COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. D.A.I., 2012 CSC 5
Date : 20120210
Dossier : 33657
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
D.A.I.
Intimé
- et -
Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Réseau d’action
des femmes handicapées du Canada, Criminal Lawyers’ Association
(Ontario) et Conseil des Canadiens avec déficiences
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 90)
Motifs dissidents :
(par. 91 à 152)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell)
Le juge Binnie (avec l’accord des juges LeBel et Fish)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
r. c. d.a.i.
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
D.A.I. Intimé
et
Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes,
Réseau d’action des femmes handicapées du Canada,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario) et Conseil des
Canadiens avec déficiences Intervenants
Répertorié : R. c. D.A.I.
No du greffe : 33657.
2011 : 17 mai; 2012 : 10 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, MacPherson et Armstrong), 2010 ONCA 133, 260 O.A.C. 96, 252 C.C.C. (3d) 178, 73 C.R. (6th) 50, [2010] O.J. No. 665 (QL), 2010 CarswellOnt 880, qui a confirmé une décision du juge McKinnon, 2008 CarswellOnt 2637. Pourvoi accueilli, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Jamie C. Klukach et John Semenoff, pour l’appelante.
Howard L. Krongold et Leonardo Russomanno, pour l’intimé.
Joanna L. Birenbaum, pour les intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada.
Joseph Di Luca et Erin Dann, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
David M. Wright et Helga D. Van Iderstine, pour l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
La juge en chef —
[1] L’agression sexuelle est un fléau. Trop souvent, ses victimes sont les personnes les plus vulnérables de notre société — les enfants et les personnes ayant une déficience intellectuelle. Or, les règles de preuve et la procédure en matière criminelle, qui sont fondées sur la norme du témoin moyen, peuvent compliquer la tâche de ces victimes qui sont appelées à témoigner dans des cours de justice. Le droit est confronté au défi de permettre que la vérité soit révélée tout en protégeant le droit de l’accusé à un procès équitable et en évitant toute possibilité de déclarations de culpabilité injustifiées.
[2] Le législateur a relevé ce défi en apportant, dans la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, une série de modifications aux règles relatives à l’habilité à témoigner afin d’accommoder les enfants et les adultes ayant une déficience intellectuelle. La Cour a examiné à plusieurs reprises les dispositions ayant trait aux enfants. Dans ce pourvoi, elle examine les dispositions relatives aux adultes ayant une déficience intellectuelle.
[3] La présente affaire met en cause une jeune femme, K.B., âgée de 26 ans, qui a l’âge mental d’un enfant de trois à six ans. Le ministère public prétend qu’elle a été agressée sexuellement de façon répétée par le conjoint de sa mère à l’époque, D.A.I. La poursuite a tenté de faire témoigner la jeune femme à propos des agressions alléguées. Elle a également tenté de présenter en preuve les révélations faites par K.B. à son institutrice et à un policier.
[4] Le juge du procès a exclu ces éléments de preuve au motif que K.B. n’était pas habile à témoigner dans une cour de justice (d.a., vol. I, p. 2). Par conséquent, la preuve de la poursuite s’est effondrée et D.A.I. a été acquitté ((2008) CarswellOnt. 2637 (C.S.J. Ont.)). La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé l’acquittement (2010 ONCA 133, 260 O.A.C. 96).
[5] En toute déférence pour l’opinion contraire, je ne souscris pas à cette décision. Selon moi, le juge du procès a commis une erreur de droit fondamentale dans l’interprétation et l’application des dispositions de la Loi sur la preuve au Canada régissant l’habilité à témoigner des personnes adultes ayant une déficience intellectuelle. Cette erreur de droit vicie la décision du juge du procès de ne pas permettre à K.B. de témoigner. Une preuve produite ultérieurement relativement à d’autres questions ne peut remédier à ce vice fatal. Je suis donc d’avis d’annuler l’acquittement de D.A.I. et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
I. Le contexte factuel
[6] La plaignante, K.B., était âgée de 22 ans au moment du procès et de 19 ans au moment où elle aurait été agressée, mais elle avait l’âge mental d’un enfant de trois à six ans. Elle vivait avec sa mère et le conjoint de cette dernière, D.A.I., ainsi qu’avec sa sœur. Au cours des quatre années où il a vécu à la maison, D.A.I. a établi une relation étroite avec K.B.
[7] Quelque temps après que D.A.I. se soit séparé de la mère de K.B. et ait quitté la maison, K.B. a parlé à son enseignante spécialisée d’un « jeu » auquel elle se livrait avec D.A.I. et dans lequel ce dernier la touchait. Plus tard, elle a fait à la police une déclaration qui allait dans le même sens. K.B. a décrit par des gestes le jeu dans lequel l’intimé touchait ses seins et son vagin. Dans sa déclaration à la police, elle a mentionné que D.A.I. avait touché son vagin, ses fesses et ses seins sous son pyjama, et que cela s’était produit à plusieurs reprises.
[8] À l’enquête préliminaire, K.B. a été jugée habile à témoigner parce qu’elle était capable de communiquer les faits dans son témoignage. La déclaration enregistrée sur bande video qu’elle a faite à la police a été admise à titre d’interrogatoire principal et elle a été contre‑interrogée.
[9] La question de la capacité à témoigner de K.B. ayant été soulevée, le juge du procès a tenu un voir‑dire afin de déterminer si K.B. pouvait être autorisée à témoigner. K.B. et le Dr K., le témoin expert de la défense, ont été les seules personnes à témoigner durant le voir‑dire sur la question de l’habilité à témoigner. L’interrogatoire de K.B. par le ministère public a démontré qu’elle comprenait la différence entre la vérité et le mensonge dans des situations concrètes. Cependant, le juge du procès est allé plus loin en interrogeant K.B. afin d’établir si elle comprenait la nature de la vérité et du mensonge, des obligations morales et religieuses, et des conséquences juridiques liées au fait de mentir au tribunal. K.B. n’a pas pu répondre adéquatement à ces questions plus abstraites, répétant à plusieurs reprises : [traduction] « [j]e ne sais pas » (d.a., vol. 1, p. 117‑119). Le Dr K., un psychiatre, a témoigné pour la défense. Son opinion était formée sans qu’il ait eu de contact personnel avec K.B. mais en se fondant sur des dossiers scolaires et médicaux de K.B. ainsi que sur le comportement de cette dernière sur la bande video de sa déclaration et durant le voir‑dire. De l’avis du Dr K., K.B. avait [traduction] « beaucoup de mal à différencier le concept de la vérité et celui du mensonge »; il a mentionné qu’elle avait une faible tolérance à la frustration et il a dit ce qui suit : [traduction] « [j]e ne crois pas qu’elle a la capacité de penser à ce que vous demandez et de donner une réponse » (ibid., p. 159 et 161).
[10] À l’issue du voir‑dire relatif à l’habilité à témoigner, le juge du procès a refusé d’entendre le témoignage de la personne qui enseignait à K.B. depuis six ans, Mme W. Il a conclu que K.B. n’était pas habile à témoigner parce qu’elle n’avait [traduction] « pas satisfait à la condition préalable voulant qu’elle comprenne l’obligation de dire la vérité », ce qui, selon lui, est une condition exigée par le par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada : [traduction] « [e]lle est incapable de dire ce que comportent la vérité et le mensonge, ou de dire ce que sont les conséquences découlant de la vérité ou de mensonges » (ibid., p. 3).
[11] Le juge du procès a tenu un deuxième voir‑dire pour statuer sur la demande présentée par le ministère public en vue de faire admettre en preuve les déclarations extrajudiciaires faites par K.B. à la police et à son enseignante, Mme W. L’enseignante a indiqué dans son témoignage que K.B. ne mentirait pas intentionnellement, mais que sa capacité à comprendre était plus développée que sa capacité à s’exprimer : [traduction] « [c]ela lui [K.B.] cause beaucoup de frustration, elle répond souvent aux questions en disant ‘[j]e ne sais pas’ » (ibid., p. 176; voir aussi p. 184‑185). Des éléments de preuve étayant les prétentions de K.B. ont également été soumis. Un ami de la famille a affirmé dans son témoignage qu’il avait trouvé dans la chambre de D.A.I une photo polaroid de K.B. la montrant les seins nus et une autre photo montrant deux inconnus ayant des rapports sexuels. D.A.I. a expliqué que la première photo avait été prise par accident — que K.B. avait soudainement montré ses seins pendant qu’il prenait une photo d’elle. La sœur de K.B. a également indiqué avoir trouvé des photos de ce genre. Toutefois, elle ne l’a pas dit à sa mère et les photos n’ont pas été produites au procès. La sœur de K.B. a également dit avoir déjà vu D.A.I. toucher les seins de K.B. pendant qu’elle était étendue sur son lit.
[12] À l’issue du voir‑dire relatif à l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire, le juge du procès a rejeté la demande du ministère public. Il a rejeté les déclarations extrajudiciaires faites par K.B. à Mme W. et à la police, affirmant que la preuve par ouï‑dire de K.B. était inadmissible parce qu’elle n’était [traduction] « pas digne de foi, et que son admission en preuve compromettrait sérieusement le droit de l’accusé à un procès équitable » (2008 CarswellOnt 2638, par. 57).
[13] Le juge du procès a conclu que, bien que la preuve ait soulevé [traduction] « de graves soupçons » quant à la conduite de D.A.I., elle ne permettait pas d’étayer une déclaration de culpabilité ((2008) CanLII 21725 (C.S.J. Ont.), par. 11). La preuve de la poursuite s’est effondrée essentiellement en raison de la conclusion du juge du procès selon laquelle K.B. n’était pas habile à témoigner.
[14] Nous devons décider si le juge du procès a correctement interprété les prescriptions de la Loi sur la preuve au Canada relativement à l’habilité à témoigner des personnes âgées de 14 ans ou plus (adultes) ayant une déficience intellectuelle. S’il a appliqué une norme trop élevée, sa décision d’empêcher K.B. de témoigner doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée pour un nouveau procès.
II. Analyse juridique
1. L’habilité à témoigner : une condition préliminaire
[15] Avant de passer à l’examen du par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada, il importe de faire une distinction entre trois notions différentes qui sont parfois confondues : (1) l’habilité du témoin à témoigner; (2) l’admissibilité de son témoignage; (3) la force probante de celui‑ci. Les règles de preuve régissant ces trois notions pousuivent un même objectif : garantir que les déclarations de culpabilité soient fondées sur une preuve solide et que l’accusé ait un procès équitable. Toutefois, chaque notion joue un rôle distinct dans l’atteinte de cet objectif.
[16] La première notion — la plus pertinente dans ce pourvoi — est le principe de l’habilité à témoigner. L’habilité porte sur la question de savoir si un témoin éventuel a la capacité de faire une déposition dans une cour de justice. Ce principe a pour objet d’exclure d’entrée de jeu la déposition n’ayant aucune valeur au motif que le témoin n’est pas en mesure de communiquer les faits dans son témoignage à la cour. L’habilité est une condition préliminaire. Ordinairement, les témoins sont présumés « habiles » à témoigner. Toutefois, dans le cas d’enfants ou d’adultes ayant une déficience intellectuelle, la partie qui met en question la capacité d’un éventuel témoin de faire une déposition peut être appelée à démontrer qu’il existe des motifs de douter de cette capacité.
[17] La deuxième notion est l’admissibilité. Les règles d’admissibilité déterminent quels éléments de preuve donnés par un témoin habile peuvent être consignés au dossier de la cour. Un témoignage peut être inadmissible pour diverses raisons. Le juge ou le jury ne peuvent prendre en compte que les témoignages pertinents dans l’instance. Le témoignage peut également être inadmissible s’il est visé par une règle d’exclusion, par exemple la règle des confessions ou la règle interdisant le ouï‑dire. Les règles d’admissibilité visent notamment l’amélioration de l’exactitude des conclusions de fait, le respect des considérations de politique générale, et l’assurance que le procès est équitable.
[18] La troisième notion — la responsabilité qui incombe au juge des faits de décider quels éléments de preuve, s’il en est, doivent être retenus — est fondée sur la prémisse que le témoin est habile à témoigner et que les règles d’admissibilité ont été correctement appliquées. Le respect de ces exigences n’établit pas que les éléments de preuve doivent être retenus. C’est au juge ou au jury qu’il revient d’apprécier la valeur probante de la déposition de chaque témoin au regard de facteurs comme le comportement, la cohérence et la compatibilité avec d’autres éléments de preuve et, donc, de déterminer si la déposition de la personne doit être retenue en entier, en partie ou pas du tout. Sauf si le juge des faits est convaincu que la poursuite a établi hors de tout doute raisonnable tous les éléments de l’infraction, il ne peut y avoir aucune déclaration de culpabilité.
[19] Ensemble, les règles régissant l’habilité à témoigner, l’admissibilité et le poids de la preuve permettent de garantir qu’un verdict de culpabilité est étayé par des éléments de preuve exacts et crédibles et que le procès de l’accusé est équitable. L’aspect important pour les besoins de l’analyse est simple : la condition relative à l’habilité à témoigner n’est que la première étape du processus de présentation de la preuve. C’est la première condition qui doit être satisfaite pour qu’un témoignage soit recevable. Elle repose sur une exigence minimale — une aptitude élémentaire à fournir un témoignage sincère. La seule conclusion que la personne est habile à témoigner ne garantit pas que sa déposition sera admissible ou retenue par le juge des faits.
2. Les conditions relatives à l’habilité à témoigner des personnes adultes ayant une déficience intellectuelle : l’article 16 de la Loi sur la preuve au Canada
[20] Dans ce contexte, j’examine maintenant la disposition litigieuse en l’espèce, le par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada, qui régit l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle. L’article 16 prévoit ce qui suit :
16. (1) [Témoin dont la capacité mentale est mise en question] Avant de permettre le témoignage d’une personne âgée d’au moins quatorze ans dont la capacité mentale est mise en question, le tribunal procède à une enquête visant à décider si :
a) d’une part, celle‑ci comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle;
b) d’autre part, celle‑ci est capable de communiquer les faits dans son témoignage.
(2) [Témoignage sous serment] La personne visée au paragraphe (1) qui comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui est capable de communiquer les faits dans son témoignage témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle.
(3) [Témoignage sur promesse de dire la vérité] La personne visée au paragraphe (1) qui, sans comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, est capable de communiquer les faits dans son témoignage peut, malgré qu’une disposition d’une loi exige le serment ou l’affirmation, témoigner en promettant de dire la vérité.
(4) [Inaptitude à témoigner] La personne visée au paragraphe (1) qui ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui n’est pas capable de communiquer les faits dans son témoignage ne peut témoigner.
(5) [Charge de la preuve] La partie qui met en question la capacité mentale d’un éventuel témoin âgé d’au moins quatorze ans doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs de douter de la capacité de ce témoin de comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle.
[21] Le par. 16(1) énonce ce qu’un juge doit faire lorsque la capacité mentale d’un éventuel témoin est mise en question. Premièrement, le juge doit déterminer si la personne « comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle » et si elle « est capable de communiquer les faits dans son témoignage » : par. 16(1). Si ces conditions sont satisfaites, la personne témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle, tout comme les autres témoins : par. 16(2). Si ces conditions ne sont pas remplies, le juge passe au par. 16(3), selon lequel une « personne [. . .] qui, sans comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, est capable de communiquer les faits dans son témoignage peut [. . .] témoigner en promettant de dire la vérité ».
[22] En bref, le par. 16(1) prévoit qu’une personne adulte dont l’habilité à témoigner est mise en question doit témoigner sous serment ou sous affirmation solennelle, si elle « comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle » et si elle est capable de « communiquer les faits dans son témoignage ». En l’espèce, K.B. n’a pu satisfaire à cette première condition. Le juge a donc poursuivi en examinant le par. 16(3), selon lequel une personne adulte qui ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle au sens du par. 16(1), mais qui est « capable de communiquer les faits dans son témoignage », peut témoigner en promettant de dire la vérité.
[23] À première vue, l’art. 16 prévoit que, dans un cas tel celui qui nous occupe, où la personne ne peut prêter serment ni faire une affirmation solennelle, le juge n’a plus qu’une autre question à examiner — à savoir si la personne est capable de communiquer les faits dans son témoignage. Si tel est le cas, le juge doit alors demander à la personne si elle promet de dire la vérité. Dans l’affirmative, elle est habile à témoigner. Il n’est pas nécessaire de vérifier si elle comprend l’obligation de dire la vérité.
[24] Toutefois, l’intimé prétend que le libellé explicite du par. 16(3) n’est pas suffisant. Il doit être complété, selon lui, par l’ajout de la condition suivant laquelle un adulte ayant une déficience intellectuelle qui ne peut prêter serment ni faire une affirmation solennelle doit non seulement être capable de communiquer les faits dans son témoignage et promettre de dire la vérité, mais doit également comprendre la nature de la promesse de dire la vérité.
[25] Je ne peux pas accepter cette prétention. Il faut interpréter les termes d’une loi dans leur contexte global : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21. Le libellé du par. 16(3), son historique, sa logique interne et son contexte législatif nous amènent à conclure que le par. 16(3) doit être interprété littéralement, sans qu’il soit besoin d’exiger que la personne démontre qu’elle comprend la nature de l’obligation de dire la vérité. La disposition exige seulement que la personne soit capable de communiquer les faits dans son témoignage et qu’elle promette de dire la vérité.
[26] Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, cette interprétation va au‑delà des mots employés par le législateur. En insistant pour que la personne démontre qu’elle comprend la nature de l’obligation de dire la vérité, on introduit dans la disposition une condition que le législateur n’y a pas énoncée. Suivant le principe fondamental de l’interprétation des lois, il faut examiner le libellé explicite de la disposition. En cas d’ambiguïté, il peut être nécessaire d’avoir recours à des facteurs externes pour la dissiper : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e éd. 2008), p. 44. Toutefois, le législateur a clairement indiqué les conditions requises pour conclure qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle est habile à témoigner. L’article 16 ne comporte aucune ambiguïté.
[27] Deuxièmement, l’historique de l’art. 16 étaye le point de vue selon lequel le législateur voulait éliminer les obstacles qui, avant les modifications apportées en 1987, avaient empêché des adultes ayant une déficience intellectuelle de témoigner. Les modifications ont changé la règle de common law en vertu de laquelle seuls les personnes ayant prêté serment pouvaient témoigner. Pour prêter serment ou faire une affirmation solennelle, une personne doit comprendre l’obligation de dire la vérité : R. c. Brasier (1779), 1 Leach 199, 168 E.R. 202. Des adultes ayant une déficience intellectuelle pourraient ne pas avoir cette faculté. Afin d’écarter cet obstacle, le législateur a prévu à l’égard des personnes de cette catégorie un autre fondement de l’habilité à témoigner. Le paragraphe 16(1) de la disposition de 1987 conservait encore le serment ou l’affirmation solennelle comme première possibilité dans le cas des adultes ayant une déficience intellectuelle, mais le par. 16(3) prévoyait que ces personnes étaient habiles à témoigner si elles étaient simplement capables de communiquer les faits dans un témoignage et si elles promettaient de dire la vérité.
