COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477
Date : 20100507
Dossier : 32601
Entre :
National Post, Matthew Fraser et Andrew McIntosh
Appelants
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général du Nouveau‑Brunswick,
procureur général de l'Alberta, Bell GlobeMedia Inc.,
Société Radio‑Canada, Association des libertés civiles de la
Colombie-Britannique, Association canadienne des libertés civiles, et
Association canadienne des jounaux, AD IDEM/Canadian Media
Lawyers Association, Journalistes canadiens pour la liberté d'expression,
Association canadienne des journalistes, Professional Writers Association
of Canada, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques,
Magazines Canada, Canadian Publishers' Council,
Book and Periodical Council, Writers' Union of Canada
et Pen Canada (« Coalition des médias »)
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 92)
Motifs concordants en partie :
(par. 93 à 97)
Motifs dissidents :
(par. 98 à 159)
Le juge Binnie (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell)
Le juge LeBel
La juge Abella
______________________________
R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477
National Post,
Matthew Fraser et
Andrew McIntosh Appelants
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général du Canada,
procureur général du Nouveau‑Brunswick,
procureur général de l'Alberta,
Bell GlobeMedia Inc.,
Société Radio‑Canada,
Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique,
Association canadienne des libertés civiles, et
Association canadienne des journaux,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Journalistes canadiens pour la liberté d'expression,
Association canadienne des journalistes,
Professional Writers Association of Canada,
ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques,
Magazines Canada, Canadian Publishers' Council,
Book and Periodical Council, Writers' Union of Canada
et PEN Canada (« Coalition des médias ») Intervenants
Répertorié : R. c. National Post
No du greffe : 32601.
2009 : 22 mai; 2010 : 7 mai.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (les juges Laskin, Simmons et Gillese), 2008 ONCA 139, 230 C.C.C. (3d) 472, 290 D.L.R. (4th) 655, 56 C.R. (6th) 163, 168 C.R.R. (2d) 193, 234 O.A.C. 101, 89 O.R. (3d) 1, [2008] O.J. No. 744 (QL), 2008 CarswellOnt 1104, qui a annulé la décision de la juge Benotto (2004), 69 O.R. (3d) 427, 19 C.R. (6th) 393, 115 C.R.R. (2d) 65, [2004] O.T.C. 50, [2004] O.J. No. 178 (QL), 2004 CarswellOnt 173. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.
Marlys A. Edwardh, John Norris et Jessica Orkin, pour les appelants.
Robert Hubbard et Susan Magotiaux, pour l'intimée.
Cheryl J. Tobias, c.r., Jeffrey G. Johnston et Robert J. Frater, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Argumentation écrite seulement par Gaétan Migneault, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Jolaine Antonio, pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.
Peter M. Jacobsen et Tae Mee Park, pour l'intervenante Bell GlobeMedia Inc.
Daniel J. Henry, pour l'intervenante la Société Radio‑Canada.
Tim Dickson, pour l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique.
Jamie Cameron et Matthew Milne‑Smith, pour l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles.
Brian MacLeod Rogers et Iain A. C. MacKinnon, pour les intervenants l'Association canadienne des jounaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, les Journalistes canadiens pour la liberté d'expression, l'Association canadienne des journalistes, Professional Writers Association of Canada, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Magazines Canada, Canadian Publishers' Council, Book and Periodical Council, Writers' Union of Canada et PEN Canada.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Deschamps, Fish, Charron, Rothstein et Cromwell rendu par
[1] Le juge Binnie — Le public a droit à la preuve émanant de toutes les sources. Voilà la règle générale. La question soulevée dans le présent pourvoi est celle de savoir si les appelants peuvent se soustraire à leur obligation de fournir un élément de preuve en invoquant un privilège journalistique fondé sur l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés — qui garantit la liberté d'expression, « y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication » — ou issu de la common law.
[2] Plus précisément, le National Post, son rédacteur en chef et l'un de ses journalistes demandent l'annulation d'un mandat de perquisition décerné par la Cour de justice de l'Ontario qui autorise les policiers à saisir des documents bancaires qui seraient contrefaits et l'enveloppe dans laquelle une ou des sources secrètes ont transmis ces documents aux appelants. La police estime que la saisie des documents matériels est essentielle pour la preuve de l'infraction de faux et qu'une analyse criminalistique est susceptible de révéler, directement ou indirectement, l'identité des contrevenants. Les appelants, pour leur part, cherchent à protéger l'identité de leur ou leurs sources secrètes, dont on ne sait pas si elles sont directement impliquées dans la commission du faux. Par conséquent, si la police a raison, les documents détenus par le National Post et ses co‑appelants ne constituent pas seulement un chaînon dans l'enquête criminelle; ils constituent la preuve matérielle essentielle des crimes reprochés — le faux et l'emploi (ou la mise en circulation) des documents bancaires falsifiés dans l'enveloppe brune ordinaire.
[3] Les tribunaux devraient s'efforcer de reconnaître la situation très particulière des médias et protéger leurs sources secrètes lorsqu'une telle protection sert l'intérêt public. Toutefois, il ne s'agit pas en l'espèce d'une affaire typique où des journalistes cherchent à éviter de témoigner sur leurs sources secrètes. Il s'agit d'une affaire portant sur les éléments de preuve matérielle d'une infraction, soit sur un document que l'on a des motifs raisonnables de croire contrefait. Commettre un faux est un crime grave. Pour les motifs qui suivent, je conviens avec la Cour d'appel de l'Ontario que la revendication par les médias d'une immunité les soustrayant à l'obligation de produire la preuve matérielle n'est pas justifiée dans les circonstances telles qu'elles ont été établies en preuve, même si sa production a pour effet de révéler de l'information susceptible de permettre d'identifier la ou les sources secrètes. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
I. Aperçu
[4] Le litige dont nous sommes saisis est une controverse d'une importance indéniable pour le public. Une ou plusieurs personnes dont on ne connaît pas l'identité auraient tenté de berner le National Post pour l'amener à publier un document bancaire qui aurait été contrefait et qui, à première vue, impliquait le premier ministre du Canada de l'époque, Jean Chrétien, dans un grave conflit d'intérêts financiers. Les juridictions inférieures ont conclu que les policiers ont des motifs raisonnables et probables de croire que les renseignements incriminants figurant dans le document « divulgué clandestinement » sont faux. Le document, s'il était authentique, donnait à croire que le premier ministre aurait cherché à influencer la Banque de développement du Canada (« BDC ») pour qu'elle accorde un prêt de 615 000 $ à l'Auberge Grand‑Mère, une entreprise privée de son comté, à un moment où cette même auberge devait 23 040 $ à la société d'investissement de la famille Chrétien. On disait aussi que cette dette allait probablement demeurer impayée, à moins qu'on parvienne à préserver l'Auberge Grand‑Mère de l'insolvabilité. Selon cette version des faits, les intérêts financiers privés du premier ministre entraient en conflit avec la charge publique qu'il occupait. Certains médias ont employé le terme « Shawinigate » pour désigner les faits entourant le prêt controversé.
[5] L'intérêt public à la liberté d'expression est d'une importance considérable, mais il n'est pas absolu et, dans une situation comme celle‑ci, il doit être mis en balance avec d'autres intérêts publics importants, comme la conduite d'enquêtes criminelles et la répression du crime. Les tribunaux reconnaissent la nécessité, dans certaines circonstances, de préserver l'anonymat des personnes qui fournissent des renseignements d'intérêt public aux médias à la condition d'être protégées par une entente de confidentialité. Toutefois, même le journaliste, Andrew McIntosh, a reconnu que sa source ne mériterait plus d'être protégée si elle lui avait fourni le document [traduction] « dans le but délibéré de [l]'induire en erreur » (d.a., vol. 4, p. 1, affidavit de M. McIntosh, par. 227). M. McIntosh croyait en la sincérité de sa source. Cependant, aux dires de ce dernier, la source a admis avoir participé (en toute innocence, à ce qu'elle dit) à la transmission du prétendu document contrefait. Peu d'enquêtes criminelles aboutiraient si les policiers étaient tenus d'ajouter foi d'emblée aux protestations d'innocence d'une personne inconnue qui leur sont transmises de troisième main.
[6] La juge Benotto, siégeant en révision, a annulé le mandat notamment parce qu'elle doutait du succès d'une analyse criminalistique des documents détenus par les appelants ((2004), 69 O.R. (3d) 427). Avec égards, je ne crois pas que la possibilité d'un échec soit une raison valable d'empêcher la police de procéder à une analyse criminalistique par des techniques reconnues comme l'analyse génétique d'échantillons prélevés sur des documents dont les appelants ne nient pas le rapport raisonnable avec les infractions reprochées. Une perquisition visant à découvrir l'instrument matériel de la perpétration de l'infraction reprochée respecterait probablement le critère établi à l'art. 487 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, et ce, même si les documents ne révélaient pas l'identité du contrevenant. En outre, si la juge Benotto a vu juste et qu'il est peu probable que l'enveloppe permette d'identifier la source confidentielle, l'intérêt public ne justifie guère le refus de la remettre à la police.
[7] Au regard de la Charte, les appelants vont trop loin en revendiquant une immunité générale les soustrayant à l'obligation de produire des éléments de preuve matérielle. La prétention que des sources secrètes risquent d'être divulguées ne constitue pas une parade complète à une enquête criminelle. Je conclus que le mandat contesté ne porte pas atteinte à la liberté d'expression conférée aux appelants par l'al. 2b) de la Charte. De plus, les documents ne sont protégés selon moi par aucun privilège journalistique issu de la common law. Enfin, pour les motifs que j'expliquerai, le mandat en l'espèce n'a entraîné aucune fouille, perquisition ni saisie abusive au sens de l'art. 8 de la Charte. Le privilège journalistique est étroitement lié au contexte. Au vu des faits de l'affaire, j'estime que les appelants n'ont pas établi le bien‑fondé de leur revendication. Le mandat est donc valide.
II. Les faits
[8] L'appelant, Andrew McIntosh, était employé par le National Post du mois d'août 1998 au mois de février 2005. Il s'est alors intéressé au rapport entre le premier ministre de l'époque, Jean Chrétien, et le club de golf Grand‑Mère situé dans le comté de M. Chrétien, St‑Maurice (Québec). Son enquête l'a amené à soupçonner M. Chrétien d'avoir joué un rôle dans un prêt consenti en 1997 par la BDC à l'Auberge Grand‑Mère, un hôtel situé à côté du club de golf, et dans l'octroi d'autres subventions fédérales dans son comté. Au cours de son enquête, M. McIntosh a communiqué avec X, une personne dont nous ne connaissons pas l'identité, mais X ne voulait pas lui parler à cette époque, même à titre confidentiel.
A. La source secrète
[9] Toutefois, à l'automne 2000, une autre personne connue seulement comme Y a communiqué avec M. McIntosh et lui a dit détenir des renseignements importants, qu'elle ne divulguerait qu'en échange d'une promesse de confidentialité. Le rédacteur en chef du National Post de l'époque avait donné à M. McIntosh l'autorisation générale de promettre la confidentialité et ce dernier le faisait régulièrement. Dans son témoignage, le rédacteur en chef a dit qu'il se considérait lié par ces promesses de confidentialité. En effet, la juge siégeant en révision a conclu que [traduction] « [t]out le travail de M. McIntosh avait l'aval du rédacteur en chef de l'époque » (par. 8).
[10] M. McIntosh a déclaré ce qui suit : [traduction] « Afin d'avoir accès à ces documents, j'ai consenti à donner une promesse générale et inconditionnelle de confidentialité pour protéger l'identité de X et de Y » (affidavit de M. McIntosh, par. 156).
[11] Y a dit à M. McIntosh qu'il agissait au nom de X et a expliqué que X était disposé à donner à M. McIntosh des documents et des renseignements relatifs au prêt consenti à l'Auberge Grand‑Mère. Sur la foi des documents fournis par Y, notamment ce qui semblait être des copies de documents originaux provenant des dossiers de la BDC et des renseignements fournis par d'autres sources, M. McIntosh a écrit dans le National Post que M. Chrétien avait téléphoné au président de la BDC et l'avait exhorté à approuver le prêt à l'Auberge Grand‑Mère. Questionné par des journalistes à ce propos, M. Chrétien a reconnu la véracité de l'information. De nombreux articles sont parus par la suite.
B. L'enveloppe brune ordinaire
[12] Le 5 avril 2001, M. McIntosh a reçu, au bureau du National Post à Ottawa, une enveloppe brune ordinaire scellée. L'enveloppe contenait un document qui semblait être la copie d'une autorisation de prêt de la BDC concernant un emprunt hypothécaire de 615 000 $ consenti à Les Entreprises Yvon Duhaime Inc. (Auberge Grand‑Mère) en août 1997. À première vue, le document paraissait démontrer que, au moment où elle a demandé et reçu le prêt, l'Auberge Grand‑Mère devait 23 040 $ à « JAC Consultants », une société d'investissement de la famille Chrétien. M. McIntosh a conclu que, si le document était authentique, il ferait prendre un tournant significatif à l'affaire Shawinigate.
[13] Pour vérifier l'authenticité du document, M. McIntosh en a transmis des copies par télécopieur à la BDC, au Cabinet du premier ministre et à un avocat du premier ministre. Tous ont répondu que le document était contrefait. Le 6 avril 2001, la BDC a envoyé deux lettres au National Post. Dans la première, elle indiquait que ses dossiers ne révélaient l'existence d'aucune dette envers JAC Consultants. Dans la seconde, elle avertissait le National Post que les documents bancaires étaient confidentiels et ne devaient pas être divulgués. Peu de temps après avoir reçu ces lettres, M. McIntosh a rangé le document et l'enveloppe dans un endroit où, dit‑il, lui seul peut y avoir accès.
