COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505
Date : 20111104
Dossier : 33917
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Robert Sarrazin et Darlind Jean
Intimés
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 41)
Motifs dissidents :
(par. 42 à 60)
Le juge Binnie (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Abella et Charron)
Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Deschamps et Rothstein)
R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Robert Sarrazin et Darlind Jean Intimés
Répertorié : R. c. Sarrazin
No du greffe : 33917.
2011 : 18 avril; 2011 : 4 novembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Moldaver et Epstein), 2010 ONCA 577, 268 O.A.C. 200, 259 C.C.C. (3d) 293, 79 C.R. (6th) 151, [2010] O.J. No. 3748 (QL), 2010 CarswellOnt 6646, qui a annulé les déclarations de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcées contre les accusés et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté, les juges Deschamps, Rothstein et Cromwell sont dissidents.
James K. Stewart, pour l’appelante.
Russell Silverstein et Ingrid Grant, pour l’intimé Robert Sarrazin.
Philip Campbell et Howard L. Krongold, pour l’intimé Darlind Jean.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Fish, Abella et Charron rendu par
[1] Le juge Binnie — Un jury a reconnu les intimés coupables de meurtre au deuxième degré. Ces derniers prétendent — et le ministère public le reconnaît maintenant — que le juge de première instance n’a pas donné aux jurés des directives sur tous les verdicts qu’ils pouvaient raisonnablement rendre au regard du droit et de la preuve. Même si la preuve a montré qu’ils avaient eu l’intention de tuer la victime, les intimés affirment que la preuve médicale soulevait un doute raisonnable sur la question de savoir s’ils avaient causé le décès de la victime. Il était possible que celle‑ci ait succombé par suite de complications découlant de l’ingestion de cocaïne quelques minutes avant son décès. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’unanimité que, avec une telle interprétation des événements, les jurés auraient pu rendre un verdict de tentative de meurtre, mais que le juge de première instance ne leur a pas donné ce choix. Dans ces circonstances, les accusés ont habituellement droit à un nouveau procès. Cependant, la « disposition réparatrice », le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« Code »), permet à une cour d’appel de confirmer le verdict d’un jury, malgré une erreur de droit commise par le juge de première instance, si elle est convaincue qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit.
[2] La question que soulève le présent pourvoi consiste à décider si la Cour devrait assouplir les conditions d’application de la disposition réparatrice et si, assouplie ou non, cette disposition s’applique en l’espèce et a pour effet de refuser aux intimés le nouveau procès ordonné par la Cour d’appel de l’Ontario.
[3] Pour les motifs qui suivent, je souscris à l’opinion exprimée par les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario. Les règles régissant l’application du sous‑al. 686(1)b)(iii) ne devraient pas être assouplies. À mon avis, la disposition réparatrice ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce. Par conséquent, l’appel du ministère public devrait être rejeté.
I. Faits
[4] La victime, Apaid Noël, et les intimés étaient membres de gangs haïtiens rivaux de Montréal, gangs qui se livrent depuis longtemps à des actes de violence l’un contre l’autre. Aux petites heures du matin le 19 février 1998, les intimés Robert Sarrazin et Darlind Jean se sont trouvés en présence de M. Noël à l’extérieur d’une boîte de nuit à Ottawa. On a entendu un des intimés dire : « Tu vas mourir ce soir . . . » MM. Sarrazin et Jean sont alors partis. Ils sont revenus cinq minutes plus tard. M. Sarrazin s’était muni d’un fusil de chasse à canon tronqué. Après une autre brève engueulade, M. Sarrazin a pointé le fusil en direction de M. Noël et a fait feu au moment où ce dernier essayait d’attraper l’arme, l’atteignant à l’avant‑bras. Alors que M. Jean et une autre personne insistaient pour qu’il tue M. Noël, M. Sarrazin a déchargé l’arme dans l’abdomen de la victime et a pris la fuite. M. Noël s’est effondré et a été amené d’urgence à l’hôpital. La décharge à l’abdomen de la victime lui a causé des blessures mettant sa vie en danger, particulièrement la blessure au foie. Une intervention chirurgicale habile ainsi que des soins médicaux lui ont sauvé la vie, au moins pendant quelque temps.
[5] Même si, après l’opération, l’état de santé de M. Noël ne s’améliorait pas de façon constante, le 13 mars 1998, il allait suffisamment bien pour qu’on lui accorde son congé de l’hôpital. Le Dr Joel Freeman, le chirurgien, s’attendait à ce que M. Noël se remette complètement. Cinq jours plus tard, pour des raisons qui ne sont pas tout à fait claires, ce dernier a soudainement perdu connaissance et il est décédé d’une thrombo‑embolie pulmonaire (un caillot sanguin) qui a bloqué l’afflux du sang à ses poumons. Le Dr Freeman a qualifié le décès de « bizarrerie » médicale. L’autopsie a révélé des traces de cocaïne dans le sang de M. Noël. La présence de la cocaïne indiquait qu’elle avait été consommée 30 à 45 minutes avant le décès.
[6] Selon le témoignage des experts, le caillot sanguin était probablement lié aux blessures subies à la suite du coup de feu, mais, comme la cocaïne pouvait causer de l’hypercoagulabilité (une propension au développement de caillots sanguins), le pathologiste assigné par le ministère public a refusé au procès d’écarter la possibilité que le caillot ait résulté entièrement de la consommation de cocaïne de la victime. Durant son contre‑interrogatoire, le Dr Brian Johnston a affirmé ce qui suit :
[traduction]
Q. D’accord. Donc, comme nous avions un jeune homme souffrant d’un caillot, dont vous n’avez pu déterminer la source avec certitude, vous n’êtes pas vraiment en mesure d’écarter la possibilité que la cocaïne ait causé la formation du caillot, n’est‑ce pas?
R. Je suppose que c’est juste, oui.
Q. Car, bien que -- c’est un peu difficile dans le cas de M. Noël puisqu’il a subi ces blessures, on l’a opéré puis, un mois plus tard, il est mort. Ce serait plus évident s’il avait subi ces blessures, avait été opéré, et un mois plus tard, à sa sortie, il s’était fait frapper par un autobus. Nous serions alors capables de dire, vous savez, qu’il n’y a aucun lien.
