité continue lui aussi de s’appliquer (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 54). En outre, le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent continuer d’être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation large et téléologique (Green, par. 28; West Fraser Mills, par. 12). Enfin, le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné n’implique pas l’appréciation du bien‑fondé des considérations d’intérêt général afin de décider s’il est « nécessaire, sage et efficace dans la pratique ». Les tribunaux ne doivent contrôler que la légalité ou la validité du texte législatif subordonné (West Fraser Mills, par. 59, la juge Côté, dissidente, mais non sur ce point; La Rose c. Canada, 2023 CAF 241, 488 D.L.R. (4th) 340, par. 26; voir aussi Mancini, p. 276).
[34] Ces principes bien établis sont compatibles avec l’arrêt Vavilov et ils devraient continuer à s’appliquer conformément au principe fondamental du stare decisis en common law.
[35] Comme il a été expliqué, l’arrêt Vavilov a reconnu que la jurisprudence antérieure demeure pertinente et continue de s’appliquer dans la mesure où elle est compatible avec le cadre de détermination de la norme de contrôle applicable établi dans cet arrêt et les principes régissant le contrôle vigoureux selon la norme de la décision raisonnable qui y sont énoncés. Rien dans l’arrêt Vavilov ne contredit les principes suivants : (1) un texte législatif subordonné « doit être conforme à la fois aux dispositions pertinentes de la loi habilitante et à l’objet dominant de celle‑ci »; (2) le texte législatif subordonné contesté et la loi habilitante doivent être interprétés au moyen d’une méthode d’interprétation large et téléologique; et (3) le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné n’implique pas l’appréciation du bien‑fondé des considérations d’intérêt général.
[36] Le principe selon lequel un texte législatif subordonné jouit d’une présomption de validité a été critiqué par certains comme étant incompatible avec l’arrêt Vavilov (voir Portnov c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 171, [2021] 4 R.C.F. 501, par. 20‑22; Médicaments novateurs Canada c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 210, 8 Admin. L.R. (7th) 44, par. 30) Toutefois, cette critique est mal fondée.
[37] Dans l’arrêt Katz Group, notre Cour a expliqué que cette présomption comporte deux aspects : (1) « elle impose à celui qui conteste le [texte législatif subordonné] le fardeau de démontrer que celui‑ci est invalide »; (2) « la présomption favorise une méthode d’interprétation qui concilie le [texte législatif subordonné] avec sa loi habilitante de sorte que, dans la mesure du possible, le [texte législatif subordonné] puisse être interprété d’une manière qui le rend intra vires » (par. 25 (en italique dans l’original)).
[38] Le premier aspect — à savoir que celui qui conteste le texte législatif subordonné a le fardeau d’en démontrer l’invalidité — est incontestable. En effet, dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a expliqué que lors du contrôle de la validité d’une décision administrative en fonction de la norme de la décision raisonnable « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (par. 100).
[39] Le second aspect — à savoir que, dans la mesure du possible, le texte législatif subordonné doit être interprété d’une manière qui le rend intra vires — est lui aussi compatible avec l’arrêt Vavilov. Cet aspect n’alourdit pas le fardeau dont ceux qui contestent la validité d’un texte législatif subordonné devraient par ailleurs s’acquitter suivant l’arrêt Vavilov. Leur fardeau dépend de la norme de contrôle applicable. Si c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique, pour réfuter la présomption de validité du texte législatif subordonné, ceux qui le contestent doivent établir que celui‑ci ne représente pas une interprétation raisonnable du pouvoir légal du délégataire. Si c’est la norme de la décision correcte qui s’applique, ceux qui contestent le texte législatif subordonné peuvent réfuter la présomption de validité en démontrant qu’il ne représente pas une interprétation correcte du pouvoir légal du délégataire.
[40] Tous ces principes de l’arrêt Katz Group, y compris le principe selon lequel le texte législatif subordonné jouit d’une présomption de validité, ont été réaffirmés à maintes reprises par notre Cour (voir Vavilov, par. 108 et 110; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, par. 87; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, par. 283; Conseil canadien pour les réfugiés, par. 54; Green, par. 28; West Fraser Mills, par. 12 et 59). Dans ces circonstances, il serait incompatible avec la tradition de common law et le principe du stare decisis d’écarter l’arrêt Katz Group ainsi que l’application continue de ces principes.
(2) Le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » n’est plus pertinent
[41] Rédigeant les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge Pentelechuk a conclu que la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants devait être contrôlée sur la base du seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger », plutôt que suivant la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov. Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’explique dans la présente section, le fondement conceptuel du seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » n’est plus valable dans un paysage juridique maintenant organisé par les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov, articulés autour du contrôle suivant la norme de la décision raisonnable. Ce seuil, issu de l’arrêt Katz Group, n’est plus en phase avec ces principes; le maintenir perpétuerait l’incertitude dans le droit. Par conséquent, le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » ne constitue pas une règle autonome pour un contrôle de la validité.
[42] La juge Pentelechuk a distingué entre les « véritables règlements », qui créent du droit par suite de l’exercice d’une fonction législative, comme ceux édictés par le GEC, et les « les règlements administratifs, les règles et les règlements établis par les tribunaux administratifs ou les gouvernements municipaux » (par. 20 et 34). Elle a jugé que la validité des « véritables règlements » ne doit pas être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable; le test approprié est plutôt celui de savoir s’ils sont « sans importance », « non pertinent[s] » ou « complètement étranger[s] » à l’objet de leur loi habilitante, comme il est expliqué dans l’arrêt Katz Group. Par contraste, la validité des règlements administratifs, règles ou règlements établis par des tribunaux administratifs ou gouvernements municipaux doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (par. 82). En établissant cette distinction, la juge Pentelechuk s’est appuyée sur le fait que les « véritables règlements » sont l’objet d’un [traduction] « processus de consultation qui culmine par un examen parlementaire » tandis que « les règlements municipaux, les règles et les règlements établis par les tribunaux administratifs ou les gouvernements municipaux » ne le sont pas (par. 34).
[43] Selon la juge Pentelechuk, la norme appropriée pour contrôler la validité d’un texte législatif subordonné dépend de l’identité du décideur qui l’a édicté. Je ne suis pas d’accord. L’identité du décideur ne détermine pas la norme de contrôle. « Les règlements [traduction] “tirent leur validité de la loi qui confère le pouvoir, et non de l’organe exécutif qui les prend” » (Conseil canadien pour les réfugiés, par. 51, citant Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals, 1943 CanLII 1 (SCC), [1943] R.C.S. 1, p. 13). Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a souligné la « diversité des décisions et des décideurs [administratifs] » et a malgré tout confirmé que la norme de la décision raisonnable est une norme unique qui tient compte de cette diversité (par. 88).
[44] En résumé, sauf indication contraire du législateur ou si une affaire soulève une question se rapportant à la primauté du droit qui doit être contrôlée suivant la norme de la décision correcte, la validité d’un texte législatif subordonné doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable, peu importe le délégataire qui l’a édicté, sa proximité avec le pouvoir législatif ou le processus suivant lequel le texte législatif subordonné a été édicté. Intégrer ces distinctions dans le cadre d’application de la norme de contrôle serait [traduction] « contraire aux objectifs de simplification et de clarté de l’arrêt Vavilov » (P. Daly, Resisting which Siren’s Call? Auer v Auer, 2022 ABCA 375 and TransAlta Generation Partnership v Alberta (Minister of Municipal Affairs), 2022 ABCA 381, 24 novembre 2022 (en ligne); Daly (2023), p. 147).