[28] Cet historique donne à penser que le législateur voulait éliminer la condition préalable selon laquelle la personne, pour être habile à témoigner, devait comprendre la nature abstraite du serment ou de l’affirmation solennelle. Le défaut d’établir que la personne pouvait démontrer qu’elle comprenait l’obligation de dire la vérité ne mettait plus fin à la question. Dès lors qu’elle (1) était capable de communiquer les faits dans son témoignage et qu’elle (2) promettait de dire la vérité, la personne devait être autorisée à témoigner.
[29] Les rédacteurs du par. 16(3) ne voulaient pas que cette disposition exige une compréhension abstraite de l’obligation de dire la vérité (voir annexe A). C’est précisément pour éviter une telle interprétation que le Comité législatif sur le projet de loi C‑15 a modifié le texte original du projet de loi C‑15 par lequel les modifications de 1987 ont été adoptées. La première version du par. 16(3) soumise au Parlement prévoyait qu’une personne pouvait témoigner en promettant de dire la vérité si elle était « suffisamment intelligente pour que le recueil de son témoignage soit justifié ». Après une discussion sur la signification de l’expression « suffisamment intelligente », le Comité a conclu qu’il fallait uniquement que le témoin apprécie la différence morale entre dire la vérité et mentir pour qu’il soit suffisamment intelligent. De crainte que cela n’ouvre la porte à des interrogatoires dans l’abstrait, le Comité a remplacé ces mots par « capable de communiquer les faits dans son témoignage ». Les délibérations qui ont suivi ont mis l’accent sur l’aptitude, en pratique, de communiquer les faits dans un témoignage. Rien n’indiquait que l’aptitude à communiquer les faits dans un témoignage, accompagnée d’une promesse de dire la vérité, exigeait implicitement du témoin qu’il comprenne de façon plus abstraite l’obligation de dire la vérité.
[30] Le contexte historique dans lequel le par. 16(3) a été adopté explique pourquoi le législateur a pu souhaiter, en 1987, assouplir les conditions relatives à l’habilité à témoigner imposées aux adultes ayant une déficience intellectuelle qui sont néanmoins capables de communiquer les faits dans leur témoignage. Bien qu’on ait accordé peu d’importance aux adultes ayant une déficience intellectuelle dans la jurisprudence antérieure à 1987, on avait souligné qu’il ne convenait pas de poser à des enfants des questions sur la compréhension qu’ils avaient, dans l’abstrait, de la vérité. Dans R. c. Bannerman (1966), 48 C.R. 110 (C.A. Man.), le juge Dickson ad hoc (plus tard juge en chef de notre Cour) a rejeté la pratique consistant à poser à des enfants des questions sur leurs croyances religieuses et sur le sens philosophique de la vérité. Entre‑temps, on prenait de plus en plus conscience de la violence sexuelle envers les enfants et les adultes ayant une déficience intellectuelle. En raison de l’exclusion, à l’étape de l’examen de l’habilité à témoigner, des dépositions des enfants et des adultes ayant une déficience intellectuelle — la conséquence de l’obligation, pour ces derniers, de démontrer une compréhension abstraite de la nature de l’obligation de dire la vérité — ils ne pouvaient jamais faire le récit de leur expérience et aucune poursuite n’était entreprise. C’est en raison de ces problèmes que le législateur a simplifié le critère relatif à l’habilité à témoigner des personnes adultes ayant une déficience intellectuelle.
[31] Troisièmement, en lien avec cet historique, la logique interne de l’art. 16 contredit la thèse suivant laquelle les mots « en promettant de dire la vérité » qui figurent au par. 16(3) doivent être interprétés comme supposant une compréhension de l’obligation de dire la vérité. L’article 16 prévoit deux façons de procéder. Le témoignage sous serment ou affirmation solennelle constitue la possibilité privilégiée (par. 16(1)), l’autre possibilité étant le témoignage fait en promettant de dire la vérité (par. 16(3)). Si la personne est tenue, en vertu du par. 16(3), de démontrer qu’elle comprend l’obligation de dire la vérité, ce paragraphe n’ajoute rien, ou bien peu, au par. 16(1). Dans les deux cas, la personne doit formuler les concepts abstraits que sont la nature de la vérité et la nature de l’obligation de dire la vérité devant le tribunal. Cette interprétation a essentiellement pour résultat que le par. 16(3) devient lettre morte et que la structure en deux volets de la disposition est réduite à néant. Cela va à l’encontre du principe de l’interprétation des lois selon lequel le législateur ne parle pas en vain : Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838.
[32] Quatrièmement, le par. 16(4) indique que la capacité de communiquer les faits dans son témoignage est la seule qualité qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle doit posséder afin de pouvoir témoigner en vertu du par. 16(3). Le paragraphe 16(4) prévoit que le témoin éventuel est incapable de témoigner s’il ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et s’il n’est pas capable de communiquer les faits dans son témoignage. Il s’ensuit que la personne est habile à témoigner si elle est capable de communiquer les faits dans son témoignage; elle peut témoigner en promettant de dire la vérité aux termes du par. 16(3). Les qualités envisagées à l’art. 16 comme fondement de l’habilité à témoigner sont mentionnées au par. 16(4). L’imposition de la condition supplémentaire — comprendre la nature de la promesse de dire la vérité — équivaudrait à faire fi de l’utilité du par. 16(4).
[33] Cinquièmement, le contexte législatif va à l’encontre d’une interprétation du par. 16(3) exigeant qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle comprenne la nature de l’obligation de dire la vérité. L’ajout de cette exigence au par. 16(3) créerait pour les adultes ayant une déficience intellectuelle une norme relative à l’habilité à témoigner différente de la norme prévue pour les enfants au par. 16.1 (adopté en 2005 comme suite au mémoire « Brief on Bill C‑2 : Recognizing the Capacities & Needs of Children as Witnesses in Canada’s Criminal Justice System, Child Witness Project » (mars 2005) (le « rapport Bala »)). Comme je l’expliquerai davantage plus loin, le par. 16(3) régissant l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle, ainsi que les par. 16.1(3), (5) et (6) relatifs à l’habilité à témoigner des enfants, énoncent essentiellement les mêmes exigences. De façon générale, dans les deux dispositions, l’habilité à témoigner dépend des éléments suivants : (1) la capacité de communiquer ou de répondre aux questions; (2) la promesse de dire la vérité. Bien qu’il ait été loisible au législateur d’adopter des exigences différentes selon qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes ayant les capacités mentales d’un enfant, il faut présumer la constance de l’intention législative en l’absence d’indications contraires. Aucune explication n’a été avancée quant à savoir pourquoi le législateur estimerait que la promesse de dire la vérité est une solution valable pour les enfants mais vide de sens pour les adultes ayant une déficience intellectuelle.
[34] Les motifs qui précèdent exposent de façon convaincante que, suivant l’interprétation du par. 16(3) qui s’impose, un adulte ayant une déficience intellectuelle est habile à témoigner s’il satisfait à deux exigences seulement : (1) la capacité de communiquer les faits dans son témoignage; (2) la promesse de dire la vérité. Toutefois, deux arguments ont été soulevés à l’encontre de cette interprétation. Premièrement, sans exiger en plus que la personne comprenne l’obligation de dire la vérité, la promesse de dire la vérité reste « vide de sens ». Deuxièmement, si le législateur a omis, en 2005, d’appliquer aux adultes ayant une déficience intellectuelle l’interdiction prévue au par. 16.1(7) de poser des questions à des enfants, c’est parce qu’il voulait que l’on continue de poser des questions aux adultes. Je vais examiner successivement chacun de ces arguments.
[35] Selon le premier argument, la promesse de dire la vérité « est vide de sens » si le témoin adulte ayant une déficience intellectuelle n’est pas tenu de démontrer qu’il comprend la nature de l’obligation de dire la vérité. Toutefois, cette prétention comporte une lacune en ce qu’elle s’écarte du libellé explicite du par. 16(3) car elle repose sur une hypothèse qui n’est étayée par aucun élément de preuve et qui est contraire à l’intention du législateur. L’imposition, relativement à l’habilité à témoigner, d’une condition qualitative supplémentaire que ne prévoit pas le texte du par. 16(3) exigerait une démonstration convaincante qu’une promesse de dire la vérité n’offre pas une façon valable d’obtenir le témoignage d’un adulte ayant une déficience intellectuelle. Cette démonstration n’a pas été faite. Au contraire, le bon sens donne à penser que la promesse de dire la vérité peut être utile, même si la personne n’a pas la faculté d’expliquer en termes abstraits ce que signifie dire la vérité.
[36] La promesse est un acte visant à renforcer, dans l’esprit du témoin éventuel, le caractère sérieux de la situation et l’importance de répondre de façon prudente et correcte. La promesse sert donc un objectif pratique et prophylactique. Une personne qui est capable de communiquer les faits dans son témoignage, comme l’exige le par. 16(3), est nécessairement capable de relater des événements. Cela sous‑entend que la personne comprend ce qui s’est vraiment passé — c’est‑à‑dire la vérité — par opposition à l’imaginaire. Lorsqu’une telle personne promet de dire la vérité, cela confirme le caractère sérieux de la situation et la nécessité de dire la vérité. En ce qui concerne le témoignage des enfants dont il est question à l’art. 16.1, le législateur a conclu que la promesse de dire la vérité était tout ce qui était exigé de la part d’un enfant capable de répondre aux questions. Le législateur n’a pas envisagé que la promesse faite par un enfant, sans rien d’autre, est vide de sens. Pourquoi en serait‑il autrement pour un adulte ayant la capacité mentale d’un enfant?
[37] Selon le deuxième argument soulevé à l’appui de l’affirmation selon laquelle les mots « en promettant de dire la vérité » figurant au par. 16(3) sous‑entendent que la personne doit démontrer qu’elle comprend la nature de l’obligation de dire la vérité, le législateur n’a pas adopté une interdiction de poser aux adultes ayant une déficience intellectuelle des questions quant à la nature de l’obligation de dire la vérité, comme il l’a fait pour les enfants en 2005, au par. 16.1(7). Pour bien saisir cet argument, il nous faut relater brièvement l’historique du par. 16.1.
[38] En 2005, comme suite au rapport Bala, le législateur a encore une fois modifié les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada portant sur l’habilité à témoigner, mais cette fois uniquement en ce qui a trait aux enfants. La loi de 2005 relative à la Loi sur la preuve au Canada portait principalement sur la compétence des enfants à rendre témoignage et visait à modifier l’interprétation restrictive, dans la jurisprudence, des dispositions antérieures relatives à l’habilité des enfants à témoigner. La décision la plus importante dans cette jurisprudence était R. c. Khan (1988), 42 C.C.C. (3d) 197 (C.A. Ont.), laquelle exigeait d’un enfant qu’il comprenne la nature de l’obligation de dire la vérité avant de pouvoir témoigner. L’art. 16.1, qui a rejeté cette exigence en termes non équivoques, est libellé comme suit :
16.1 (1) [Témoin âgé de moins de quatorze ans] Toute personne âgée de moins de quatorze ans est présumée habile à témoigner.
(2) [Témoin non assermenté] Malgré toute disposition d’une loi exigeant le serment ou l’affirmation solennelle, une telle personne ne peut être assermentée ni faire d’affirmation solennelle.
(3) [Témoignage admis en preuve] Son témoignage ne peut toutefois être reçu que si elle a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(4) [Charge de la preuve] La partie qui met cette capacité en question doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs d’en douter.
(5) [Enquête du tribunal] Le tribunal qui estime que de tels motifs existent procède, avant de permettre le témoignage, à une enquête pour vérifier si le témoin a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(6) [Promesse du témoin] Avant de recevoir le témoignage, le tribunal fait promettre au témoin de dire la vérité.
(7) [Question sur la nature de la promesse] Aucune question sur la compréhension de la nature de la promesse ne peut être posée au témoin en vue de vérifier si son témoignage peut être reçu par le tribunal.
(8) [Effet] Il est entendu que le témoignage reçu a le même effet que si le témoin avait prêté serment.
[39] Tout comme le par. 16(3) régissant le témoignage des adultes ayant une déficience intellectuelle, l’article 16.1 a imposé deux conditions préalables au témoignage des enfants : (1) l’enfant doit être capable de comprendre les questions et d’y répondre (par. 16.1(5)); (2) l’enfant doit promettre de dire la vérité (par. 16.1(6)). Mais, pour contrer l’arrêt Khan qui insistait pour que les enfants soient interrogés sur leur compréhension de la nature de l’obligation de dire la vérité, le législateur a énoncé explicitement au par. 16.1(7) qu’« [a]ucune question sur la compréhension de la nature de la promesse ne peut être posée au témoin en vue de vérifier si son témoignage peut être reçu par le tribunal ».
[40] L’intimé plaide que si le législateur avait voulu que les adultes ayant une déficience intellectuelle soient habiles à témoigner tout simplement s’ils sont capables de communiquer les faits dans leur témoignage en promettant de dire la vérité, il aurait interdit expressément qu’ils soient interrogés sur leur compréhension de la nature de l’obligation de dire la vérité, comme il l’a fait pour les enfants au par. 16.1(7). L’absence d’une telle disposition, prétend‑on, nous oblige à déduire que le législateur voulait que les adultes ayant une déficience intellectuelle soient inévitablement interrogés sur l’obligation de dire la vérité.
[41] Premièrement, cet argument ne tient pas compte du fait que, en adoptant en 2005 les modifications à la Loi sur la preuve au Canada, le législateur visait exclusivement les enfants. Les modifications ont été apportées comme suite au Rapport Bala traitant des problèmes associés à la poursuite des actes criminels perpétrés contre les enfants. Les débats de la Chambre des communes portant sur l’art. 16.1 attestent que les modifications de 2005 avaient exclusivement trait aux enfants.
[42] En outre, il ressort des travaux parlementaires portant sur le projet de loi C‑2 que le par. 16.1(7) visait à confirmer l’exigence formelle existante d’une promesse seulement, et non pas à modifier l’état du droit : voir l’Annexe B. On trouve, aux procès‑verbaux du comité parlementaire permanent de la Chambre des communes qui a étudié le projet de loi C‑2, un échange entre Joe Comartin et le professeur Nicholas Bala survenu au cours d’un débat portant sur la formulation du par. 16.1(7); cet échange révèle que, à l’origine, le par. 16(3) devait permettre aux enfants et aux adultes ayant une déficience intellectuelle de témoigner en ne faisant que promettre de dire la vérité, dès qu’ils étaient jugés capables de communiquer les faits dans leur témoignage :
Prof. Nicholas Bala : [M]a préoccupation découle du fait que la loi actuelle a été interprétée de façon très étroite par les juges. Quand on consulte les transcriptions — j’ai été témoin en 1988, quand les dispositions sont entrées en vigueur — je crois que les gens ont pensé : « Eh bien, nous n’avons pas besoin d’être explicites à cet endroit, car les juges comprendront. »
Évidemment, nous devons faire confiance à notre magistrature au sujet d’un grand nombre de questions, mais, pour certains enjeux, je crois qu’il est important de les orienter le plus possible. Je crains qu’un juge lise ceci — et nous avons une imposante jurisprudence qui reflète cela — et se dise : « Bon, je ne peux t’interroger pour déterminer si tu comprends la nature de la promesse, mais est‑ce que je peux te poser des questions sur le sens de la vérité? » Le Parlement prévoit explicitement, au paragraphe 16.1(6), qu’ils seront tenus de promettre de dire la vérité. On ne peut interroger les enfants sur la nature de la promesse, mais est‑ce qu’on peut leur poser des questions sur le sens de « vérité » et « mensonge »? [Je souligne; p. 7.]
(Chambre des communes, Témoignages devant le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile, no 26, 1re sess., 38e lég., 24 mars 2005)
[43] Cette opinion a été confirmée par Mme Catherine Kane, directrice du Centre de la politique concernant les victimes du ministère de la Justice du Canada, au cours de sa déclaration d’ouverture devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles :
Mme Catherine Kane : [. . .]
Ces modifications ont été apportées en 1988 pour rendre plus facilement acceptables les témoignages des enfants. Cependant, d’après la manière dont cette disposition a été interprétée dans certains procès, nous n’avons pas encore observé d’acceptation sans réserve de témoignages d’enfants.
Si ces deux critères sont respectés, un enfant témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle. Cependant, si l’enfant ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation mais est capable de communiquer la preuve, celle‑ci est reçue sur promesse de dire la vérité. C’est la loi actuelle. Bien que cela puisse paraître logique à première vue, les interprétations et applications de ces dispositions ne reflètent pas l’intention du Parlement de modifier la Loi sur la preuve de manière à ce que les témoignages des enfants soient plus facilement acceptés.
Tel qu’il est interprété par les tribunaux, l’article 16 stipule qu’avant qu’un enfant soit autorisé à témoigner, il doit être assujetti à un interrogatoire pour déterminer son degré d’entendement de l’obligation de dire la vérité et du concept d’une promesse, et ses capacités de communiquer. [Je souligne; p. 105‑106.]
(Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 18, 1re sess., 38e lég., 7 juillet 2005)
Par conséquent, on ne peut conclure que l’omission du législateur d’appliquer aux adultes l’interdiction explicite de poser des questions qui figure au par. 16.1(7) révèle une intention de permettre que des questions soient posées aux adultes ayant une déficience intellectuelle.
[44] Deuxièmement, comme je l’ai déjà mentionné, le libellé du par. 16(3) régissant l’habilité des adultes à témoigner exigeait uniquement, depuis 1987, une promesse de dire la vérité. Il n’était pas nécessaire que le législateur ajoute au par. 16(3) une disposition interdisant que l’on interroge un adulte pour vérifier s’il comprend la nature de l’obligation de dire la vérité. Le fait que le législateur ait, dix‑huit ans plus tard, ajouté une telle disposition au par. 16.1(7) relativement au témoignage des enfants traduit son inquiétude de voir que, dans les affaires relatives à des enfants, comme l’affaire Khan, les tribunaux permettaient toujours ce type d’interrogatoire plutôt que d’accepter une simple de promesse de dire la vérité. Cela ne démontre pas que le législateur voulait que les mots « en promettant de dire la vérité » aient des significations différentes au par. 16(3) et au par. 16.1(6).