R. Exact.
Q. Dans ce cas, il est possible que l’ingestion de cocaïne soit exactement comme le fait de se faire heurter par l’autobus. Le caillot pourrait ne pas avoir de lien avec l’opération ou les blessures.
R. C’est possible. Je ne pense pas que ce soit probable, mais c’est possible. [Je souligne; d.a., vol. VIII, p. 61.]
Invité à préciser sa pensée, le pathologiste a ajouté ce qui suit :
[traduction]
Q. Ainsi, vous admettez que, dans ce cas précis, on peut se demander si c’est l’ingestion de cocaïne ou la blessure au foie qui a été, supposons, la cause du caillot, vous convenez qu’il s’agit d’une question sur laquelle des pathologistes raisonnables pourraient ne pas s’entendre.
R. Exact. [d.a., vol. VIII, p. 78]
[7] La défense a choisi de ne pas présenter sa propre preuve d’experts sur le lien de causalité et s’est fondée entièrement sur les commentaires du pathologiste assigné par le ministère public, lesquels, selon elle, soulevaient un doute raisonnable quant à savoir si le décès de la victime était lié ou non au coup de feu.
II. Dispositions législatives pertinentes (« la disposition réparatrice »)
[8] Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
686. (1) Lors de l’audition d’un appel d’une déclaration de culpabilité ou d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux, la cour d’appel :
a) peut admettre l’appel, si elle est d’avis, selon le cas :
. . .
(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit,
. . .
b) peut rejeter l’appel, dans l’un ou l’autre des cas suivants :
. . .
(iii) bien qu’elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l’appel pourrait être décidé en faveur de l’appelant, elle est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit . . .
III. Historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario
[9] Les intimés ont subi en 2000 un premier procès au terme duquel ils ont été déclarés coupables de meurtre au deuxième degré et condamnés à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 18 ans. Lors de ce procès, l’identité était la principale question en litige. Le lien de causalité n’était pas en cause. En avril 2005, la Cour d’appel de l’Ontario a ordonné la tenue d’un nouveau procès, principalement au motif que le juge de première instance, avait commis des erreurs dans sa décision sur l’admissibilité de certains éléments de preuve (75 O.R. (3d) 485).
[10] Au deuxième procès (dont découle le présent pourvoi), les intimés ont de nouveau plaidé que le ministère public n’avait pas prouvé leur participation à la fusillade. Toutefois, ils ont de plus avancé pour la première fois que la blessure par balle qu’Apaid Noël avait subie le 19 février 1998 n’avait pas causé son décès. En fait, ils ont soutenu que, même si les accusés avaient eu l’intention de tuer la victime, ils n’y étaient pas parvenus. Le verdict qui s’imposait en droit au jury (s’il acceptait cette hypothèse) aurait été un acquittement relativement à l’accusation de meurtre, mais un verdict de culpabilité de tentative de meurtre.
[11] Dans les discussions qui ont précédé son exposé au jury, le juge de première instance a exprimé certains doutes quant à la possibilité que soit rendu un verdict de culpabilité de tentative de meurtre — en tant qu’infraction comprise — , mais il a dit qu’il donnerait au jury des directives relatives à cette infraction si tous les avocats convenaient qu’il devait le faire. La défense a demandé que ces directives soient données. À l’issue d’un débat sur l’état du droit, l’avocat du ministère public a affirmé qu’un tel verdict ne pouvait être prononcé en raison de l’interprétation donnée au par. 662(3) du Code dans l’arrêt R. c. Poole (1997), 91 B.C.A.C. 279. Le juge a donc refusé d’exposer à l’appréciation du jury la tentative de meurtre, mais il a fait part aux avocats de ses sérieuses préoccupations quant aux conséquences possibles de cette décision :
[traduction] Ce que je disais, c’est que, de toute évidence, s’il s’avère que la tentative de meurtre est comprise dans l’infraction, malgré ce que je pense [. . .], il s’agira d’une erreur fatale.
. . .
. . . Si la Cour d’appel n’est pas [d’accord avec moi], alors c’est une erreur fatale parce que, de toute évidence, [. . .] il aurait fallu la soumettre à l’appréciation du jury. Alors, voilà où nous en sommes. [d.a., vol. XII, p. 21 et 22]
[12] Le jury a délibéré pendant cinq jours avant de déclarer les intimés coupables de meurtre au deuxième degré. Ces derniers ont été condamnés à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 18 ans.
[13] Les intimés sont détenus depuis leur arrestation, à la fin de février et au début de mars 1998 respectivement, soit depuis plus de 13 ans.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2010 ONCA 577, 268 O.A.C. 200 (les juges Doherty, Moldaver et Epstein)
[14] La Cour d’appel a confirmé à l’unanimité la possibilité pour le jury de prononcer un verdict de tentative de meurtre dans de telles circonstances. La cour était partagée sur la question de savoir si le verdict pouvait néanmoins être confirmé aux termes du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code. Le juge Doherty, avec l’appui de la juge Epstein, a conclu que le refus du juge de première instance d’exposer aux jurés la possibilité de rendre un verdict de tentative de meurtre constituait une erreur de droit qui ne pouvait pas être corrigée par l’application de la disposition réparatrice. Selon lui, le ministère public [traduction] « ne peut pas automatiquement s’appuyer sur des conclusions factuelles implicites dans le verdict [de meurtre au deuxième degré] prononcé par le jury », mais doit démontrer
qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict sur l’accusation principale ait été influencé par des directives erronées ou par l’absence de directives relativement à la responsabilité éventuelle à l’égard d’une infraction comprise. Selon cette analyse, le fait de ne pas donner au jury la possibilité de rendre un verdict relatif à l’infraction comprise, lorsque ce verdict peut raisonnablement être prononcé, constituera dans la plupart des cas une erreur donnant lieu à révision, à moins que le ministère public puisse démontrer qu’il avait une preuve accablante quant à l’accusation principale. [par. 87]
Selon le juge Doherty, il était nécessaire de tenir un nouveau procès pour les raisons suivantes :
[traduction] Les directives sur l’homicide involontaire coupable en cas de doute relativement à l’état d’esprit requis pour le meurtre ne dissipent pas ma crainte que la conclusion de fait du jury sur la question distincte du lien de causalité ait pu être influencée par une directive selon laquelle un doute raisonnable quant au lien de causalité devrait mener à l’acquittement complet des appelants. [par. 95]
[15] Bien que dissident quant au résultat, le juge Moldaver (maintenant juge de notre Cour) partageait le point de vue du juge Doherty selon lequel le refus du juge de première instance d’exposer au jury le verdict de tentative de meurtre constituait une erreur de droit. Cependant, il aurait appliqué la disposition réparatrice et rejeté l’appel, non pas sur le fondement d’une preuve accablante présentée contre les accusés, mais plutôt en raison du fait que l’erreur du juge de première instance était inoffensive en l’espèce. À son avis, les avocats du ministère public et de la défense avaient expliqué en détail au jury la question du lien de causalité. L’exposé du juge de première instance au jury sur la question du lien de causalité était exemplaire. Le jury avait tous les outils nécessaires pour procéder à un examen minutieux du lien de causalité. Si cette question troublait un des jurés, et qu’il estimait inacceptable de permettre aux intimés de s’en tirer, il aurait fallu qu’un verdict de compromis (c.‑à‑d. homicide involontaire coupable ou désaccord du jury) soit prononcé. Pour reprendre le propos du juge Moldaver, il est [traduction] « déraisonnable, voire incompréhensible, de penser qu’un jury dans ces circonstances prononcerait un verdict de meurtre qui, non seulement ne tiendrait pas compte des préoccupations [du jury], mais les trahirait carrément » (par. 156).