[45] Dans des motifs concordants, le juge d’appel Feehan a statué que, bien que la validité d’un texte législatif subordonné doive être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable conformément à l’arrêt Vavilov, le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » guide cette analyse. Il a expliqué que la présomption de validité du texte législatif subordonné peut [traduction] « être surmontée si le règlement est “sans importance”, “non pertinent” ou “complètement étranger” aux objectifs des lois applicables » (al. 123(b)). Le juge en cabinet était d’un avis similaire (par. 17 et 78). Je rejette cette approche. Le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » ne devrait pas guider le contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable conformément au cadre établi dans Vavilov. C’est le cas parce que ce critère est incompatible avec le contrôle rigoureux selon la norme de décision raisonnable prévu par ce cadre d’analyse, et parce que son maintien compromettrait la concrétisation de la promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence de cet arrêt.
[46] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable fait en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif (Vavilov, par. 13). Bien que ce type de contrôle « tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs », « [il] demeure rigoureux » (ibid.). Par contraste, le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » évoque un très haut degré de déférence qui est incompatible avec l’examen minutieux requis en cas de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir British Columbia (Attorney General) c. Le, 2023 BCCA 200, 482 D.L.R. (4th) 20, par. 94).
[47] Cette incompatibilité revêt une importance particulière compte tenu de « la crainte que le décideur administratif puisse interpréter la portée de sa propre compétence de manière à étendre ses pouvoirs au‑delà de ce que voulait le législateur » (Vavilov, par. 109; voir aussi le par. 68). Dans Vavilov, notre Cour a expliqué qu’un contrôle rigoureux selon la norme de la décision raisonnable « permet de dissiper [cette] crainte » et fait en sorte que « les cours de justice sont en mesure d’accomplir leur devoir constitutionnel de veiller à ce que les organismes administratifs agissent dans les limites des pouvoirs qui leur sont conférés » (par. 67 et 109). Par contraste, le très haut degré de déférence que le seuil du texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » accorde aux délégataires statutaires dans l’interprétation du pouvoir que leur confère leur loi habilitante ne répond pas adéquatement à cette crainte. Cela ressort de la remarque de la juge Abella selon laquelle il faudrait être en présence d’un « cas flagrant » pour invalider un texte législatif subordonné au motif qu’il est « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de sa loi habilitante (Katz Group, par. 28, citant Thorne’s Hardware Ltd., p. 111).
[48] De plus, l’arrêt Vavilov visait à apporter simplicité, prévisibilité et cohérence dans l’analyse servant à déterminer la norme de contrôle appropriée. Notre Cour a souligné que la norme de la décision raisonnable est une norme unique qui s’applique dans différents contextes (par. 89). L’objectif de l’arrêt Vavilov visant à apporter simplicité, prévisibilité et cohérence serait compromis si différents tests, tel le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » », étaient appliqués en tant qu’éléments de la norme de la décision raisonnable. Même si ces différents tests étaient suffisamment rigoureux, le simple fait de les appliquer créerait une complexité et une fragmentation injustifiées (Keyes (2022), p. 75‑76; voir aussi Médicaments novateurs Canada, par. 35).
[49] En définitive, nous devrions écarter le seuil relatif au texte « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » établi dans l’arrêt Katz Group parce que sa raison d’être a été érodée par Vavilov et parce que le maintenir « crée[rait] ou perpétue[rait] l’incertitude du droit » (Vavilov, par. 20; Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville, 1982 CanLII 202 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 518, p. 528).
E. Façon d’effectuer un contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné en fonction de la norme de la décision raisonnable conformément au cadre d’analyse établi dans Vavilov
[50] Dans un contrôle selon la norme de décision raisonnable, « [la cour de révision] doit [. . .] se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99). Le texte législatif subordonné jouit d’une présomption de validité (Katz Group, par. 25). Il incombe à la partie qui conteste le texte législatif subordonné de démontrer que celui‑ci ne relève pas raisonnablement du champ d’application du pouvoir du délégataire (Vavilov, par. 100 et 109).
[51] Deux catégories de lacunes fondamentales qui rendent une décision administrative déraisonnable ont été reconnues dans Vavilov : (1) le manque de logique interne du raisonnement, (2) la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur elle (par. 101). Dans les paragraphes qui suivent, j’explique comment les principes exposés dans Vavilov à l’égard du contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’appliquent au contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné.
(1) Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est possible en l’absence de motifs écrits
[52] La plupart du temps, l’édiction d’un texte législatif subordonné n’est pas motivée par écrit (Vavilov, par. 137). L’arrêt Vavilov a toutefois envisagé la possibilité d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable en l’absence de motifs écrits, notamment dans le contexte d’un contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné (ibid., se référant aux arrêts Catalyst Paper et Green). « [M]ême en pareil cas, le raisonnement qui sous‑tend la décision n’est normalement pas opaque » (Vavilov, par. 137). Ce raisonnement peut souvent être déduit de diverses sources.
[53] Dans l’arrêt Catalyst Paper, notre Cour a contrôlé la validité de règlements municipaux en matière de taxation. La juge en chef McLachlin a fait remarquer que « [l]es motifs qui sous‑tendent un règlement municipal se dégagent habituellement du débat, des délibérations et des énoncés de politique d’où il prend sa source » (par. 29). Les tribunaux peuvent aussi examiner les résumés d’étude d’impact de la réglementation s’ils sont disponibles. Comme l’explique Mark P. Mancini :
[traduction] . . . quelque chose qui ressemble à une forme de justification — que ce soit un compte rendu des observations, un énoncé de l’objet joint au texte, ou des attendus précis — peut parfois accompagner l’action réglementaire. De façon plus précise — particulièrement en cette ère moderne —, le problème de l’absence de dossier et de motifs risque peu de survenir. Comme l’a fait remarquer [John Mark] Keyes, les sources du « processus de raisonnement » d’une mesure législative de l’exécutif « sont devenues de plus en plus étoffées à mesure que les processus menant à sa création ont gagné en transparence à la fin du 20e siècle et au 21e ». Au niveau fédéral, les textes réglementaires, par exemple les règlements, « s’accompagnent de résumés d’étude d’impact de la réglementation énonçant les motifs des règlements et leur impact prévu ». Les tribunaux peuvent utiliser les résumés d’étude d’impact de la réglementation pour évaluer le caractère raisonnable d’une mesure législative de l’exécutif et obtenir de l’éclairage sur les liens entre les objectifs de la loi habilitante et du texte réglementaire.
(p. 278‑279, citant J. M. Keyes, « Judicial Review of Delegated Legislation: The Long and Winding Road to Vavilov » dans Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, document de travail no 2020‑14 (18 juin 2020), p. 11 et J. M. Keyes, Executive Legislation, (2e éd. 2010), ch. 4.)
[54] Même dans les cas où de telles sources ne sont pas disponibles, « il se peut que le dossier et le contexte révèlent qu’une décision repose sur un mobile irrégulier ou sur un autre motif inacceptable, comme dans l’arrêt Roncarelli [c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121] » (Vavilov, par. 137). Toutefois, considération importante, comme je l’explique ci‑après, la question de savoir si le règlement est une décision raisonnable dépend de celle de savoir si le règlement relève de manière justifiable (ou raisonnable) du champ d’application du pouvoir délégué par la loi habilitante.