[45] Troisièmement, l’argument selon lequel l’adoption du par. 16.1(7) relativement aux enfants et non aux adultes a confirmé que l’interprétation judiciaire des dispositions ayant trait aux enfants s’applique aux adultes ne tient pas compte de l’art. 45 de la Loi d’interprétation fédérale, L.R.C. 1985, ch. I‑21, qui prévoit ce qui suit :
45. (1) [Absence de présomption d’entrée en vigueur] L’abrogation, en tout ou en partie, d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration portant que le texte était auparavant en vigueur ou que le Parlement, ou toute autre autorité qui l’a édicté, le considérait comme tel.
(2) [Absence de présomption de droit nouveau] La modification d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration portant que les règles de droit du texte étaient différentes de celles de sa version modifiée ou que le Parlement, ou toute autre autorité qui l’a édicté, les considérait comme telles.
(3) [Absence de déclaration sur l’état antérieur du droit] L’abrogation ou la modification, en tout ou en partie, d’un texte ne constitue pas ni n’implique une déclaration sur l’état antérieur du droit.
(4) [Absence de confirmation de l’interprétation judiciaire] La nouvelle édiction d’un texte, ou sa révision, refonte, codification ou modification, n’a pas valeur de confirmation de l’interprétation donnée, par décision judiciaire ou autrement, des termes du texte ou de termes analogues.
[46] Le paragraphe 45(3) de la Loi d’interprétation prévoit que la modification d’un texte (en l’espèce, l’adoption du par. 16.1(7)) ne constitue pas ni n’implique une déclaration sur l’état antérieur du droit (en l’espèce, le par. 16(3)). Ainsi, aucune inférence quant au sens du par. 16(3) ne découle de la simple adoption du par. 16.1(7) relativement aux enfants.
[47] De plus, le par. 45(4) de la Loi d’interprétation prévoit que la nouvelle édiction d’une disposition (en l’espèce, l’art. 16 relativement aux adultes ayant une déficience intellectuelle) ne permet pas d’inférer que le législateur a adopté l’interprétation judiciaire de la disposition qui prévalait à l’époque de la nouvelle édiction. Il s’ensuit que le fait que l’art. 16 ait été édicté de nouveau en 2005 en ce qui concerne les adultes ayant une déficience intellectuelle ne donne pas en soi à penser que le législateur voulait favoriser l’interprétation judiciaire de cet article qui exigeait que la personne comprenne l’obligation de dire la vérité.
[48] Quatrièmement, l’argument selon lequel l’absence, au par. 16(3), d’une disposition équivalente au par. 16.1(7) signifie que les adultes ayant une déficience intellectuelle doivent démontrer qu’ils comprennent la nature de l’obligation de dire la vérité n’est pas logique. Cet argument repose sur l’hypothèse selon laquelle le par. 16(3), s’il n’est pas modifié, exige que l’on vérifie si la personne comprend l’obligation de dire la vérité. Sur ce fondement, on fait valoir que les adultes doivent être interrogés à moins que l’interdiction de poser des questions aux enfants qui figure au par. 16.1(7) ne soit considérée comme incluse au par. 16(3). Ainsi, selon mon collègue le juge Binnie, « [l]e ministère public nous invite, en réalité, à appliquer aux adultes dont la capacité mentale est mise en question la règle interdisant de poser des questions aux enfants » (par. 127).
[49] Cet argument est fallacieux car il suppose au départ qu’il faut incorporer au par. 16(3) une règle interdisant de poser des questions. Comme je l’ai déjà expliqué, ce n’est pas le cas. Le par. 16(3) énonce deux conditions relatives à l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle : la capacité de communiquer les faits dans leur témoignage et la promesse de dire la vérité. Cette disposition est complète en soi. Il n’y a rien d’autre à y incorporer.
[50] Cinquièmement, et dans la lignée de ce qui précède, l’argument repose sur l’hypothèse voulant que, sauf s’il peut être démontré que les adultes ayant une déficience intellectuelle sont comme les enfants, ou leur ressemblent, alors ils doivent être traités différemment et doivent subir un interrogatoire pour que l’on vérifie, avant de déterminer s’ils sont habiles à témoigner, qu’ils comprennent la nature de l’obligation de dire la vérité. Ainsi, le juge Binnie affirme que, avant que l’on incorpore au par. 16(3) la règle interdisant de poser des questions, le ministère public doit démontrer qu’il n’existe aucune différence entre les enfants et les adultes ayant une déficience intellectuelle selon le critère de ce qu’accepteraient des personnes raisonnables. Il est d’avis qu’une prétention d’équivalence n’est que « pure prétention relativement à une question clé » (par. 130).
[51] Il existe plusieurs façons de répondre à cet argument de l’« équivalence ». Premièrement, à l’instar de l’argument précédent, il repose sur l’hypothèse erronée voulant que le ministère public nous demande d’incorporer au par. 16(3) une règle interdisant de poser des questions. Le libellé explicite du par. 16(3) n’exige pas que la personne comprenne l’obligation de dire la vérité, et il appartient à la partie qui cherche à dévier du texte du par. 16(3) de démontrer que les adultes ayant une déficience intellectuelle doivent être traités différemment des enfants. Deuxièmement, l’argument est incohérent. D’une part, selon cet argument, l’équivalence entre ces deux groupes de témoins vulnérables n’est que « pure prétention relativement à une question clé », mais d’autre part, toujours selon cet argument, le droit jurisprudentiel relatif aux enfants (Khan) devrait s’appliquer aux adultes ayant une déficience intellectuelle. Troisièmement, il faut se demander de quelle façon établir l’équivalence, si elle est nécessaire : la démarche qu’il convient d’adopter à l’égard de l’habilité à témoigner est‑elle ce qu’une personne raisonnable pourrait conclure, ou ce que le juge peut conclure en se fondant sur une appréciation de la situation et les opinions d’experts?
[52] La réponse finale, et la plus convaincante, à l’argument de l’équivalence est tout simplement celle‑ci : en ce qui concerne l’habilité à témoigner, on peut se demander quelle est la différence, précisément, entre un adulte ayant la capacité mentale d’un enfant de six ans et un enfant de six ans ayant la capacité mentale d’un enfant de six ans. En appliquant essentiellement le même critère aux par. 16(3), 16.1(3) et 16.1(6) de la Loi sur la preuve au Canada, le législateur conclut implicitement qu’il n’y a aucune différence. Selon moi, les juges ne devraient pas en introduire une.
[53] Je conclus que le par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada, interprété correctement, prévoit deux conditions pour qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle témoigne : il doit ètre capable de communiquer les faits dans son témoignage et promettre de dire la vérité. Il n’y a pas lieu d’incorporer à la disposition une condition supplémentaire voulant que la personne démontre qu’elle comprend la nature de l’obligation de dire la vérité.
3. La jurisprudence
[54] J’ai conclu que suivant le libellé explicite et le contexte du par. 16(3), seulement deux conditions sont requises pour qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle soit habile à témoigner : (1) la personne doit être en mesure de communiquer les faits dans son témoignage, et (2) la personne doit promettre de dire la vérité. Il faut ensuite se demander si la jurisprudence exige un résultat différent. Mon collègue le juge Binnie prétend que la jurisprudence, et notamment l’arrêt Khan, exige que les mots « en promettant de dire la vérité » qui figurent au par. 16(3) soient interprétés comme incorporant implicitement une condition supplémentaire — que la personne comprenne la nature de l’obligation qui découle de la promesse. En toute déférence, je ne puis souscrire à cette opinion.
[55] D’entrée de jeu, il est nécessaire d’exposer la décision dans l’arrêt Khan. L’arrêt portait sur la disposition antérieure à l’art. 16, adoptée pour la première fois en 1893 (L.C. 1893, ch. 31, art. 25), qui n’avait trait qu’aux enfants. La disposition exigeait du témoin éventuel qu’il « compren[ne] le devoir de dire la vérité ». Ces mots ont été supprimés lorsque la disposition a été modifiée en 1987. Expliquant l’exigence prévue par la loi selon laquelle le témoin doit « comprend[re] le devoir de dire la vérité », le juge Robins de la cour d’appel a déclaré ce qui suit dans Khan :
[traduction]
Pour satisfaire aux normes moins sévères applicables au témoignage qui n’est pas donné sous serment, il suffit que l’enfant comprenne le devoir de dire la vérité au sens de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne. On peut en faire la preuve par une série de questions simples permettant de déterminer si l’enfant comprend la différence entre la vérité et le mensonge, s’il sait qu’il n’est pas bien de mentir, s’il comprend la nécessité de dire la vérité et promet de le faire. [Je souligne; p. 206.]
[56] L’application de cet énoncé du droit maintes fois cité s’est révélée difficile. La première phrase donne à penser que le critère relatif à l’habilité à témoigner est peu exigeant; il suffit de dire la vérité au sens de la [traduction] « conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne ». Cela donne à penser que le juge doit simplement être convaincu que le témoin comprend la différence entre la vérité et le mensonge dans le contexte de la vie quotidienne — et non pas dans un contexte métaphysique abstrait. La deuxième phrase figurant dans ce passage tiré de Khan, plus précisément les mots [traduction] « sait qu’il n’est pas bien de mentir » et [traduction] « comprend la nécessité de dire la vérité » (je souligne), vont plus loin que la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne. Ils relèvent du domaine plus abstrait de la philosophie. Dans une remarque incidente, le juge Robins a exprimé l’avis que le même critère devrait être appliqué à la disposition adoptée en 1987, car la promesse serait un « geste vide de sens » si l’on n’exigeait pas du témoin qu’il comprenne ce qu’est une promesse et l’importance de la respecter.
[57] Dans l’arrêt R. c. Farley (1995), 23 O.R. 445 (C.A.), la Cour d’appel de l’Ontario a adopté cette remarque incidente et l’a appliquée à la version de 1987 du par. 16(3), la disposition applicable en l’espèce. D’autres cours d’appel provinciales ont emboité le pas : R. c. P.M.F. (1992), 115 N.S.R. (2d) 38 (C.A.); R. c. McGovern (1993), 82 C.C.C. (3d) 301 (C.A. Man.); R. c. S.M.S. (1995), 160 N.B.R. (2d) 182 (C.A.). Dans R. c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, la juge McLachlin, au nom des juges dissidents de la Cour, a cité avec approbation l’arrêt Farley pour conclure qu’un enfant était inhabile à témoigner en raison de son incapacité à communiquer les faits dans son témoignage; la question de savoir si le par. 16(3) incorporait le critère formulé dans l’arrêt Khan n’a pas été soulevée dans cette affaire. Les tribunaux d’appel exigent toujours que la personne démontre qu’elle comprend l’obligation de dire la vérité en vertu du par. 16(3) : R. c. Ferguson (1996), 112 C.C.C. (3d) 342 (C.A. C.‑B.); R. c. Parrott (1999), 175 Nfld. & P.E.I.R. 89 (C.A. T.‑N.‑L.); R. c. A (K.) (1999), 137 C.C.C. (3d) 554 (C.A. Ont.); R. c. R.J.B., 2000 ABCA 103, 225 A.R. 301; R. c. Brouillard (2006), 44 C.R. (6th) 218, [2006] J.Q. no 12049 (C.A. Qué.); R. c. E.E.D., 2007 SKCA 99, 304 Sask. R. 192. En l’espèce, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé ce point de vue, en approuvant l’accent mis par le juge du procès sur la nécessité pour la personne de comprendre l’obligation de dire la vérité non pas seulement dans la [traduction] « conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne », mais également que la personne comprenne l’obligation sans égard aux situations de tous les jours.
[58] Il s’agit en l’espèce de la première affaire dans laquelle la Cour est directement appelée à interpréter le par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada et est confrontée à l’héritage laissé par les remarques incidentes formulées dans Khan. Selon moi, le critère proposé dans Khan n’est d’aucune utilité et est inapplicable, dans la mesure où il est interprété comme exigeant ou justifiant un interrogatoire dans l’abstrait sur la nature de l’obligation de dire la vérité.
[59] D’abord et avant tout, l’arrêt Khan portait sur une version très différente, antérieure à 1987, de l’art. 16. Cette version, adoptée en 1893, exigeait explicitement que le témoin éventuel « compren[ne] le devoir de dire la vérité ». La disposition actuelle exige seulement que la personne soit capable de communiquer les faits dans son témoignage et promette de dire la vérité. Elle n’impose que deux conditions pratiques, moins abstraites — la capacité de communiquer les faits dans son témoignage et une promesse de dire la vérité. En bref, en se fondant sur les mots « comprend le devoir de dire la vérité », la cour dans l’arrêt Khan a imposé l’obligation pour la personne de démontrer qu’elle comprend la nature de l’obligation de dire la vérité. Ces mots ont été radiés dans la version actuelle du par. 16(3). Il s’ensuit que l’arrêt Khan ne s’applique tout simplement pas en l’espèce et qu’il faut rejeter la remarque incidente formulée dans Khan donnant à penser que cet arrêt s’applique toujours. En 1987, le législateur a supprimé l’exigence pour la personne de comprendre la nature de l’obligation de dire la vérité. Les juges ne devraient pas la réintroduire.
[60] Deuxièmement, le critère formulé dans l’arrêt Khan, comme je l’ai déjà signalé, est ambivalent. Il laisse d’abord entendre que le par. 16(3) exige seulement une compréhension du devoir de dire la vérité [traduction] « au sens de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne » (p. 206). Toutefois, il poursuit en décrivant ce critère en termes qui font abstraction de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne. Pour ma part, je préfère la première approche.
[61] Selon ce critère moins exigeant, les personnes ayant une capacité mentale limitée, en raison de leur âge ou d’une incapacité, comprennent concrètement les événements dans le monde qui les entoure et sont en mesure de les décrire. La capacité de considérer les choses dans l’abstrait et de faire des généralisations à propos de comportements non liés à des situations concrètes apparaît généralement à un stade plus avancé du développement mental. Un enfant ou un adulte ayant une déficience intellectuelle peut, dans une situation donnée, être capable de distinguer le vrai du faux, ou le bien du mal, mais ne pas pouvoir formuler en langage ordinaire les raisons de cette compréhension. Insister sur la formulation de la nature de l’obligation de dire la vérité, sans égard à des situations particulières, peut avoir pour conséquence que le témoignage de la personne soit exclu, même s’il est fiable.
[62] Troisièmement, comme je l’ai déjà mentionné, en adoptant le par. 16.1(7) en 2005 en réponse à l’accent mis dans l’arrêt Khan sur la compréhension, en termes abstraits, du devoir de dire la vérité et des questions d’ordre métaphysique que cet accent engendrait, le législateur a interdit explicitement ces interrogatoires lorsque des enfants sont en cause. Il faut alors se demander pourquoi les tribunaux s’évertueraient à donner un sens contraire au libellé clair de l’art. 16, lequel oblige seulement le juge à vérifier si, concrètement, le témoin éventuel est capable de communiquer les faits dans son témoignage et s’il promet de dire la vérité.
[63] Je conclus que dans la mesure où les autorités prétendent que les mots « en promettant de dire la vérité » figurant au par. 16(3) devraient être interprétés comme obligeant le juge de s’assurer que la personne comprend, dans l’abstrait, ce qu’est l’obligation de dire la vérité, leurs décisions doivent être rejetées. Tout ce qui est exigé, c’est que le témoin soit capable de communiquer les faits dans son témoignage et qu’il promette de dire la vérité.
4. Considérations de politique générale
[64] J’ai conclu que le par. 16(3) impose deux conditions relativement à l’habilité à témoigner d’un adulte ayant une déficience intellectuelle : (1) la capacité de communiquer les faits dans son témoignage et (2) une promesse de dire la vérité. Il n’est ni nécessaire, ni même souhaitable, de poser des questions de nature abstraite à la personne afin de voir si elle comprend d’une manière générale la différence entre la vérité et la fausseté et l’obligation de dire la vérité devant le tribunal. Des personnes ayant des capacités intellectuelles limitées peuvent bien faire la différence entre la vérité et le mensonge et savoir qu’elles doivent dire la vérité, sans être capables d’énoncer en termes généraux la nature de la vérité ou pourquoi et en quoi cela fait appel à la conscience dans une cour de justice. En ce qui a trait à l’appréciation de la capacité du témoin, le par. 16(3) met l’accent sur les actes concrets que sont la communication et la promesse. Le témoin n’a pas à expliquer la différence entre la vérité et le mensonge, ou ce qui rend une promesse obligatoire. J’ai indiqué que cela découle du libellé explicite de l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada, et que les juges ne devraient pas ajouter implicitement d’autres éléments aux conditions de capacité de communiquer les faits dans son témoignage et de promesse de dire la vérité qu’impose le par. 16(3).
[65] L’analyse relative à l’interprétation correcte du par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada ne serait toutefois pas complète sans que soient abordées les considérations de politique générale qui sous‑tendent cette question. Deux principes susceptibles de s’opposer entrent en jeu. Le premier est le besoin social de traduire en justice ceux qui agressent sexuellement des personnes ayant des capacités mentales limitées — un groupe vulnérable trop facilement exploité. Le deuxième est la nécessité de garantir la tenue d’un procès équitable pour l’accusé et de prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées.
[66] La première considération de politique générale va de soi et demande peu de précision. Les personnes ayant une déficience intellectuelle sont des proies faciles pour les agresseurs sexuels. Dans le passé, les victimes d’agressions sexuelles ayant une déficience intellectuelle ont souvent été empêchées de témoigner, non pas parce qu’elles ne pouvaient pas relater ce qui s’était passé, mais parce qu’elles n’étaient pas capables d’exprimer en termes abstraits la différence entre la vérité et le mensonge et la nature de l’obligation qu’impose la promesse de dire la vérité. Comme je l’ai déjà expliqué, ces personnes sont peut‑être capables de dire la vérité et, en fait, de comprendre que lorsqu’elles promettent de dire la vérité, elles doivent dire la vérité. Rejeter leur témoignage au motif qu’elles ne peuvent pas expliquer en termes philosophiques la nature de l’obligation de dire la vérité, ce que même les personnes ayant une intelligence normale peuvent avoir de la difficulté à faire, équivaut à écarter des témoignages fiables et pertinents et à empêcher que soient traduits en justice des auteurs de crimes contre des personnes ayant une déficience intellectuelle.
[67] L’incapacité d’intenter des poursuites relativement à ces crimes afin que justice soit faite, quelle que soit l’issue de la cause, peut avoir un effet dévastateur pour la famille de la victime, et pour la victime elle‑même. Mais le préjudice ne s’arrête pas là. En fixant des critères trop exigeants relativement à l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle, on permet à des contrevenants d’agresser sexuellement ces personnes presque impunément, ce qui compromet l’un des desiderata fondamentaux de la règle de droit, à savoir que la loi doit être susceptible d’application. Ainsi, une catégorie entière de contrevenants se trouvent dégagés de toute responsabilité criminelle relativement à leurs actes et l’on marginalise davantage les victimes déjà vulnérables des prédateurs sexuels. À défaut de véritables possibilités que des poursuites soient intentées, ces victimes sont laissées sans défense face à leurs agresseurs.