[16] De plus, dans une note en fin de texte à l’attention de notre Cour, le juge Moldaver a proposé un assouplissement des règles actuelles régissant les conditions d’application de la disposition réparatrice :
[traduction] Avec égards, voilà peut‑être un domaine que la Cour suprême du Canada souhaite réexaminer compte tenu de la complexité actuelle du droit criminel, de la durée de plus en plus longue des procès criminels, des difficultés pratiques liées à une nouvelle instruction d’une affaire plusieurs années après les événements, du fardeau supplémentaire qu’imposent au système judiciaire déjà surchargé de longs nouveaux procès, du droit des victimes de pouvoir tourner la page, de l’intérêt que présente le caractère définitif des décisions et de la confiance du public envers l’administration de la justice. Compte tenu de ces réalités modernes, il serait peut‑être préférable d’adopter une approche plus globale à l’égard de l’application de la disposition réparatrice plutôt que l’approche actuelle de compartimentation de sorte que la disposition réparatrice pourrait être appliquée lorsqu’une cour d’appel est convaincue que la preuve de la culpabilité est très forte, bien qu’elle ne soit pas accablante, et qu’il est fort peu probable qu’une ou des erreurs de droit, bien qu’elles ne soient pas inoffensives, aient influé sur le résultat. [Je souligne; par. 107, note 13 en fin de texte.]
Quoi qu’il en soit, que les règles régissant le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code soient assouplies ou non, le juge Moldaver l’aurait appliqué et aurait maintenu les déclarations de culpabilité.
IV. Analyse
[17] Le procès des intimés s’est résumé à trois questions — l’identification, l’intention et le lien de causalité. Dans son verdict, le jury a tranché la question de l’identification de façon concluante à l’encontre des intimés et il n’y a rien de plus à ajouter à ce sujet. Le jury a aussi nécessairement rejeté la thèse de l’accident et a conclu que les intimés avaient eu l’intention de commettre un meurtre, c’est‑à‑dire qu’ils avaient eu l’intention de causer la mort de M. Noël, ou l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’ils savaient être de nature à causer la mort et qu’il leur était indifférent que la mort s’ensuive ou non (al. 229a) du Code).
[18] L’homicide involontaire coupable occupe une niche différente dans le domaine du droit en matière d’homicide. Il ne nécessite pas une intention de commettre un meurtre. Il exige seulement une prévisibilité objective, dans le contexte d’un acte dangereux, du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère. La prévisibilité du risque de causer la mort n’est pas nécessaire (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3).
[19] Le jury doit avoir conclu que la façon appropriée de décrire l’intention des intimés était le meurtre et non l’homicide involontaire coupable.
A. Le dilemme relatif au lien de causalité
[20] La nécessité d’établir le lien de causalité est commune au meurtre et à l’homicide involontaire coupable. Le ministère public doit établir hors de tout doute raisonnable que le coup de feu a contribué de façon appréciable à la mort de M. Noël (R. c. Nette, 2001 CSC 78, [2001] 3 R.C.S. 488, par. 72). Si le témoignage du pathologiste assigné par le ministère public a laissé les jurés dans l’incertitude à cet égard, les intimés pourraient, tout au plus, être déclarés coupables de tentative de meurtre — une tentative déjouée par l’habileté du chirurgien, le Dr Freeman. Si le jury adoptait ce point de vue (et, bien entendu, nous ne savons pas ce que pensaient les jurés), le verdict approprié (culpabilité de tentative de meurtre) ne figurait pas dans les options qui leur ont été présentées. Le ministère public était plutôt d’avis que les jurés devraient recevoir comme directive d’acquitter les intimés s’ils avaient un doute raisonnable quant au lien de causalité, ce que les jurés auraient pu trouver troublant. Il s’agissait aussi d’une erreur de droit. Comme la juge Arbour l’a souligné dans Nette, dans le cas où « l’existence d’un lien de causalité [ne serait pas] établie, il pourrait convenir de rendre un verdict de culpabilité de tentative de meurtre » (par. 47).
[21] Si l’on acceptait le point de vue du ministère public selon lequel la tentative de meurtre n’est pas une infraction comprise dans le meurtre, il s’ensuivrait que si le jury avait acquitté les intimés de l’accusation de meurtre, le ministère public aurait pu leur intenter un nouveau procès sur une accusation de tentative de meurtre. Le point de vue contraire, selon lequel la tentative de meurtre est une infraction comprise, est étayé par l’analyse méticuleuse que le juge Doherty a faite des dispositions pertinentes du Code criminel (art. 660 à 662) et de la jurisprudence pertinente. Il a conclu que [traduction] « [l]a communauté dans son ensemble et les participants à l’instance criminelle, qu’il s’agisse des accusés, des témoins, des jurés ou des enquêteurs, sont mieux servis par un processus permettant que toutes les questions soient résolues dans un même procès » (par. 59). Je ne peux pas améliorer son analyse et je ne la répéterai pas. Je souligne que le juge Moldaver a reconnu que la possibilité de prononcer un verdict de culpabilité de tentative de meurtre aurait dû être présentée à l’appréciation du jury et qu’il s’agissait d’une erreur de droit de ne pas le faire.