(2) Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas un examen du bien‑fondé des considérations d’intérêt général
[55] La juge Pentelechuk était d’avis que l’application de la norme de la décision raisonnable suivant l’arrêt Vavilov lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné violerait le principe de séparation des pouvoirs, parce que la cour examinerait le bien‑fondé du texte législatif subordonné au regard de considérations d’intérêt général (par. 58‑59 et 63; voir aussi S. Blake, Clarity on the standard of review of regulations, 20 décembre 2022 (en ligne)).
[56] Avec égards, cette crainte n’est pas justifiée. Comme l’explique Paul Salembier, [traduction] « [l]a norme de la décision raisonnable ne s’attache pas au caractère raisonnable des règles établies par l’autorité réglementaire; elle s’attache plutôt au caractère raisonnable de l’interprétation que fait le délégataire du pouvoir de réglementation qu’il tient de la loi » (Regulatory Law and Practice (3e éd. 2021), p. 159). Le rôle d’un tribunal consiste à contrôler la légalité ou la validité du texte législatif subordonné, non d’examiner s’il est « nécessaire, sage et efficace dans la pratique » (Katz Group, par. 27, citant Jafari, p. 604; voir aussi Keyes (2021), p. 186‑188). « L’analyse ne s’attache pas aux considérations sous‑jacentes “d’ordre politique, économique ou social [ni à la recherche, par les gouvernements, de] leur propre intérêt” » (Katz Group, par. 28, citant Thorne’s Hardware, p. 112‑113).
[57] Le tribunal doit être conscient du rôle qui est le sien lorsqu’il contrôle la validité d’un texte législatif subordonné, particulièrement quand il s’appuie sur le dossier, sur d’autres sources ou sur le contexte pour dégager le raisonnement du délégataire. Mancini donne les explications suivantes :
[traduction] Considération importante, les tribunaux doivent bien organiser ces diverses sources afin que l’accent demeure sur le libellé restrictif de la loi. Encore une fois, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne devrait pas s’attacher au contenu des contributions au processus ou encore au bien‑fondé de celles-ci au regard de considérations d’intérêt général. Les tribunaux doivent plutôt rattacher ces sources à l’analyse de la question de savoir si le texte subordonné est compatible avec le texte de la loi habilitante, son contexte et son objet. Par exemple, les résumés d’étude d’impact de la réglementation peuvent éclairer le tribunal sur le lien existant entre l’objet d’une loi habilitante et un objectif réglementaire, tout comme les débats parlementaires. Ces analyses peuvent aider à démontrer comment les effets d’un règlement qui, à première vue, semblent déraisonnables sont permis par la loi habilitante. [p. 279.]
[58] Les conséquences potentielles ou concrètes du texte législatif subordonné ne sont pertinentes que dans la mesure où une cour de révision doit décider si le délégataire était raisonnablement autorisé à édicter le texte législatif subordonné qui aurait de telles conséquences. L’analyse appropriée ne consiste pas à se demander si ces conséquences sont en soi nécessaires, souhaitables ou sages.
(3) Les contraintes pertinentes
[59] Dans l’arrêt Vavilov, notre Cour a expliqué que « [l]es éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués » (par. 105). Le contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné constitue fondamentalement une opération d’interprétation statutaire qui vise à s’assurer que le délégataire a agi dans les limites du pouvoir légitime qu’il détient en vertu de la loi habilitante (par. 108; Mancini, p. 274‑275; voir, p. ex., West Fraser Mills, par. 23).
[60] Par conséquent, le régime établi par la loi habilitante, les autres règles statutaires ou de common law applicables ainsi que les principes d’interprétation statutaire sont des contraintes particulièrement pertinentes lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné (Keyes (2021), p. 175).
a) Le régime statutaire applicable
[61] « Comme les décideurs administratifs tiennent leurs pouvoirs d’une loi, le régime législatif applicable est probablement l’aspect le plus important du contexte juridique d’une décision donnée » (Vavilov, par. 108‑109; Mancini, p. 275).
[62] Les mots choisis par le législateur dans une loi habilitante décrivent les limites et les contours du pouvoir d’un délégataire (Vavilov, par. 110). Le législateur peut employer un libellé précis et étroit pour délimiter en détail le pouvoir, limitant ainsi strictement l’autorité du délégataire. À l’inverse, il peut utiliser des termes généraux, non limitatifs ou nettement qualitatifs, conférant de ce fait un large pouvoir au délégataire (Ibid.; voir aussi Keyes (2021), p. 195‑196). Les délégataires statutaires doivent respecter le choix du législateur à cet égard. Ils « doi[ven]t en fin de compte [se] conforme[r] “à la raison d’être et à la portée” » de leur régime statutaire habilitant conformément à son texte, à son contexte et à son objet (Vavilov, par. 108, citant Catalyst Paper, par. 15 et 25‑28, et Green, par. 44).
b) Autres règles statutaires ou de common law
[63] D’autres règles statutaires ou de common law peuvent elles aussi restreindre le pouvoir conféré par la loi à un délégataire. Sauf indication contraire de la loi habilitante, lors de l’édiction d’un texte législatif subordonné, les délégataires statutaires doivent adopter une interprétation de leur pouvoir qui est compatible avec d’autres textes de loi et avec les principes de common law applicables (Vavilov, par. 111, renvoyant à Katz Group, par. 45‑48; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, par. 40; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 74; Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, par. 93‑98; Keyes (2021), p. 205‑206).
c) Principes d’interprétation statutaire
[64] Les délégataires statutaires sont habilités à interpréter la portée de leur pouvoir lorsqu’ils édictent un texte législatif subordonné. Leur interprétation doit toutefois être conforme au texte, au contexte et à l’objet de la loi habilitante (Vavilov, par. 120‑121; Keyes (2021), p. 193). Ils doivent interpréter la portée de leur pouvoir conformément au principe moderne d’interprétation statutaire. Il faut lire les termes de la loi habilitante « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21 citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87).
[65] Dans l’exécution d’un contrôle de la validité, le tribunal ne procède pas à une analyse de novo pour déterminer la bonne interprétation de la loi habilitante et ensuite se demander si, suivant cette interprétation, le délégataire avait le pouvoir d’édicter le texte législatif subordonné. Le tribunal veille plutôt à ce que l’exercice du pouvoir du délégataire représente une interprétation raisonnable de la loi habilitante eu égard aux contraintes pertinentes.
[66] Dans les paragraphes qui suivent, j’applique la norme de la décision raisonnable pour contrôler la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants.