[14] Une copie du « document » de la BDC a également été envoyée au Bloc québécois. Le document a été photocopié et distribué à ses membres et à d'autres personnes. La nouvelle a été reprise par quelques médias. La police croit toutefois que seul le National Post détient une enveloppe et un document susceptibles de fournir des éléments de preuve — empreintes digitales ou génétiques — qui pourraient permettre d'identifier le ou les contrevenants et servir de preuve matérielle du crime ou des crimes reprochés.
[15] N'étant pas en mesure de confirmer l'authenticité du document, le National Post a hésité à publier les allégations. Toutefois, d'autres organes de presse ont publié certains détails à propos du document divulgué clandestinement et de la mention du prétendu prêt de 23 040 $. Finalement, le National Post a repris la nouvelle et relaté que le Globe and Mail, SunMedia et CTV avaient déjà publié certains détails du prétendu document bancaire, tout comme l'Ottawa Citizen.
C. L'engagement de confidentialité modifié
[16] Au cours de la semaine suivant la réception du document, X a demandé à rencontrer M. McIntosh, lequel a ensuite consulté un avocat et des directeurs de la rédaction. X a confirmé avoir envoyé l'enveloppe et a demandé qu'elle soit détruite. X a dit craindre que la police tente de l'utiliser pour l'identifier par des empreintes digitales ou une analyse génétique et que l'enveloppe puisse le ou la relier au document bancaire que l'on disait maintenant contrefait. Dans son témoignage, M. McIntosh a déclaré : [traduction] « [J'ai dit à X] que je ne m'en débarrasserais pas. Je lui ai dit que ce serait inapproprié et tout à fait contraire à l'éthique compte tenu de la grave allégation, à savoir que le document était contrefait » (affidavit de M. McIntosh, par. 225).
[17] Rappelons toutefois que M. McIntosh a également dit : [traduction] « J'ai affirmé [à X] qu'aussi longtemps que je croirais qu'il/elle n'avait pas fourni le document dans le but délibéré de m'induire en erreur, mon engagement de confidentialité demeurerait valide. J'ai ajouté que si une preuve contraire irréfutable devait apparaître, notre entente de confidentialité serait nulle et sans effet. X a accepté ces conditions » (affidavit de M. McIntosh, par. 227).
[18] Selon la déposition de M. McIntosh, X a expliqué avoir reçu le document par la poste d'une source anonyme et, le croyant authentique, l'avoir ensuite transmis à M. McIntosh. Ce dernier avait déjà pu, au moins une fois, confirmer l'authenticité de documents que X affirmait avoir reçus de la même façon. M. McIntosh a affirmé être convaincu que X était une source fiable et que l'autorisation de prêt était authentique. Si l'autorisation de prêt était un document contrefait, M. McIntosh ne croyait pas que X le savait.
D. L'enquête policière
[19] Entre‑temps, la BDC avait porté plainte à la GRC au sujet du prétendu document contrefait. Le 7 juin 2001, le caporal Roland Gallant de la GRC a rencontré M. McIntosh, son rédacteur en chef, un autre directeur de la rédaction et l'avocat du National Post. L'avocat a refusé de communiquer les documents que le caporal Gallant demandait. Le policier a été informé que M. McIntosh, avant d'apprendre qu'une enquête policière était en cours, avait mis le document et l'enveloppe en lieu sûr, hors des locaux du National Post. M. McIntosh a refusé de révéler l'identité de la source secrète.
[20] Le caporal Gallant a indiqué qu'il devrait demander un mandat de perquisition et une ordonnance d'assistance relativement à deux infractions — faux (fabrication d'un faux document avec l'intention qu'on y donne suite comme authentique) et emploi d'un document contrefait (tentative de faire agir M. McIntosh et le National Post à l'égard de l'autorisation de prêt contrefaite comme si elle était authentique). Le National Post a exprimé « d'importantes réserves » à propos de la constitutionnalité d'un mandat l'obligeant à révéler l'identité d'une source confidentielle et a demandé l'audition inter partes de la demande de mandat.
E. Le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance
[21] Le 4 juillet 2002, le caporal Gallant a présenté une demande à la Cour de justice de l'Ontario en vue d'obtenir un mandat et une ordonnance d'assistance, affirmant qu'il ne pouvait obtenir d'une autre source la preuve qu'il désirait saisir parce que le document et l'enveloppe faisaient partie de l'actus reus des infractions et étaient nécessaires pour prouver les accusations. Il avait l'intention de soumettre le document et l'enveloppe à une analyse criminalistique afin de déterminer s'ils portaient [traduction] « des empreintes digitales ou d'autres marques distinctives pouvant servir à identifier la source du document ». Ces autres marques distinctives comprenaient la salive, susceptible de contenir de l'ADN.
[22] Le juge Khawly savait que le National Post souhaitait être avisé de la tenue de l'audience et être entendu, mais il a décidé d'entendre la demande ex parte. Le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance ont été décernés sans motifs écrits. L'ordonnance visait à enjoindre au rédacteur en chef du National Post d'aider à trouver les deux documents en question et de permettre au caporal Gallant d'y avoir accès.
[23] En fait de protection procédurale, le juge a tenté de tenir compte de la situation très particulière des médias en rédigeant les modalités des ordonnances. Les ordonnances devaient être signifiées le 5 juillet 2002. Les appelants avaient ensuite un mois pour décider comment ils y réagiraient. Le 9 août 2002 (ou à une date antérieure convenue par les appelants), le caporal Gallant devait de nouveau se présenter aux bureaux du National Post et demander la production de l'autorisation de prêt de la BDC et de l'enveloppe brune s'y rapportant. Le mandat permettait au policier, après avoir attendu deux heures (pour donner aux appelants la possibilité de se conformer volontairement aux ordonnances sans qu'il soit porté atteinte à leur droit de contester la délivrance ou l'exécution du mandat comme ils le jugeraient indiqué), de fouiller librement les locaux du National Post. Les policiers avaient reçu la directive d'entraver [traduction] « le moins possible les activités du lieu de la perquisition et [d']éviter, dans la mesure du possible, d'examiner des notes, documents, dossiers ou listes sans rapport avec la recherche des objets à saisir ». Sur demande, les documents trouvés devaient être identifiés, placés dans un paquet scellé et confiés à la Cour de justice de l'Ontario. Les appelants disposaient ensuite d'un délai de 14 jours pour demander [traduction] « que la mise sous scellés soit maintenue et que les objets mis sous scellés soient retournés ».
[24] Les appelants ont demandé en bonne et due forme l'annulation du mandat et de l'ordonnance d'assistance. Après une amplification considérable du dossier, notamment par le contre‑interrogatoire de M. McIntosh et le dépôt de 15 affidavits de journalistes d'expérience sur l'utilisation et l'importance de sources secrètes, la juge Benotto, siégeant en révision, a conclu qu'il y avait [traduction] « suffisamment de renseignements pour conclure qu'il s'agissait d'un document contrefait » (par. 22), mais qu'il n'existait « qu'une faible possibilité hypothétique que les empreintes digitales soient celles de l'auteur du prétendu faux » et que « [l]a divulgation du document ne fera que très peu, voire aucunement, progresser l'enquête, tout en portant atteinte à la liberté d'expression » (par. 79). Par conséquent, elle a annulé le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance. Sa décision a été infirmée le 29 février 2008 par la Cour d'appel de l'Ontario, dont les motifs ont été rédigés par les juges Laskin et Simmons (2008 ONCA 139, 89 O.R. (3d) 1). Je me reporterai ci‑après aux motifs de la juge siégeant en révision et à ceux de la Cour d'appel.
III. Dispositions législatives
[25] Charte canadienne des droits et libertés
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
. . .
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
. . .
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
487.01 (1) [Dénonciation pour mandat général] Un juge de la cour provinciale, un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle ou un juge au sens de l'article 552 peut décerner un mandat par écrit autorisant un agent de la paix, sous réserve du présent article, à utiliser un dispositif ou une technique ou une méthode d'enquête, ou à accomplir tout acte qui y est mentionné, qui constituerait sans cette autorisation une fouille, une perquisition ou une saisie abusive à l'égard d'une personne ou d'un bien :
a) si le juge est convaincu, à la suite d'une dénonciation par écrit faite sous serment, qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'une infraction à la présente loi ou à toute autre loi fédérale a été ou sera commise et que des renseignements relatifs à l'infraction seront obtenus grâce à une telle utilisation ou à l'accomplissement d'un tel acte;
b) s'il est convaincu que la délivrance du mandat servirait au mieux l'administration de la justice;
c) s'il n'y a aucune disposition dans la présente loi ou toute autre loi fédérale qui prévoie un mandat, une autorisation ou une ordonnance permettant une telle utilisation ou l'accomplissement d'un tel acte.
487.02 [Ordonnance d'assistance] Le juge ou le juge de paix qui a accordé une autorisation en vertu des articles 184.2, 184.3, 186 ou 188, décerné un mandat en vertu de la présente loi ou rendu une ordonnance en vertu du paragraphe 492.2(2) peut ordonner à toute personne de prêter son assistance si celle‑ci peut raisonnablement être jugée nécessaire à l'exécution des actes autorisés, du mandat ou de l'ordonnance.
IV. Analyse
[26] La conduite d'enquêtes criminelles et la sanction des crimes sont essentielles dans une société fondée sur la primauté du droit, mais la liberté de la presse et des autres moyens de communication l'est tout autant. Le principe général selon lequel le public a droit à la preuve émanant de toutes les sources n'est pas absolu. Des exceptions restreintes ont été jugées nécessaires au nom d'intérêts publics rigoureusement définis et prépondérants. Par exemple, l'identité de l'indicateur de police n'est pas communiquée à un accusé. Une partie à une instance civile n'a pas le droit de savoir ce que la partie adverse a confié à son avocat. En général, les conjoints ne peuvent être contraints à témoigner l'un contre l'autre. L'exception d'intérêt public permet de refuser de divulguer des renseignements relatifs à la sécurité nationale et des documents confidentiels du Cabinet.
[27] Les appelants prétendent que l'intérêt public à ce que l'affaire Shawinigate soit révélée aux Canadiens, ce qui a été fait en partie grâce à des sources confidentielles, l'emporte sur l'intérêt public à la conduite de l'enquête criminelle qui, selon eux, tient peut‑être davantage des représailles pour une situation politique embarrassante que de la défense de la primauté du droit. Ils demandent à la Cour d'annuler le mandat général ainsi que l'ordonnance d'assistance délivrés contre eux parce qu'ils portent atteinte à leur liberté d'expression protégée par l'al. 2b) de la Charte ou parce qu'ils sont par ailleurs abusifs au sens de l'art. 8, qui leur garantit le « droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». Quoi qu'il en soit, à leur avis, les sources secrètes sont protégées par un privilège issu de la common law.
A. L'importance des sources confidentielles
[28] Il est bien reconnu que la liberté d'expression protège tant les lecteurs et les auditeurs que les rédacteurs et les orateurs. C'est dans le contexte du droit du public d'être informé des affaires d'intérêt public que doit être envisagée la situation juridique de la source confidentielle ou du dénonciateur d'irrégularités. Le public a un intérêt à l'application effective de la loi. Il a aussi un intérêt à ce que lui soit communiquée l'information sur des sujets importants susceptibles de n'être mis au jour qu'avec la collaboration de sources qui ne parleront que sous le couvert de la confidentialité. La juge Benotto a retenu la preuve selon laquelle plusieurs controverses importantes ont été mises au jour uniquement grâce à des sources secrètes (souvent, des employés dénonciateurs), notamment :
1. Le scandale du thon avarié, qui a entraîné la démission du ministre des Pêches du Canada.
2. L'information selon laquelle Airbus Industrie a payé des commissions secrètes dans le cadre de la vente d'appareils Airbus.
3. Le livre intitulé For Services Rendered relatant l'enquête sur un employé du Service de sécurité de la GRC soupçonné d'être un espion au service du KGB et l'émission The Fifth Estate à CBC sur cet espion, dont le nom de code était « Long Knife ».
4. Les informations concernant le système d'inspection sanitaire des restaurants de la ville de Toronto.
5. L'information décrivant les activités d'un abattoir illégal qui représentait de graves risques pour la santé.
6. Les informations sur la chute de Nortel Networks, lesquelles opposaient les prévisions publiques optimistes des dirigeants de Nortel et les discussions au sein de l'entreprise qui appréhendait un repli éventuel dévastateur du marché.
7. Les informations sur le comportement répréhensible de membres du Service de sécurité de la GRC au début de 1977, notamment sur une introduction par effraction dans les locaux d'une agence de presse de gauche située à Montréal, l'Agence Presse Libre du Québec, dans le but de découvrir des documents et sur l'utilisation illégale de dispositifs d'écoute à Vancouver et d'enregistreurs de numéros.
Il est donc important de trouver le juste équilibre entre deux intérêts publics — l'intérêt public à la répression du crime, qu'exige la société civile, et l'intérêt public à la libre circulation d'informations exactes et pertinentes, sans laquelle les institutions démocratiques et la justice sociale seraient affectées.
[29] Le point de vue des médias a été vigoureusement exprimé dans un article du New York Times daté de 2005 :
[traduction] En pareil cas [de dénonciation d'irrégularités], les attachés de presse et les agents des relations publiques sont payés pour ne pas dévoiler toute l'information. À l'inverse, les sources internes comptent sur les journalistes pour protéger leur identité de façon à pouvoir faire des révélations qui vont au‑delà de la version officielle. Sans cette entente et sans la confiance qui unit un journaliste et sa source, les vraies nouvelles se tarissent, et la vérité cède de plus en plus le pas au jeu de l'image, au déni et même aux mensonges éhontés.