B. Convient‑il d’assouplir l’application de la disposition réparatrice?
[22] Le pouvoir que la loi confère à une cour d’appel de confirmer les déclarations de culpabilité d’un accusé en dépit d’« une décision erronée sur une question de droit » au procès démontre que le législateur reconnaît l’intérêt, pour le public, d’éviter les frais et les délais qu’entraîne un nouveau procès à l’issue duquel un jury ayant reçu des directives appropriées rendrait inévitablement le même verdict. Cette évaluation est nécessairement conjecturale puisque nul ne sait vraiment ce que les jurés auraient fait en l’espèce s’ils s’étaient vu présenter tous les verdicts qu’ils auraient raisonnablement pu rendre au vu de la preuve. Évidemment, nul ne peut savoir, puisque les jurés ne peuvent pas être interrogés après le procès.
[23] Les intimés avaient droit à ce que le verdict soit prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées, et les cours d’appel doivent faire preuve de prudence afin de ne pas empiéter sur ce droit fondamental.
[24] Cela étant dit, les considérations d’ordre public exprimées par le juge Moldaver dans la note 13, précitée, sont bien réelles. Les intimés ont déjà subi deux procès et ont été déclarés coupables à deux reprises. S’il doit y avoir un troisième procès, les participants devront mettre à rude épreuve leur souvenir des événements survenus il y a au moins 13 ans. Comme la Cour l’a indiqué dans R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751 :
Ordonner la tenue d’un nouveau procès soulève des questions importantes relativement à l’administration de la justice et à l’affectation adéquate des ressources. Si la preuve contre l’accusé est forte et qu’il n’y a aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent, il est manifestement dans l’intérêt public d’éviter les coûts et retards qu’entraînent des procédures supplémentaires. C’est ce que le législateur a prévu. [par. 46]
L’accent est nécessairement mis sur les mots « aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent ». Le sous‑alinéa 686(1)b)(iii) du Code reflète expressément la préoccupation du législateur au sujet du risque qu’un « tort important ou [une] erreur judiciaire grave » se produise, et cette préoccupation est au cœur même de toute méthode valable d’interprétation de la disposition.
[25] Dans des arrêts plus récents, la Cour a précisé l’interprétation du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code en limitant généralement son application aux cas où la preuve contre un accusé est accablante ou aux cas où il est possible d’affirmer avec certitude que l’erreur de droit était inoffensive puisqu’elle n’aurait pu avoir aucune incidence sur le verdict : R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 28‑31; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34‑36. Le ministère public ne prétend pas que la disposition réparatrice devrait être appliquée parce que la preuve contre les accusés était accablante. Pour avoir gain de cause, il doit donc établir que l’erreur de droit commise par le juge de première instance était inoffensive.
[26] Le juge Moldaver affirme que la précision de notre Cour est une [traduction] « approche [. . .] de compartimentation » et il préconise l’adoption d’une approche plus « globale », soit en examinant le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code dans son ensemble plutôt qu’en en analysant les diverses composantes. Selon lui, il faudrait par la même occasion alléger le fardeau du ministère public afin qu’il ne soit plus tenu de présenter contre l’accusé une preuve « accablante », mais seulement une « très forte » preuve, et permettre que les cours d’appel puissent tolérer des erreurs de droit qui, bien qu’elles ne soient pas « inoffensives », risquent « fort peu [. . .] [d’]influ[er] sur le résultat ». Le message est le suivant : il y a trop de nouveaux procès et des mesures doivent être prises.
[27] Je reconnais que les nouveaux procès imposent souvent un lourd fardeau aux témoins, au trésor public ainsi qu’aux tribunaux en général, et que l’issue d’un nouveau procès sera souvent identique à celle du premier procès. Cependant, avec égards, je ne crois pas qu’il faille alléger le fardeau qui incombe au ministère public d’éviter les nouveaux procès. Une personne accusée d’une infraction grave (c.‑à‑d. une infraction punissable d’un emprisonnement de cinq ans ou plus) a droit à un procès avec jury (Charte canadienne des droits et libertés, al. 11f)) et a généralement droit à un verdict prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées. L’expérience démontre que, dans le cas d’une preuve accablante ou d’une erreur inoffensive, les tribunaux peuvent affirmer sans crainte qu’« il n’y a aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent » (Jolivet, par. 46). Autrement, le droit devrait suivre son cours et aboutir à la tenue d’un nouveau procès.
[28] Il me semble y avoir une différence importante entre une erreur de droit que l’on peut écarter en toute confiance parce qu’elle est « inoffensive », et une évaluation selon laquelle l’erreur, bien qu’elle soit préjudiciable, n’est pas (selon l’examen que fait a posteriori la cour d’appel) préjudiciable au point d’avoir une incidence sur le résultat. Des évaluations aussi subtiles sont étrangères à l’objet de la disposition réparatrice qui consiste à éviter un nouveau procès qui serait superflu et inutile, tout en imposant un lourd fardeau au ministère public qui doit établir ces conditions préalables. Ce raisonnement vaut aussi pour l’autre élément de la disposition réparatrice. Par conséquent, il ne convient pas d’alléger le fardeau qu’a le ministère public de démontrer que la preuve est « accablante » ou qu’une erreur de droit est « inoffensive ».
C. Convient‑il d’ordonner la tenue d’un nouveau procès en l’espèce?
[29] Les juges de la Cour d’appel ont conclu à l’unanimité que la preuve d’un meurtre au deuxième degré qui incombait à la poursuite n’était pas « accablante ». Je souscris à cette conclusion. Les juges ne s’entendaient pas cependant sur la question de savoir si l’erreur était inoffensive.