VI. Analyse
A. Survol des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants
[67] Au Canada, les pensions alimentaires pour enfants font l’objet de mesures législatives depuis 1855. Les premiers régimes statutaires conféraient aux juges le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des pensions alimentaires pour enfants en fonction des besoins de ceux‑ci. Les juges étaient donc tenus de décider du montant raisonnable de pension alimentaire à verser pour le soin de l’enfant (Michel c. Graydon, 2020 CSC 24, [2020] 2 R.C.S. 763, par. 46). Cette approche discrétionnaire a fait l’objet de vives critiques, lui reprochant d’être « source d’incertitude et d’incohérence, et de donner lieu bien souvent à des ordonnances inéquitables » (Michel, par. 48; J. D. Payne et M. A. Payne, Child Support Guidelines in Canada, 2020 (2020), p. 1). Cette situation découlait en partie du fait que « les juges, les avocats ou les parties sous‑estimaient combien il en coûte pour élever un enfant » et que les tribunaux insistaient pour requérir la preuve des dépenses liées à l’enfant (Michel, par. 48). Cela imposait le fardeau de la preuve au parent créancier, et lorsque cette preuve n’était pas produite, on craignait que l’ordonnance rendue soit « nécessairement subjective et [. . .] arbitraire » (ibid., citant Childs c. Childs (1990), 1990 CanLII 5437 (NB CA), 107 R.N.‑B. (2e) 176 (C.A.), par. 6).
[68] Comme l’a expliqué la juge Martin dans ses motifs concordants dans l’arrêt Michel, les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants avaient pour objectif « de remédier à cette situation en maintenant les principes fondamentaux en matière de soutien alimentaire au profit des enfants, tout en apportant la certitude, l’uniformité, la prévisibilité et l’efficacité qui étaient grandement nécessaires » (par. 49, citant Francis c. Baker, 1999 CanLII 659 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 250, par. 39‑40). Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont mis sur pied un Comité sur le droit de la famille (« Comité ») chargé d’entreprendre des études d’envergure sur la question des pensions alimentaires pour enfants au Canada (Payne et Payne, p. 1). Le Comité « a [. . .] recommandé l’application d’une formule pour le calcul des pensions alimentaires pour enfants prévue par la Loi sur le divorce qui “repose sur le principe selon lequel les deux parents ont la responsabilité de combler les besoins financiers des enfants compte tenu de leur revenu” » (Michel, par. 49, citant le Comité fédéral‑provincial‑territorial sur le droit de la famille, Rapport et recommandations sur le droit de la famille concernant les pensions alimentaires pour enfants (1995), p. i). En 1996, suivant la recommandation du Comité, le Parlement a présenté le projet de loi C‑41, Loi modifiant la Loi sur le divorce, la Loi d’aide à l’exécution des ordonnances et des ententes familiales, la Loi sur la saisie‑arrêt et la distraction de pensions et la Loi sur la marine marchande du Canada, 2e sess., 35e lég., 1996‑1997 (adopté par la Chambre de communes le 18 novembre 1996). Le projet de loi C‑41 a modifié la Loi sur le divorce pour autoriser expressément le GEC à établir des lignes directrices à l’égard des ordonnances pour les aliments des enfants (Loi sur le divorce, par. 26.1(1)).
[69] Le 1er mai 1997, le GEC a établi les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, qui ont entraîné un [traduction] « changement radical » en ce qui concerne les droits et obligations alimentaires à l’égard des enfants sous le régime de la Loi sur le divorce (Payne et Payne, p. 1). Notre Cour a décrit l’objet des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants comme étant celui « d’établir d’une manière prévisible et uniforme des niveaux équitables de soutien des enfants par les deux parents au moment de la rupture du mariage » (Francis, par. 39; voir aussi les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, art. 1). Bien que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants s’écartent du modèle discrétionnaire qui les a précédées, elles continuent de refléter les principes fondamentaux suivants : (1) les aliments sont un droit de l’enfant; (2) ce droit continue d’exister après la rupture du mariage des parents de l’enfant; (3) les aliments doivent, autant que possible, permettre à l’enfant de conserver le niveau de vie qu’il avait avant la séparation de ses parents; (4) le montant de la pension alimentaire est fonction du revenu du parent débiteur (D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, par. 38).
[70] L’article 3 des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants [traduction] « crée une règle générale selon laquelle, sauf disposition contraire de la Loi sur le divorce ou des Lignes directrices, le montant de l’ordonnance alimentaire à l’égard d’enfants mineurs est égal à la somme a) du montant prévu dans la table applicable [. . .] et b) du montant, le cas échéant, déterminé en application de l’article 7 des Lignes directrices au titre des dépenses spéciales ou extraordinaires » (Payne et Payne, p. 12). Le montant prévu dans la table « est fonction du revenu du parent débiteur et du nombre d’enfants visés par l’ordonnance alimentaire » (Francis, par. 1). Le montant prévu dans la table [traduction] « se concentre sur un système de justice “moyenne” et s’éloigne de la création d’une justice individuelle au cas par cas » (N. Fera, “New Child-Support Guidelines — A Brief Overview” (1997), 25 R.F.L. (4th) 356, p. 356). L’utilisation de la table [traduction] « vise à permettre une détermination objective et prévisible de la pension alimentaire pour enfants et à mettre fin aux décisions subjectives et ad hoc [antérieures aux Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants] » (F. Hudani, dir., Wilson on Children and the Law (feuilles mobiles), § 4.10). Les juges peuvent s’écarter du montant prévu dans la table dans les affaires concernant des enfants majeurs (Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, par. 3(2)), des parents débiteurs dont le revenu est supérieur à 150 000 $ (art. 4), des dépenses spéciales ou extraordinaires (art. 7), du temps parental partagé (al. 9b)) ou des difficultés excessives (art. 10).
[71] Pour interpréter correctement une disposition des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, « il faut soupeser les objectifs de prévisibilité, d’uniformité et d’efficacité en fonction des objectifs d’équité, de souplesse et de reconnaissance des “ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation [réelle] des enfants” » (Contino c. Leonelli‑Contino, 2005 CSC 63, [2005] 3 R.C.S. 217, par. 33, citant Francis, par. 40).
B. La contestation de M. Auer
[72] Monsieur Auer a le fardeau de prouver que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont ultra vires (Katz Group, par. 25). Il fait valoir que les lignes directrices sont ultra vires parce qu’elles violent deux contraintes assujettissant le pouvoir du GEC. Premièrement, les montants transférés peuvent seulement l’être à l’égard de [traduction] « frais liés directement à l’enfant » et ils ne peuvent pas servir à redistribuer plus généralement les revenus entre les parents (m.a., par. 57). Monsieur Auer soutient que cette contrainte s’applique parce que les ordonnances alimentaires rendues en application des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants n’indemnisent que les [traduction] « frais liés directement à l’enfant »; les « frais liés indirectement à [l’enfant] » relèvent du droit relatif à la pension alimentaire pour époux (par. 56). Deuxièmement, suivant le par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce, les frais liés à l’enfant doivent être partagés selon les ressources respectives des parents (par. 58).
[73] D’après M. Auer, les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants violent ces deux contraintes en obligeant le parent débiteur à assumer plus que sa juste part des frais liés directement à l’enfant. C’est le cas parce que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants : (1) ne tiennent pas compte du revenu du parent créancier; (2) tiennent incorrectement pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants, peu importe les niveaux de revenu des parents et l’âge des enfants; (3) ne tiennent pas compte des allocations pour enfant versées par le gouvernement au parent créancier; (4) ne tiennent pas compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur à l’égard de l’enfant lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental annuel; (5) comptent en double les obligations du parent débiteur au titre des dépenses spéciales ou extraordinaires.
[74] J’examine ci‑après chacun des arguments de M. Auer, au regard du pouvoir dont dispose le GEC en vertu de la Loi sur le divorce. J’arrive à la conclusion que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont intra vires du GEC.
C. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants respectent les limites du pouvoir du GEC
(1) Le pouvoir conféré par la loi au GEC est extrêmement large
[75] Le paragraphe 26.1(1) de la Loi sur le divorce accorde au GEC un pouvoir extrêmement large pour établir des lignes directrices à l’égard des ordonnances pour les aliments des enfants :
26.1 (1) Le gouverneur en conseil peut établir des lignes directrices à l’égard des ordonnances pour les aliments des enfants, notamment pour :
a) régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants;
b) régir les cas où le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il rend des ordonnances pour les aliments des enfants;
c) autoriser le tribunal à exiger que le montant de l’ordonnance pour les aliments d’un enfant soit payable sous forme de capital ou de pension, ou des deux;
d) autoriser le tribunal à exiger que le montant de l’ordonnance pour les aliments d’un enfant soit versé ou garanti, ou versé et garanti, selon les modalités prévues par l’ordonnance;
e) régir les changements de situation au titre desquels les ordonnances modificatives des ordonnances alimentaires au profit d’un enfant peuvent être rendues;
f) régir la détermination du revenu pour l’application des lignes directrices;
g) autoriser le tribunal à attribuer un revenu pour l’application des lignes directrices;
h) régir la communication de renseignements se rapportant à une ordonnance pour les aliments d’un enfant et prévoir les sanctions et autres conséquences afférentes au défaut de communication.
[76] L’utilisation du mot « notamment » confirme que ce plein pouvoir n’est limité par rien de ce qui suit au par. 26.1(1) (voir Vavilov, par. 110; West Fraser Mills, par. 10).
[77] Toutefois, ce pouvoir n’est pas illimité. Le paragraphe 26.1(2) prévoit ce qui suit :
(2) Les lignes directrices doivent être fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation.
[78] Monsieur Auer interprète « le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux » comme voulant dire que les deux parents doivent contribuer à parts égales aux frais liés à l’enfant. Je reconnais que le principe énoncé au par. 26.1(2) est mandatoire; cela ressort clairement de l’utilisation par le Parlement du mot « doivent » (R. Sullivan, The Construction of Statutes (7e éd. 2022), § 4.05). Cependant, une simple lecture du par. 26.1(2) permet de constater que celui‑ci n’a pas le sens que lui donne M. Auer.
[79] Le paragraphe 26.1(2) n’exige pas que chaque parent fournisse une contribution financière égale en vue de subvenir aux besoins de leurs enfants. Il énonce plutôt que « l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation ». Bien que les termes « obligation financière [. . .] commune » signifient que l’obligation financière de subvenir aux besoins de leurs enfants est partagée entre les parents, cela ne veut pas nécessairement dire que cette obligation doit être égale (voir les motifs de la C.A., par. 112). La contrainte prévue au par. 26.1(2) est exprimée en termes larges. Par exemple, elle ne prescrit pas de méthode particulière pour l’estimation des frais liés à l’enfant et n’indique pas le pourcentage de ces frais que chaque parent doit assumer. Par conséquent, bien que le par. 26.1(2) restreigne le pouvoir extrêmement large conféré au GEC au par. 26.1(1), il ne le restreint pas aussi étroitement que le prétend M. Auer.
(2) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte du revenu du parent créancier dans le calcul des montants prévus dans les tables
[80] Monsieur Auer plaide que les montants présumément payables suivant les tables des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants violent l’exigence prévue au 26.1(2) voulant que les ordonnances alimentaires soient établies « selon [les] ressources respectives » des parents, du fait qu’ils font abstraction du revenu du parent créancier. À son avis, les montants prévus dans les tables ne sauraient être considérés comme établis « selon [les] ressources respectives » des parents s’ils sont basés uniquement sur le revenu du parent débiteur.
[81] La formule sur laquelle sont basés les montants prévus dans les tables suppose que le parent débiteur et le parent créancier ont le même revenu (motifs du juge en cabinet, par. 86). Elle tient uniquement compte du revenu du parent débiteur et vise à déterminer le montant à transférer du parent débiteur au parent créancier pour assurer le « bien‑être égal » des deux ménages (ministère de la Justice du Canada, Équipe sur les pensions alimentaires pour enfants, Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants — formule relative à la table des paiements : rapport technique (1997) (« Rapport du MDJ », p. 2). Comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt D.B.S., les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants s’éloignent des critères axés uniquement sur les besoins pour mettre l’accent sur une approche basée sur le revenu du parent débiteur (par. 47). Cette approche façonne l’obligation indépendante de chaque parent de subvenir aux besoins de ses enfants proportionnellement à ses ressources financières « de sorte que le montant total de la pension alimentaire est déterminé — et non simplement réparti — en fonction du revenu du parent débiteur » (par. 48).
[82] L’adoption d’une formule de calcul des montants prévus dans les tables qui ne tient pas expressément compte du revenu du parent créancier représente une interprétation raisonnable du pouvoir conféré au GEC. Il est raisonnable de considérer que ce pouvoir fait partie du vaste pouvoir conféré au par. 26.1(1), lequel comprend le pouvoir d’établir des lignes directrices pour « régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants » et « régir la détermination du revenu pour l’application des lignes directrices ».
[83] La formule choisie par le GEC afin de calculer les montants prévus dans les tables a été recommandée par le Comité, au terme de vastes recherches et consultations. Dans son rapport, le Comité a justifié en ces termes la décision relative au revenu du parent créancier dans le calcul des montants prévus dans les tables :
La formule semble reposer uniquement sur le revenu du parent non gardien, mais il ne s’ensuit pas que le parent gardien ne contribue pas aux besoins financiers de l’enfant. Au contraire, étant donné que l’enfant vit avec le parent gardien et partage le même niveau de vie que celui‑ci, le parent gardien continuera à payer l’excédent des dépenses en proportion de son revenu. [p. i]
[84] Le Comité a considéré différentes formules et façons dont les pensions alimentaires devraient varier en fonction du revenu du parent créancier :
Si l’on applique certaines autres formules, le montant de la pension alimentaire augmente; il diminue ou reste le même si l’on applique encore d’autres formules. Ainsi, il existe une profonde mésentente en ce qui a trait à la question de savoir comment les pensions alimentaires devraient varier en fonction du revenu du parent gardien. La formule révisée du pourcentage fixe [qui a été recommandée par le Comité] conserve le principe commun à tous les systèmes de pourcentage fixe : la pension alimentaire ne varie pas en fonction du changement du revenu du parent gardien. [p. ii]
[85] Le Comité a expliqué que l’approche qu’il recommandait « est essentiellement axée sur les enfants : l’enfant profite du niveau de vie du parent non gardien avant la séparation ou le divorce et il devrait conserver cet avantage après la séparation ou le divorce » (p. ii).
[86] Durant les débats portant sur le projet de loi C‑41, le ministre de la Justice de l’époque, Allan Rock, a réitéré les justifications du Comité. Il a expliqué qu’il est raisonnable de supposer que le parent créancier subvient aux besoins de son enfant proportionnellement à son revenu, parce que l’enfant vit avec le parent créancier et que leurs niveaux de vie sont inséparables (Comité permanent de la justice et questions juridiques, Témoignages, no 54, 2e sess, 35e lég., 21 octobre 1996, 17:10 à 17:15; Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, no 17, 2e sess, 35e lég., 11 et 12 décembre 1996).