[68] Qu’en est‑il alors des considérations de politique générale relatives à l’autre aspect de l’équation? Là encore, le point de départ est clair. La Charte canadienne des droits et libertés garantit la tenue d’un procès équitable à toute personne accusée d’un acte criminel. Ce droit ne peut pas être enfreint; un procès inéquitable n’est jamais acceptable.
[69] Il n’est ni nécessaire ni sage d’aborder le vaste sujet de ce qui constitue un procès équitable. On cherchera en vain des définitions exhaustives dans la jurisprudence. L’approche retenue par les tribunaux consiste plutôt à déterminer si des règles ou des faits particuliers rendent un procès inéquitable. C’est dans cette optique qu’il nous faut aborder ce sujet en espèce.
[70] La question est la suivante : le fait de permettre à une personne adulte ayant une déficience intellectuelle de témoigner lorsqu’elle peut communiquer les faits dans son témoignage et qu’elle promet de dire la vérité rend‑t‑il un procès inéquitable? Selon moi, il faut répondre non à cette question.
[71] La common law, le fondement de nos règles de preuve actuelles, prévoit diverses règles régissant l’habilité à témoigner dans différentes circonstances. Le fil d’or qui unit ces règles différentes et variables est le principe selon lequel le témoignage doit satisfaire à un seuil minimal de fiabilité pour qu’il soit présenté à un juge ou un jury. En règle générale, ce seuil de fiabilité est satisfait s’il est établi que le témoin a la faculté de comprendre les questions qui lui sont posées et d’y répondre, et si le témoin comprend qu’après avoir prêté serment ou fait une promesse ou une affirmation solennelle, il doit dire la vérité. Rien ne garantit qu’un témoin — même un témoin doué d’une intelligence normale qui peut prêter serment ou faire une affirmation solennelle — dira vraiment la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. On recherche simplement dans le cadre du procès un indice élémentaire de fiabilité.
[72] De nombreuses décisions, notamment l’arrêt Khan, ont mis en garde contre le danger de fixer des exigences trop élevées relativement à l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle : R. c. Caron (1994), 72 O.A.C. 287; Farley; Parrott. Cela traduit le fait que ces personnes peuvent être capables de rendre un témoignage utile, pertinent et fiable, et qu’en leur permettant de témoigner, elles franchissent seulement la première étape du processus. La déposition du témoin sera vérifiée par contre‑interrogatoire. Le juge des faits examinera le comportement du témoin et sa façon de répondre aux questions. Il peut arriver que le juge des faits écarte la déposition de cette personne, qu’il ne la retienne qu’en partie ou qu’il y accorde une importance moindre. Il s’agit d’une tâche que les juges et les jurés effectuent couramment dans d’innombrables affaires mettant en cause des témoins dont les capacités mentales peuvent être, ou ne pas être, mises en question.
[73] La prescription selon laquelle le témoin doit être capable de communiquer les faits dans son témoignage et doit promettre de dire la vérité satisfait au seuil peu exigeant relatif à l’habilité à témoigner dans les cas comme celui en l’espèce. Dès lors que la personne est autorisée à témoigner, la protection du droit de l’accusé à un procès équitable repose ultimement sur les règles régissant l’admissibilité de la preuve et sur l’obligation du juge ou du jury d’examiner et d’apprécier soigneusement la preuve. Ensemble, ces mesures de sauvegarde supplémentaires offrent une protection adéquate contre le risque de déclaration de culpabilité injustifiée.
5. Résumé du critère prévu au paragraphe 16(3)
[74] Pour résumer, le par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada impose deux conditions relativement à l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle :
(1) la personne doit être capable de communiquer les faits dans son témoignage;
(2) la personne doit promettre de dire la vérité.
Il n’est ni nécessaire ni opportun de vérifier si la personne comprend la nature de l’obligation que cette promesse comporte. Il convient de poser à la personne des questions sur son aptitude à dire la vérité dans des circonstances factuelles concrètes, afin de déterminer si elle peut communiquer les faits dans son témoignage. Il convient également de demander à la personne si elle promet de dire la vérité. Toutefois, le par. 16(3) n’exige pas qu’un adulte ayant une déficience intellectuelle démontre qu’il comprend la nature de la vérité in abstracto ou qu’il comprend les concepts moraux et religieux liés au devoir de dire la vérité.
[75] Les observations suivantes peuvent être utiles lorsqu’il s’agit d’appliquer le par. 16(3) dans le contexte de l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada.
[76] Premièrement, le voir‑dire relatif à l’habilité à témoigner d’un témoin éventuel constitue une enquête indépendante : il ne peut être combiné à un voir‑dire relatif à d’autres questions, comme celui de l’admissibilité des déclarations extrajudiciaires du témoin éventuel.
[77] Deuxièmement, un voir‑dire devrait être bref, mais il est préférable d’entendre toute la preuve pertinente disponible pouvant raisonnablement être prise en considération avant d’empêcher une personne de témoigner. Il ne faut pas conclure trop rapidement à l’inhabilité d’une personne à témoigner.
[78] Troisièmement, la source principale de preuve lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne est habile à témoigner est la personne elle‑même. Son interrogatoire devrait être autorisé. Pour interroger un adulte ayant une déficience intellectuelle, il faut tenir compte de ses besoins particuliers et prendre les mesures d’adaptation qui s’imposent; les questions devraient être formulées patiemment, de façon claire et simple.
[79] Quatrièmement, les personnes de l’entourage qui connaissent personnellement le témoin éventuel sont les mieux placées pour comprendre son état quotidien. Elles peuvent être appelées, à titre de témoins des faits, à témoigner sur son développement.
[80] Cinquièmement, une preuve d’expert peut être produite si elle satisfait aux critères d’admissibilité; on préfère cependant toujours le témoignage d’experts ayant eu un contact personnel et régulier avec le témoin éventuel.
[81] Sixièmement, le juge du procès doit répondre à deux questions durant le voir‑dire relatif à l’habilité à témoigner : (a) le témoin éventuel comprend‑t‑il la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, et (b) est‑il capable de communiquer les faits dans son témoignage?
[82] Septièmement, pour répondre à la deuxième question relative à la capacité de la personne de communiquer les faits dans son témoignage, le juge du procès doit vérifier de façon générale si la personne est capable de relater des faits concrets en comprenant les questions qui lui sont posées et en y répondant. Il peut être utile de se demander si la personne est en mesure de différencier entre de vraies et de fausses affirmations factuelles de tous les jours.
[83] Finalement, la personne peut témoigner sous serment ou affirmation solennelle si elle satisfait aux deux volets du critère. Si elle satisfait uniquement au deuxième volet du critère, elle peut témoigner en promettant de dire la vérité.
III. Application
[84] Au cours du voir‑dire relatif à l’habilité de K.B. à témoigner, le ministère public a posé à K.B. une série de questions en vue de déterminer si elle pouvait dire la différence entre de vraies et de fausses affirmations factuelles dans des situations concrètes. Ces questions étaient pertinentes quant à la faculté élémentaire de K.B. à communiquer les faits dans son témoignage :
M. SEMENOFF :
Quel âge as‑tu actuellement, [K.B.]?
R : J’ai 22 ans, vous le savez.
Q : 22 ans? Quelle est ta date de naissance?
R. : [Date de naissance].
Q : [Date de naissance].
Est‑ce que tu vas présentement à l’école ou que tu as terminé tes études?
R : Je n’ai pas terminé mes études.
Q : À Quelle école vas‑tu, [K.B.]?
R : [Nom de l’école].
Q : Depuis combien de temps — sais‑tu depuis combien de temps tu vas à [nom de l’école]?
R : Je ne sais pas.
Q : Es‑tu allée à une autre école avant d’aller à [nom de l’école]?
R : [nom de l’autre école].
Q : [nom de l’autre école]. D’accord.
As‑tu eu dans cette école une enseignante du nom de [Mme W.]?
R. : Mme [R].
Q : Oh, [R]. Et je l’appelle [Mme W.], sais‑tu quel est son nom, est‑ce [R], est‑ce [Mme W.]?
R. : [R].
Q : D’accord.
. . .
Q : [K.B.], Si je te disais que la pièce où nous nous trouvons, les murs de cette pièce sont noirs, s’agit‑il de la vérité ou d’un mensonge, [K.B.]?
R : Un mensonge.
Q : Pourquoi est‑ce un mensonge?
R : Les couleurs sont différentes ici.
Q : Les couleurs sont différentes ici. De quelle couleur sont les murs?
R : Mauve.
Q : Mauve. D’accord.
Si je te disais que la toge que je porte présentement est noire, s’agirait‑il de la vérité ou d’un mensonge?
R : De la vérité.
Q : Et pourquoi donc?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas. Est‑il bon ou mauvais de dire la vérité?
R : C’est bon.
Q : Est‑il bon ou mal de dire un mensonge?
R : C’est mal.
(d.a. vol. I, p. 111‑113)
Toutefois, le juge du procès a poursuivi en posant à K.B. des questions sur sa compréhension de la vérité, sur des concepts religieux et sur les conséquences que comporte le mensonge.
LA COUR :
Vas‑tu à l’église [K.B.]?
R : Non.
Q : Non. Est‑ce qu’on t’a déjà parlé de Dieu ou de quelque chose du genre?
R : Non.
Q : Non? D’accord.
Qu’est‑ce qui se passe si tu voles quelque chose?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas. Si tu voles quelque chose et que personne ne te voit, est‑ce qu’il arrivera quelque chose? Il n’arrivera rien. Pourquoi est‑ce qu’il n’arrivera rien?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas.
Dis‑moi ce que tu penses de la vérité.
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas. Très bien. Est‑il important de dire la vérité?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas. Dis‑moi ce qu’est une promesse lorsque tu —
R : Je ne sais pas.
Q : — promets. Qu’est‑ce qu’une promesse?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas ce qu’est une promesse.
D’accord. Es‑tu déjà allée devant un tribunal?
R : Une fois.
Q : Une fois? Et crois‑tu qu’être devant un tribunal est une chose importante?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas. Très bien.
Sais‑tu ce qu’est un serment, ce que veut dire prêter serment?
R : Je ne sais pas.
Q : Non. Sais‑tu ce que signifie dire la vérité?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu ne sais pas.
Si tu dis un mensonge, est‑ce qu’il arrive quelque chose? Il n’arrive rien.
R : Non.
. . .
LA COUR :
Sais‑tu pourquoi tu es ici aujourd’hui?
R : Je ne sais pas. Pour parler de [D.A.I.]
Q : Oui, et penses‑tu que ce soit vraiment important?
R : Peut‑être, oui.
Q : Peut‑être oui?
Te souviens‑tu, plus tôt, quand je t’ai posé des questions à propos d’une promesse?
R : Non.
Q : As‑tu déjà fait une promesse à quelqu’un?
R : Je ne sais pas.
Q : As‑tu déjà promis d’être gentille, as‑tu déjà dit cela? As‑tu déjà entendu l’expression « je promets d’être gentille, maman »?
R : D’accord.
Q : Très bien. Alors, tu sais ce qu’est une promesse, que tu vas agir de la bonne façon? Comprends‑tu?
R : D’accord.
Q : Peux‑tu me dire si tu comprends ça, [K.B.]?
R : Je ne sais pas.
Q : Est‑ce qu’il arrive quelque chose si tu ne tiens pas une promesse?
R : Je ne sais pas.
Q : Tu m’as dit que tu ne vas pas à l’église, n’est‑ce pas?
R : Exact.
Q : Et personne ne t’a jamais parlé de Dieu; est‑ce exact? Personne ne t’a jamais parlé de Dieu?
R : Non.
Q : Est‑ce qu’on t’a jamais dit que si tu dis de gros mensonges, tu vas aller en prison?
R : Exact.
Q : Si tu dis de gros mensonges, tu vas aller en prison?
R : Non.
(ibid., p. 117‑118 et 155‑156)
[85] Comme le montrent ces passages de l’interrogatoire, le juge du procès n’était pas satisfait des questions posées par le ministère public relativement à la capacité de K.B. de relater des événements et de faire la distinction entre dire la vérité et mentir dans des situations concrètes. Il lui a ensuite posé des questions sur la nature de la vérité, les obligations religieuses et les conséquences découlant du fait de ne pas dire la vérité. Comme K.B. était incapable de répondre de manière satisfaisante à ces questions plus abstraites, il a statué qu’il ne pouvait lui demander de promettre de dire la vérité et a refusé de l’autoriser à témoigner.
[86] Cette conclusion reposait sur une interprétation erronée du par. 16(3) qui, selon le juge du procès, exige une compréhension du devoir de dire la vérité. K.B. n’a donc pas été autorisée à témoigner en promettant de dire la vérité. Le juge du procès a résumé ses conclusions comme suit :
[traduction] Après avoir longuement interrogé [K.B.], je suis entièrement convaincu que [K.B.] n’a pas satisfait à la condition préalable voulant qu’elle comprenne le devoir de dire la vérité. Elle est incapable de dire ce que comportent la vérité et le mensonge, ou de dire ce que sont les conséquences découlant de la vérité ou de mensonges. Dans de telles circonstances, tout à fait indépendantes de la déposition du [Dr K.], je ne suis pas convaincu qu’elle peut être autorisée à témoigner en promettant de dire la vérité. [Je souligne; ibid., p. 3.]
[87] Le juge du procès a commis une erreur fatale en n’examinant pas le deuxième volet du critère établi à l’art. 16. Il n’a pas vérifié si, conformément au par. 16(3), K.B. était en mesure de communiquer les faits dans son témoignage et a insisté plutôt sur la nécessité qu’elle comprenne le devoir de dire la vérité, ce que n’exige pas le par. 16(3). Cette erreur, une erreur de droit, l’a amené à conclure que K.B. n’était pas habile à témoigner et à exclure complètement son témoignage du procès. Cette erreur fondamentale a vicié le procès.
[88] Des commentaires formulés par le juge du procès à d’autres étapes de l’instruction ou le principe de la déférence judiciaire ne peuvent corriger ce vice fondamental. Mon collègue le juge Binnie laisse entendre que les commentaires émis par le juge du procès durant le voir‑dire et l’audience sur l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire (par. 136, 138 et 139) appuient la conclusion qu’il a tirée au voir‑dire précédent, conclusion selon laquelle K.B. n’était pas habile à témoigner aux termes du par. 16(3). Il est toutefois difficile de voir comment des commentaires émis subséquemment par le juge du procès alors qu’il traitait d’autres questions pourraient remédier à une application erronée par celui‑ci des exigences prévues à l’art. 16 relativement à l’habileté à témoigner. Le voir‑dire relatif à l’habilité à témoigner et le voir‑dire relatif à l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire constituaient deux enquêtes différentes. Le juge du procès ne disposait pas du témoignage de Mme W. — sur lequel il s’est fondé pour formuler les commentaires concernant le ouï‑dire — lorsqu’il a jugé que K.B. n’était pas habile à témoigner. De plus, le seuil de fiabilité applicable à la preuve par ouï‑dire diffère du seuil de la capacité à communiquer les faits dans un témoignage, applicable à l’habilité à témoigner; une conclusion sur l’habilité d’une personne à témoigner ne peut être justifiée après coup par des commentaires émis dans une décision sur l’admissibilité d’une preuve par ouï‑dire. La tenue d’une audience régulière sur l’habilité à témoigner aurait peut‑être modifié l’équilibre du procès, y compris l’audience (le cas échéant) sur l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire. On ne peut corriger l’erreur fondamentale commise par le juge du procès dans l’enquête relative à l’habilité à témoigner prévue à l’art. 16 en se fondant sur des conjectures tirées de commentaires formulés dans une enquête différente.
[89] La conclusion selon laquelle K.B. n’était pas habile à témoigner, fondée sur une mauvaise formulation du critère juridique applicable aux termes du par. 16(3), ne commande pas non plus la déférence. Il s’agissait là d’une erreur de droit devant être examinée selon la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 285, par. 26 ‑ 37. Ce vice dans la décision de première instance ne peut, à mon avis, être corrigé.
[90] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’acquittement et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Version française des motifs des juges Binnie, LeBel et Fish rendus par
Le juge Binnie —
[91] Je souscris à l’opinion de la Juge en chef selon laquelle, en l’espèce, « deux principes susceptibles de s’opposer entrent en jeu ». Le premier consiste à « traduire en justice » les personnes accusées d’agression sexuelle, et le deuxième vise « à garantir la tenue d’un procès équitable pour l’accusé et à prévenir les déclarations de culpabilité injustifiées » (par. 65). Selon moi, en transformant la directive du législateur, qui permet à une personne « dont la capacité mentale est mise en question » de témoigner « en promettant de dire la vérité », en une formalité vide de sens — le témoin éventuel ne fait que prononcer les mots « je promets » sans que l’on vérifie s’il accorde quelque importance à sa promesse — les juges majoritaires diluent de façon inacceptable la protection que le législateur voulait accorder aux accusés.
[92] Je préfère l’interprétation contraire du par. 16(3) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5, que notre Juge en chef elle‑même a énoncée dans ses motifs concordants dans R c. Rockey, [1996] 3 R.C.S. 829, où, alors juge puînée, elle a établi une distinction entre la « capacité de communiquer les faits dans son témoignage et celle de promettre de dire la vérité » (par. 25); elle a écrit ce qui suit :
La seule inférence que l’on peut tirer de ce témoignage est que même si [le témoin éventuel] Ryan comprenait la différence entre ce qui était « exact » et « pas exact », il n’avait aucune idée de l’obligation morale de dire ce qui est « vrai » ou « exact » lorsqu’on témoigne ou dans d’autres situations. Dans ces circonstances, aucun juge n’aurait pu raisonnablement conclure que Ryan était capable de promettre de dire la vérité. [Je souligne; par. 27.]
Dans cette affaire, les juges de la majorité n’avaient pas désapprouvé les propos de la juge McLachlin au sujet des exigences du par. 16(3). En fait, sur ce point, la juge McLachlin reprenait simplement l’opinion unanime que la Cour avait déjà exprimée dans R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, aux p. 537‑538.
[93] Le jugement majoritaire en l’espèce répudie les décisions antérieures ainsi que l’approche équilibrée qu’elles avaient établie. Il écarte complètement l’enquête permettant de vérifier si le témoin éventuel a une « idée de l’obligation morale de dire ce qui est ‘vrai’ ».