(Éditorial, « Shielding a Basic Freedom », The New York Times, 12 septembre 2005, p. A20)
[30] Lorsqu'un journaliste s'engage à préserver la confidentialité, habituellement après avoir consulté le rédacteur en chef, la déontologie journalistique exige naturellement qu'il honore sa promesse. Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps l'opportunité d'éviter, si possible, au journaliste le choix délicat de violer une promesse de confidentialité ou d'être reconnu coupable d'outrage. Voir p. ex. St. Elizabeth Home Society c. Hamilton (City), 2008 ONCA 182, 230 C.C.C. (3d) 199. Néanmoins, la plupart des codes de déontologie des journalistes reconnaissent que la promesse de confidentialité ne peut être absolue, voir p. ex. Guidelines for Investigative Journalism de l'Association canadienne des journalistes à propos du [traduction] « [r]ecours à des sources confidentielles et anonymes ».
[31] La Cour a déjà reconnu la situation très particulière des médias dans deux affaires concernant des mandats de perquisition auxquelles n'était mêlée aucune source secrète, à savoir Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, et Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459. Dans ces arrêts, le juge Cory, au nom de la majorité, a souligné qu'un juge de paix ou un juge doit « examiner toutes les circonstances pour déterminer s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire de décerner un mandat » (Lessard, p. 445 (je souligne)). Les juges majoritaires de la Cour ont énoncé neuf principes applicables aux affaires concernant les médias, dont les suivants :
Le juge de paix doit s'assurer qu'on a bien pondéré l'intérêt de l'État à découvrir et à poursuivre les criminels et le droit des médias à la confidentialité des renseignements dans le processus de collecte et de diffusion des informations. Il faut se rappeler que les médias jouent un rôle primordial dans le fonctionnement d'une société démocratique. En règle générale, les médias ne sont pas impliqués dans l'acte criminel faisant l'objet de l'enquête. Ils sont vraiment des tiers innocents. C'est un facteur tout particulièrement important à prendre en considération pour essayer de trouver un bon équilibre, notamment en étudiant la possibilité d'assortir ce mandat de certaines conditions.
. . .
. . . Bien qu'il ne s'agisse pas d'une exigence constitutionnelle, l'affidavit devrait ordinairement indiquer s'il y a d'autres sources de renseignements raisonnables et, le cas échéant, qu'elles ont été consultées et que tous les efforts raisonnables pour obtenir les renseignements ont été épuisés. [p. 445]
[32] Les appelants et les médias qui les appuient soutiennent que ces principes sont trop généraux. Selon eux, l'intérêt des médias ne constitue pas seulement l'un des nombreux facteurs parmi « toutes les circonstances » à prendre en considération. Ils prétendent que la Charte leur donne droit à une protection supérieure à celle qui leur est accordée suivant Lessard et Nouveau‑Brunswick. Par conséquent, invoquant l'al. 2b) et l'art. 8 de la Charte, les appelants demandent le réexamen du droit en vigueur. Selon eux, la Cour d'appel a trop centré son examen sur les exigences de l'application de la loi et a minimisé, voire ignoré dans les faits, l'intérêt public général à ce que les médias puissent jouer leur important rôle d'observateur critique. Les appelants affirment que cette vision tronquée a amené la cour, en l'espèce, à relever le ministère public de la charge qui lui revient habituellement et à juste titre de démontrer que la divulgation forcée, qui porte atteinte à la liberté d'expression garantie par la Constitution, est justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique.
[33] Dans Lessard et Nouveau‑Brunswick, la Cour a reconnu que la liberté de diffuser les informations emporte nécessairement la liberté de recueillir les informations. Dans la présente affaire, nous devrions faire un pas de plus et reconnaître, de la même façon, que la capacité des médias de recourir à des sources confidentielles constitue un élément important de la collecte de l'information (surtout dans le domaine du journalisme d'enquête). Les appelants et leurs témoins experts présentent des arguments convaincants pour démontrer que, si les médias ne peuvent assurer l'anonymat dans des situations où les sources se tariraient autrement, la liberté d'expression dans les débats sur des questions d'intérêt public sera grandement compromise. Des faits importants ne seront jamais relatés, et la transparence et l'obligation redditionnelle de nos institutions publiques s'en trouveront amoindries au détriment du public.
[34] Compte tenu de ce qui précède, le droit devrait accepter — et accepte effectivement — que, dans certaines situations, l'intérêt public à protéger la source secrète contre toute divulgation l'emporte sur les autres intérêts publics — y compris la conduite d'enquêtes criminelles. Dans de telles situations, les tribunaux reconnaissent l'existence d'une immunité contre la divulgation des sources auxquelles on a garanti la confidentialité.
[35] À la lumière de ces observations préliminaires, je propose d'aborder dans l'ordre suivant les questions pertinentes concernant la revendication du privilège du secret des sources des journalistes dans le présent dossier.
Premièrement, comment doit‑on caractériser sur le plan juridique le droit revendiqué par les journalistes de protéger leurs sources secrètes? En particulier, l'al. 2b) de la Charte accorde‑t‑il aux journalistes une immunité constitutionnelle contre la divulgation forcée de leurs sources secrètes et, dans l'affirmative, dans quelles circonstances une atteinte à cette immunité serait‑elle justifiée au sens de l'article premier?
Deuxièmement, si l'al. 2b) ne confère aucune immunité de la sorte, existe‑t‑il néanmoins en common law un privilège applicable en raison de l'importance de l'intérêt public à la liberté d'expression et, dans l'affirmative, s'agit‑il d'un privilège générique ou d'un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas?
Troisièmement, si le privilège du secret des sources confidentielles des journalistes est reconnu au cas par cas, quels éléments doivent être établis et à qui en incombe le fardeau? Il s'agit là de la principale question en litige dans le pourvoi.
Quatrièmement, les éléments d'un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas ont‑ils été établis au vu du dossier amplifié dont disposait la juge siégeant en révision relativement à la rétention des éléments de preuve matérielle décrits dans le mandat général et l'ordonnance d'assistance?
B. Comment doit‑on caractériser sur le plan juridique le droit revendiqué par les journalistes de protéger leurs sources secrètes?
[36] Les appelants et les intervenants qui les appuient ont présenté plusieurs modèles conceptuels pour la protection de l'identité des sources secrètes. Aucune des parties ni aucun des intervenants ne prétend que les sources bénéficient d'une protection absolue, mais les opinions diffèrent sur le fondement et les limites d'une immunité relative.
(1) Le modèle constitutionnel
[37] La conception la plus large a été présentée par l'Association canadienne des libertés civiles (« ACLC »), appuyée en partie par l'Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique (« ALCCB »), intervenantes en l'espèce. À leur avis, le concept applicable n'est pas un privilège issu de la common law, mais une forme d'immunité constitutionnelle contre la divulgation forcée des sources secrètes. L'ACLC fait valoir qu'une immunité fondée sur l'al. 2b) est établie lorsque celui qui la revendique démontre (i) qu'il est journaliste; (ii) qu'il recueille de l'information; (iii) qu'il a obtenu de l'information en promettant la confidentialité (transcription, p. 42). Selon elle, l'immunité testimoniale contre la divulgation de la source est alors garantie par la Constitution, à moins que le ministère public réussisse à démontrer, par ce que l'ACLC appelle [traduction] « une analyse de fond en comble en application de l'article premier » (p. 45), qu'un intérêt public prépondérant lié aux faits s'y oppose. Elle s'appuie sur Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, qui a reconnu l'importance de la liberté d'expression même lorsque la garantie d'un procès équitable est en cause. L'ALCCB fait valoir des arguments semblables, qui découlent selon elle des motifs dissidents de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Lessard.
[38] La position de l'ACLC et de l'ALCCB repose sur la prémisse que la protection des sources confidentielles devrait être traitée comme s'il s'agissait d'un droit ou d'une liberté expressément visé par la Charte. Or, ce n'est pas le cas. C'est la liberté d'expression qui est garantie à l'al. 2b). Même si elle n'est pas expressément mentionnée à l'al. 2b), la collecte de l'information fait implicitement partie de la publication de l'information. Cependant, il existe de nombreuses façons de recueillir l'information et j'estime que la thèse selon laquelle chacune d'elles (y compris le recours à des sources secrètes) serait protégée par la Constitution pousse l'argument trop loin. La pratique qui consiste à rémunérer les sources est aussi une méthode courante de collecte de l'information, mais rares sont ceux qui diraient que cette méthode devrait également être consacrée dans la Constitution. Les journalistes n'hésitent pas à utiliser des micros longue portée, des téléobjectifs ou des appareils électroniques permettant d'entendre et de voir ce qui est censé être privé (comme le budget du ministre des Finances de l'époque, M. Marc Lalonde, qui avait dû être modifié parce qu'un caméraman avait filmé des extraits de documents budgétaires secrets sur le bureau du ministre). De telles techniques sont peut‑être importantes pour les journalistes (qui, contrairement aux poursuivants, ne disposent pas du pouvoir de sommation), mais ce n'est pas parce qu'elles le sont qu'elles sont protégées par la Constitution.
[39] Les tribunaux ont hésité à élever les immunités testimoniales au rang de protections constitutionnelles. Même le secret professionnel de l'avocat, l'un des privilèges les plus anciens et les plus puissants reconnus dans notre jurisprudence, est en général considéré comme une « règle de droit fondamentale et substantielle » (R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 17), plutôt que comme une règle « constitutionnelle », et ce, même si le secret professionnel de l'avocat découle et est empreint des valeurs qui sous‑tendent l'art. 7 de la Charte.
[40] La reconnaissance d'une telle immunité « constitutionnelle » suscite des objections convaincantes. Comme l'a récemment souligné la Cour dans Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, la protection accordée à la liberté d'expression ne se limite pas aux « médias traditionnels », mais elle est accordée à « chacun » (aux termes de l'al. 2b) de la Charte), soit à quiconque décide d'exercer sa liberté d'expression sur des questions d'intérêt public, que ce soit en bloguant ou en microbloguant, en criant les « nouvelles » aux passants ou en publiant un article dans un journal national. Conférer une immunité constitutionnelle aux interactions entre un groupe de rédacteurs et d'orateurs aussi hétérogène et mal défini et toute « source » que ces derniers estiment digne d'une promesse de confidentialité, assortie des conditions qu'ils déterminent (ou, comme en l'espèce, modifient rétrospectivement), aurait pour effet de miner considérablement l'application de la loi et d'autres valeurs constitutionnelles, comme le respect de la vie privée.
[41] Le droit doit offrir une solide protection contre la divulgation forcée de l'identité des sources secrètes dans les situations qui le requièrent, mais l'histoire du journalisme au pays démontre que l'objectif de l'al. 2b) peut être atteint sans qu'il soit nécessaire de reconnaître implicitement une immunité constitutionnelle. Ainsi, une ordonnance judiciaire visant à forcer la divulgation d'une source secrète ne va généralement pas à l'encontre de l'al. 2b). Par conséquent, point n'est besoin, pour trancher cet aspect du pourvoi, d'examiner la question de la justification au sens de l'article premier.
(2) Le modèle du privilège générique
[42] En common law, un privilège est soit générique (p. ex. le secret professionnel de l'avocat) soit reconnu au cas par cas. Dans le cas d'un privilège générique, l'important n'est pas tant le contenu de la communication que la protection du genre de relation. En principe, une fois que la relation nécessaire est établie entre la partie qui se confie et celle à qui elle se confie, les renseignements ainsi confiés sont présumés confidentiels par application du privilège, sans égard aux circonstances. Le privilège générique déroge nécessairement à la recherche judiciaire de la vérité et ne dépend pas des faits de l'espèce. Suivant la jurisprudence, sans cette confidentialité générale, il serait impossible de donner au client de l'avocat ou à l'indicateur de police la garantie nécessaire pour qu'il puisse faire ce que l'administration de la justice exige de lui. Le droit reconnaît très peu de « privilèges génériques » et le juge en chef Lamer a dit ce qui suit en rejetant l'existence d'un privilège générique relatif aux communications entre ministre du culte et fidèle dans R. c. Gruenke, [1991] 3 R.C.S. 263 :
À moins que l'on puisse dire que les raisons de principe justifiant l'existence d'un privilège générique en matière de communications religieuses sont aussi sérieuses que les raisons de principe qui sous‑tendent le privilège générique en matière de communications entre l'avocat et son client, il n'y a aucun motif de s'écarter du « principe premier » fondamental selon lequel tous les éléments de preuve pertinents sont admissibles jusqu'à preuve du contraire. [p. 288]
Il est probable qu'à l'avenir, tout nouveau privilège « générique » sera créé, le cas échéant, par une intervention législative.
[43] La Cour n'a jamais reconnu le privilège du secret des sources des journalistes comme un privilège générique (Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572) et des tribunaux d'autres ressorts de common law avec lesquels nous avons de grandes affinités l'ont rejeté. Les raisons en sont simples. La première tient à l'immense diversité et au niveau variable de professionnalisme (ou de non‑professionnalisme) des personnes qui, de nos jours, « recueillent » et « publient » des informations qu'elles disent avoir obtenues de sources secrètes. Contrairement aux avocats, les journalistes ne sont assujettis à aucun processus d'agrément officiel pour exercer leur profession et ils n'appartiennent à aucune organisation professionnelle (comme le barreau) ayant pour fonction de régir la conduite de ses membres et de veiller au respect de normes professionnelles. De plus, compte tenu de la fourchette d'activités définies dans l'arrêt Grant c. Torstar comme relevant du journalisme, une telle organisation pourrait difficilement voir le jour.