[87] Comme le montrent clairement ces justifications, la formule de calcul des montants prévus dans les tables tient compte des façons dont le parent créancier contribue aux besoins financiers de l’enfant, comme l’exige le par. 26.1(2). Elle le fait en supposant que, parce que l’enfant réside avec le parent créancier, ce parent subviendra aux besoins de l’enfant d’une manière proportionnelle à son revenu. Cette prémisse est conforme aux objectifs des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, notamment l’objectif consistant à établir des normes équitables en matière de soutien alimentaire des enfants afin de leur permettre de continuer de bénéficier des ressources financières des deux parents après la séparation (art. 1).
[88] Les parties ne contestent pas que les parents créanciers contribuent aux frais liés aux enfants du fait qu’ils vivent avec eux. Bien que certains parents créanciers puissent contribuer une plus grande part de leur revenu aux frais liés à l’enfant que d’autres, il était loisible au GEC dans l’établissement d’un régime pancanadien de pensions alimentaires pour enfants, de supposer que les parents créanciers contribuent aux frais liés à l’enfant proportionnellement à leur revenu. Dans le contrôle de la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants, notre Cour doit se garder d’évaluer le bien‑fondé de cette prémisse au regard de considérations d’intérêt général afin de déterminer si elle est « nécessaire, sage et efficace dans la pratique » (Katz Group, par. 27, citant Jafari, p. 604).
[89] Pour ces raisons, je conclus que représente une interprétation raisonnable du large pouvoir du GEC d’établir des lignes directrices pour « régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants » et « régir la détermination du revenu pour l’application des lignes directrices » le fait de considérer qu’il inclut le pouvoir d’adopter une formule de calcul des montants prévus dans les tables basée uniquement sur le revenu du parent débiteur.
(3) Le GEC était autorisé à tenir pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants
[90] Monsieur Auer soutient que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants tiennent déraisonnablement pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants, peu importe les niveaux de revenu des parents et l’âge des enfants. Selon lui, à mesure que le revenu augmente, le montant global dépensé pour les enfants augmente, mais le pourcentage du revenu dépensé pour les enfants diminue (m.a., par. 138). Il fait valoir que cette prémisse fait en sorte que les parents débiteurs payent une part disproportionnée des frais liés aux enfants.
[91] Les montants prévus dans les tables supposent que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants. La table établit un montant fixe de pension alimentaire pour les parents débiteurs dont le revenu annuel ne dépasse pas 150 000 $. Lorsque le revenu annuel du parent débiteur dépasse ce montant, le montant payable est majoré d’un pourcentage prescrit de la portion du revenu du parent débiteur qui excède 150 000 $ (Payne et Payne, p. 382). Toutefois, le sous‑al. 4b)(ii) des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants autorise le tribunal à déroger au montant prévu dans la table à l’égard de la portion du revenu du parent débiteur qui excède 150 000 $, s’il est d’avis que le montant prévu dans la table « n’est pas indiqué » compte tenu « des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation des enfants en cause, ainsi que de la capacité financière de chaque époux de contribuer à leur soutien alimentaire ».
[92] Monsieur Auer affirme qu’il est peu probable que les tribunaux dérogent à une application linéaire des montants prévus dans les tables bien qu’ils aient le pouvoir discrétionnaire de le faire (m.a., par. 139). Il demande à notre Cour de tenir compte de cette réalité dans l’évaluation de la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants.
[93] Aux termes de l’al. 26.1(1)b) de la Loi sur le divorce, le GEC est autorisé à établir des lignes directrices pour « régir les cas où le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il rend des ordonnances pour les aliments des enfants ». Par conséquent, il était manifestement loisible au GEC de conférer aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de déroger aux montants prévus dans les tables dans les cas où les revenus annuels des parents débiteurs dépassent 150 000 $, s’ils considèrent que ces montants « [ne sont] pas indiqué[s] ». Les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de déroger à l’application linéaire des montants prévus dans les tables. La manière dont ce pouvoir discrétionnaire est exercé n’a aucune incidence sur la légalité ou la validité des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants.
[94] Monsieur Auer plaide que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants ne reflètent pas le fait que des parents dépensent différents pourcentages de leur revenu pour les enfants à différents âges. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires ne prennent pas en compte l’âge des enfants, sauf lorsqu’ils sont majeurs. Toutefois, le pouvoir conféré au GEC au par. 26.1(1) de la Loi sur le divorce, lequel comprend le pouvoir d’établir des lignes directrices pour « régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants » peut raisonnablement être interprété comme autorisant l’établissement de lignes directrices qui ne tiennent pas compte d’âges précis pour les enfants lors du calcul de pensions alimentaires pour enfants. Monsieur Auer ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont invalides pour ce motif (Katz Group, par. 25).
(4) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte de l’allocation canadienne pour enfants versée au parent créancier par le gouvernement dans le calcul des ordonnances alimentaires pour enfants
[95] La formule employée pour calculer les montants prévus dans les tables n’inclut pas l’Allocation canadienne pour enfants du gouvernement fédéral ni le crédit pour la TPS/TVH pour les enfants versés au parent créancier (rapport du MDJ, p. 5; Payne et Payne, p. 121). Monsieur Auer soutient que ces prestations font augmenter le niveau de vie du parent créancier et réduisent les besoins créés par l’enfant au titre du revenu (m.a., par. 97). Il fait valoir que le fait de ne pas tenir compte de ces prestations dans le calcul des montants prévus dans les tables entraîne une surcontribution de la part du parent débiteur, contrairement au principe énoncé au par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce.
[96] Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants représentent l’abandon d’une approche axée uniquement sur les besoins en faveur d’une approche qui vise à maximiser le montant disponible pour les enfants, tout en veillant à ce que les parents débiteurs puissent subvenir adéquatement à leurs propres besoins (D.B.S., par. 54; rapport du MDJ, p. 1). Les prestations gouvernementales améliorent le bien‑être des enfants en augmentant la capacité des parents créanciers de dépenser davantage pour les enfants qu’ils ne le pourraient autrement. Ces prestations « sont considéré[e]s comme étant des contributions gouvernementales destinées aux enfants et ne faisant pas partie du revenu du parent receveur » (rapport du MDJ, p. 5).
[97] L’alinéa 26.1(1)f) de la Loi sur le divorce autorise le GEC à établir des lignes directrices pour « régir la détermination du revenu pour l’application des lignes directrices ». Le GEC a choisi de ne pas inclure les prestations gouvernementales versées au parent créancier dans la détermination du revenu aux fins du calcul des montants prévus dans les tables. Cette décision relève raisonnablement du champ d’application du large pouvoir du GEC. Encore une fois, il n’appartient pas à notre Cour d’évaluer le bien‑fondé de cette décision au regard de considérations d’intérêt général (Katz Group, par. 27‑28).
(5) Le GEC était autorisé à ne pas tenir compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année
[98] Les montants prévus dans les tables ne tiennent pas compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur pour l’enfant; ces montants « ne supposent pas que le parent débiteur prend à sa charge les dépenses de l’enfant » (Contino, par. 52). Toutefois, l’art. 9 des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants prévoit que si les deux époux exercent chacun au moins 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année avec un enfant, le montant de l’ordonnance alimentaire est déterminé compte tenu : a) des montants figurant dans les tables applicables à l’égard de chaque époux; b) des coûts plus élevés associés au temps parental partagé; c) des ressources, des besoins et, d’une façon générale, de la situation de chaque époux et de tout enfant pour lequel une ordonnance alimentaire est demandée.