[30] Le juge Moldaver était d’avis que la tenue d’un nouveau procès n’était pas nécessaire, mais il a tout de même reconnu que [traduction] « [l]e principe directeur de la disposition réparatrice veut qu’elle ne sera généralement pas appliquée dans les cas où une infraction comprise (ou en l’espèce, une infraction moins grave) n’est pas soumise à l’appréciation du jury et que ce dernier déclare l’accusé coupable d’une infraction plus grave » (par. 137 (je souligne)). Toutefois, selon lui, l’arrêt R. c. Haughton, [1994] 3 R.C.S. 516, où la question portait sur la prévision subjective du décès de la victime, permet à une cour d’appel, dans certaines circonstances, d’appliquer la disposition réparatrice en se fondant sur les conclusions factuelles qui se dégagent de la déclaration de culpabilité pour meurtre lorsque le jury reçoit des directives concernant une infraction comprise, mais que ces directives sont entachées d’une erreur de droit.
[31] La question de savoir si les conclusions factuelles implicites peuvent être invoquées à cette fin dans un tel cas dépendra des circonstances, comme le juge Moldaver l’a reconnu (par. 165). Il peut être possible dans le cas de certaines erreurs de droit de « déterminer les incidences sur le verdict et de s’assurer qu’elles n’y avaient rien changé » (Khan, par. 30), mais je ne crois pas que cela puisse se faire en l’espèce. Les erreurs que relève la Cour dans Khan renvoient à des affaires dans lesquelles le « caractère anodin de l’erreur ou l’absence de préjudice résultant d’une erreur de droit plus grave » ont justifié l’application de la disposition réparatrice (ibid.). L’omission de donner au jury des directives relatives à un autre verdict valable n’entre dans ni l’une ni l’autre de ces catégories. Je suis d’accord avec le juge Doherty pour dire que [traduction] « le fait de ne pas donner au jury la possibilité de rendre un verdict relatif à l’infraction comprise, lorsque ce verdict peut raisonnablement être prononcé, constituera dans la plupart des cas une erreur donnant lieu à révision » (par. 87). À mon avis, cette règle générale s’applique en l’espèce et l’argument du ministère public à l’effet contraire devrait être rejeté non pas par crainte que [traduction] « la possibilité d’un autre verdict [l’acquittement] a peut-être influencé la décision du jury » (le juge Moldaver, par. 162), mais parce que le jury ne s’est jamais vu offrir la possibilité de rendre un verdict (la tentative de meurtre) qui correspondait à un aspect important de la thèse de la défense.
[32] La défense a effectivement obtenu des admissions importantes lors du contre‑interrogatoire du pathologiste assigné par le ministère public, le Dr Brian Johnston, qui a pratiqué l’autopsie sur la victime. Il n’a pas écarté la possibilité que la cocaïne soit la seule cause du décès, et il a reconnu que, pour ce qui est de la cause du décès, [traduction] « des pathologistes raisonnables pourraient ne pas s’entendre » sur la question de savoir si le décès a été causé par la blessure par balle ou par les effets de la cocaïne (d.a., vol. VIII, p. 78).
[33] Bien que le Dr Joel Freeman, le chirurgien qui a opéré M. Noël après la fusillade, était clairement d’avis que le décès était attribuable aux blessures infligées par le coup de feu, il a affirmé que le décès était tout à fait inattendu :
[traduction]
Q. . . . [V]ous avez dit que vous n’aviez jamais vu quelqu’un mourir d’une embolie pulmonaire fatale dans les circonstances de l’espèce, n’est‑ce pas? Ce genre de circonstances?
R. C’est vrai.
Q. En fait, il serait juste de dire que vous estimez qu’il s’agit vraiment, plutôt, d’une bizarrerie que tout ça ait pu lui arriver?
R. Tout à fait. [d.a., vol. IX, p. 184]
Le Dr Freeman n’a pas participé à l’autopsie.
[34] Ces aveux ont effectivement permis de conclure par cette preuve que même s’il était jugé que les accusés avaient eu l’intention de commettre un meurtre, il restait un doute raisonnable quant au lien de causalité.
[35] Il est vrai, comme l’a souligné le juge Moldaver, qu’en fin de compte, le jury a rendu un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Cependant, il ne suffit pas de dire que le jury pouvait arriver à un compromis et prononcer un verdict de culpabilité d’homicide involontaire coupable.
[36] Il serait vraiment injustifié de rendre un tel verdict si, selon les jurés, les intimés avaient agi avec l’intention de commettre un meurtre et si la question troublante était de savoir si le décès de M. Noël avait été causé par leur conduite. Comme le juge Callinan l’a fait remarquer dans Gilbert c. The Queen, [2000] HCA 15, 201 C.L.R. 414, [traduction] « [i]l est contraire à l’expérience humaine que, dans les situations où un choix parmi des décisions peut être fait, le choix de la décision ne sera pas influencé par la variété des choix offerts, surtout quand, comme en l’espèce, un choix en particulier n’était pas le seul choix ou le choix inévitable » (par. 101). En l’espèce, bien que le jury ait eu le choix entre un verdict de culpabilité d’homicide involontaire coupable et aucun verdict, il n’avait pas la possibilité de choisir un verdict de culpabilité de tentative de meurtre, lequel aurait correspondu à un argument important de la défense.
[37] Une question connexe a été soulevée dans l’arrêt R. c. Jackson, [1993] 4 R.C.S. 573. À l’issue d’un procès sur une accusation de meurtre au premier degré intenté contre deux personnes, le juge de première instance a exposé un certain nombre de scénarios plausibles, mais dans aucun cas n’a‑t‑il indiqué que l’un des accusés (Davy) pourrait n’être coupable que d’homicide involontaire coupable. Le jury l’a reconnu coupable de meurtre au deuxième degré. Ayant conclu que le fait de ne pas soumettre l’homicide involontaire coupable à l’appréciation du jury était une erreur, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) rédigeant les motifs des juges majoritaires de la Cour, a refusé d’appliquer la disposition réparatrice pour les raisons suivantes :
Je ne suis pas convaincue qu’il est évident qu’un jury, ayant reçu des directives appropriées, aurait nécessairement prononcé contre Davy un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré. Davy avait droit à ce que la possibilité d’un verdict de culpabilité d’homicide involontaire coupable soit clairement soumise à l’appréciation du jury. Nous ne pouvons être certains que, si cela avait été fait et malgré l’existence des directives justes en matière de meurtre, le verdict n’aurait pas pu être différent. Il ne s’agit donc pas d’un cas où il convient d’appliquer le sous‑al. 686(1)b)(iii). [p. 593‑594]
[38] En l’espèce, l’avocat de la défense a demandé que l’exposé au jury comprenne une directive sur la « tentative de meurtre » — que le jury aurait pu accepter ou non compte tenu de la preuve. Bien que le juge de première instance ait d’abord accepté de le faire, il a refusé lorsque le ministère public s’y est opposé.