[44] Une deuxième difficulté consiste à déterminer quels sont les droits et les immunités dont bénéficient respectivement le journaliste et la source à laquelle on a promis la confidentialité. Il est déjà arrivé que des sources secrètes sortent de l'ombre de leur propre gré (comme dans l'affaire St. Elizabeth Home) avec ou sans le consentement du journaliste. Doit‑on accorder au journaliste le droit de s'y opposer au motif, par exemple, que des « méthodes » et des « réseaux journalistiques » risquent d'être révélés? Je ne crois pas qu'une telle restriction servirait en général l'intérêt public à la recherche de la vérité. En revanche, la source ne saurait être considérée comme le bénéficiaire du privilège si, comme en l'espèce, le journaliste se réserve unilatéralement le droit de révéler son identité dans le cas où, à ses yeux, les conditions de la promesse de confidentialité n'auraient pas été respectées. En ce qui a trait au secret professionnel de l'avocat, le client est sans contredit le bénéficiaire du privilège. Faut‑il conclure que le privilège journalistique est l'apanage à la fois du journaliste et de la source secrète? Dans l'affirmative, qu'arrive‑t‑il s'ils ont un différend? Il est particulièrement important, lorsqu'il s'agit d'un privilège générique, que tous les participants connaissent les règles dès le départ pour pouvoir agir en conséquence.
[45] Troisièmement, aucun critère pratique n'a été proposé pour définir les circonstances entraînant la création ou la perte de l'immunité revendiquée. La preuve révèle des pratiques journalistiques qui varient considérablement quant aux conditions relatives à la conclusion d'ententes de confidentialité valables. En effet, de nombreux organes de presse exigent de leurs journalistes qu'ils consultent un directeur de la rédaction avant de faire une telle promesse. D'autres, comme le National Post, ne l'exigent pas. Quels critères serviraient à déterminer si un privilège générique s'applique? Les différents codes d'éthique des médias se contredisent. En l'espèce, M. McIntosh avait d'abord consenti [traduction] « une promesse générale et inconditionnelle de confidentialité pour protéger l'identité de X et de Y » (affidavit de M. McIntosh, par. 156 (je souligne)), mais il a par la suite assorti cette promesse d'une condition importante. Il l'a modifiée rétroactivement de sorte qu'elle soit valide tant qu'il croirait personnellement « que [X] n'avait pas fourni le document dans le but délibéré de [l']induire en erreur » (par. 227). Selon M. McIntosh, sa source secrète a acquiescé à cette modification, mais elle ne jouissait pas d'un grand pouvoir de négociation à ce moment‑là, puisqu'elle avait déjà transmis les documents aux appelants. Quelles limites restreignent la modification rétroactive de la promesse donnée par le journaliste? La source secrète doit‑elle consentir à la modification? L'argument des médias soulève plus de questions qu'il n'apporte de solutions à propos de l'étendue et de l'application du privilège générique revendiqué.
[46] Quatrièmement, bien qu'un privilège, quel qu'il soit, ait pour effet de nuire à la recherche de la vérité, et de créer de ce fait un risque d'injustice pour les personnes dont l'intérêt est opposé à l'intérêt de celui qui l'invoque, un privilège générique est plus rigide qu'un privilège reconnu au cas par cas. Il n'est pas possible de le redéfinir aussi librement pour l'adapter aux circonstances.
[47] Au Royaume‑Uni, les journalistes ne jouissent d'aucun privilège générique issu de la common law : Ashworth Hospital Authority c. MGN Ltd., [2002] UKHL 29, [2002] 1 W.L.R. 2033. Il en est de même en Australie, voir McGuinness c. Attorney‑General of Victoria (1940), 63 C.L.R. 73, et John Fairfax & Sons Ltd. c. Cojuangco (1988), 165 C.L.R. 346. Aux États‑Unis, le juge Powell, dans son opinion concordante dans l'affaire Branzburg c. Hayes, 408 U.S. 665 (1972), qui a présenté le rejet par la majorité d'un privilège journalistique fondé sur le Premier Amendement sous son jour le plus positif du point de vue des médias, a rejeté l'argument du privilège générique sans toutefois écarter la possibilité d'un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas :
[traduction] . . . si le journaliste est appelé à fournir des renseignements qui n'ont qu'un lien indirect et ténu avec l'objet de l'enquête, ou s'il a d'autres raisons de croire que son témoignage met en cause ses relations avec des sources confidentielles sans qu'il y ait nécessité légitime en ce qui concerne l'application de la loi, il pourra présenter une requête en annulation au tribunal, et une ordonnance de confidentialité pourrait être rendue. La revendication du privilège devrait être appréciée en fonction des faits, par la recherche d'un juste équilibre entre la liberté de la presse, d'une part, et l'obligation pour tous les citoyens de témoigner sur un comportement criminel, d'autre part. La conciliation au cas par cas de ces intérêts constitutionnels et sociétaux d'importance capitale concorde avec la méthode éprouvée traditionnellement utilisée pour statuer sur de telles questions. [Je souligne; p. 710.]
[48] Au Royaume‑Uni, le privilège relatif aux sources secrètes des journalistes est maintenant régi par la Contempt of Court Act 1981 (R.-U.), 1981, ch. 49. Le législateur y a créé une présomption d'immunité qui s'applique dans certaines circonstances, mais qui peut être réfutée pour des motifs précis. L'article 10 prévoit ce qui suit :
[traduction] Aucun tribunal ne peut ordonner à une personne de dévoiler, et nul ne peut être reconnu coupable d'outrage au tribunal pour avoir refusé de dévoiler, l'identité de la source des renseignements contenus dans une publication dont il est responsable, à moins qu'il ne soit établi, de l'avis du tribunal, que la divulgation est nécessaire dans l'intérêt de la justice, de la sécurité nationale ou de la prévention des troubles et du crime.
Des lois offrant des protections semblables ont été adoptées par plusieurs États américains. En Australie, une loi fédérale et une loi de la Nouvelle‑Galles du Sud garantissent la confidentialité des sources. La Nouvelle‑Zélande a adopté une loi de ce genre en 2006.
[49] Au Canada, un certain nombre de projets de loi ont été étudiés tant au fédéral qu'au provincial, mais aucun n'a été adopté.
(3) Modèle du privilège fondé sur les circonstances de chaque cas
[50] Les appelants eux‑mêmes préconisent une pondération des intérêts fondée sur le test du professeur Wigmore pour établir la confidentialité en common law, comme il est énoncé dans McClure, par. 29, M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, par. 30, Gruenke, p. 289‑290, et Slavutych c. Baker, [1976] 1 R.C.S. 254, p. 261. Ce privilège s'inspirerait de la liberté d'expression garantie par la Charte et des droits « de la presse et des autres moyens de communication ». Il est bien établi que la common law peut évoluer pour refléter les valeurs consacrées dans la Charte : SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 603; Ryan, par. 21.
[51] Comme je l'ai déjà signalé, l'arrêt Gruenke portait sur la confidentialité des communications entre ministre du culte et fidèle ou, en termes plus généraux, sur les « communications religieuses » (p. 290-291). Tout comme la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte est invoquée à l'appui du présent pourvoi, la liberté de conscience et de religion garantie par l'al. 2a) servait de fondement à la revendication dans Gruenke. Malgré la protection que la Constitution accorde à la liberté de religion, la Cour a nié l'existence d'un privilège générique, mais elle a retenu la synthèse faite par le professeur Wigmore de situations très diverses dans lesquelles un privilège a été reconnu au cas par cas. Le droit y trouve un mécanisme suffisamment flexible pour soupeser et mettre en balance les intérêts publics contradictoires, selon le contexte.
[52] Dans le cas de la protection des sources secrètes des journalistes, le privilège fondé sur les circonstances de chaque cas, s'il est établi au vu des faits, ne s'applique pas nécessairement qu'au témoignage, c.‑à‑d. au moment où le journaliste est contraint à témoigner devant un tribunal judiciaire ou administratif. La protection offerte peut déborder la simple règle de preuve. Sa portée dépend de l'intérêt public auquel elle doit son existence. Elle peut, dans certains cas, être opposable à la délivrance ou à l'exécution d'un mandat de perquisition, comme dans l'affaire O'Neill c. Canada (Attorney General) (2006), 213 C.C.C. (3d) 389 (C.S.J. Ont.). Le privilège fondé sur les circonstances de chaque cas peut être absolu ou partiel et sa portée dépend, comme son existence même, d'une analyse effectuée au cas par cas (Ryan, par. 18).
[53] Le test ou « critère de Wigmore » comporte quatre volets qui peuvent se résumer comme suit dans le contexte qui nous occupe. Premièrement, les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l'assurance que l'identité de l'informateur ne serait pas divulguée. Deuxièmement, le caractère confidentiel doit être essentiel aux rapports dans le cadre desquels la communication est transmise. Troisièmement, les rapports doivent être des rapports qui, dans l'intérêt public, devraient être « entretenus assidûment », adverbe qui évoque l'application constante et la persévérance (selon le New Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (6e éd. 2007), vol. 2, p. 2755, le terme anglais « sedulous[ly] » utilisé par Wigmore signifie : « diligent[ly] [. . .] deliberately and consciously »). Enfin, si toutes ces exigences sont remplies, le tribunal doit déterminer si, dans l'affaire qui lui est soumise, l'intérêt public que l'on sert en soustrayant l'identité à la divulgation l'emporte sur l'intérêt public à la découverte de la vérité. Voir Wigmore on Evidence (rév. McNaughton 1961), vol. 8, § 2285; Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (3e éd. 2009), par. 14.19 et suiv.; D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 254‑259. De plus, le juge en chef Lamer, dans Gruenke, a fait le commentaire suivant :
Cela veut dire non pas que le critère de Wigmore est maintenant « gravé dans la pierre », mais plutôt que ces considérations constituent un cadre général à l'intérieur duquel des considérations de principe et les exigences en matière de recherche des faits peuvent être évaluées et comparées en fonction de leur importance relative dans l'affaire particulière soumise à la cour. [p. 290]
[54] Il est intéressant de noter que le professeur Wigmore lui‑même n'était pas en faveur d'un privilège du secret des sources des journalistes. Une mesure législative visant à prévoir une telle protection dès 1923 au Maryland lui semblait [traduction] « tout aussi déplorable sur le plan du fond que grossière sur le plan de la forme ». À l'égard de cette mesure, il a prédit (à tort) : [traduction] « elle demeurera sans doute un cas isolé » (Wigmore on Evidence (2e éd. 1923), vol. 5, § 2286, no 7).
[55] Toutefois, la presse a bien évolué depuis l'époque du professeur Wigmore. Le rôle du journalisme d'enquête s'est élargi au fil des ans pour combler ce qui a été décrit comme un déficit démocratique dans la transparence et l'obligation redditionnelle de nos institutions publiques. La nécessité de mettre aussi au jour, à la faveur d'un examen public, les facettes obscures de certaines institutions privées ressort de l'allusion aux délits commis par des entreprises, faite par la juge Benotto, dans la liste reproduite précédemment au par. 28. Le test du professeur Wigmore fournit un cadre pratique pour apprécier, au gré des changements de la société, les intérêts à la liberté d'expression et à l'administration de la justice, qui s'opposent parfois, ainsi que d'autres valeurs d'intérêt public. Il offre ainsi la souplesse nécessaire et une occasion propice à l'évolution, qui est indispensable au bon fonctionnement de la common law.
C. Dans une analyse au cas par cas, quels éléments doivent être établis et à qui en incombe le fardeau?
[56] Les deux premiers volets du test de Wigmore ne suscitent guère de débat. Les médias conviennent qu'un privilège ne peut être invoqué que si la communication est faite expressément sous le sceau de la confidentialité. Le professeur Wigmore s'intéressait au caractère confidentiel du contenu même de la communication (qui n'est pas en jeu en l'espèce, car le journaliste et sa source souhaitaient tous les deux rendre public le contenu de la communication). Or, je pense que le raisonnement qui sous‑tend le test de Wigmore pourrait s'appliquer tout autant à une nouvelle fin, c'est‑à‑dire lorsqu'il s'agit de maintenir secrète l'identité de la source. Deuxièmement, l'exigence de confidentialité est la raison d'être de l'existence du privilège. Si la source n'insiste pas pour faire de la confidentialité une condition préalable à la divulgation, aucune promesse de confidentialité n'est faite et le privilège n'existe pas. Les journalistes préfèrent de toute façon pouvoir citer leurs sources pour que les lecteurs ou les auditeurs puissent en apprécier la crédibilité.
[57] Le troisième volet du test (selon lequel les rapports source‑journaliste devraient, dans l'intérêt public, être « entretenus assidûment ») offre une certaine souplesse à la cour appelée à évaluer le cas de différentes sources et de différents types de « journalistes ». Ainsi, il se peut qu'on accorde un poids différent à la relation entre une source et un blogueur qu'à celle qu'entretiennent une source et un journaliste professionnel comme M. McIntosh, qui est tenu à une obligation redditionnelle beaucoup plus rigoureuse au sein de son organe de presse. Nul besoin d'analyser ces distinctions en détail puisque les appelants ont, à mon avis, prouvé que le rapport entre un journaliste professionnel et ses sources secrètes est une relation qui doit généralement être « assidûment » entretenue, et aucune raison convaincante n'a été avancée pour atténuer l'importance, pour le public, des rapports entre M. McIntosh et sa ou ses sources dans la présente affaire.