[94] Je suis d’accord avec la Juge en chef pour dire qu’ « en [. . .] permettant [aux personnes adultes ayant une déficience intellectuelle] de témoigner, elles franchissent seulement la première étape du processus » (par. 72). Plus particulièrement, ma collègue ajoute ce qui suit :
[l]a déposition du témoin sera vérifiée par contre‑interrogatoire. Le juge des faits examinera le comportement du témoin et sa façon de répondre aux questions. [ibid.]
En l’espèce, les échanges entre le juge du procès et K.B., la personne dont la capacité mentale est mise en question, ont démontré la futilité d’un tel contre‑interrogatoire. Le juge du procès a souligné que K.B. [traduction] « ne “computait” pas les questions avant d’y répondre, qu’elle ne traitait pas l’information qui lui était communiquée et qu’elle avait de sérieux problèmes liés à sa capacité de communiquer et de se souvenir » (2008 CanLII 21726 (C.S.J. Ont.) (la « décision relative au ouï‑dire », par. 7). Concrètement, il n’est pas possible de contre‑interroger de manière significative un tel témoin. Le juge du procès a correctement conclu sur ce point que [traduction] « il n’y a aucun moyen sûr de vérifier la crédibilité de [K.B.] » (par. 56). Par conséquent, le jugement des juges majoritaires en l’espèce cause à l’accusé un préjudice inéquitable.
[95] La Cour d’appel de l’Ontario a souligné un aspect fondamental, soit que le juge du procès a eu l’occasion d’examiner le comportement du témoin et sa façon de répondre aux questions (la juge en chef McLachlin, par. 72). Nous ne bénéficions pas de cet avantage. Le juge du procès a conclu, selon ce qu’il a directement observé, que compte tenu de la gravité de la déficience intellectuelle de K.B., on ne pouvait se fier au témoignage de cette dernière pour les besoins de la recherche de la vérité — le but visé par un procès criminel — et que ce témoignage devait être complètement exclu. Il va sans dire que, dans un procès devant un juge seul, où le juge du procès a conclu que le témoignage de K.B. ne satisfaisait pas à un critère même minimal d’admissibilité, si le témoignage avait été accepté, il n’aurait pu servir de fondement d’une déclaration de culpabilité. Un verdict d’acquittement était inévitable.
[96] Par conséquent, malgré toutes les décisions dans lesquelles notre Cour signale la nécessité de « faire preuve de retenue » à l’égard de l’appréciation de la capacité mentale par les juges des procès, — une retenue manifestement appropriée selon moi — , les juges majoritaires ne font preuve d’aucune retenue à l’égard des opinions du juge du procès et ordonnent la tenue d’un nouveau procès. Il m’est impossible de souscrire à leur décision. J’inscris donc ma dissidence.
I. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario
[97] Le Juge en chef a exposé la substance de la décision du juge du procès. J’ajouterais qu’il a relevé plusieurs contradictions dans les réponses de K.B. Par exemple, K.B. a déclaré avoir dit à sa mère que D.A.I. l’avait touchée, mais cette dernière l’a nié (décision relative au ouï‑dire, par. 38). En ce qui concerne les déclarations extrajudiciaires, le juge du procès a exprimé d’importantes réserves sur la véracité des déclarations de K.B. en raison des [traduction] « sérieuses difficultés de [K.B.] à communiquer les faits dans son témoignage, de son incapacité à répondre à des questions relativement simples portant sur ses allégations, de sa confusion quant à savoir si elle avait ou non parlé à sa mère » (par. 53 (je souligne)). Il a aussi signalé que l’enseignante de K.B. a affirmé dans son témoignage que la mère de K.B. lui avait dit [traduction] « ne pas croire » ces dires de sa fille (ibid., par. 54). Vu l’étroite relation entre K.B. et l’intimé, D.A.I., le juge du procès a conclu que [traduction] « [c]e qui pouvait se vouloir inoffensif risquait d’être mal interprété » (ibid., par. 55).
[98] Le juge du procès a conclu comme suit :
[traduction] Je suis convaincu que le fait d’admettre comme véridique la déclaration de [K.B.] priverait effectivement la cour de toute méthode fiable pour en vérifier la véracité. Il ressort clairement du bref contre‑interrogatoire mené [. . .] à l’enquête préliminaire qu’il n’y a aucun moyen sûr de vérifier la crédibilité de [K.B.] [. . .] Ce que le ministère public estime être une preuve corroborante est ambigu ou sujet à caution. [Je souligne; ibid., par. 56.]
B. Jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, 2010 ONCA 133, 260 O.A.C. 96 (les juges Doherty, MacPherson et Armstrong)
[99] Les juges Doherty et MacPherson ont appliqué une norme de contrôle qui commande [traduction] « une très grande retenue » à l’égard de l’appréciation faite par le juge du procès aux termes de l’art. 16, soulignant que le juge du procès n’a pas seulement entendu ce que le témoin éventuel a dit, mais aussi comment il l’a dit (par. 20‑21). Selon eux, le législateur a choisi de créer pour les enfants un nouveau critère relatif à l’habilité à témoigner, mais de le limiter de sorte qu’il ne s’applique qu’aux enfants de moins de quatorze ans (par. 41). Pour une raison ou une autre, le législateur a voulu traiter les enfants différemment des adultes ayant une déficience intellectuelle lorsque l’habilité à témoigner est en cause (par. 43).
[100] La Cour d’appel a également conclu que le juge du procès avait rejeté à bon droit la preuve corroborante présentée par le ministère public, à savoir le témoignage de la sœur de K.B. et la photographie trouvée dans la chambre de l’intimé (par. 50). Le juge a soigneusement examiné le témoignage de la sœur de K.B., mais il a décidé qu’il était sujet à caution. Le juge du procès avait aussi conclu que l’explication de l’intimé — que K.B. lui avait soudainement montré ses seins au moment où il a pris la photographie — pouvait être vraie. Les juges Doherty et MacPherson, au nom d’une formation unanime de la Cour d’appel, ont affirmé qu’il était loisible au juge du procès de tirer ces deux conclusions (ibid.). L’appel a donc été rejeté.
II. Analyse
[101] La question importante dans le présent pourvoi porte sur le bien‑fondé de la démarche retenue par le juge du procès pour apprécier l’habilité à témoigner de la plaignante, K.B. L’admissibilité de son témoignage repose sur l’interprétation des règles établies par le législateur à l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada, lequel énonce les circonstances dans lesquelles un témoin éventuel âgé « d’au moins quatorze ans dont la capacité mentale est mise en question » peut ou non témoigner.
[102] Trois possibilités s’offrent au juge du procès. Si la personne dont la capacité mentale est mise en question « est capable de communiquer les faits dans son témoignage » et « comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle », elle « témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle » (par. 16(2)). Une personne qui répond au premier critère (« capable de communiquer les faits dans son témoignage »), mais pas au deuxième (soit qu’elle ne comprend pas « la nature du serment ou de l’affirmation solennelle ») peut témoigner sans prêter serment « en promettant de dire la vérité » (par. 16(3)). Une personne qui ne satisfait à ni l’un ni l’autre de ces critères « ne peut témoigner » (par. 16(4)).
[103] Les quelques questions que le juge du procès a posées en l’espèce relativement à la religion avaient trait à la première possibilité, soit que K.B. témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle, ce qui, comme le reconnaît la Juge en chef, constitue la « solution privilégiée » (par. 31). Si le juge du procès avait conclu que K.B. comprenait la nature du serment, il aurait été tenu de la faire témoigner sous serment. Il était approprié pour le juge du procès de vérifier si K.B. pouvait satisfaire à cette norme au lieu de supposer qu’elle échouerait le test du par. 16(1) en raison de sa déficience intellectuelle.
[104] En ce qui concerne la deuxième possibilité (témoignage sans avoir prêté serment), le législateur n’a manifestement pas considéré la capacité de communiquer les faits dans un témoignage comme étant une condition unique et suffisante d’admissibilité. Une personne qui témoigne sans avoir prêté serment doit tout de même promettre de dire la vérité, et cette condition supplémentaire n’est pas, selon moi, une formalité vide de sens; elle vise à soutenir les efforts de la cour en vue d’établir les faits authentiques et à protéger le droit légitime d’un accusé à un procès équitable.
[105] Je suis d’accord avec la Juge en chef pour dire que « la promesse est un acte visant à renforcer, dans l’esprit du témoin éventuel, le caractère sérieux de la situation et l’importance de répondre de façon prudente et correcte. La promesse sert donc un objectif pratique et prophylactique » (par. 36). Je ne suis cependant pas d’accord avec ma collègue pour affirmer qu’un juge du procès ne peut pas tenter de déterminer — en termes concrets de la vie quotidienne — si un tel effet « prophylactique » existe effectivement dans le cas d’une personne dont la capacité mentale est mise en question. Si cette personne est à ce point déficiente qu’elle ne comprend pas « le caractère sérieux de la situation et l’importance de répondre de façon prudente et correcte », il n’y a aucun effet prophylactique et le droit de l’accusé à un procès équitable subit une atteinte injustifiée.
A. Le critère formulé dans l’arrêt Khan
[106] Assurément, une incapacité de saisir des notions (« serments », « affirmations solennelles » et « promesses ») ne signifie pas qu’une personne ayant une déficience intellectuelle soit par le fait même incapable de décrire les événements dont elle a été témoin. Bien des personnes dont la capacité intellectuelle n’est pas mise en question peuvent avoir de la difficulté à expliquer correctement ces notions.
[107] Cherchant à résoudre ce dilemme, notre Cour a adopté dans Khan, aux p. 537‑538, la solution élaborée par le juge Robins alors que l’affaire Khan se trouvait devant la Cour d’appel de l’Ontario ((1988), 42 C.C.C. (3d) 197, p. 206) :
[traduction] Pour satisfaire aux normes moins sévères applicables au témoignage qui n’est pas donné sous serment, il suffit que l’enfant comprenne le devoir de dire la vérité au sens de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne. On peut en faire la preuve par une série de questions simples permettant de déterminer si l’enfant comprend la différence entre la vérité et le mensonge, s’il sait qu’il n’est pas bien de mentir, s’il comprend la nécessité de dire la vérité et promet de le faire. [Je souligne]
Cette approche (adoptée avant que la Loi sur la preuve au Canada n’établisse la distinction que l’on trouve maintenant entre les enfants et les adultes dont la capacité mentale est mise en question) donne un contenu significatif au texte de la loi tout en reconnaissant que la « série de questions simples » doit porter sur des faits et ne doit pas relever de la métaphysique.
[108] Certes, comme la Juge en chef le souligne, lorsque l’arrêt Khan a été rendu, une version antérieure de l’art. 16 mentionnait expressément le « devoir de dire la vérité ». Toutefois, comme l’arrêts Khan et la Juge McLachlin dans Rockey ont pris bien soin de le signaler, ces mots n’envisageaient pas, dans leur interprétation, une enquête menée dans l’abstrait. Dans l’arrêt Rockey, rendu alors que le texte du par. 16(3) était le même qu’aujourd’hui, la juge McLachlin a insisté sur une détermination de « la capacité de promettre de dire la vérité » (par. 25 (je souligne)) qui ne soit pas simplement la capacité physique d’un témoin éventuel de prononcer les mots. Dans cette affaire, l’enfant n’a pas été appelé à témoigner et la question en litige était de savoir si ses déclarations extrajudiciaires pouvaient tout de même être admises à l’encontre de l’accusé en vertu de l’exception raisonnée à la règle du ouï‑dire. À cette fin, il fallait démontrer la nécessité et la fiabilité des déclarations de l’enfant. La juge McLachlin a conclu que la « nécessité » avait été établie. Selon elle, l’enfant était inhabile à témoigner aux termes du par. 16(3) parce que, non seulement « il n’[était] pas réaliste de conclure que Ryan aurait pu communiquer les faits d’une façon utile, que ce soit dans la salle d’audience ou depuis une plus petite pièce, au moyen d’un système de télévision en circuit fermé », mais parce que « aucun juge n’aurait pu raisonnablement conclure que Ryan était capable de promettre de dire la vérité » (par. 26‑27). Même si le législateur avait déjà enlevé au par. 16(3) les mots « devoir de dire la vérité », la juge McLachlin a néanmoins conclu que les mots « en promettant de dire la vérité » supposaient concrètement une « obligation morale de dire ce qui est ‘vrai’ » (par. 27).
[109] En définitive, l’enfant a été jugé inhabile à témoigner aux termes du par. 16(3). La nécessité de la preuve par ouï‑dire a donc été établie. Sa déclaration extrajudiciaire a été admise et l’accusé a été déclaré coupable.
[110] Les motifs de la juge McLachlin dans Rockey n’indiquent nullement que la « capacité de promettre de dire la vérité » doive être déterminée « sans poser de questions », c’est‑à‑dire sans que l’on tente de déterminer si le témoin éventuel peut saisir ce que signifie, en termes simples et concrets, la promesse de dire la vérité. Au contraire, la juge McLachlin a appuyé sa conclusion sur la déposition faite devant le juge du procès concernant la capacité du témoin éventuel d’expliquer des faits et de comprendre la différence, en termes concrets, entre dire la vérité et mentir.
[111] L’arrêt Rockey ne donne pas non plus à penser que, en insistant sur « la capacité » de promettre, la juge McLachlin introduisait dans la loi des mots extrinsèques, ce qui constitue maintenant la pierre d’assise du jugement majoritaire en l’espèce. Faire une promesse ne se résume pas à un acte physique. La question est de savoir si le témoin éventuel se reconnaît une obligation, articulée ou non, de s’en tenir à la vérité. Cette interprétation était conforme à l’historique parlementaire qui démontre, comme nous le verrons, qu’aux termes du par. 16(3), le juge devait être convaincu que la personne comprend la différence, en termes ordinaires, entre dire et ne pas dire la vérité — une condition préalable à la reconnaissance de l’habilité à témoigner.
[112] Évidemment, certains témoins n’ayant aucune déficience intellectuelle ne diront pas la vérité tout en sachant parfaitement bien qu’elles se sont engagées à dire la vérité. Il s’agit là d’un problème différent. Leur capacité mentale n’est pas mise en question. Dans ces cas, le contre‑interrogatoire et d’autres moyens permettront au tribunal de découvrir la vérité. Dans le cas de K.B., sa bonne foi n’était aucunement en cause, mais elle aurait quand même pu se tromper pour ce qui est de percevoir ou de se rappeler les faits, et le juge du procès considérait que l’épreuve du contre‑interrogatoire serait inutile puisque, comme il l’a dit, « il n’y a aucun moyen sûr de vérifier la crédibilité de [K.B.] » (décision relative au ouï‑dire. par. 56).
[113] Le critère de l’arrêt Khan mentionne précisément que l’interrogatoire ne doit pas sortir du cadre de la « conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne » (p. 206). Notre Cour dans Khan, ou la juge McLachlin dans Rockey, n’exigeaient aucunement que le témoin éventuel soit capable d’ articuler ou même de comprendre dans l’abstrait des concepts comme le serment, l’affirmation ou la promesse. Abstraction faite de la mention d’une « obligation morale » par la juge McLachlin dans Rockey — qui a même proposé un critère d’admissibilité plus rigoureux que celui retenu par notre Cour dans Khan — s’il semble au juge du procès que le témoin éventuel dont la capacité mentale est mise en question a démontré qu’il comprend au sens de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne ce qu’est une promesse de dire la vérité, le témoin a satisfait au critère requis pour témoigner sans avoir prêté serment. Il en serait de même, selon moi, d’un témoin qui comprend le sérieux de la situation et « l’importance de répondre de façon prudente et correcte », pour reprendre le propos de la Juge en chef en l’espèce (par. 36). Toutefois, K.B. ne pouvait satisfaire même à ces conditions, selon le juge du procès qui était particulièrement bien placé pour observer son comportement.
[114] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec la Juge en chef pour dire que l’arrêt Khan insiste « sur la compréhension, en termes abstraits, du devoir de dire la vérité et des questions d’ordre métaphysique que cet accent engendrait » (par. 62). Le critère énoncé dans Khan, selon moi, a un effet diamétralement opposé. Dans cette affaire, le juge Robins a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en appliquant à un enfant qui témoigne sous serment les normes applicables à une situation dans laquelle on cherchait seulement à obtenir le témoignage d’un enfant qui n’a pas prêté serment et auquel des normes moins rigoureuses s’appliquaient. Le juge Robins a souligné en termes on ne peut plus clairs la différence entre les deux normes :
[traduction] Apprécier le fait d’assumer une ‘obligation morale’ ou ‘la prise de conscience du témoin’ ou [. . .] ‘apprécier le caractère solennel de l’occasion’ ou être conscient d’un devoir de dire la vérité qui va au‑delà du devoir normal de dire la vérité sont toutes des questions comportant des concepts abstraits qui n’ont pas d’incidence au moment de déterminer si le témoignage d’un enfant qui n’a pas prêté serment peut être admis. Avant de faire une déposition sans avoir prêté serment, un enfant n’a pas à comprendre ‘ce que signifie dire la vérité devant le tribunal’ ni à apprécier ‘les conséquences d’un mensonge dans la salle d’audience’. [Je souligne; italiques dans l’original omis; p. 205‑206.]
Par conséquent, je ne conteste pas l’exposé que donne la Juge en chef de l’état du droit lorsqu’elle dit que, dans son interrogatoire, le juge ne devrait pas demander au témoin éventuel de « formuler [d]es concepts abstraits » (par. 31) ou d’expliquer « en termes abstraits ce que signifie dire la vérité » (par. 35) ni s’aventurer dans le « domaine plus abstrait de la philosophie » (par. 56) ou mener « un interrogatoire dans l’abstrait sur la nature de l’obligation de dire la vérité » (par. 58). Et selon moi, ni l’arrêt Khan ni la juge McLachlin dans l’arrêt Rockey n’ont « [i]nsist[é] sur la formulation de la nature de l’obligation de dire la vérité, sans égard à des situations particulières » (par. 61). Au contraire, il me semble que Khan confirme — au lieu de nier — qu’« [i]l n’est ni nécessaire, ni même souhaitable, de poser des questions de nature abstraite » (par. 64). L’arrêt Khan n’exige aucunement une explication « en termes philosophiques [de] la nature de l’obligation de dire la vérité » (par. 66). Dans ses motifs dans l’arrêt Rockey, la juge McLachlin ne rejette nullement l’approche retenue dans Khan. C’est l’opinion des juges de la majorité en l’espèce qui rompt nettement avec la jurisprudence.