[39] Je ne crois pas que l’erreur commise par le juge de première instance en refusant d’exposer à l’appréciation du jury la possibilité d’un verdict valable en droit qui correspondait à la thèse de la défense et que le jury pouvait prononcer compte tenu de la preuve puisse être considérée comme une erreur « inoffensive » car, suivant l’arrêt Jackson, « [n]ous ne pouvons être certains que, si cela avait été fait et malgré l’existence des directives justes en matière de meurtre, le verdict n’aurait pas pu être différent » (p. 593‑594). Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour d’appel ne pouvait pas appliquer la disposition réparatrice pour corriger cette erreur.
[40] Le juge de première instance lui‑même a déclaré, comme je l’ai déjà signalé, que [traduction] « s’il s’avère que la tentative de meurtre est comprise dans l’infraction, malgré ce que je pense [. . .], il s’agira d’une erreur fatale » (d.a., vol. XII, p. 21). J’estime qu’il avait raison.
V. Décision
[41] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Deschamps, Rothstein et Cromwell rendus par
[42] Le juge Cromwell (dissident) — Pour les raisons exposées par le juge Binnie dans ses motifs, je suis d’accord avec lui pour dire que la tentative de meurtre était une infraction que le juge du procès aurait dû soumettre au jury et que nous ne devrions pas « diluer » notre approche relativement à l’application de la disposition réparatrice de la manière proposée par le juge Moldaver (maintenant juge de notre Cour), dissident en Cour d’appel. Toutefois, je ne peux me rallier à l’opinion de mon collègue quant à l’application de cette disposition dans les circonstances de l’espèce. Personne ne met en doute que le juge du procès a donné aux jurés des directives exactes et exhaustives sur la question du lien de causalité. Il ressort nécessairement du verdict rendu par les jurés que ceux‑ci étaient convaincus hors de tout doute raisonnable que les coups de feu avaient causé la mort du défunt. L’erreur — qui est d’ailleurs admise — est l’absence de directives concernant l’infraction de tentative de meurtre. Ces directives n’auraient cependant été pertinentes que si le jury avait eu un doute à l’égard du lien de causalité, ce qui n’est pas le cas, comme en témoigne de façon non équivoque son verdict. À mon humble avis, dans ces circonstances l’erreur en cause n’a manifestement eu aucune incidence sur le verdict. J’accueillerais le pourvoi et je rétablirais les déclarations de culpabilité inscrites au procès.
[43] De l’avis de tous, le juge du procès a donné au jury des directives impeccables au sujet de l’infraction de meurtre, y compris quant à l’exigence que la mort du défunt ait été causée par les coups de feu. Il a soumis au jury une fourchette de décisions qui, tout comme ses directives, indiquaient clairement que pour prononcer un verdict de culpabilité les jurés devaient être unanimement d’avis que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable l’existence du lien de causalité (d.a., vol. XV, p. 157). Les jurés ont délibéré pendant cinq jours. Ils n’ont posé aucune question au sujet du lien de causalité. Ils ont rendu un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré contre les deux intimés. Ce verdict reflète nécessairement leur conclusion — tirée hors de tout doute raisonnable — que les coups de feu ont bel et bien causé la mort du défunt. En ce qui concerne le lien de causalité, c’est la seule conclusion qui soit compatible avec le verdict du jury.
[44] Je reconnais que le juge du procès a commis une erreur de droit en ne précisant pas au jury dans ses directives qu’il pouvait rendre un verdict de tentative de meurtre. Compte tenu de la preuve, il leur était certainement loisible de prononcer un tel verdict. Le ministère public n’a pas insisté sur l’argument plutôt technique qui a en définitive convaincu le juge du procès qu’il ne pouvait pas soumettre ce verdict au jury. La question consiste à se demander si le ministère public s’est acquitté de son obligation de démontrer que cette erreur qui, considérée dans l’abstrait, n’est pas sans importance, n’a dans les faits toutefois eu aucune incidence sur le verdict : R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 30.
[45] Comme je l’ai souligné plus tôt, personne ne prétend que le jury a reçu des directives erronées sur la question du lien de causalité, sur celle du doute raisonnable ni d’ailleurs sur quelque autre question que ce soit. Si le jury n’avait pas été convaincu hors de tout doute raisonnable à l’égard de la question du lien de causalité, il lui aurait été possible d’envisager le verdict de tentative de meurtre. Toutefois, le verdict qu’il a rendu ne cadre pas avec cette possibilité. À mon humble avis, l’omission du juge de première instance de donner des directives sur l’infraction de tentative de meurtre ne peut pas vraiment avoir eu quelque incidence sur l’issue du procès et on peut, sans risque de se tromper, affirmer que cette omission n’a causé aucun tort important ni aucune erreur judiciaire grave.
[46] Les conclusions du jury peuvent être prises en compte pour apprécier l’incidence d’une erreur. Il faut évidemment faire montre de prudence dans un tel cas. Par exemple, on ne saurait retenir des conclusions qui ont pu être influencées par une erreur. Toutefois, il est clair que, dans la mesure où les conclusions tirées par le jury n’ont été affectées par aucune erreur, il est permis de les considérer et de leur accorder de l’importance pour décider si l’erreur a pu influer sur le résultat.