[58] C'est donc le quatrième volet du test de Wigmore qui sera le plus déterminant. Une fois établie l'importance pour le public des rapports en question, le tribunal doit mettre en balance la protection de ces rapports et tout autre intérêt public opposé, comme la tenue d'une enquête sur un crime précis (ou la sécurité nationale, la sécurité publique ou une autre considération intéressant le bien collectif).
[59] Cette analyse est guidée par l'objectif d'une certaine proportionnalité dans la recherche d'un équilibre entre les intérêts qui s'opposent.
[60] Les appelants font valoir qu'une fois les trois premiers volets du test de Wigmore établis, il revient au ministère public (ou à toute autre partie cherchant à obtenir la divulgation) de démontrer pourquoi, suivant la prépondérance des probabilités, il y a lieu d'ordonner la divulgation (mémoire, par. 62). D'après eux, cela est d'autant plus vrai dans le contexte d'une demande de mandat de perquisition parce que, devant le tribunal, l'État agit à titre de poursuivant et le média à titre de simple observateur du crime. En fait, en l'espèce, le média est en un sens la victime intermédiaire du crime reproché (mais il n'a pas porté plainte). La véritable cible du crime était le premier ministre de l'époque. Cet argument relatif au fardeau de la preuve, qui nous fait faire trois pas en avant, puis un pas en arrière, n'est pas convaincant parce qu'il suppose que le privilège prend naissance après la troisième étape et que son existence peut ensuite être réfutée par la partie adverse à la quatrième étape. Or, ce n'est pas le cas. Jusqu'à ce que le média ait satisfait aux quatre volets du test de Wigmore, aucun privilège ne protège la source du journaliste. Il existe une présomption selon laquelle toute preuve est admissible et le tribunal peut en ordonner la production. C'est le média qui affirme que l'intérêt public à ce que sa source soit protégée l'emporte sur l'intérêt public à ce qu'une enquête criminelle soit menée à bien. Il lui incombe donc d'en faire la preuve. Cela étant dit, à mon avis, le fardeau de la preuve jouera rarement un rôle décisif à la quatrième étape où « [i]l s'agit essentiellement de faire preuve de bon sens et de discernement » (Ryan, par. 32).
[61] On mettra en balance (entre autres, bien sûr), d'un côté, la nature et la gravité de l'infraction faisant l'objet de l'enquête et la valeur probante des éléments que l'on cherche à obtenir et, de l'autre côté, l'intérêt public à ce que la promesse de confidentialité faite par un journaliste soit respectée. Le ministère public soutient que la seule existence d'un crime suffit pour annuler un privilège, mais il s'agit là d'une généralisation outrancière. L'affaire des documents du Pentagone (Pentagon Papers) découle de circonstances constituant une infraction et pourtant, de nos jours, rares sont ceux qui douteraient qu'il n'était pas dans le plus grand intérêt public de faire connaître la vérité.
[62] Le but sous‑jacent de l'enquête, qui ressort objectivement des circonstances, est aussi un facteur pertinent à la quatrième étape. Lorsque le reportage d'enquête vise des gens au pouvoir, il ne serait pas surprenant que ces derniers, y compris la police, souhaitent riposter. Dans certaines circonstances, par exemple, il se peut que l'enquête criminelle vise à faire taire la source secrète de façon injustifiée et, dans de tels cas, le tribunal peut refuser d'ordonner la communication. Ainsi, dans O'Neill, une enquête a été menée sous le régime de la Loi sur la protection de l'information pour identifier la source secrète ayant divulgué clandestinement des renseignements à une journaliste de l'Ottawa Citizen. La juge Ratushny, qui siégeait en révision, a conclu que la GRC avait demandé le mandat de perquisition dans le but d'intimider la journaliste et de l'inciter à divulguer ses sources. Les policiers s'attendaient peut‑être à ce que l'exécution du mandat puisse avoir pour effet de décourager la journaliste de publier d'autres renseignements sur une affaire gênante tant pour la police que pour le gouvernement (par. 154). Dans une situation comme celle‑là, même une demande de remise d'éléments de preuve matérielle mettant au jour l'identité de la source secrète pourrait bien être refusée. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Le prétendu faux n'a rien à voir avec la dénonciation d'irrégularités. Sur le plan de la découverte de la vérité, la « divulgation clandestine » d'un document contrefait compromet, au lieu d'aider, la réalisation de l'objectif du privilège revendiqué par les médias dans l'intérêt public.
[63] Dans le cadre de la mise en balance de l'intérêt public à la divulgation et de l'intérêt public à la confidentialité, ni le journaliste, ni la source secrète ne « possède » pour ainsi dire le privilège. Par conséquent, lorsqu'une source secrète décide de lever le voile de l'anonymat, pour quelque raison que ce soit, l'intérêt public ne justifie plus que les rapports confidentiels soient « entretenus assidûment » et leur préfère la transparence et la recherche de la vérité. En pareil cas, le journaliste ne disposerait d'aucun moyen pour empêcher la source de révéler sa propre identité. Par ailleurs, lorsqu'un journaliste détermine qu'il n'est plus lié par l'entente de confidentialité (comme si, en l'espèce, M. McIntosh avait conclu que la source avait transmis les documents bancaires contrefaits dans le but délibéré d'induire le National Post en erreur et ne pouvait ainsi plus, selon le journaliste, bénéficier d'une protection), la balance penche également en faveur de la divulgation. Le privilège a pour fonction de faciliter la liberté d'expression des médias ainsi que de leurs lecteurs et auditeurs. Dès que le journaliste est d'avis que les rapports avec une certaine source ne devraient plus être entretenus « assidûment », le fondement du privilège invoqué disparaît. Dans ce cas, il n'est plus dans l'intérêt public que l'identité demeure secrète. Toutefois, il se peut bien sûr que la source dispose d'un recours de droit privé en common law, notamment pour rupture de contrat ou abus de confiance. De tels recours n'ont pas été plaidés dans le présent pourvoi.
[64] En résumé, à la quatrième étape, le tribunal soupèse la preuve appuyant les deux thèses (complétée par les faits admis d'office et ceux qui relèvent du bon sens, du discernement et de la prise en compte de la « situation très particulière des médias »). L'intérêt public à la liberté d'expression joue toujours un grand rôle dans la pondération. Bien que les sources confidentielles ne jouissent pas d'une protection constitutionnelle, leur rôle est étroitement lié à celui de la « liberté de la presse et des autres moyens de communication » et l'importance qu'on lui accorde est à l'avenant. Cependant, je le répète, c'est la partie qui revendique le privilège qui assume en définitive le risque de non‑persuasion à chacune des quatre étapes.
[65] À ce stade‑ci, il est important de se rappeler qu'il y a une grande différence entre l'immunité testimoniale contre la divulgation forcée des sources secrètes et la rétention d'éléments de preuve matérielle et pertinente par les médias. Si un client entre dans le cabinet d'un avocat et dépose sur son bureau l'arme du crime couverte d'empreintes digitales et génétiques, l'avocat n'est pas autorisé en droit à ne pas la remettre au nom du secret professionnel et ce, malgré la protection exhaustive que le droit accorde aux rapports entre un avocat et son client. La cour a confirmé ce principe dans l'affaire R. c. Murray (2000), 144 C.C.C. (3d) 289 (C.S.J. Ont.), concernant un avocat accusé d'avoir caché l'existence des bandes vidéo montrant des agressions sexuelles. Les journalistes ne bénéficient pas eux non plus d'un droit général de retenir un élément de preuve matérielle, même si la production de cet élément risque de révéler l'identité d'une source confidentielle. L'immunité, lorsqu'elle s'applique, est liée aux faits de l'espèce.
[66] Après l'audition du présent pourvoi, l'avocat des appelants nous a fourni une copie de la décision récente de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'affaire Financial Times Ltd. c. The United Kingdom, [2009] ECHR 2065 (BAILII), où une société s'est finalement vu nier l'accès à des documents provenant d'une source confidentielle. Dans cette affaire, la demanderesse Interbrew, une brasserie belge, a intenté des poursuites civiles au Royaume‑Uni en vue d'obtenir des médias des documents divulgués clandestinement et qui, disait‑elle, avaient été falsifiés de manière à laisser entendre qu'elle était sur le point de faire une offre publique d'achat visant South African Breweries. Les renseignements qualifiés de trompeurs ont été publiés dans les médias. La valeur des actions d'Interbrew a par la suite chuté. Interbrew a cherché à obtenir une ordonnance enjoignant au Financial Times et à d'autres journaux de communiquer les documents en question parce qu'il était nécessaire qu'elle en identifie la « source » pour intenter une action civile pour abus de confiance contre la ou les personnes inconnues. La Cour d'appel d'Angleterre a confirmé l'ordonnance de communication au motif que la [traduction] « fuite relativement peu importante » avait néanmoins pour objectif de « causer un maximum de dégâts » ([2002] EWCA Civ. 274 (BAILII), par. 54-55 (autorisation d'appel refusée, Chambre des lords, 9 juillet 2002)) et donc qu'il s'agissait manifestement d'un cas où l'« intérêt de la justice » écartait l'application du privilège du secret des sources des journalistes selon la loi du Royaume‑Uni intitulée Contempt of Court Act 1981. La Cour européenne des droits de l'homme était de l'avis contraire. À l'opposé du demandeur visé dans l'arrêt antérieur de la Cour européenne des droits de l'homme Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, la demanderesse Interbrew n'avait pas demandé d'injonction au Royaume‑Uni pour empêcher la publication (c.‑à‑d. qu'elle n'avait pas exercé les autres recours dont elle disposait pour prévenir le préjudice). Interbrew n'avait pas non plus réussi à démontrer qu'elle ne pouvait compter sur d'autres sources pour obtenir des renseignements sur l'identité de l'auteur de la fuite (par. 69). Le principe des « autres sources » est reconnu en droit canadien depuis l'arrêt Re Pacific Press Ltd. and The Queen (1977), 37 C.C.C. (2d) 487 (C.S.C.‑B.), tout comme il l'est au Royaume‑Uni. Voir également John c. Express Newspapers, [2000] 3 All E.R. 257 (C.A.). Dans l'affaire Financial Post, il n'avait même pas été clairement établi que les documents divulgués clandestinement avaient été « falsifiés ».
[67] Par contre, dans Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays‑Bas, C.E.D.H., no 38224/03, 31 mars 2009, la cour a confirmé la saisie par la police d'un CD‑ROM auprès du magazine néerlandais Autoweek qui avait photographié une course de rue illégale après avoir promis la confidentialité aux participants. La cour a reconnu l'effet potentiellement paralysant d'une saisie et de la rupture de la promesse de confidentialité, mais elle a néanmoins dit :
Il n'en résulte toutefois pas forcément que les autorités se trouvent dans tous les cas empêchées de requérir pareille remise; la réponse à cette question dépend des faits de la cause. En particulier, il n'est pas interdit aux autorités internes de mettre en balance les intérêts servis par la poursuite des infractions et ceux servis par la protection des sources journalistiques; parmi les éléments à prendre en compte à cet égard figurent la nature et la gravité des infractions en cause, la nature et le contenu précis des informations demandées, la disponibilité d'autres moyens d'obtenir les informations en question et les modalités selon lesquelles les autorités peuvent se procurer et utiliser les éléments concernés. [par. 57]
Cette interprétation s'apparente tout à fait à la quatrième étape du test de Wigmore.
[68] Je suis donc d'avis que la jurisprudence de Strasbourg n'aide guère les appelants en l'espèce. Tant l'arrêt Goodwin que l'arrêt Financial Times concernaient des documents internes confidentiels divulgués clandestinement aux médias par des dénonciateurs d'irrégularités. Ni l'un ni l'autre ne portaient sur des poursuites criminelles. Il s'agissait dans les deux cas d'actions privées intentées devant les tribunaux du Royaume‑Uni, dans lesquelles, selon la Cour européenne des droits de l'homme, les sociétés demanderesses n'avaient pas établi l'existence d'un intérêt public l'emportant sur l'intérêt public à la liberté d'expression. L'affaire Sanoma se rapproche davantage de celle dont nous sommes saisis. Certes, aux yeux de la Cour européenne, le privilège du secret des sources des journalistes tire son origine de l'art. 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, mais il ne saurait en être autrement puisque c'est cette dernière qui lui confère sa compétence. Pour les raisons déjà mentionnées, j'estime que la protection des sources des journalistes repose non pas sur l'al. 2b) de la Charte, mais plutôt sur le privilège de common law qui le sous‑tend.
[69] En définitive, aucun journaliste ne peut donner une garantie de confidentialité absolue à l'une de ses sources. Une telle entente est toujours assortie d'un risque que l'identité de la source soit dévoilée. Il ne sera possible de connaître l'étendue véritable du risque qu'au moment où le privilège sera revendiqué, lorsque toutes les circonstances seront connues et pourront être soupesées. Cela signifie notamment qu'une source qui profite de l'anonymat pour verser de façon malveillante des renseignements dans le domaine public pourrait être tenue de rendre des comptes. On en trouve un bon exemple dans les faits récents survenus aux États‑Unis concernant la journaliste du New York Times, Judith Miller, et les poursuites engagées par la suite contre sa source secrète, le secrétaire général du vice‑président, Lewis « Scooter » Libby, après qu'il eut « divulgué » l'identité de l'agente de la CIA, Valerie Plame : In re Grand Jury Subpoena, Judith Miller, 397 F.3d 964 (D.C. Cir. 2005), p. 968‑972. Le principe simpliste selon lequel il est toujours dans l'intérêt public de préserver la confidentialité des sources secrètes est démenti par de telles affaires survenues récemment dans le domaine journalistique.