B. Une question d’interprétation de la loi
[115] Les juges de la majorité affirment essentiellement en l’espèce que le par. 16(3) empêche le tribunal de procéder à une enquête visant à déterminer si (comme l’a dit la juge McLachlin dans Rockey) le témoin éventuel a « la capacité de promettre de dire la vérité » (par. 25). Ils disent se fonder sur « le principe fondamental de l’interprétation des lois, [suivant lequel] il faut examiner le libellé explicite de la disposition. En cas d’ambiguïté, il peut être nécessaire d’avoir recours à des facteurs externes pour la dissiper [. . .]. L’article 16 ne comporte aucune ambiguïté » (la juge en chef McLachlin, par. 26).
[116] À plusieurs reprises au cours des dernières années, notre Cour a insisté sur une méthode d’interprétation des lois plus contextuelle telle qu’énoncée dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21, où la Cour cite le professeur Driedger :
Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
(E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87)
[117] Abstraction faite pour l’instant des modifications applicables aux enfants apportées en 2005 par l’ajout de l’art. 16.1, les « trois possibilités » applicables aux personnes ayant une déficience intellectuelle sont énoncées comme suit aux par. 16(1) à (4) :
16. (1) [Témoin dont la capacité mentale est mise en question] Avant de permettre le témoignage d’une personne âgée d’au moins quatorze ans dont la capacité mentale est mise en question, le tribunal procède à une enquête visant à décider si :
a) d’une part, celle‑ci comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle;
b) d’autre part, celle‑ci est capable de communiquer les faits dans son témoignage.
(2) [Témoignage sous serment] La personne visée au paragraphe (1) qui comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui est capable de communiquer les faits dans son témoignage témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle.
(3) [Témoignage sur promesse de dire la vérité] La personne visée au paragraphe (1) qui, sans comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, est capable de communiquer les faits dans son témoignage peut, malgré qu’une disposition d’une loi exige le serment ou l’affirmation, témoigner en promettant de dire la vérité.
(4) [Inaptitude à témoigner] La personne visée au paragraphe (1) qui ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui n’est pas capable de communiquer les faits dans son témoignage ne peut témoigner.
(5) [Charge de la preuve] La partie qui met en question la capacité mentale d’un éventuel témoin âgé d’au moins quatorze ans doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs de douter de la capacité de ce témoin de comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle.
[118] L’art. 16 ne requiert du juge du procès qu’une seule « enquête » à l’égard d’une personne « dont la capacité mentale est mise en question ». Le par. 16(3) s’inscrit simplement dans une analyse unique par laquelle le juge du procès envisage toutes les solutions possibles, allant du témoignage sous serment à l’inhabilité à témoigner.
[119] Quant à savoir si l’expression « en promettant de dire la vérité » signifie plus que la simple capacité verbale d’articuler les mots, je renvoie aux propos de la juge McLachlin elle‑même dans l’arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, à la p. 236 : « [l]’expression ‘communiquer les faits dans son témoignage’ indique plus qu’une simple capacité verbale ». Il me semble de même que si l’on exige de la personne qu’elle promette de dire la vérité, il faut plus que la « simple capacité verbale » de prononcer les mots. Le juge du procès doit s’assurer que la personne possède non seulement « la simple capacité verbale », mais également qu’elle comprend « au sens ordinaire de la vie quotidienne » la différence entre la vérité et la fiction, ainsi que l’importance de s’en tenir à la vérité lors de son témoignage.
[120] Dans la version initiale de l’art. 16 proposée par le gouvernement, il était exigé de la personne qu’elle soit « suffisamment intelligente » pour témoigner. Cette exigence a été supprimée. Selon la Juge en chef, les procès‑verbaux du Comité législatif sur le projet de loi C‑15 révèlent que l’expression « suffisamment intelligente » s’entendait essentiellement de la capacité d’apprécier la différence morale entre dire la vérité et mentir (par. 29). Je ne partage pas cette opinion. Selon mon interprétation de ces procès verbaux, l’expression « suffisamment intelligente » a été radiée de l’avant‑projet de loi parce que, de l’avis du Comité, elle aurait pu prêter à une interprétation obligeant les juges à évaluer le quotient intellectuel des enfants plutôt que leur capacité de communiquer et de comprendre la différence entre la vérité et le mensonge. Les membres du Comité ont obtenu l’assurance que, même sans les mots « suffisamment intelligente », le par. 16(3) exigeait toujours que « l’enfant comprenne la différence entre dire la vérité et un mensonge », comme l’illustre l’échange qui suit :
Mme Collins : Oui. Cependant, si nous conservons le concept de « l’intelligence suffisante », et si on l’interprète de la même façon que précédemment, j’ai quand même l’impression que cela constituera peut‑être un obstacle.
M. Pink : Il faudra peut‑être que le Comité choisisse alors d’autres termes que « intelligence suffisante ». De toute façon, pourquoi pose‑t‑on d’abord toutes ces questions? S’agit‑il vraiment de savoir si le témoin sait distinguer entre le vrai et le faux? Est‑ce que tout ne revient pas à cela
Mme Collins : Je le pense. Oui. En conséquence, si l’enfant comprend la différence entre dire la vérité et dire un mensonge, il me semble que l’on disposerait là de tout ce dont on a vraiment besoin.
M. Pink : J’abonde en ce sens.
Mme Collins : Merci. [Je souligne; p. 27.]
(Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑15, no. 2, 2e sess., 33e lég.,4 décembre 1986)
[121] Cet extrait des procès‑verbaux du Comité démontre on ne peut plus clairement, il me semble, que le législateur voulait, au par. 16(3), que le juge du procès soit convaincu que la personne « comprend la différence entre dire la vérité et dire un mensonge ». Les procès‑verbaux du Comité relatifs aux amendements de 1987 ne donnent nullement à penser que la simple capacité verbale d’articuler les mots d’une promesse serait suffisante.
[122] En ce qui concerne l’« objet de la loi », il semble évident que le législateur, en modifiant l’art. 16 en 1987, tentait en adoptant cette disposition d’établir un juste équilibre entre l’accès à la justice et les droits de l’accusé (ibid., no 1, 27 novembre 1986, p. 21, 24 et 33). Une promesse de dire la vérité fournit à l’accusé une certaine protection, mais pas si « la promesse » est réduite à une formalité vide de sens (ou « une simple capacité verbale », les mots qu’emploie la Juge en chef dans Marquard (p. 236)), ce qui est le résultat regrettable auquel parviennent les juges majoritaires en l’espèce.
C. Les modifications apportées en 2005 relativement au témoignage des enfants âgés de moins de quatorze ans n’ont pas changé l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 16(3)
[123] En 2005, en se fondant en partie sur le rapport du Child Witness Project de l’Université Queen’s, le législateur a modifié la Loi sur la preuve au Canada en ce qui concerne les dispositions relatives au témoignage des enfants qui ne prêtent pas serment. Je suis d’accord avec la Juge en chef pour dire qu’« en adoptant en 2005 les modifications à la Loi sur la preuve au Canada, le législateur visait exclusivement les enfants. Les modifications ont été apportées comme suite au Rapport Bala traitant des problèmes associés à la poursuite des actes criminels perpétrés contre les enfants. Les débats de la Chambre des communes portant sur l’art. 16.1 attestent que les modifications de 2005 avaient exclusivement trait aux enfants » (par. 41 (je souligne)).
[124] Les modifications apportées en 2005 prévoient ce qui suit :
16.1 (1) [Témoin âgé de moins de quatorze ans] Toute personne âgée de moins de quatorze ans est présumée habile à témoigner.
(2) [Témoin non assermenté] Malgré toute disposition d’une loi exigeant le serment ou l’affirmation solennelle, une telle personne ne peut être assermentée ni faire d’affirmation solennelle.
(3) [Témoignage admis en preuve] Son témoignage ne peut toutefois être reçu que si elle a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(4) [Charge de la preuve] La partie qui met cette capacité en question doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs d’en douter.
(5) [Enquête du tribunal] Le tribunal qui estime que de tels motifs existent procède, avant de permettre le témoignage, à une enquête pour vérifier si le témoin a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(6) [Promesse du témoin] Avant de recevoir le témoignage, le tribunal fait promettre au témoin de dire la vérité.
(7) [Question sur la nature de la promesse] Aucune question sur la compréhension de la nature de la promesse ne peut être posée au témoin en vue de vérifier si son témoignage peut être reçu par le tribunal.
(8) [Effet] Il est entendu que le témoignage reçu a le même effet que si le témoin avait prêté serment.
[125] Le ministère public reconnaît qu’il existe des [traduction] « distinctions évidentes » entre le critère établi par le législateur à l’art. 16 à l’égard des adultes ayant une capacité mentale limitée et celui établi à l’art. 16.1 à l’égard des enfants âgés de moins de quatorze ans (m.a., par. 57). Pour les adultes, le par. 16(3) conserve le critère plus large élaboré dans la jurisprudence en ce qui concerne la capacité de communiquer les faits dans un témoignage; voir Marquard. Pour l’enfant, il suffit qu’il soit capable « de comprendre les questions et d’y répondre » (par. 16.1(5)). Aux termes du paragraphe 16(1), un adulte dont la capacité mentale est mise en question peut témoigner sous serment alors qu’aux termes du par. 16.1(2), un enfant ne peut prêter serment ni faire une affirmation solennelle. L’enfant, tout comme l’adulte dont la capacité mentale est mise en question, doit promettre de dire la vérité (par. 16.1(6)), mais le par. 16.1(7) interdit expressément de poser aux enfants une « question sur la compréhension de la nature de la promesse ». Le ministère public plaide que la recherche démontre [traduction] « que même s’il n’est pas en mesure de définir ces notions abstraites, un enfant qui promet de dire la vérité est plus susceptible de dire la vérité » (m.a., par. 79 (je souligne)).
[126] Je suis d’accord avec la Juge en chef pour dire que l’expression « en promettant de dire la vérité » qui figure au par. 16(3) et au par. 16.1(6) devrait être interprétée de la même manière dans les deux dispositions. C’est exactement pour cette raison, selon moi, que le législateur a cru nécessaire d’introduire en 2005 la règle du par. 16.1(7) interdisant de poser des questions. Autrement, la « série de questions simples » visant à déterminer si le témoin éventuel comprend « le caractère sérieux de la situation et l’importance de répondre de façon prudente et correcte » continuerait de s’appliquer aux enfants aux termes de la modification apportée en 2005 ainsi qu’aux adultes dont la capacité mentale est mise en question. Le fait est, toutefois, que contrairement au par. 16(3), le par. 16.1(6) doit être interprété conjointement avec le par. 16.1(7) (l’interdiction de poser des questions), et l’application du par. 16.1(7) a été limitée aux enfants parce que la recherche empirique avait « exclusivement trait aux enfants ». Ainsi, la représentante du ministère de la Justice a dit ce qui suit en comité parlementaire :
Selon les recherches de M. Bala, le fait pour des jeunes de faire une promesse a de l’importance puisqu’ils comprennent de quoi il retourne. [Je souligne; p. 52]
(Chambre des communes, Témoignages du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, no 77, 2e sess., 37e lég., 29 octobre 2003)
Le sénateur Landon Pearson a insisté sur le fondement empirique de la règle interdisant de poser des questions :
Je veux simplement dire, pour mémoire, dans quelle mesure les dispositions de ce projet de loi sont fondées sur un corpus impressionnant de recherches sur la capacité des enfants à comprendre leur affirmation « Je promets de dire la vérité », c’est‑à‑dire qu’ils comprennent ce serment. [Je souligne; p. 19]
(Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 17, 1re sess., 38e lég., 23 juin 2005)
Aucune étude empirique de ce genre n’a été effectuée relativement aux adultes ayant une déficience intellectuelle. Dans le cas de ces adultes, aucune règle interdisant de poser des questions, équivalente à la règle du par. 16.1(7), n’a même été proposée, et encore moins adoptée. Comme l’a souligné la Juge en chef, les modifications de 2005 avaient « exclusivement trait aux enfants » (par. 41).
[127] Le ministère public nous invite, en réalité, à appliquer aux adultes dont la capacité mentale est mise en question la règle interdisant de poser des questions aux enfants et ce, en dépit de la preuve de l’intention du législateur au contraire. Il fait valoir qu’il s’agit dans les deux cas de membres d’un [traduction] « groupe vulnérable » (m.a., par. 58) qui doivent être traités de manière équivalente. Il s’agit d’un argument de politique générale à l’intention du législateur et non d’une modification introduite par voie judiciaire.
[128] La Juge en chef se prononce en faveur d’une version de cet argument d’équivalence en posant une question d’ordre rhétorique :
en ce qui concerne l’habileté à témoigner, on peut se demander quelle est la différence, précisément, entre un adulte ayant la capacité mentale d’un enfant de six ans et un enfant de six ans ayant la capacité mentale d’un enfant de six ans. [par. 52]
Selon moi, la différence est qu’un enfant de six ans ayant la capacité mentale d’un enfant de six ans n’a pas une déficience intellectuelle. Le fait pour les psychiatres de classer en fonction de l’âge mental les personnes ayant une déficience intellectuelle se veut une manière utile de décrire l’ampleur et la gravité relatives de la déficience d’une personne, mais cela ne signifie pas qu’une femme âgée de vingt‑deux ans ayant une déficience intellectuelle grave est sur un pied d’égalité avec un enfant âgé de six ans n’ayant aucune déficience intellectuelle et, bien sûr, la preuve empirique soumise au législateur en 2005 ne donnait pas à penser autrement.
[129] La question d’ordre rhétorique posée par la Juge en chef vise à inverser le fardeau de la preuve. La question suppose sans aucune preuve à l’appui le fait de l’équivalence et exige que l’on réfute ce fait, mais il appartenait au gouvernement de convaincre le législateur, s’il le pouvait, qu’il n’existe aucune différence palpable entre un adulte ayant une déficience intellectuelle grave et un enfant n’ayant aucune déficience intellectuelle. Le gouvernement n’a déployé aucun effort en ce sens puisqu’il n’existait aucune preuve susceptible d’appuyer un tel argument.
[130] Aucun élément de preuve laissant croire que cette équivalence existe n’a été soumis en l’espèce et nous ne pouvons pas prendre connaissance d’office de « faits » allégués qui ne sont ni notoires, ni facilement vérifiables en ayant recours aux sources incontestées : R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 48; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 53. Si les juges ont plus de latitude pour prendre connaissance d’office des faits législatifs qu’il n’en ont à l’égard des faits en litige, le ministère public devrait tout de même démontrer, relativement à l’équivalence qu’il invoque entre les enfants et les adultes ayant une déficience intellectuelle, qu’« une personne raisonnable ayant pris la peine de s’informer sur le sujet considérerait que ce fait échappe à toute contestation raisonnable quant à la fin à laquelle il sera invoqué, sans oublier que les exigences en matière de crédibilité et de fiabilité s’accroissent directement en fonction de la pertinence du fait pour le règlement de la question en litige » (Ibid., par. 65 (italiques omis)). La prétention du ministère public relative à l’équivalence n’est que pure prétention relativement à une question clé, et une simple prétention ne satisfait pas au critère établi dans l’arrêt Spence.
[131] Le paragraphe 16(3) n’exige pas que l’on vérifie si le témoin éventuel comprend, dans l’abstrait, la « nature de l’obligation de dire la vérité ». L’argument au sujet des concepts abstraits a été rejeté dans Khan et par la juge McLachlin dans Rockey, et point n’est besoin que les juges majoritaires reviennent avec cet argument à ce moment‑ci à seule fin de le rejeter de nouveau. Nous ne sommes pas en désaccord sur ce point et il ne faudrait pas laisser croire que tel est le cas. Le paragraphe 16(3) exige uniquement la « capacité de dire la vérité » (citant Rockey) au sens de la conduite sociale ordinaire de la vie quotidienne.
[132] Ce sont les juges de la majorité, non les juges dissidents, qui doivent, pour obtenir le résultat qu’ils souhaitent, avoir recours à des termes extrinsèques qu’on ne trouve pas au par. 16(3). Je le répète, je suis d’accord avec la Juge en chef pour dire que les mots « en promettant de dire la vérité » au par. 16(3) doivent avoir le même sens que les mots « promettre [. . .] de dire la vérité » au par. 16.1(6). Cela étant, les juges majoritaires doivent incorporer, au par. 16(3) applicable uniquement aux adultes ayant une déficience intellectuelle, la règle du par. 16.1(7) interdisant de poser des questions, qui s’applique uniquement aux enfants, afin d’atténuer l’expression « en promettant de dire la vérité » au par. 16(3) et, à mon avis, de priver ce paragraphe de son sens ordinaire.
[133] La Juge en chef cite le par. 45 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, comme fondement de l’affirmation suivant laquelle aucune inférence quant au sens du par. 16(3) ne découle de l’adoption du par. 16.1(7) relativement aux enfants (par. 47). Le professeur P.‑A. Côté exprime ce point de vue un peu différemment :
les textes [l’art. 45] n’interdisent pas de voir dans une modification une manifestation d’opinion du Parlement : ils ne font qu’écarter toute présomption à ce sujet (« shall not be deemed »). Il pourrait très bien arriver que le contexte d’une modification, ou même la formulation de la loi modificative, le préambule par exemple, fasse voir une volonté de changer le droit.
(P.‑A. Côté, S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 617).
Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas là du fondement de l’argument de l’intimé. Ce dernier se fonde sur le par. 16(3) tel qu’il a été adopté en 1987. Il ne se fonde pas, et n’a pas besoin de se fonder, sur les modifications apportées en 2005 qui, les juges de la majorité le concèdent, s’applique uniquement aux enfants.
D. Le critère du paragraphe 16(3) a‑t‑il été mal appliqué en l’espèce?
[134] Le ministère public prétend que, même si le critère de l’arrêt Khan est confirmé, il n’a pas été appliqué correctement en l’espèce. Premièrement, le juge du procès aurait dû demander l’aide de personnes autres que le Dr K., un psychiatre légiste cité par la défense, dont le témoignage a été de toute façon écarté par le juge du procès au motif qu’il n’était pas nécessaire. Le juge n’a pas entendu, pour les besoins de l’enquête prévue à l’art. 16, l’enseignante de K.B. ni les autres personnes de soutien qui connaissaient les forces et faiblesses de K.B. Le ministère public prétend que ces personnes auraient pu aider la cour à poser des questions de façon à ce que K.B. soit capable de les comprendre et d’y répondre. Ainsi, il aurait été possible de voir la véritable capacité de K.B. d’examiner des faits concrets sans être distraite par des notions conceptuelles que K.B., comme le voir‑dire l’a confirmé, n’était pas en mesure de saisir. Deuxièmement, le ministère public affirme que le juge du procès, ayant choisi de procéder sans demander d’aide, a posé par erreur des questions d’ordre métaphysique qui ne permettaient pas de rendre une décision équitable sur la capacité mentale de K.B.