[47] L’arrêt R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, est un exemple d’une telle situation. Dans cette affaire, le ministère public avait indiqué son intention d’assigner un témoin, mais ne l’a pas fait. Le juge du procès a commis une erreur en refusant d’autoriser l’avocat de la défense à commenter ce point dans son exposé final au jury. Notre Cour a appliqué la disposition réparatrice, raisonnant qu’il ressortait de la déclaration de culpabilité que le jury devait avoir retenu le témoignage non corroboré d’un témoin. Il s’ensuivait qu’on ne pouvait raisonnablement considérer que le fait d’avoir privé l’avocat de la défense du droit de commenter l’absence du témoin avait influencé l’issue du procès. Par conséquent, en appliquant la disposition réparatrice dans cette affaire, la Cour a pris en considération les conclusions qu’avait nécessairement tirées le jury, compte tenu de son verdict, et elle s’en est servie pour déterminer s’il existait une possibilité raisonnable qu’un verdict différent aurait été rendu n’eût été l’erreur.
[48] Selon moi, nous sommes en présence d’un cas où l’application de cette approche se justifie encore davantage. En effet, nous ne tentons pas, comme le faisait la Cour dans Jolivet, de déterminer quel effet un argument donné aurait pu avoir sur l’appréciation, par le jury, de la crédibilité d’un témoin. En l’espèce, l’appréciation de l’impact de l’erreur est beaucoup plus simple : l’omission de donner des directives sur l’infraction de tentative de meurtre n’a pas pu avoir d’incidence, puisque le jury — qui avait par ailleurs reçu des directives appropriées — a conclu que le lien de causalité avait été prouvé hors de tout doute raisonnable. En raison de cette preuve, les directives concernant l’infraction de tentative de meurtre n’étaient pas pertinentes, juridiquement et factuellement, pour les délibérations du jury. J’ajouterais qu’il n’est rien survenu durant les délibérations du jury qui vienne contredire cette opinion. Le jury a délibéré pendant cinq jours et il a effectivement posé un certain nombre de questions, mais aucune ne portait sur le lien de causalité.
[49] Il est possible que le fait de donner des directives erronées ou d’omettre de donner des directives requises ait une incidence sur les conclusions du jury sur une autre question, auquel cas, comme je l’ai indiqué précédemment, il ne convient pas de se fonder sur de telles conclusions pour décider de l’application de la disposition réparatrice. L’arrêt R. c. Jackson, [1993] 4 R.C.S. 573, constitue un exemple de ce genre de situation. Dans cette affaire, le juge du procès avait commis une erreur en ne disant pas aux jurés qu’ils pouvaient déclarer l’accusé Davy coupable d’homicide involontaire coupable en tant que participant à l’infraction, même s’ils déclaraient son coaccusé Jackson coupable de meurtre. Dans ses directives aux jurés, le juge leur a en fait dit que « [t]ous les participants à l’infraction sont coupables au même titre » et il a exprimé l’avis qu’il était « peu probable » que Davy soit coupable d’homicide involontaire coupable (p. 588 et 590). Par conséquent, le juge avait non seulement omis de dire aux jurés qu’ils pouvaient déclarer Davy coupable d’homicide involontaire coupable, et ce, même s’ils déclaraient Jackson coupable de meurtre, mais, de surcroît, ses directives ont très bien pu amener le jury à conclure le contraire. Ces directives ont entaché la déclaration de culpabilité pour meurtre prononcée contre Davy. Dans ces circonstances, on ne pouvait défendre les directives erronées en affirmant que les jurés avaient déclaré Davy coupable de meurtre. Ceux‑ci avaient reçu du juge, à l’égard de cette infraction, des directives erronées affirmant que tous les participants à l’infraction étaient coupables au même titre (p. 592-593). L’erreur ne pouvait donc pas être traitée comme étant sans gravité quant à la déclaration de culpabilité pour meurtre.
[50] Je reconnais qu’il ressort d’arrêts émanant des plus hauts tribunaux de l’Australie et du Royaume‑Uni que l’omission de donner des directives sur l’infraction d’homicide involontaire coupable est presque toujours fatale à une déclaration de culpabilité pour meurtre, même lorsque les directives données à l’égard de cette infraction étaient impeccables : voir, p. ex., Gilbert c. The Queen, [2000] HCA 15, 201 C.L.R. 414; Bullard c. The Queen, [1957] A.C. 635 (C.P.); R. c. Coutts, [2006] UKHL 39, [2006] 4 All E.R. 353. À au moins une occasion, notre Cour s’est référée à cette approche en l’approuvant : Jackson, p. 593. Toutefois, j’estime que le raisonnement qui la sous‑tend est illogique et erroné et ne devrait pas être suivi, particulièrement dans les cas où la question soumise au jury ne soulève pas la difficile distinction entre l’élément psychologique requis à l’égard de l’infraction de meurtre et celui exigé à l’égard de l’homicide involontaire coupable.
[51] Tout d’abord, bien que dans ces précédents le résultat soit le même, le raisonnement qui le supporte ne l’est pas. Une raison qui a déjà été invoquée afin d’expliquer pourquoi il ne faut pas accorder de poids à la conclusion du jury serait que [traduction] « la salle de délibération du jury n’est peut‑être pas un lieu où règne une rigueur logique et intellectuelle implacable » : Gilbert, le juge Callinan, par. 96. Par conséquent, ne sachant pas qu’ils pouvaient prononcer un verdict de culpabilité à l’égard d’une infraction moindre, les jurés ont peut‑être conclu à la culpabilité [traduction] « de crainte de voir le défendeur s’en tirer complètement malgré une conduite qui, indépendamment du point de vue, était scandaleuse » : R. c. Maxwell (1990), 91 Cr. App. R. 61 (H.L.), p. 68. Comme l’a affirmé en l’espèce le juge Moldaver de la Cour d’appel dans ses motifs dissidents, [traduction] « la possibilité d’un autre verdict a peut‑être influencé la décision du jury » : 2010 ONCA 577, 268 O.A.C. 200, par. 162.