[99] Une fois qu’il est établi qu’un parent débiteur exerce au moins 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année, le tribunal peut tenir compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur pour l’enfant au titre de l’al. 9b). L’alinéa 9b) « reconnaît que le coût total de l’éducation d’un enfant peut être plus élevé dans le cadre d’une garde partagée que dans celui d’une garde exclusive » (Contino, par. 52 (en italique dans l’original)). Cela oblige les tribunaux « à examiner les budgets des parents et leurs dépenses réelles pour l’enfant. Ces dépenses seront réparties en fonction de leurs revenus respectifs » (par. 53).
[100] Monsieur Auer soutient qu’il est déraisonnable que les montants prévus dans les tables supposent que les parents débiteurs n’engagent pas directement de dépenses pour leurs enfants en plus de verser une pension alimentaire. À son avis, le fait de ne pas reconnaître que les parents débiteurs peuvent engager directement des dépenses pour leurs enfants lorsqu’ils exercent entre 0 et 39 p. 100 du temps parental au cours d’une année viole le principe énoncé au par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce selon lequel l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives. Il affirme que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont ultra vires pour cette raison.
[101] Le GEC est autorisé par le par. 26.1(1) de la Loi sur le divorce à établir des lignes directrices pour « régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants » et « régir les cas où le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il rend des ordonnances pour les aliments des enfants ». À mon avis, ce pouvoir permet au GEC d’autoriser les tribunaux à tenir compte des dépenses que les parents débiteurs engagent directement pour leurs enfants uniquement lorsque le parent débiteur exerce au moins 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année. Le paragraphe 26.1(2) dit seulement que les parents ont une « obligation financière [. . .] commune » de subvenir aux besoins de leurs enfants selon leurs ressources respectives. Il ne requiert pas que chaque parent fournisse une contribution financière égale aux frais liés aux enfants. Par conséquent, le principe énoncé au par. 26.1(2) n’est pas violé même si le fait que le seuil de prise en compte des dépenses engagées directement pour leurs enfants a été fixé à 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année a pour résultat que certains parents débiteurs paient plus de la moitié des frais liés aux enfants.
[102] Je n’entends pas par là que les parents débiteurs surcontribuent. Cependant, il est important de garder à l’esprit, comme l’a expliqué à l’audience l’avocate de Mme Auer, que les parents créanciers assument de nombreuses responsabilités financières qui sont une partie inhérente de la fourniture des soins de base à l’enfant (transcription, p. 45‑47). Parce que l’enfant vit principalement avec le parent créancier, il peut arriver que le parent débiteur ne partage pas toujours ces responsabilités.
[103] Qui plus est, le par. 10(1) des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfant prévoit que le tribunal peut, sur demande de l’un des époux, fixer comme montant de l’ordonnance alimentaire un montant différent de celui qui serait déterminé en application des art. 3 à 5, 8 ou 9, s’il conclut que, sans cette mesure, l’époux qui fait cette demande éprouverait des difficultés excessives. Le paragraphe 10(2) énonce des circonstances susceptibles de causer des difficultés excessives à un époux. Une de ces circonstances serait le fait que l’époux a « des frais anormalement élevés liés à l’exercice par un époux du temps parental auprès des enfants ». Les tribunaux ont donc toujours le pouvoir discrétionnaire de veiller à ce que les parents débiteurs contribuent aux frais liés aux enfants selon les ressources dont ils disposent sans éprouver de difficultés excessives, notamment en raison de frais anormalement élevés liés à l’exercice du temps parental.
[104] Le fait de considérer que la loi habilitante autorise l’établissement de lignes directrices qui fixent le seuil en pourcentage à partir duquel un tribunal peut tenir compte des frais accrus liés à l’exercice des arrangements du temps parental représente une interprétation raisonnable, car cette mesure relève nettement du large pouvoir conféré au GEC et M. Auer n’a pas démontré qu’elle viole le principe énoncé au par. 26.1(2). Comme il a été mentionné, la question de savoir si la décision du GEC était « nécessaire, sage et efficace dans la pratique » n’est pas pertinente dans le contexte d’un contrôle de la validité (Katz Group, par. 27, citant Jafari, p. 604)).
(6) Le GEC était autorisé à établir une catégorie distincte de dépenses spéciales ou extraordinaires
[105] Le paragraphe 3(1) des Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants énonce la règle générale relative aux ordonnances alimentaires au profit des enfants : sauf disposition contraire, le montant de l’ordonnance alimentaire à l’égard d’enfants mineurs est égal à la somme a) du montant prévu dans la table applicable et b) le cas échéant, du montant déterminé en application de l’art. 7 (dépenses spéciales ou extraordinaires).
[106] Monsieur Auer fait valoir que l’ajout des dépenses visées à l’art. 7 aux montants prévus dans les tables conformément à la règle générale entraîne la « double prise en compte » de dépenses liées à l’enfant que le parent débiteur assume, parce que [traduction] « [t]ous les frais moyens imaginables sont reflétés dans le montant prévu dans les tables » (m.a., par. 121 et 128). Il ajoute que l’échelle choisie par le GEC pour le calcul des montants prévus dans les tables [traduction] « a généré des estimations de frais liés à l’enfant élevées et, de ce fait, les ordonnances alimentaires pour enfants les plus élevées » (par. 123). En conséquence, M. Auer prétend que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants entraîne une surcontribution de la part du parent débiteur aux frais liés à l’enfant, contrairement à ce que prévoit le par. 26.1(2) de la Loi sur le divorce.
[107] Je rejette l’argument de M. Auer.
[108] L’argument de M. Auer repose sur une approche axée uniquement sur les besoins dans le cas d’ordonnances alimentaires pour enfants. La thèse qui sous‑tend un régime axé uniquement sur les besoins de l’enfant est que « les deux parents doivent verser un montant suffisant pour subvenir à ces besoins et qu’ils doivent satisfaire à cette obligation proportionnellement à leurs revenus » (D.B.S., par. 45). Une telle approche commence par le calcul des frais liés à l’enfant. Ces frais sont ensuite répartis entre les parents. Si le montant de l’ordonnance alimentaire pour enfants devait être déterminé seulement sur la base des besoins de l’enfant, il serait problématique que la règle générale entraîne la « double prise en compte » de certaines dépenses spéciales ou extraordinaires.
[109] Cependant, les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants ont écarté l’approche axée uniquement sur les besoins dans le cas d’ordonnances alimentaires pour enfants (D.B.S., par. 54). Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants visent à faire en sorte que l’enfant bénéficie autant que possible du revenu des deux parents selon leurs ressources respectives. Les ordonnances alimentaires reconnaissent que l’enfant bénéficiait du niveau de vie du parent débiteur avant la séparation et qu’il doit continuer à en bénéficier après la séparation (Rapport du Comité, p. ii; R. Finnie, C. Giliberti et D. Stripinis, Aperçu du programme de recherche visant à élaborer une formule canadienne de calcul des pensions alimentaires pour enfants (1995), p. 28). Comme il est expliqué dans le rapport du MDJ, à la p. 1 :
Le concept du « coût pour élever des enfants » est une théorie illusoire. Les dépenses consacrées aux enfants ne sont pas fixes; elles changent en fonction des fluctuations du revenu de l’un ou l’autre des parents. Les familles à revenu plus élevé dépensent plus pour leurs enfants que les familles à faible revenu. Dans le cadre des arrangements pris après la séparation, les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants visent à correspondre le plus exactement possible aux dépenses engagées pour les enfants avant la séparation.