D. Les éléments d'un privilège fondé sur les circonstances de chaque cas ont‑ils été établis au vu du dossier amplifié dont disposait la juge siégeant en révision relativement à la rétention des éléments de preuve matérielle?
[70] La preuve montre que la communication entre M. McIntosh et la source Y portant sur les rapports entre le premier ministre et la BDC s'est faite sous le sceau de la confidentialité. Sans garantie de confidentialité, les renseignements initiaux concernant les échanges entre la BDC et M. Chrétien n'auraient pas été fournis. Deuxièmement, la garantie de confidentialité était un élément essentiel de la relation : n'eût été de celle‑ci, il n'y aurait eu ni divulgation ni relation. Troisièmement, comme il importe que les journalistes d'enquête puissent s'enquérir des conflits d'intérêts potentiels des décideurs au plus haut niveau du gouvernement, la relation entre les appelants et leurs sources secrètes devrait, de façon générale, être « entretenue assidûment ». Dans son témoignage, M. McIntosh a dit croire à la sincérité de sa source qui nie être impliquée dans les infractions. La transparence et l'obligation redditionnelle du gouvernement sont des questions d'une importance fondamentale pour le public. En l'espèce, les divulgations concernaient une controverse publique portant sur les rapports du premier ministre avec des promoteurs privés qui cherchaient à obtenir des prêts d'une banque fédérale. Il ne fait pas de doute qu'il était dans l'intérêt public que cette controverse soit révélée, peu importe que, tout compte fait, elle s'avère fondée ou non.
[71] Passons maintenant à la « pondération » de la quatrième étape du test de Wigmore. Selon M. McIntosh lui‑même, le prétendu crime était « grave ». Certes, le fait de divulguer des écritures bancaires falsifiées dans le but d'« établir » l'existence d'un conflit flagrant d'intérêts financiers impliquant le premier ministre personnellement et mettant en jeu des fonds publics est suffisamment grave pour justifier amplement la décision de la police d'enquêter sur les allégations criminelles dans les limites de sa compétence et de ses ressources.
[72] La source elle‑même, lors d'une conversation avec M. McIntosh, a été la première à qualifier de plausible la possibilité concrète d'obtenir, à partir de l'enveloppe, des éléments de preuve, notamment sous forme d'empreinte génétique, qui permettraient de l'identifier. Cela laisse croire que la source elle‑même pensait qu'une analyse criminalistique risquait de faire avancer l'enquête à son détriment. En dépit de tout le reste, nous ne savons pas quels autres éléments de preuve la police détient (si elle en détient) ni quelle est la personne dont elle tente d'associer l'ADN à l'échantillon prélevé. Bien qu'il soit approprié à la quatrième étape du test de Wigmore d'évaluer la valeur probante éventuelle de la preuve recherchée, la juge siégeant en révision n'aurait pas dû anticiper l'enquête criminalistique en en préjugeant apparemment le résultat en ces termes : [traduction] « La divulgation ne fera que très peu, voire aucunement, progresser l'enquête » (par. 79) sans d'abord tenir compte de tous les facteurs pertinents dans son évaluation.
[73] Ma collègue, la juge Abella, partage le pessimisme de la juge Benotto à l'égard du résultat de l'analyse criminalistique en l'espèce. Toutefois, la juge Benotto, siégeant en révision, semble s'être surtout intéressée aux empreintes digitales, et non au bien‑fondé d'une analyse génétique. Or, l'analyse génétique peut produire des résultats même dans des circonstances très peu prometteuses (comme l'a démontré l'affaire de Guy Paul Morin, qui a été innocenté). Il ne saurait être acceptable que le laboratoire judiciaire de la GRC soit empêché d'appliquer des méthodes d'analyse bien établies à des éléments de preuve matérielle directement liés à un crime grave simplement parce que l'analyse pourrait, au bout du compte, se révéler infructueuse. Je souscris à l'opinion de la Cour d'appel de l'Ontario selon laquelle la juge siégeant en révision a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable dans les circonstances.
[74] De plus, supposons que la juge Benotto et ma collègue, la juge Abella, ont raison d'être sceptiques au sujet du résultat de l'analyse criminalistique et que l'enveloppe ne révélera très probablement pas l'identité de la ou des sources secrètes de M. McIntosh. Le tribunal devrait alors mettre en balance le faible intérêt public à la protection d'une identité qui ne sera vraisemblablement pas divulguée et le fort intérêt public à la production d'un élément de preuve matérielle de l'infraction. Même de ce point de vue différent, le préjudice qui risque de résulter de la divulgation ne l'emporte pas sur l'intérêt public à ce que l'enquête criminelle soit menée à bien.
[75] De l'opinion de la juge Abella, il n'existe « aucun lien entre l'enveloppe, les documents, l'identité de X et le prétendu faux, et cette absence de lien est fatale » (par. 134). Cette conclusion dépend de la crédibilité du récit de X, qui nie être l'auteur du faux et prétend plutôt avoir reçu le document en toute innocence et l'avoir transmis à M. McIntosh de bonne foi. Je ne pense pas que la police doive tenir pour avérée la version des faits donnée par X et rapportée par M. McIntosh, qui est aussi une partie intéressée dans l'issue du litige. La police estime qu'il existe des motifs raisonnables de croire que des écritures sur le document bancaire ont été contrefaites et les trois tribunaux d'instance inférieure ont retenu cette hypothèse. À mon avis, la police n'est pas plus tenue de mettre fin à son enquête sur un élément de preuve matérielle sur la foi des déclarations anonymes, non corroborées et disculpatoires de X qu'elle n'est tenue d'ajouter foi aux dénégations de tout autre témoin potentiel, à plus forte raison quand ce dernier pourrait être aussi l'auteur du crime.
[76] Je reconnais, bien sûr, qu'il faut examiner la transmission problématique d'un document par X en tenant compte du fait qu'il avait déjà transmis une série de renseignements et de documents qui se sont avérés authentiques. Malgré tout, il ressort d'un passage de la déclaration du caporal Gallant cité par la juge Abella, au par. 137, qu'il n'avait aucune raison de croire que ce que X avait dit cette fois était vrai. Il n'était pas non plus tenu d'agir comme si c'était vrai. La dénégation de toute participation à une activité criminelle, reçue directement de son auteur ou rapportée par quelqu'un d'autre, ne constitue pas une raison suffisante pour mettre un terme à une enquête sur une infraction grave, même si c'est un organe de presse qui est la cible intermédiaire (et non la cible ultime) du prétendu crime.
[77] Reconnaissant la gravité de la situation, M. McIntosh dit avoir mentionné à sa source qu'en dépit du fait qu'il avait préalablement consenti [traduction] « une promesse générale et inconditionnelle de confidentialité pour protéger l'identité de X et Y » (affidavit de M. McIntosh, par. 156), il ne s'estimerait plus lié par sa promesse si [traduction] « une preuve contraire irréfutable » devait démontrer que le document lui avait été fourni « dans le but délibéré de [l']induire en erreur » (par. 227). Toutefois, il incombe aux tribunaux, et non aux journalistes ou aux médias, de déterminer si l'intérêt public exige la divulgation. Même si M. McIntosh croit en la bonne foi de sa source, les tribunaux peuvent arriver à une conclusion différente. De plus, comme les juges d'appel Laskin et Simmons l'ont fait remarquer, [traduction] « [l]e document et l'enveloppe ne sont pas de simples éléments de preuve tendant à démontrer qu'un crime a été commis. Ils constituent l'actus reus même [ou le corpus delicti] du crime reproché » (par. 115). Dans de telles circonstances, le droit ne saurait continuer à protéger l'identité de la personne qui a transmis le document contrefait à M. McIntosh.
E. Malgré la conclusion que les appelants n'ont pas établi l'existence d'un privilège protégeant les sources secrètes au vu des faits de l'espèce, les ordonnances étaient‑elles néanmoins « abusives » au sens de l'art. 8 de la Charte?
[78] Même si l'on ne conclut pas à l'existence d'un privilège, les mandats de perquisition et les ordonnances d'assistance visant les médias doivent tenir compte de leur « situation très particulière » et être raisonnables compte tenu de « l'ensemble des circonstances » comme le requiert l'art. 8 de la Charte (« Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives »). Il ne suffit pas pour le ministère public d'établir que les exigences formelles énoncées aux art. 487.01 et 487.02 ont été respectées. Les perquisitions dans les locaux des médias peuvent entraîner de très graves perturbations. Elles peuvent avoir pour effet la suspension temporaire — ou même permanente — de la publication ou de la diffusion. Les affaires concernant des mandats de perquisition comme celle qui nous occupe opposent ouvertement le gouvernement et les médias, et mettent manifestement en jeu les droits que l'al. 2b) et l'art. 8 garantissent aux médias. Comme le dit la juge McLachlin dans ses motifs de dissidence dans l'arrêt Lessard :
Les façons dont les perquisitions et les saisies effectuées par la police peuvent empiéter sur les valeurs qui sous‑tendent la liberté de la presse sont manifestes. Premièrement, les perquisitions peuvent entraîner des perturbations sur le plan matériel et empêcher la publication efficace et opportune du journal. Deuxièmement, la retenue par les policiers d'objets saisis peut retarder ou empêcher la diffusion complète des informations. Troisièmement, les sources confidentielles de renseignements peuvent craindre de parler aux journalistes, et la presse peut ainsi perdre des chances d'assurer la couverture de différents événements en raison des craintes des participants que les autorités puissent facilement prendre connaissance des dossiers de la presse. Quatrièmement, cela peut dissuader les journalistes d'enregistrer et de conserver les renseignements recueillis pour s'en servir ultérieurement. Cinquièmement, le traitement et la diffusion des informations peuvent être gênés par l'éventualité que les délibérations internes de la rédaction soient rendues publiques à la suite de perquisitions. En dernier lieu, la presse peut recourir à l'auto‑censure pour cacher le fait qu'elle est en possession de renseignements qui peuvent intéresser les policiers, dans le but de protéger ses sources et sa capacité de recueillir des informations à l'avenir. Tout cela peut avoir des répercussions néfastes sur le rôle joué par les médias pour favoriser la recherche de la vérité, la participation au sein de la collectivité et l'accomplissement personnel. [p. 452]
[79] Comme je l'ai déjà souligné, l'arrêt Lessard a établi neuf conditions pour encadrer convenablement l'analyse du caractère abusif au sens de l'art. 8 dans le contexte de l'application de l'al. 2b). La première veut, évidemment, que les prescriptions de l'art. 487.01 soient respectées. En l'espèce, le juge ayant décerné le mandat a conclu que les policiers avaient démontré l'existence de motifs raisonnables de croire que des infractions criminelles avaient été commises et que le mandat de perquisition ainsi que l'ordonnance d'assistance permettraient d'obtenir des renseignements pertinents, conclusion que tant la juge siégeant en révision (la juge Benotto) que la Cour d'appel ont confirmée. Les appelants ont quand même soulevé, outre la question du privilège du secret des sources des journalistes, un certain nombre d'arguments qui, prétendent‑ils, établissent le caractère abusif du mandat de perquisition général et de l'ordonnance d'assistance.
(1) La question de l'avis au média
[80] La juge Benotto, qui siégeait en révision, a statué que [traduction] « [c]ompte tenu de l'intérêt public en jeu, il s'agit de l'un de ces rares cas où l'omission du juge de donner un avis constitue une erreur juridictionnelle » (par. 84 (je souligne)). Certes, des normes différentes s'appliquent avant et après la délivrance d'un mandat. À l'étape de la demande de mandat, il incombe à la police de démontrer l'existence de motifs raisonnables et probables. Toutefois, une fois le mandat décerné, il revient au média demandeur, dans la requête en annulation, de démontrer l'absence de motifs raisonnables. De plus, le juge siégeant en révision est habituellement tenu, à cet égard, de faire preuve d'une certaine retenue à l'égard de la décision du juge qui a entendu la demande de mandat.
[81] Dans R. c. Canadian Broadcasting Corp. (2001), 52 O.R. (3d) 757 (C.A. Ont.), autorisation d'appel refusée, [2001] 2 R.C.S. vii, le juge Moldaver a indiqué que l'omission du juge appelé à décerner le mandat de perquisition de donner un préavis d'audience au média en cause pouvait dans certains cas constituer une erreur juridictionnelle, mais il a ajouté que de tels cas seraient [traduction] « extrêmement rares » (par. 5).
[82] Toutefois, dans Nouveau‑Brunswick, les juges majoritaires de notre Cour ont statué que la situation très particulière des médias « n'ajoute pas d'exigences [procédurales] supplémentaires » (p. 475). Dans sa dissidence dans l'arrêt Lessard, la juge McLachlin a fait remarquer que « [d]ans certains cas » un juge peut souhaiter que les médias lui soumettent des observations sur l'opportunité de décerner le mandat demandé (p. 457). Selon elle, la décision d'aviser les médias est discrétionnaire et ne constitue pas une exigence constitutionnelle. Voir également R. c. Serendip Physiotherapy Clinic (2004), 73 O.R. (3d) 241 (C.A.).