[52] Rédigeant l’opinion de la majorité de la Cour d’appel dans le cas qui nous occupe, le juge Doherty a adopté une version de ce raisonnement. Il a conclu que l’erreur était importante, parce que [traduction] « l’appréciation des faits par les jurés sur une question précise, tel le lien de causalité, pourrait être inconsciemment influencée par ce qu’on leur a dit à propos des conséquences juridiques de cette appréciation des faits » (par. 94 (je souligne)). Essentiellement, cela me semble correspondre à l’argument voulant que le jury puisse craindre de voir l’accusé « s’en tirer complètement ». Bien que le juge Doherty « ne prétend[e] pas que le jury a effectivement été influencé par ce qu’on lui a dit à propos des conséquences de son appréciation des faits relativement à la question du lien de causalité », il a affirmé qu’« il exist[ait] suffisamment d’incertitude pour ce qui est de savoir si l’appréciation des faits par le jury relativement à la question du lien de causalité a[vait] été entachée par l’absence de directives à propos de l’infraction de tentative de meurtre » (par. 96).
[53] Avec égards pour l’opinion du juge Doherty, il s’agit d’une façon élégamment réductrice de formuler une proposition selon moi inacceptable, à savoir que les tribunaux d’appel devraient présumer qu’un jury a pu assouplir la norme de preuve applicable à l’égard du lien de causalité, parce que la seule autre possibilité qui s’offrait à lui était de laisser l’accusé s’en tirer. Je ne puis accepter, sur la base de telles conjectures, d’écarter le verdict rendu par un jury de 12 personnes qui sont présumées avoir respecté leur serment et qui ont reçu des directives juridiques impeccables sur la question même qui était en litige.
[54] Si on souscrivait à ce raisonnement, où s’arrêterait le risque de ce genre d’influence « inconsciente »? Cette influence pourrait peut‑être « entacher » l’examen par le jury de la question de l’identification. Après tout, si le jury n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que les intimés étaient les auteurs du crime, un crime horrible pouvait rester impuni. Peut‑être que le jury a « inconsciemment » laissé cette considération influencer son appréciation de la preuve d’identification. Cette influence a‑t‑elle pu « entacher » son examen du rôle du complice? A‑t‑elle affecté son examen de la question de l’intention? Ce genre de conjectures aux dépens du jury ne repose sur aucune assise factuelle et impute nécessairement au jury — et à chacun de ses 12 membres d’ailleurs — le fait d’avoir omis de façon « inconsciente » de s’acquitter de leur devoir solennel.
[55] Une deuxième approche adoptée dans ces précédents consiste tout simplement à affirmer que constitue une injustice le fait pour le juge du procès d’omettre de donner au jury des directives juridiques concernant un autre verdict possible, qui devait lui être soumis et portait sur une infraction moins grave : voir, p. ex., Coutts, le lord Hutton, par. 56 et 61. Cette approche ne repose pas sur l’hypothèse que les jurés ont pu décider, inconsciemment peut‑être, de faire abstraction des directives qui leur ont été données afin d’éviter de rendre un verdict qui leur était inacceptable. En toute déférence, ce deuxième raisonnement revient simplement à énoncer la conclusion que l’omission de formuler les directives requises a causé une injustice. Il n’explique pas pourquoi la conclusion non équivoque tirée par le jury — conclusion qui, tant sur le plan du droit que de la logique, n’est entachée d’aucune erreur — ne peut être invoquée pour démontrer, dans les circonstances de l’espèce, que l’omission de donner des directives ou la formulation de directives erronées n’a entraîné aucune conséquence.
[56] À mon humble avis, ce genre de raisonnement repose soit sur des conjectures faites aux dépens du jury, soit sur la simple énonciation d’une conclusion.
[57] J’estime également qu’il y a un risque à élargir l’application de ces précédents qui, pour la plupart, portaient sur des déclarations de culpabilité pour meurtre, dans des cas où, eu égard à la preuve présentée au procès, un verdict de culpabilité pour homicide involontaire constituait une possibilité réelle, mais n’avait toutefois pas été soumis au jury ou l’avait été de façon erronée. Dans de telles situations, il existera souvent au moins quelques raisons énonçables de croire que la formulation de directives adéquates sur l’infraction d’homicide involontaire coupable aurait pu aider le jury à comprendre les différences — assez subtiles mais néanmoins importantes — entre l’élément psychologique de cette infraction et celui requis à l’égard du meurtre. Bien sûr, dans la présente affaire on ne saurait prétendre (et on ne l’a d’ailleurs pas fait) que des directives adéquates au sujet de l’accusation de tentative de meurtre auraient pu aider le jury à comprendre le droit relatif au lien de causalité. Rien dans les éléments juridiques de l’infraction de tentative de meurtre n’aurait pu vraiment aider le jury à saisir l’obligation qu’a le ministère public d’établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un lien de causalité.
[58] Il ne reste donc plus que l’hypothétique possibilité d’un quelconque effet « inconscient » suscité par la supposée réticence du jury à acquitter les intimés ou encore la simple affirmation que l’omission de donner des directives à propos de la tentative de meurtre constitue d’ordinaire une injustice. Je ne puis souscrire à l’une ou l’autre de ces approches. La première repose sur des conjectures qui, à mon humble avis, sont erronées tant sur le plan du droit que des politiques générales, et qui ne respectent pas suffisamment les efforts qu’a déployés le jury, pendant ses cinq jours de délibération, afin de rendre un verdict juste. La deuxième approche préconisée dans les précédents mentionnés plus tôt ne repose selon moi ni sur la logique ni sur des principes.
[59] En résumé, je suis d’avis que le ministère public s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que, même si l’erreur de droit commise en l’espèce — à savoir l’omission de donner des directives à propos de l’infraction de tentative de meurtre — n’était pas survenue, l’issue du procès aurait inévitablement été la même. La question n’est pas de savoir si la preuve de la culpabilité était « accablante ». Elle ne l’était pas. Il s’agit plutôt de déterminer s’il existe une possibilité raisonnable que l’erreur ait pu avoir quelque incidence sur le verdict. Il ressort du verdict rendu par le jury dans les circonstances de l’espèce que cette erreur n’a eu aucune incidence.
[60] J’accueillerais le pourvoi et je rétablirais les verdicts rendus par le jury au procès.
Pourvoi rejeté, les juges Deschamps, Rothstein et Cromwell sont dissidents.
Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé Robert Sarrazin : Russell Silverstein & Associate, Toronto.
Procureurs de l’intimé Darlind Jean : Lockyer Campbell Posner, Toronto.