[110] En bref, les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants commencent par la prise en compte du revenu du parent débiteur et déterminent le montant de pension alimentaire que ce parent doit verser pour faire en sorte que l’enfant continue de bénéficier de son revenu après la séparation. Les Lignes directrices ne déterminent pas dès le départ les frais liés à l’enfant, pour ensuite demander au parent débiteur d’en acquitter une partie. On tient pour acquis que [traduction] « toute contribution financière du [parent débiteur] sera généralement employée pour améliorer la situation de l’enfant » (Payne et Payne, p. 7).
[111] Le parent qui présente une demande à l’égard de dépenses visées à l’art. 7 doit démontrer que les dépenses sont nécessaires par rapport à l’intérêt de l’enfant et qu’elles sont raisonnables par rapport aux ressources des époux et de l’enfant et aux habitudes de dépenses de la famille avant la séparation. Lorsque le parent créancier fait une demande à l’égard de dépenses visées à l’art. 7, le parent débiteur peut contester la nécessité ou le caractère raisonnable de ces dépenses. Le parent débiteur peut faire valoir que les dépenses réclamées en vertu de l’art. 7 sont déjà comprises dans le montant figurant dans les tables. Toutefois, il appartient au tribunal en dernière analyse de décider si le parent demandeur a établi que les dépenses visées à l’art. 7 qu’il réclame sont nécessaires et raisonnables.
[112] Le large pouvoir dont dispose le GEC en vertu du par. 26.1(1) de la Loi sur le divorce afin d’établir des lignes directrices pour « régir le mode de détermination du montant des ordonnances pour les aliments des enfants » habilitait clairement le GEC à adopter des lignes directrices qui ne sont pas axées uniquement sur les besoins de l’enfant, mais qui visent plutôt à faire en sorte que l’enfant continue de bénéficier du revenu du parent débiteur selon les ressources de ce dernier. En outre, le pouvoir du GEC d’établir des lignes directrices pour « régir les cas où le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il rend des ordonnances pour les aliments des enfants » habilitait le GEC à accorder aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu d’inclure certaines dépenses spéciales ou extraordinaires dans une ordonnance alimentaire au profit de l’enfant.
[113] Par conséquent, contrairement à ce qu’avance M. Auer, il n’est pas problématique qu’il y ait un certain chevauchement entre les dépenses envisagées dans les montants prévus dans les tables et les dépenses « spéciales ou extraordinaires » visées à l’art. 7. L’enfant continue de bénéficier du revenu du parent débiteur selon les ressources de ce dernier. Monsieur Auer n’a pas démontré que le risque de « double prise en compte » de dépenses visées à l’art. 7 découle d’une interprétation déraisonnable du pouvoir conféré au GEC, à la lumière des contraintes pertinentes, et il ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver que les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants sont ultra vires.
VII. Conclusion
[114] La norme de la décision raisonnable énoncée dans le cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov est présumée s’appliquer lors du contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. L’arrêt Katz Group continue de fournir des indications utiles. Cependant, pour qu’un texte législatif subordonné soit ultra vires au motif qu’il est incompatible avec l’objet de la loi habilitante, il n’est plus nécessaire qu’il soit « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de la loi. Le maintien de ce seuil établi dans l’arrêt Katz Group serait incompatible avec le contrôle rigoureux effectué selon la norme de la décision raisonnable et compromettrait la concrétisation de la promesse de simplicité, prévisibilité et cohérence de l’arrêt Vavilov.
[115] Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants relèvent raisonnablement du pouvoir que confère l’art. 26.1 de la Loi sur le divorce au GEC, eu égard aux contraintes pertinentes. Le paragraphe 26.1(1) confère au GEC un pouvoir extrêmement large d’établir des lignes directrices en matière d’ordonnances alimentaires pour enfants. Le paragraphe 26.1(2) restreint ce pouvoir en exigeant que les lignes directrices soient fondées sur le principe que l’obligation financière de subvenir aux besoins des enfants à charge est commune aux époux et qu’elle est répartie entre eux selon leurs ressources respectives permettant de remplir cette obligation. Les Lignes directrices sur les pensions alimentaires pour enfants respectent cette contrainte.
[116] Il était loisible au GEC de choisir une méthode de calcul des ordonnances alimentaires pour enfants qui : (1) ne tient pas compte du revenu du parent créancier; (2) tient pour acquis que les parents dépensent le même pourcentage linéaire de revenu pour leurs enfants peu importe les niveaux de revenu des parents et l’âge des enfants; (3) ne tient pas compte des allocations pour enfant versées par le gouvernement aux parents créanciers; (4) ne tient pas compte des dépenses engagées directement par le parent débiteur à l’égard de l’enfant lorsque ce parent exerce moins de 40 p. 100 du temps parental au cours d’une année; (5) risque d’entraîner une « double prise en compte » de certaines dépenses spéciales ou extraordinaires. Chacune de ces décisions relevait nettement du pouvoir délégué au GEC en vertu de la Loi sur le divorce.
[117] Le pourvoi est rejeté avec dépens en faveur de l’intimée, Aysel Igorevna Auer.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelant : Jensen Shawa Solomon Duguid Hawkes, Calgary; Ronald Robinson Barrister & Solicitor, Calgary; Paul Daly Law Professional Corporation, Ottawa.
Procureurs de l’intimée Aysel Igorevna Auer : Huizinga Di Toppa Coles & Layton, Edmonton.
Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ministère de la Justice du Canada, Secteur national du contentieux — Bureau régional de l’Ontario, Toronto; Procureur général du Canada, Ministère de la Justice du Canada, Secteur national du contentieux — Bureau régional des Prairies, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général, Bureau des avocats de la Couronne — Droit civil, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Ministry of Attorney General of British Columbia, Legal Services Branch, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Ministère de la Justice et du Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Hunter Litigation Chambers, Vancouver.
Procureurs des intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario et Health Justice Program : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés : Jamie Liew, Ottawa; Lehal Law Corporation, Delta (C.‑B.).
Procureur de l’intervenante City of Calgary : City of Calgary, Law/Legal Services and Security, Calgary.
Procureurs des intervenants Producteurs de poulet du Canada, Producteurs d’œufs du Canada, Éleveurs de dindon du Canada et Producteurs d’œufs d’incubation du Canada : Conway Baxter Wilson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association nationale des organismes de réglementation de la pharmacie : Shores Jardine, Edmonton.
Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration : Hasa Avocats Inc., Montréal.
Procureur de l’intervenante Workers’ Compensation Board of British Columbia : Workers’ Compensation Board of British Columbia, Richmond.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : Refugee Law Office, Toronto; Landings, Toronto.
Procureurs de l’intervenant Advocates for the Rule of Law : Henein Hutchison Robitaille, Toronto.
Procureur de l’intervenante Ecojustice Canada Society : Ecojustice Canada Society, Toronto.
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