[83] Je souscris à l'argument des appelants selon lequel les médias devraient avoir la possibilité de faire valoir leurs arguments contre la délivrance du mandat à la première occasion raisonnable, mais ce moment relève généralement du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la demande. Il se peut que, dans certaines circonstances, la meilleure solution consiste à procéder comme l'a fait le juge Khawly. Comme les « médias » et « journalistes » susceptibles de jouir d'un privilège sont définis en termes larges, le juge saisi de la demande peut conclure qu'un mandat non exécuté contribuera à empêcher la disparition de la preuve pendant le débat sur le bien‑fondé de la délivrance du mandat. Un mandat délivré, mais non exécuté, peut avoir pour effet de décourager ce type de comportement répréhensible. Des situations d'urgence ou d'autres circonstances peuvent justifier la procédure ex parte. Hormis de telles circonstances, le juge saisi de la demande de mandat pourrait conclure à bon droit qu'il est préférable d'aviser le média plutôt que d'entendre la demande ex parte.
[84] En outre, lorsque le juge appelé à décerner le mandat entend la demande ex parte, il doit assortir ce dernier de conditions adéquates pour protéger la situation très particulière du média et lui donner amplement le temps et la possibilité de justifier l'annulation du mandat, au vu des faits. Le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance accordés par le juge Khawly en l'espèce prévoyaient un délai d'un mois avant leur exécution de sorte que les appelants puissent demander leur annulation avant toute saisie. Cette façon de procéder leur permettait de constituer un dossier de preuve plus complet que celui qu'ils auraient pu présenter s'ils avaient obtenu un court préavis. Les appelants ont pleinement profité de l'occasion qui leur était ainsi fournie. Leur dossier compte seize volumes. La procédure de révision a débuté au moment du dépôt d'une demande en annulation datée du 30 juillet 2002 et s'est terminée le 21 janvier 2004, date à laquelle la juge Benotto a rendu sa décision. Dans ces circonstances, je ne pense pas que les questions de fardeau et de retenue puissent ou doivent influer sur le résultat, surtout compte tenu de l'attention que le tribunal a portée à la situation très particulière des médias dans le contexte de l'intérêt public.
[85] Les appelants prétendent que la question de la source secrète n'a pas été bien présentée au juge Khawly. Toutefois, il ressort clairement d'une lecture même rapide de l'affidavit et de la correspondance qui y est jointe, reproduite dans la dénonciation en vue d'obtenir un mandat de perquisition, que la question des sources secrètes est au cur de la controverse. Dans une lettre datée du 19 décembre 2001 jointe en annexe et destinée à l'avocat du ministère public, l'avocate du National Post a écrit ce qui suit : [traduction] « La perquisition en vue de trouver l'enveloppe brune ordinaire est justifiée, le cas échéant, par la conviction qu'elle permettra éventuellement d'identifier une source confidentielle [. . .] nous sommes très préoccupés par la gravité de la violation constitutionnelle qui est sur le point de se produire » (je souligne). L'avocate a tenu des propos similaires dans plusieurs autres documents annexés à la dénonciation. Compte tenu de ces faits, le juge Khawly a certainement compris que sa décision ne serait qu'une étape d'une bataille constitutionnelle qui se livrerait devant les tribunaux supérieurs et il a agi en conséquence.
[86] Le juge Khawly n'a pas motivé sa décision d'entendre la demande ex parte, mais la situation des appelants était entièrement protégée par les conditions de l'ordonnance; du reste, ils n'ont démontré aucun préjudice à cet égard. Je souscris à l'opinion de la Cour d'appel selon laquelle le caractère ex parte de l'ordonnance rendue par le juge Khawly ne justifie pas l'annulation du mandat au vu des faits de l'affaire.
(2) Autres conditions énoncées dans Lessard
[87] Outre la question des sources confidentielles, dont nous avons traité précédemment, le mandat général respectait les autres conditions énoncées dans l'arrêt Lessard, qui visent à tenir compte de la situation très particulière des médias. Un affidavit détaillé a permis d'établir que la perquisition dans les locaux d'un journal était une mesure de dernier recours, ce qu'il faut démontrer suivant Re Pacific Press; Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, et les jugements ultérieurs. Cette conclusion tirée en application de l'art. 487.01 établit l'existence des motifs justifiant une perquisition et a forcé les appelants à invoquer le privilège du secret des sources en appliquant le test de Wigmore, auquel ils n'ont pas satisfait, à mon avis. L'ordonnance du juge Khawly assortissait la perquisition de conditions visant à garantir « que le média ne soit pas indûment empêché [par une perquisition] de publier ou de diffuser les informations » (Lessard, p. 445). Fait peut‑être plus important encore, l'ordonnance contenait la condition habituelle prévoyant la mise sous scellés sur demande de tout document saisi.
[88] Les appelants n'ont pas établi que la procédure prévue dans l'ordonnance comportait des vices.
(3) L'ordonnance d'assistance
[89] Les appelants s'opposent énergiquement au prononcé d'une ordonnance d'assistance qui enjoint au rédacteur en chef du National Post de prendre [traduction] « toute mesure jugée nécessaire » pour donner effet au mandat de perquisition (d.a., vol. 1, p. 7). Il ressort de la preuve soumise au juge Khawly que tant M. McIntosh que d'autres représentants du National Post ont fait des déclarations selon lesquelles, bien que les éléments dont il est fait mention dans le mandat de perquisition aient été cachés de façon délibérée, le National Post en a le contrôle. Ainsi, le 13 décembre 2001, l'avocat du National Post a écrit au caporal Gallant : [traduction] « . . . le journal n'a pas l'intention de vous remettre "l'enveloppe brune ordinaire sans adresse de retour" qu'Andrew McIntosh a mentionnée [. . .] lors de l'entretien tenu à Toronto » (d.a., vol. 2, p. 27). La lettre de l'avocat du National Post montre que la question de la protection de la confidentialité de la source touche le National Post et pas seulement M. McIntosh (d.a., vol. 2, p. 27‑30). Étant donné que M. McIntosh et le rédacteur en chef ont agi de concert, il était tout à fait raisonnable que le juge qui a décerné le mandat ordonne au rédacteur en chef de prêter son assistance en vue de trouver et de produire le document caché.
[90] Les appelants soutiennent que l'ordonnance d'assistance fait du rédacteur en chef un « mandataire de la police » dans la collecte des éléments de preuve. Ils dramatisent indûment la situation. Les rédacteurs en chef, les journalistes et les sources ne cessent pas d'être des membres de leur collectivité en raison du rôle important qu'ils jouent. La revendication du privilège est rejetée dans le présent dossier. Le rédacteur en chef, à l'instar de tout autre membre de la collectivité, doit respecter la loi de la manière ordinaire. Pour les médias, une ordonnance d'assistance exigeant la remise du document est sans doute préférable à une perquisition dans leurs locaux. Selon moi, l'ordonnance d'assistance n'était pas abusive au sens de l'art. 8 de la Charte.
V. Conclusion
[91] Compte tenu des faits de la présente affaire, je conclus que les appelants n'ont pas établi que l'intérêt public à la protection de la ou des sources secrètes l'emporte sur l'intérêt public à la production des éléments de preuve matérielle des crimes reprochés. Pour cette raison, et également parce que le mandat de perquisition décerné tenait parfaitement compte de la situation très particulière des médias, j'estime que le mandat et l'ordonnance d'assistance ont été délivrés régulièrement et doivent être respectés même au risque que soit dévoilée l'identité de la « source secrète » qui, au vu de la preuve, a « mis en circulation » un document contrefait. L'appel est donc rejeté sans dépens.
[92] Les questions constitutionnelles doivent recevoir les réponses suivantes :
1. Dans le contexte des relations entre un journaliste et une source confidentielle, lorsque l'État cherche à contraindre à la production de renseignements susceptibles de permettre l'identification de la source, le cadre du privilège fondé sur les circonstances de chaque cas selon le critère de Wigmore en common law porte‑t‑il atteinte au principe de liberté de presse garanti par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
2. Dans l'affirmative, s'agit‑il d'une atteinte constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
3. L'article 487.02 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, lorsqu'il est invoqué pour contraindre un organe de presse ou un journaliste à prêter son assistance pour l'exécution d'une autorisation, d'un mandat ou d'une ordonnance, porte‑t‑il atteinte au principe de liberté de presse garanti par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
4. Dans l'affirmative, s'agit‑il d'une atteinte constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
5. L'article 487.02 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, lorsqu'il est invoqué pour contraindre un organe de presse ou un journaliste à prêter son assistance pour l'exécution d'une autorisation, d'un mandat ou d'une ordonnance, porte‑t‑il atteinte à l'art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Non.
6. Dans l'affirmative, s'agit‑il d'une atteinte constituant une limite raisonnable, établie par une règle de droit et justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse : Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.
Version française des motifs rendus par
[93] Le juge LeBel — J'ai pris connaissance des motifs de mes collègues les juges Binnie et Abella. Je conviens avec le juge Binnie qu'aucun privilège générique ne devrait protéger les communications entre les journalistes et leurs sources et que la revendication du privilège du secret des sources des journalistes doit être tranchée au cas par cas par l'application du test de Wigmore. Je souscris tout particulièrement à la pondération par mon collègue des droits et des intérêts pertinents au dernier volet de cette analyse.
[94] Cependant, avec égard pour l'opinion contraire du juge Binnie, je partage l'avis de la juge Abella selon laquelle le National Post aurait dû recevoir un préavis en l'espèce. Selon moi, et comme le recommande la juge Abella, une demande de mandat de perquisition devrait être présumée emporter l'obligation de donner un préavis au média visé. Bien qu'on puisse s'interroger avec raison sur ce qui constitue un média aux fins de la communication d'un préavis, il ne fait aucun doute en l'espèce qu'une importante entreprise de presse comme le National Post entre dans la définition d'un média.
[95] Même dans leur manifestation la plus traditionnelle, soit la presse écrite, les médias jouent un rôle essentiel en diffusant l'information et en suscitant des débats sur des questions d'intérêt public. La procédure de demande d'un mandat de perquisition doit donc tenir compte de la nécessité d'éviter des interventions indues ou trop envahissantes dans leurs activités, que ces dernières tiennent du journalisme d'enquête, du reportage ou du commentaire. L'obligation présumée d'aviser les médias permettrait à ces derniers d'exprimer leurs préoccupations à la première occasion, ce qui réduirait, voire préviendrait, les intrusions inutiles dans leurs activités.
[96] Je souligne que l'existence de cette obligation devrait être présumée. Si, de l'avis du demandeur, l'urgence de la situation ou le risque de perte de l'information ou des documents recherchés le dispense du préavis, il devrait le mentionner dans la demande et expliquer pourquoi il convient de lever l'obligation de donner un préavis. Il reviendra alors au juge saisi de la demande de déterminer si l'exigence doit effectivement être levée et d'assortir le mandat de conditions limitant, dans la mesure du possible, les perturbations dans les activités du média visé.
[97] Toutefois, en l'espèce, je ne crois pas que l'absence de préavis rend la perquisition abusive. De plus, puisque le juge a appuyé sa décision sur des règles de droit établies, je n'annulerais pas le mandat de perquisition. Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis de rejeter l'appel.
Version française des motifs rendus par
[98] La juge Abella (dissidente) — En tant que diffuseurs de l'information, les médias jouent un rôle capital par leur contribution au débat public et à la prise de décisions réfléchies. Lorsqu'ils risquent d'être empêchés de s'acquitter de leur rôle de façon responsable, les intérêts en jeu doivent être soupesés avec soin.
[99] Il est en outre incontesté que la réalisation d'enquêtes criminelles constitue un objectif public important et que la collecte d'éléments de preuve pertinents fait partie intégrante du processus d'enquête. Cependant, notre système de justice a toujours reconnu que le recours à certains éléments de preuve, si pertinents soient‑ils, peut être exclu. Les règles du ouï‑dire, les privilèges relatifs aux indicateurs et au secret professionnel de l'avocat et l'obligation constitutionnelle d'exclure des éléments de preuve imposée par le par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés constituent autant d'exemples de la façon dont le système juridique requiert constamment la mise en balance d'intérêts divergents, évite les absolus et oblige le tribunal à décider, dans chaque cas, lequel de divers intérêts importants doit l'emporter.
[100] En l'espèce, l'État cherche à obtenir des éléments de preuve qui sont d'une utilité discutable en rapport avec un crime de gravité modérée. Il s'agit de renseignements qui pourraient permettre, en théorie, d'identifier la source confidentielle d'un journaliste, alors que cette source ne serait peut‑être même pas en mesure de fournir des renseignements d'une quelconque utilité pour l'enquête. Dans ce contexte, le résultat de la mise en balance des intérêts opposés me paraît d'une évidence implacable. Je suis d'avis de refuser d'ordonner la divulgation et d'annuler le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance.
Contexte
[101] En avril 2001, Andrew McIntosh, journaliste d'enquête au National Post, a reçu une enveloppe brune scellée, qui ne portait pas l'adresse de l'expéditeur. À l'intérieur de l'enveloppe se trouvait un document qui, comme M. McIntosh l'a confirmé par la suite, lui avait été envoyé par « X », une source confidentielle. X a dit à M. McIntosh qu'il/elle avait reçu le document par la poste d'une autre personne dont il/elle ne connaissait pas l'identité. X a également indiqué avoir jeté l'enveloppe dans laquelle se trouvait le document et avoir ensuite transmis ce dernier à M. McIntosh dans une nouvelle enveloppe.
[102] Le document semblait être une copie d'une autorisation de prêt préparée par la Banque de développement du Canada relativement à une demande d'emprunt par un hôtel du Québec, l'Auberge Grand‑Mère. L'une des notes de bas de page du document faisait état d'une dette envers « JAC Consultants », une société d'investissement appartenant à la famille Chrétien.