[135] J’aborde l’appréciation que le juge du procès a faite de K.B.en fonction de « sa capacité de communiquer les faits dans son témoignage et celle de promettre de dire la vérité » (Rockey, par. 25).
a) La capacité de communiquer les faits dans son témoignage
[136] Le juge du procès avait manifestement de sérieuses réserves quant à ce premier volet du critère. Il a rappelé à l’enseignante de K.B., Mme W., la déposition qu’elle avait faite à l’enquête préliminaire, dans laquelle Mme W. avait déclaré ce qui suit :
[traduction] Si son témoignage doit servir à déterminer ce qui s’est réellement produit, sa capacité d’exprimer ses souvenirs pourrait être très limitée. La cour pourrait lui demander de faire quelque chose qu’elle ne peut pas faire, et le fait qu’elle ne puisse pas le faire peut fausser sa connaissance de ce qui est arrivé. Autrement dit, en fin de compte — il est possible en fin de compte de ne pas apprendre la vérité, en raison de sa capacité de l’exprimer — son incapacité de l’exprimer. [Je souligne; décision relative au ouï‑dire, par. 4.]
Cette déposition, qui avait été faite lors de l’enquête préliminaire, a été prise en compte comme il se doit par le juge du procès au cours de l’audition ultérieure relative à l’habilité à témoigner.
[137] En outre, au cours même du voir‑dire relatif à l’habilité à témoigner, le Dr K., constatant la faible tolérance de K.B. face à la frustration, a affirmé ce qui suit : [traduction] « [j]e ne crois pas qu’elle ait la capacité de penser à vos questions et de donner une réponse » (d.a., vol. I, p. 161). Le juge du procès a souligné que l’expert, répétant les propos tenus dans Rockey, a déclaré aussi que K.B. [traduction] « avait de sérieux problèmes liés à sa capacité de communiquer et de se souvenir » (décision relative au ouï‑dire, par. 7 (je souligne)). Elle ne pouvait pas communiquer adéquatement les faits dans son témoignage parce que, du fait de sa déficience intellectuelle, elle était tout simplement incapable de « computer » ce qu’on lui demandait.
[138] Les étapes subséquentes du procès ont corroboré et confirmé la justesse de l’appréciation, par le juge du procès, de la gravité de la déficience intellectuelle de K.B. Au cours de son témoignage lors du voir‑dire relatif au ouï‑dire, par exemple, Mme W., l’enseignante de K.B., a fait part d’une déclaration dans laquelle K.B. avait dit à une aide‑éducatrice avoir passé la fin de semaine chez l’intimé (ce qui n’était pas vrai). Madame W. a dit que si l’on demandait à K.B. ce qu’elle avait fait pendant la fin de semaine et qu’elle répondait [traduction] « chez [D.A.I.] », cela pouvait signifier qu’elle avait pensé à D.A.I. et qu’elle voulait aller chez lui, et non qu’elle y était allée (d.a. vol. II, p. 25 et 27; voir aussi p. 7.). La communication de ses rêveries n’est pas une communication des faits dans un témoignage.
[139] De plus, en rejetant les déclarations extrajudiciaires de K.B., le juge du procès a fait allusion à ses observations antérieures à propos de K.B., à savoir [traduction] « [ses] sérieuses difficultés à communiquer les faits dans son témoignage, […] son incapacité à répondre à des questions relativement simples portant sur ses allégations, […] sa confusion quant à savoir si elle avait ou non parlé à sa mère » (décision relative au ouï‑dire, par. 53 (je souligne)).
[140] Le juge du procès a effectivement mis l’accent sur le deuxième volet du critère (la capacité de promettre de dire la vérité), mais les réserves qu’il a exprimées quant à la capacité de K.B. de communiquer les faits dans son témoignage sont claires et évidentes et lui suffisaient pour conclure qu’elle n’avait pas la capacité de témoigner du fait de sa grave déficience intellectuelle.
b) La capacité de promettre de dire la vérité
[141] Comme l’a souligné la Juge en chef, il s’agissait du principal motif justifiant le rejet du témoignage de K.B. Toutefois, tout comme les juges Doherty et MacPherson qui s’exprimaient au nom d’une Cour d’appel unanime, j’estime qu’il était certainement loisible au juge du procès de conclure comme il l’a fait en se fondant sur la preuve.
[142] À l’audience relative à l’habilité à témoigner, le Dr K. a dit au juge du procès que [traduction] « les questions au sujet de la vérité, l’honnêteté et le mensonge portent sur des notions difficiles à saisir pour tous » (d.a., vol. I, p. 137). Selon lui, l’enquête serait facilitée si l’on demandait à K.B. ce qu’elle a mangé au petit‑déjeuner ou en lui posant des questions à propos [traduction] « d’autres aspects de sa vie, sa routine quotidienne, et voir si elle peut comprendre ce qu’est la vérité et ce qu’est le mensonge » (ibid., p. 140). De telles questions apporteraient des réponses vérifiables d’une façon ou d’une autre (ibid., p. 145) et, selon le Dr K., aideraient à [traduction] « savoir si elle est capable de distinguer ce qui est réel ou si elle répond ce qui lui passe par la tête » (ibid, p. 137).
[143] Fort de ces conseils, le juge du procès a entrepris de poser une seconde série de questions en vue de vérifier la capacité de K.B. Il a posé à cette dernière une série de questions simples et concrètes à propos de sa famille, de son école, de la routine du déjeuner, et ainsi de suite. Il a ensuite posé les questions suivantes à K.B. qui a répondu comme suit (ibid., p. 155‑156) :
[traduction]
Q. [La cour] Tu ne sais pas.
Sais‑tu pourquoi tu es ici aujourd’hui?
R. Je ne sais pas. Pour parler de [D.A.I.]
Q. Oui, et pense‑tu que ce soit vraiment important?
R. Peut‑être oui.
Q. Peut‑être oui?
Te souviens‑tu, plus tôt, je te posais des questions à propos d’une promesse?
R. Non.
Q. As‑tu déjà fait une promesse à quelqu’un?
R. Je ne sais pas.
Q. As‑tu déjà promis d’être gentille? As‑tu déjà entendu l’expression « je promets d’être gentille maman »?
R. D’accord.
Q. D’accord. Alors, tu sais ce qu’est une promesse, que tu vas agir de la bonne façon? Comprends‑tu?
R. D’accord.
Q. Peux‑tu me dire si tu comprends ça, [K.B.]?
R. Je ne sais pas.
Q. Est‑ce qu’il arrive quelque chose si tu ne tiens pas une promesse?
R. Je ne sais pas.
Q. Tu m’as dit que tu ne vas pas à l’église, n’est‑ce pas?
R. D’accord.
Q. Et personne ne t’a jamais parlé de Dieu, est‑ce exact? Personne ne t’a jamais parlé de Dieu?
R. Non.
Q. Est‑ce qu’on t’a jamais dit que si tu dis de gros mensonges, tu vas aller en prison?
R. D’accord.
Q. Si tu dis de gros mensonges, tu vas aller en prison?
R. Non.
Q. Non?
LA COUR : Ce sont là toutes mes questions pour l’instant.
Le ministère public a lui aussi posé une seconde série de questions (ibid., p. 156‑158) :
Q. Nous t’avons demandé la dernière fois si tu savais la différence entre la vérité et le mensonge, tu t’en souviens [K.B.]?
R. Oui.
Q. D’accord.
Nous avons parlé de la pièce et de la couleur de la pièce?
R. Des fois.
Q. D’accord.
Penses‑tu qu’il est important de dire la vérité ou penses‑tu que cela ait de l’importance?
R. Est‑ce que c’est important?
Q. C’est important?
R. Est‑ce que c’est important?
Q. Est‑ce important. Comprends‑tu quand je dis « important », comprends‑tu ce que cela signifie?
R. Je ne sais pas.
[. . .]
Q. D’accord.
Nous avons parlé de la pièce. Si je disais que tu as mangé des œufs au petit‑déjeuner, est‑ce que ce serait la vérité ou un mensonge?
R. Je ne sais pas.
Q. Tu ne sais pas?
Et pour le dîner, si je disais que tu as mangé des œufs au dîner,
R. Eurk.
Q. — ce serait la vérité ou un mensonge?
R. Je ne sais pas.
Q. Tu ne sais pas. D’accord.
R. Ça commence à être difficile.
Q. Ça commence à être difficile?
R. Oui.
Q. Pourquoi c’est difficile?
R. Je ne sais pas pourquoi.
Q. Tu ne sais pas. D’accord.
M. SEMENOFF : Merci.
À la fin du témoignage de K.B., le juge du procès a décidé que son témoignage non assermenté était inadmissible. Voici son explication :
[traduction] Ce que je dis, c’est que je n’aurais pas eu à entendre le [Dr K.]. J’ai entendu ce qu’il avait à dire, mais ça n’ajoute ni n’enlève quoi que ce soit à la conclusion à laquelle je suis arrivé, après avoir regardé et interrogé ce témoin, ce que je suis obligé de faire.
Autrement dit, je suppose que ce que je vous dis, c’est que je suis entièrement convaincu que ce témoin ne comprend pas ce que la promesse de dire la vérité signifie, n’en a aucune idée. Aucune. Zéro. Alors, voilà ce en quoi consiste cette enquête. [ibid., p. 165]
Contrairement à l’opinion des juges majoritaires, j’estime que le juge du procès n’a pas fondé son appréciation sur l’incapacité de K.B. d’articuler des concepts. Il s’est fondé sur son incapacité — attribuable à sa déficience intellectuelle — à « comprend[re] [. . .] ce que la promesse de dire la vérité signifie ». Le juge du procès a mené, en utilisant des termes concrets et ordinaires, une enquête conforme aux prescriptions de l’arrêt Khan.
[144] Il s’agissait d’un cas limite. Le ministère public allègue que certaines questions étaient trop abstraites et que la question à propos de l’église n’était aucunement pertinente lorsqu’il est devenu évident que K.B. témoignerait sans prêter serment ou ne témoignerait pas du tout. Le juge du procès aurait certainement pu continuer à poser des questions factuelles précises et concrètes afin de déterminer l’importance de la déficience intellectuelle de K.B., mais, il a vu et entendu K.B. et, de toute évidence, il estimait en avoir assez entendu. Comme nous siégeons en appel et que nous disposons seulement d’une transcription de l’instance, nous ne sommes pas en mesure de dire, selon moi, que son appréciation de l’habilité de K.B. à témoigner était erronée.
c) Conclusion relative à la question de l’habilité à témoigner
[145] Une grande partie du litige en l’espèce reposait sur l’importance des réponses de K.B. lorsqu’elle disait [traduction] « je ne sais pas ». De toute évidence, il s’agissait d’un avantage important pour le juge du procès d’être témoin de l’enchaînement des questions et des réponses et de déterminer si K.B. était réellement capable de computer les questions posées et d’y répondre — une condition essentielle, certes, à toute possibilité de vérifier sa déposition lors d’un contre‑interrogatoire. Le juge du procès a observé le comportement de K.B. alors qu’elle avait des difficultés à suivre le dialogue. Il incombait au juge du procès d’assurer la protection du droit de l’accusé à un procès équitable ainsi que de l’intérêt de la société à ce que les criminels soient poursuivis. L’incapacité pour K.B. de comprendre des questions simples et d’y répondre signifiait que son témoignage — si erroné soit‑il, surtout s’il devait résulter (pour reprendre le propos de l’institutrice de K.B.) des rêveries de K.B. — ne pourrait effectivement être attaqué par la défense, ce qui porterait atteinte à l’intérêt de la société et au droit de l’accusé à un procès équitable.
[146] L’enseignante, Mme W., était d’avis qu’un interrogateur qualifié qui connaissait bien K.B. pouvait être en mesure de l’aider à surmonter ces limites. Dans cette optique, un juge devrait se fier aux conseils de l’enseignante non seulement pour formuler les questions, mais aussi pour interpréter les réponses de K.B. Bien entendu, de façon générale, seul un témoin expert peut exprimer ses opinions devant la cour et, même alors, seulement dans le cas où le juge du procès n’est pas en mesure de trancher comme il se doit une question donnée sans l’aide d’un expert : R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; R. c. Parrott, 2001 CSC 3, [2001] 1 R.C.S. 178. En bout de ligne, c’est au juge ou au jury — non au témoin profane — qu’il appartient d’apprécier la déposition du témoin.
[147] Dans Parrott, la plaignante était une femme adulte dont le développement mental pouvait équivaloir à certains égards à celui d’un enfant de trois ou quatre ans. Le ministère public a refusé d’assigner la plaignante à témoigner au motif que sa comparution devant le tribunal risquait de la traumatiser ou de lui porter préjudice. Il a plutôt assigné des experts afin de justifier l’admission de ses déclarations extrajudiciaires antérieures. Dans ce contexte, nous avons conclu que les experts ne pouvaient pas être appelés à témoigner en remplacement de la plaignante elle‑même, mais que :
[s]i elle avait été assignée à témoigner et qu’il était devenu évident que le juge du procès avait besoin de l’aide d’experts pour tirer les inférences appropriées de ce qu’il l’a entendue dire (ou ne pas dire), ou si la défense ou le ministère public avait souhaité soulever la question de l’opportunité d’exiger un serment ou une affirmation solennelle, la preuve d’expert aurait alors pu devenir admissible comme aide apportée au juge. [par. 52]
[148] Je crois que nous devrions aller plus loin en l’espèce et conclure que, dans le cadre d’un voir‑dire relatif à l’habileté à témoigner, où la capacité mentale d’une personne adulte est mise en question et la personne adulte est assignée à témoigner, le tribunal peut également admettre les dépositions de témoins des faits qui connaissent bien les habiletés du témoin éventuel à s’exprimer et à comprendre, ainsi que ses limites, et ce, afin d’aider le tribunal à mieux saisir les capacités de la personne. Ces témoins, contrairement au Dr K., ne seraient pas en mesure d’exprimer une opinion, mais ils pourraient témoigner à propos de ce qu’ils ont eux‑mêmes directement observé chez le témoin éventuel. La preuve pourrait, si le juge du procès l’estime utile, aider le juge ou le jury à apprécier les réponses (ou l’absence de réponse) que lui donne la personne qui témoigne.
[149] Cependant, c’est le juge qui, en fin de compte, doit former sa propre opinion éclairée au sujet de la capacité mentale du témoin éventuel. Lorsque, comme en l’espèce, le juge estime qu’il n’est pas nécessaire de citer d’autres témoins de faits après avoir entendu le témoin éventuel, je ne crois pas que nous soyons en mesure de remettre en question cette conclusion de nature procédurale.
[150] Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi interjeté par le ministère public relativement à la décision du juge du procès selon laquelle le témoignage non assermenté de K.B. est inadmissible. Selon ce dernier, le témoignage envisagé n’avait pas la qualité nécessaire pour satisfaire au critère énoncé au par. 16(3). Siégeant en appel de cette décision, et n’ayant pas eu l’avantage d’observer et d’interroger K.B., je ne vois aucune raison valable d’annuler cette décision sur l’admissibilité de la preuve.
E. Admissibilité des déclarations extrajudiciaires
[151] Le ministère public prétend que le juge du procès a commis une erreur en décidant en fait que l’inhabilité à témoigner de K.B. a entraîné automatiquement la non‑fiabilité de ses déclarations relatées. L’analyse relative à l’admissibilité lors d’un voir‑dire doit être axée sur la question de savoir si les dangers associés au ouï‑dire ont été surmontés : R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 71. Ces dangers incluent l’incapacité d’examiner la perception, la mémoire et la crédibilité du déclarant. Le fait que le juge du procès ait conclu, lors de l’audience visant à déterminer l’habilité à témoigner, que K.B. n’avait pas la capacité de percevoir, de se souvenir et de raconter ce qui s’est passé et de comprendre la différence entre la vérité et la fausseté l’a amené, mais pas de façon automatique, à conclure que le témoignage de K.B. n’était pas suffisamment fiable. Je suis d’accord avec les juges Doherty et MacPherson pour dire que [traduction] « ce n’est pas surprenant, et ce n’est pas une erreur, que le raisonnement du juge du procès sur la question du seuil de fiabilité dans sa décision relative au ouï‑dire était très semblable à son raisonnement sur le voir‑dire prévu à l’art. 16 de la L.P.C. » (par. 48). Je suis donc d’avis de rejeter ce motif d’appel.
III. Dispositif
[152] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
ANNEXE A
Jusqu’en 1987, l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada prévoyait ce qui suit :
16. (1) Dans toute procédure judiciaire où l’on présente comme témoin un enfant en bas âge qui, de l’avis du juge, juge de paix ou autre fonctionnaire présidant, ne comprend pas la nature d’un serment, le témoignage de cet enfant peut être reçu, bien qu’il ne soit pas rendu sous serment, si, de l’avis du juge, juge de paix ou autre fonctionnaire présidant, selon le cas, cet enfant est doué d’une intelligence suffisante pour justifier la réception de son témoignage, et s’il comprend le devoir de dire la vérité.
(2) Aucune cause ne peut être décidée sur ce seul témoignage, et il doit être corroboré par quelque autre témoignage essentiel.
L’origine de cette disposition, en cause dans l’arrêt Khan, remonte à l’art. 25 de l’Acte de la preuve en Canada, 1893, L.C. 1893, ch. 31. Pour la première fois dans l’histoire du Canada, le Parlement légiférait sur l’habilité des enfants à témoigner. À l’époque, toutefois, et ce jusqu’en 1987, aucune disposition législative ne traitait de l’habilité à témoigner des adultes ayant une déficience intellectuelle. L’article 25 de cette loi prévoyait ce qui suit :
25. Dans toute procédure légale où l’on offrira un jeune enfant comme témoin, et si cet enfant, de l’avis du juge, juge de paix ou autre fonctionnaire présidant, ne comprend pas la nature d’un serment, le témoignage de cet enfant pourra être reçu, bien qu’il ne soit pas rendu sous serment, si, de l’avis du juge, juge de paix ou autre fonctionnaire présidant, selon le cas, cet enfant est doué d’une intelligence suffisante pour justifier la réception de son témoignage, et s’il comprend le devoir de dire la vérité.
2. Mais aucune cause ne sera décidée sur ce témoignage seul, et il devra être corroboré par quelque autre témoignage essentiel.
Le 29 octobre 1986, le ministre de la Justice Ramon Hnatyshyn a déposé à la Chambre des communes le projet de loi C‑15, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada. En première lecture, l’art. 17 du projet de loi C‑15 proposait l’abrogation de l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada et son remplacement par une nouvelle disposition :
17. L’article 16 de la même loi est abrogé et remplacé par ce qui suit :
« 16. (1) Avant de permettre à une personne âgée de moins de quatorze ans ou dont la capacité mentale est mise en question de témoigner, le tribunal procède à une enquête visant à déterminer si :
a) d’une part, celle‑ci comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle;
b) d’autre part, celle‑ci est suffisamment intelligente pour que le recueil de son témoignage soit justifié.
(2) La personne visée au paragraphe (1) qui comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui est suffisamment intelligente pour que le recueil de son témoignage soit justifié témoigne sous serment ou affirmation solennelle.
(3) La personne visée au paragraphe (1) qui, sans comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, est suffisamment intelligente pour que le recueil de son témoignage soit justifié peut témoigner sur promesse de dire la vérité.
(4) La personne visée au paragraphe (1) qui ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui n’est pas suffisamment intelligente pour que le recueil de son témoignage soit justifié ne peut témoigner.
(5) La partie qui met en question la capacité mentale d’un éventuel témoin âgé d’au moins quatorze ans doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs de douter de la capacité de ce témoin de comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle. »
Un amendement important, pour les besoins de l’espèce, a été apporté au libellé original du projet de loi C‑15 par le Comité législatif sur le projet de loi C‑15 (un comité ad hoc). Par cet amendement, on a remplacé la condition selon laquelle la personne devait être « suffisamment intelligente », qui figurait à l’origine dans la proposition de M. Hnatyshyn, par la condition voulant que l’enfant soit « capable de communiquer les faits dans son témoignage ».
Ce qui retient l’attention dans les longs travaux du Comité législatif sur le projet de loi C‑15, c’est l’importance que le Comité a attachée à la « capacité de communiquer les faits dans [le] témoignage » comme seule condition de nature qualitative relative à l’habilité à témoigner des enfants ou des adultes ayant une déficience intellectuelle qui ne comprennent pas la nature du serment. Les procès‑verbaux du Comité n’indiquent aucunement que la « [promesse] de dire la vérité » exigeait aussi que la personne comprenne la nature de cette promesse.
En fait, pour les membres du Comité, les mots « suffisamment intelligente » figurant dans le projet initial sous‑entendaient que la personne comprenne la différence morale entre dire la vérité et mentir. Le 4 décembre 1986, le Comité a discuté de la signification de ces termes. Il est arrivé à la conclusion que tout ce qui était exigé pour qu’un témoin soit sufisamment intelligent était qu’il comprenne la différence morale entre dire la vérité et mentir :
M. Nicholson : Eh bien, il s’agit d’un premier test. À ce sujet, je crois que Mme Collins a mentionné le paragraphe 3 de l’article 16, et elle disait que si l’enfant ne comprend pas la nature d’un serment, eh bien il n’y a rien de mal à cela étant donné qu’il arrive souvent que les enfants ne comprennent pas des idées comme Dieu, l’enfer et tout ce genre de choses. Je l’ai d’ailleurs observé moi‑même lors d’un procès. Toutefois, si quelqu’un comparaît après avoir promis de dire la vérité, alors laissons au juge le soin d’établir quel poids il accordera aux preuves ainsi fournies sans nous occuper de vérifier s’il y a « intelligence suffisante ».
M. Pink : En vertu de l’article 16 de la Loi sur la preuve au Canada, il est dit ce qui suit, et je cite :
. . .
Or d’après mon expérience lorsqu’il s’agit d’établir cette « intelligence suffisante », c’est‑à‑dire lorsque le juge pose toute une série de questions, il demande d’habitude à l’enfant où il en est dans ses études, quels sont ses résultats scolaires et des choses de ce genre. Il vérifie en outre où habite l’enfant, s’il connaît la différence entre dire la vérité et dire un mensonge et des choses de ce genre. Ensuite, il peut établir qu’il est d’intelligence suffisante et que son témoignage sera donc recevable, mais que son témoignage ne sera pas reçu sous serment, étant donné qu’il ne comprend pas la nature d’un serment, c’est tout.
M. Nicholson : Croyez‑vous que cela reste nécessaire?
M. Pink : Tout à fait.
M. Nicholson : Est‑il important de conserver cela; ne pouvons‑nous pas l’éliminer et tout simplement nous en remettre au juge pour décider de l’importance à accorder aux preuves fournies, c’est‑à‑dire de procéder comme on le fait avec les adultes?
M. Pink : Personnellement, j’estime qu’avant d’entendre le témoignage d’un enfant, il faut vérifier si celui‑ci comprend la différence entre dire la vérité et dire un mensonge; il doit savoir cela avant qu’on entende son témoignage.
[. . .]
Mme Collins : Qu’avez‑vous prévu dans le cas d’un enfant souffrant d’arriération mentale? Nous savons en effet que ces enfants peuvent être assez facilement les victimes d’agression sexuelle. En outre, qu’avez‑vous prévu dans le cas d’enfants en très bas âge, qui sont eux aussi l’objet d’agressions sexuelles? Je pense à des enfants de trois ans, par exemple.
M. Pink : D’abord, je crois qu’on ne verra jamais le jour où l’on fera comparaître un enfant de trois ans. J’ai observé certaines causes où on avait fait témoigner des enfants souffrant d’arriération mentale, mais c’était parce que le juge les avait interrogés et savait donc qu’ils connaissaient la différence entre dire la vérité et dire un mensonge. Les enfants savaient qu’il était bien de dire la vérité et mal de dire un mensonge. Ils ne comprenaient cependant pas la nature d’un serment, et leur témoignage n’avait donc pas été reçu sous serment.
Mme Collins : Oui. Cependant, si nous conservons le concept de « l’intelligence suffisante », et si on l’interprète de la même façon que précédemment, j’ai quand même l’impression que cela constituera peut‑être un obstacle.
M. Pink : Il faudra peut‑être que le Comité choisisse alors d’autres termes que « intelligence suffisante ». De toute façon, pourquoi pose‑t‑on d’abord toutes ces questions? S’agit‑il vraiment de savoir si le témoin sait distinguer entre le vrai et le faux? Est‑ce que tout ne revient pas à cela
Mme Collins : Je le pense. Oui. En conséquence, si l’enfant comprend la différence entre dire la vérité et dire un mensonge, il me semble que l’on disposerait là de tout ce dont on a vraiment besoin.
M. Pink : J’abonde en ce sens. [Je souligne; p. 26 ‑ 27.]
(Chambre des communes, Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑15, no 2, 2e sess., 33e lég., 4 décembre 1986)
Une semaine plus tard, le 11 décembre 1986, le Comité législatif sur le projet de loi C‑15 a entendu le professeur Nicholas Bala, qui était alors directeur du Conseil canadien de l’enfance et de la jeunesse. Le professeur Bala a fait part de ses craintes concernant la compréhension qu’avait le Comité de la condition selon laquelle la personne devait être « suffisamment intelligente » relativement à l’habilité à témoigner, et il a proposé de la remplacer par le critère de la capacité de communiquer les faits dans son témoignage :
M. Nick Bala [. . .] :
Nous nous demandons comment on entend déterminer qu’un enfant est suffisamment intelligent. En effet, un non‑initié ou même un avocat qui ne connaît pas bien la jurisprudence, pourrait très bien penser que, de toute manière, on ne voudrait pas entendre le témoignage d’un enfant qui n’est pas suffisamment intelligent. Mais qu’est‑ce que cette notion figure dans ce projet de l’article 16 de la Loi sur la preuve, cela veut dire qu’il y aura des précédents et des traditions. Nous craignons donc que cette disposition fasse obstacle aux témoignages des enfants, surtout des enfants âgés de moins de 10 ans qui, même s’ils sont d’intelligence moyenne, pourraient être considérés comme pas suffisamment intelligents pour témoigner.
Nous préconisons par conséquent l’adoption d’un autre critère qui est la capacité de communiquer. C’est‑à‑dire que dans les cas où l’enfant semble capable de communiquer, c’est le jury ou le juge qui devrait décider de l’admissibilité du témoignage. Il nous semble assez évident qu’un procureur qui cite un enfant comme témoin ne le fera que s’il est persuadé que l’enfant se souvient assez bien des événements, qu’il ne fera pas perdre le temps de tout le monde et que son témoignage sera utile.
(Ibid., no. 3, 2e sess., 33e lég., 11 décembre 1986, p. 7)
Dans les débats qui ont suivi, le Comité a souscrit à l’opinion selon laquelle il n’était pas prudent de faire dépendre l’habilité à témoigner de la condition selon laquelle une personne devait être suffisamment intelligente, laquelle condition était censée sous‑entendre que la personne comprenait la différence entre la vérité et la fausseté. Par conséquent, le Comité a amendé la modification envisagée à l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada afin de remplacer la condition selon laquelle la personne devait être « suffisamment intelligente » par la condition qu’elle devait être capable de communiquer les faits dans son témoignage, comme le professeur Bala l’avait initialement proposé.
Ainsi, l’art. 18 de la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada (L.C. 1987, ch. 24) prévoyait ce qui suit :
18. L’article 16 de la même loi est abrogé et remplacé par ce qui suit :
« 16. (1) Avant de permettre à une personne âgée de moins de quatorze ans ou dont la capacité mentale est mise en question de témoigner, le tribunal procède à une enquête visant à déterminer si :
a) d’une part, celle‑ci comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle;
b) d’autre part, celle‑ci est capable de communiquer les faits dans son témoignage.
(2) La personne visée au paragraphe (1) qui comprend la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui est capable de communiquer les faits dans son témoignage témoigne sous serment ou affirmation solennelle.
(3) La personne visée au paragraphe (1) qui, sans comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle, est capable de communiquer les faits dans son témoignage peut témoigner sur promesse de dire la vérité.
(4) La personne visée au paragraphe (1) qui ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation solennelle et qui n’est pas capable de communiquer les faits dans son témoignage ne peut témoigner.
(5) La partie qui met en question la capacité mentale d’un éventuel témoin âgé d’au moins quatorze ans doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs de douter de la capacité de ce témoin de comprendre la nature du serment ou de l’affirmation solennelle. »
L’amendement apporté au projet de loi C‑15 démontre que le législateur ne voulait pas que les enfants et les adultes ayant une déficience intellectuelle soient interrogés sur leur compréhension de la différence entre la vérité et le mensonge afin de pouvoir témoigner.
De plus, le fait que, dans les débats législatifs, il ait été souligné que la capacité de communiquer les faits dans le témoignage était la condition de nature qualitative relative à l’habilité à témoigner prévue au par. 16(3), et que l’on n’ait pas mentionné que la promesse de dire la vérité sous‑entendait une compréhension de la promesse de dire la vérité, démontre que le législateur voulait qu’une simple promesse de dire la vérité soit suffisante.
ANNEXE B
La deuxième modification importante apportée à l’art. 16 de la Loi sur la preuve au Canada a été introduite en 2004, lorsque le ministre de la Justice Irwin Cotler a déposé le projet de loi C‑2 à la Chambre des communes. En 2005, le législateur a adopté la Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 2005, ch. 32. Les articles 26 et 27 de cette Loi prévoyaient ce qui suit :
26. Le passage du paragraphe 16(1) de la Loi sur la preuve au Canada précédant l’alinéa a) est remplacé par ce qui suit :
16. (1) Avant de permettre le témoignage d’une personne âgée d’au moins quatorze ans dont la capacité mentale est mise en question, le tribunal procède à une enquête visant à décider si :
27. La même loi est modifiée par adjonction, après l’article 16, de ce qui suit :
16.1 (1) Toute personne âgée de moins de quatorze ans est présumée habile à témoigner.
(2) Malgré toute disposition d’une loi exigeant le serment ou l’affirmation solennelle, une telle personne ne peut être assermentée ni faire d’affirmation solennelle.
(3) Son témoignage ne peut toutefois être reçu que si elle a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(4) La partie qui met cette capacité en question doit convaincre le tribunal qu’il existe des motifs d’en douter.
(5) Le tribunal qui estime que de tels motifs existent procède, avant de permettre le témoignage, à une enquête pour vérifier si le témoin a la capacité de comprendre les questions et d’y répondre.
(6) Avant de recevoir le témoignage, le tribunal fait promettre au témoin de dire la vérité.
(7) Aucune question sur la compréhension de la nature de la promesse ne peut être posée au témoin en vue de vérifier si son témoignage peut être reçu par le tribunal.
(8) Il est entendu que le témoignage reçu a le même effet que si le témoin avait prêté serment.
Les procès‑verbaux des deux comités permanents qui ont étudié le projet de loi C‑2 indiquent que le législateur ne voulait pas modifier l’état du droit en interdisant, au par. 16.1(7), que des questions soient posées aux enfants quant à savoir s’ils comprennent le devoir de dire la vérité. Au contraire, on considérait que le par. 16.1(7) réitérait l’exigence prévue au par. 16(3) selon laquelle la capacité de communiquer les faits dans le témoignage constituait la seule condition de nature qualitative relative à l’habilité à témoigner et qu’une simple promesse de dire la vérité suffisait.
Au cours d’une séance du Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile, de la Chambre des communes, portant sur la formulation du par. 16.1(7), une discussion entre Joe Comartin et le professeur Nicholas Bala a révélé que l’on estimait que le par. 16(3) avait été mal interprété par les tribunaux. À l’origine, le législateur voulait, par cette disposition, permettre aux personnes dont la capacité mentale est mise en question de témoigner en ne faisant que promettre de dire la vérité, et ce, dès qu’ils avaient été jugés aptes à communiquer les faits dans leur témoignage. Cette discussion, tenue le 24 mars 2005, révèle que le par. 16.1(7) visait à préciser l’état du droit :
M. Joe Comartin (Windsor — Tecumseh, NPD) : Monsieur Bala, pour commencer, j’ai pris connaissance de votre mémoire et des changements que vous suggérez à l’égard du paragraphe 16.1(7) proposé, mais, en toute franchise, je ne comprends pas comment vous le changeriez. Le paragraphe 16.1(6) proposé prévoit que les enfants ne prêteront pas serment, qu’ils seront simplement tenus de promettre de dire la vérité, et cela correspond à ce que vous préconisez avec tant de vigueur.
Je ne comprends pas exactement de quelle façon vous voulez modifier le paragraphe (7), dans sa forme actuelle.
M. Nicholas Bala : Ce qui me préoccupe du paragraphe 16.1(7) proposé, c’est qu’il prévoit qu’aucune question sur la compréhension de la nature de la « promesse » ne peut être posée à l’enfant en vue de vérifier si son témoignage peut être reçu par le tribunal, et j’avance qu’il faudrait reformuler afin qu’il s’agisse de la « promesse de dire la vérité ».
C’est un changement relativement modeste, mais, encore une fois, ma préoccupation découle du fait que la loi actuelle a été interprétée de façon très étroite par les juges. Quand on consulte les transcriptions — j’ai été témoin en 1988, quand les dispositions sont entrées en vigueur — je crois que les gens ont pensé : « Eh bien, nous n’avons pas besoin d’être explicites à cet endroit, car les juges comprendront. »
Évidemment, nous devons faire confiance à notre magistrature au sujet d’un grand nombre de questions, mais, pour certains enjeux, je crois qu’il est important de les orienter le plus possible. Je crains qu’un juge lise ceci — et nous avons une importante jurisprudence qui reflète cela — et se dise : « Bon, je ne peux t’interroger pour déterminer si tu comprends la nature de la promesse, mais est‑ce que je peux te poser des questions sur le sens de la vérité? Le Parlement prévoit explicitement, au paragraphe 16.1(6), qu’ils seront tenus de promettre de dire la vérité. On ne peut interroger les enfants sur la nature de la promesse, mais est‑ce qu’on peut leur poser des questions sur le sens de « vérité » et de « mensonge »?
Certains juges continueront de l’interpréter de cette façon. Dans une certaine mesure, c’est une modification très modeste, mais je suppose que cela correspond au but de votre projet de loi. Ma préoccupation, comme je l’ai dit, concerne la façon dont certaines de ces dispositions antérieures ont été interprétées. [Je souligne; p. 7.]
(Chambre des communes, Témoignages devant le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile, no 26, 1re sess., 38e lég., 24 mars 2005)
Cette perception était également partagée, à l’époque, par les juristes du ministère de la Justice. Mme Catherine Kane, directrice du Centre de la politique concernant les victimes, au ministère fédéral de la Justice, a affirmé que le législateur voulait, à l’origine, que l’art. 16 permette aux enfants de témoigner sans que l’on cherche à savoir s’ils comprennent le devoir de dire la vérité. Au cours de sa déclaration d’ouverture devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, le 7 juillet 2005, Mme Kane a expliqué en quoi l’objet initial visé par l’art. 16 avait été mal interprété par les tribunaux :
Mme Catherine Kane : [. . .]
L’autre partie concerne les modifications à la Loi sur la preuve au Canada, relativement aux enfants. En vertu de la loi actuelle, la Loi sur la preuve au Canada traite les enfants de moins de 14 ans de la même manière qu’elle traite d’autres personnes dont la capacité mentale est mise en question. Il y a un article actuellement, l’article 16, qui oblige le juge à mener une enquête en deux parties, qu’il ait affaire à une personne qui a quelque incapacité mentale ou à un enfant de moins de 14 ans. L’enquête en deux parties exige du juge, d’abord, qu’il détermine, dans le cas d’un enfant, si celui‑ci saisit la nature d’un serment ou d’une affirmation solennelle, et, deuxièmement, qu’il détermine si l’enfant est capable de communiquer la preuve. Ces modifications ont été apportées en 1988 pour rendre plus facilement acceptables les témoignages des enfants. Cependant, d’après la manière dont cette disposition a été interprétée dans certains procès, nous n’avons pas encore observé d’acceptation sans réserve de témoignages d’enfants.
Si ces deux critères sont respectés, un enfant témoigne sous serment ou sous affirmation solennelle. Cependant, si l’enfant ne comprend pas la nature du serment ou de l’affirmation mais est capable de communiquer la preuve, celle‑ci est reçue sur promesse de dire la vérité. C’est la loi actuelle. Bien que cela puisse paraître logique à première vue, les interprétations et applications de ces dispositions ne reflètent pas l’intention du Parlement de modifier la Loi sur la preuve de manière à ce que les témoignages des enfants soient plus facilement acceptés.
Tel qu’il est interprété par les tribunaux, l’article 16 stipule qu’avant qu’un enfant soit autorisé à témoigner, il doit être assujetti à un interrogatoire pour déterminer son degré d’entendement de l’obligation de dire la vérité et du concept d’une promesse, et ses capacités de communiquer. [Je souligne; p. 105‑106]
(Sénat, Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 18, 1re sess., 38e lég., 7 juillet 2005)
Pourvoi accueilli, les juges Binnie, LeBel et Fish sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé : Webber Schroeder Goldstein Abergel, Ottawa.
Procureur des intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada : Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Di Luca Copeland Davies, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil des Canadiens avec déficiences : Aikins, MacAulay & Thorvaldson, Winnipeg.