[103] M. McIntosh s'était intéressé au rapport entre le premier ministre de l'époque et le propriétaire de l'Auberge à la fin des années 1990. Il avait publié plusieurs articles à ce sujet dans le National Post, en grande partie grâce à des renseignements, dont il avait pu vérifier l'authenticité, provenant de sources confidentielles.
[104] M. McIntosh a communiqué avec le Cabinet du premier ministre et la Banque afin de vérifier le dernier document reçu. Dans les deux cas, on lui a répondu que le document était un faux. La Banque a porté plainte à la GRC, qui a ouvert une enquête sur l'allégation de faux. Le 7 juin 2001, lors d'une rencontre avec M. McIntosh et des cadres supérieurs du National Post, la GRC a demandé, par l'intermédiaire du caporal Roland Gallant, qu'on lui remette le document et l'enveloppe dans laquelle il était arrivé. Le caporal Gallant a également demandé qu'on lui révèle l'identité de l'expéditeur. Ces demandes ont essuyé un refus.
[105] Sans préavis au National Post ni à M. McIntosh, le caporal Gallant a obtenu un mandat de perquisition et une ordonnance d'assistance, qui ont été tous les deux annulés par la juge Benotto ((2004), 69 O.R. (3d) 427), mais rétablis par la suite par la Cour d'appel de l'Ontario (2008 ONCA 139, 89 O.R. (3d) 1).
[106] En toute déférence, je ne partage pas le point de vue des juges majoritaires selon lequel la Cour d'appel a eu raison de conclure que les documents doivent être divulgués. À mon avis, le préjudice causé par la divulgation éventuelle de l'identité de la source confidentielle en l'espèce pèse beaucoup plus dans la balance que n'importe quel avantage dont pourrait bénéficier l'enquête criminelle. En outre, contrairement aux juges majoritaires, j'estime que le National Post aurait dû être avisé de la demande de mandat de perquisition. En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.
Analyse
Privilège du secret des sources des journalistes
[107] Bien que la nature et l'étendue de la protection des sources des journalistes aient été abondamment examinées par les tribunaux aux États‑Unis, au Royaume‑Uni et en Europe, notre Cour ne s'est guère prononcée à leur égard (voir Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572). Il est donc instructif de regarder brièvement comment cette question a été traitée ailleurs.
[108] Ce sont peut‑être les opinions exprimées dans Branzburg c. Hayes, 408 U.S. 665 (1972), qui illustrent le mieux la complexité inhérente de la question. Cet arrêt de principe est le premier dans lequel la Cour suprême des États‑Unis s'est prononcée sur le privilège du secret des sources des journalistes, en refusant de reconnaître quelque privilège constitutionnel ou de common law que ce soit qui permettrait à un journaliste de refuser de révéler des renseignements confidentiels à un grand jury. Aux États‑Unis, le grand jury examine tous les éléments de preuve pertinents pour déterminer si une personne devrait être inculpée d'un crime et il dispose, en conséquence, de vastes pouvoirs d'enquête.
[109] Dans le contexte de ce rôle du grand jury, le juge White a clairement accordé priorité à la protection de la capacité d'enquêter sur un crime plutôt qu'à la protection des médias (p. 695). Dans ses motifs concordants, le juge Powell a apporté une réserve aux motifs du juge White en préconisant une approche plus nuancée qui obligerait les tribunaux à examiner chaque affaire en fonction des faits qui lui sont propres (p. 709‑710).
[110] Le juge Stewart a rédigé une forte dissidence qui témoigne d'un appui prépondérant et non équivoque à la protection de médias indépendants et à leur capacité à diffuser des nouvelles, et notamment à la protection des sources confidentielles des journalistes (p. 725). Le test en trois volets qu'il propose (p. 743) pour décider s'il y a lieu de divulguer une telle source peut être paraphrasé ainsi :
· Existe‑t‑il un motif probable de croire que le journaliste possède des renseignements manifestement pertinents concernant la perpétration probable d'une violation précise de la loi?
· Peut‑on obtenir ces renseignements en ayant recours à d'autres moyens qui porteraient moins atteinte aux droits garantis par le Premier amendement?
· Les renseignements présentent‑ils un intérêt impérieux et prépondérant?
[111] La jurisprudence américaine postérieure à l'arrêt Branzburg semble avoir privilégié la méthode d'examen au cas par cas proposée par le juge Stewart, en soupesant les intérêts de la presse par rapport à d'autres intérêts sociétaux comme la prévention, les poursuites et les enquêtes en matière criminelle (voir In re Grand Jury Subpoena, Judith Miller, 397 F.3d 964 (D.C. Cir. 2005); New York Times Co. c. Gonzales, 459 F.3d 160 (2d Cir. 2006); Eric M. Freedman, « Reconstructing Journalists' Privilege » (2008), 29 Cardozo L. Rev. 1381, p. 1384‑1385; Joel M. Gora, « The Source of the Problem of Sources : The First Amendment Fails the Fourth Estate » (2008), 29 Cardozo L. Rev. 1399, p. 1405).
[112] C'est cette méthode de mise en balance qu'a retenue le département de la Justice des États‑Unis dans sa politique relative à l'assignation des médias d'information, codifiée dans le Code of Federal Regulations :
[traduction] . . . la façon de procéder dans chaque cas [pour décider s'il y a lieu de demander l'assignation d'un membre des médias d'information], consiste à trouver un juste équilibre entre l'intérêt du public à la libre diffusion des idées et de l'information et l'intérêt du public à l'application efficace de la loi et à une saine administration de la justice. [28 C.F.R. § 50.10(a) (2009)]
[113] Le Royaume‑Uni, l'Europe, l'Australie et l'Afrique du Sud n'en sont pas au même point pour ce qui est de la reconnaissance d'un privilège du secret des sources des journalistes, mais, à l'instar des États‑Unis, ils semblent se livrer à un exercice de pondération (voir X Ltd. c. Morgan‑Grampian Ltd., [1991] 1 A.C. 1 (H.L.); Ashworth Hospital Authority c. MGN Ltd., [2002] UKHL 29, [2002] 1 W.L.R. 2033; C.E.D.H., arrêt Goodwin c. Royaume‑Uni du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II; Peter Bartlett, « Australia », dans Charles J. Glasser Jr., dir., International Libel and Privacy Handbook (2e éd. 2009), 66, p. 77; Afrique du Sud, Criminal Procedure Act, no 51 de 1977, art. 189 et 205; Janice Brabyn, « Protection Against Judicially Compelled Disclosure of the Identity of News Gatherers' Confidential Sources in Common Law Jurisdictions » (2006), 69 Mod. L. Rev. 895, p. 925‑927).
[114] Cette perspective internationale m'amène à souscrire à la conclusion du juge Binnie selon laquelle le privilège du secret des sources des journalistes devrait être examiné au cas par cas. J'accepte la critique selon laquelle cette façon de procéder peut engendrer une certaine imprécision, mais les juges ont rarement le luxe d'appliquer des règles absolues et rendent jugement, par la force des choses, dans des domaines du droit circonscrits par des limites bien définies à l'intérieur desquelles ils exercent leur pouvoir discrétionnaire en fonction des circonstances propres à chaque affaire. Autrement dit, la pondération d'intérêts divergents, avec les nuances et l'imprécision qui la caractérisent, représente une fonction judiciaire courante et essentielle.
[115] J'estime aussi, comme le juge Binnie, que la pondération doit s'effectuer en fonction des quatre critères énoncés par Wigmore, de manière à refléter les valeurs consacrées par la Charte (Slavutych c. Baker, [1976] 1 R.C.S. 254; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, par. 30). Enfin, je reconnais que les trois premiers critères énoncés par Wigmore sont remplis en l'espèce*.
[116] En toute déférence, cependant, je ne partage pas l'avis du juge Binnie en ce qui concerne le quatrième et dernier volet du test proposé par Wigmore. Il s'agit de l'étape à laquelle le demandeur a le fardeau de démontrer qu'il a satisfait au critère selon lequel [traduction] « [l]e préjudice que subiraient les rapports par la divulgation des communications doit être plus considérable que l'avantage à retirer d'une juste décision » (en italique dans l'original).
[117] Ceci nous amène à déterminer en premier lieu quel préjudice est causé par la divulgation des documents et, éventuellement, de l'identité de la source confidentielle. En l'espèce, il faut envisager ce préjudice sous l'angle de l'importance générale des sources confidentielles dans l'exercice responsable du rôle des médias. À mon avis, ces sources représentent un outil journalistique important et légitime. Par conséquent, lorsque des mesures raisonnables ont été prises de bonne foi en vue de confirmer la fiabilité des renseignements transmis par de telles sources, la confidentialité de ces dernières mérite d'être protégée.
[118] Dans l'arrêt Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, la Cour a reconnu que le recours à des sources confidentielles pourrait faire partie intégrante du journalisme responsable dans la communication touchant les questions d'intérêt public :
Se fier à des sources confidentielles peut, selon les circonstances, constituer une conduite responsable; un défendeur peut légitimement refuser [ou être incapable] de révéler l'identité d'une source pour se prévaloir de la défense . . . [par. 115]
(Voir également St. Elizabeth Home Society c. Hamilton (City), 2008 ONCA 182, 230 C.C.C. (3d) 199.)
[119] Aux États‑Unis, une trentaine d'États environ ont protégé la presse par des mesures législatives visant à préserver la relation entre un journaliste et sa source. Dans tous les autres États sauf un, les tribunaux reconnaissent une forme quelconque de privilège du secret des sources des journalistes. Bien que l'étendue de la protection varie d'un État à l'autre, la plupart de ces mesures législatives offrent aux journalistes une forme quelconque d'immunité relative compatible avec le test en trois volets proposé par le juge Stewart dans Branzburg, en protégeant l'information fournie par la source à moins que la partie qui en demande la divulgation puisse établir que : (i) l'information est pertinente; (ii) l'information ne peut être obtenue d'autres sources; et (iii) un intérêt public impérieux milite en faveur de la divulgation de l'information (rapport du CRS au Congrès, Journalists' Privilege to Withhold Information in Judicial and Other Proceedings : State Shield Statutes, 27 juin 2007, p. CRS‑1 et CRS‑2). Un projet de loi visant à offrir une telle protection à l'échelle fédérale (Free Flow of Information Act of 2009, H.R. 985) a été adopté par la Chambre des représentants en mars 2009 et est actuellement à l'étude au Sénat. Il existe une protection législative semblable au Royaume‑Uni, en Australie, en Autriche, en France, en Allemagne, au Japon, en Norvège et en Suède (voir Kyu Ho Youm, « International and Comparative Law on the Journalist's Privilege : The Randal Case as a Lesson for the American Press » (2006), 1 J. Int'l Media & Ent. L. 1; Article 19 and Interights, Briefing Paper on Protection of Journalists' Sources : Freedom of Expression Litigation Project, mai 1998 (en ligne)).
[120] Les tribunaux ont eux aussi reconnu l'importance des sources confidentielles dans John c. Express Newspapers, [2000] 3 All E.R. 257 (C.A.), p. 266; Reynolds c. Times Newspapers Ltd., [2001] 2 A.C. 127 (H.L.), p. 200; Ernst c. Belgique, C.E.D.H., no 33400/96, 15 juillet 2003, par. 91-93 et 102-105; Voskuil c. Netherlands (2007), 24 B.H.R.C. 306 (C.E.D.H.), par. 65; Procureur c. Brdjanin et Talic, Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, no IT‑99‑36‑AR73.9, 11 décembre 2002, par. 43‑44; Van den Biggelaar c. Dohmen/Langenberg, Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême néerlandaise), jugement du 10 mai 1996, NJ 1996/578; Bartlett, p. 77; Goodwin et Ashworth.
[121] Dans l'affaire qui nous occupe, l'information fournie par X — et d'autres sources confidentielles — était cruciale pour les articles de M. McIntosh au sujet du rapport entre le premier ministre de l'époque et l'Auberge. Le dossier en l'espèce contient des affidavits de plusieurs journalistes qui soulignent l'importance de protéger les sources confidentielles pour qu'ils puissent recueillir et rapporter l'information. Peter Desbarats, l'ancien doyen de l'école supérieure de journalisme de l'Université Western Ontario, a souligné l'importance de ces sources pour les [traduction] « journalistes d'enquête [lorsqu'ils cherchent] à servir l'intérêt public en mettant en lumière des sujets que les gens au pouvoir sont loin d'être enchantés de voir soumis à un examen public approfondi ». À son avis :
[traduction] Compte tenu de mon expérience dans le monde du journalisme, j'estime que les intérêts d'une presse libre exigent des tribunaux qu'ils reconnaissent le rapport particulier entre un journaliste et la source à qui l'anonymat a été promis. De telles promesses sont essentielles à une presse libre et dynamique, qui est elle‑même essentielle à l'information des citoyens et à une robuste démocratie.
M. McIntosh, se faisant l'écho de l'expérience décrite par d'autres journalistes dans les différents affidavits déposés en l'espèce, a lui‑même déclaré dans le sien :
[traduction] . . . une source me donne parfois des documents ou des renseignements confidentiels pour un article, à la condition expresse que son identité en tant que source des renseignements ou des documents ne soit jamais divulguée publiquement à qui que ce soit, quelles que soient les circonstances, particulièrement dans l'éventualité d'une procédure judiciaire, d'une audience publique ou d'une enquête officielle, de quelque nature que ce soit, qui pourrait découler de la publication de l'article . . .
. . .
. . . mon efficacité en tant que journaliste d'enquête serait gravement compromise parce que mes sources essentielles ne me feraient plus confiance pour garder leur identité secrète, ce qui m'empêcherait d'obtenir les renseignements sensibles dont j'ai besoin pour faire mon travail et révéler des faits d'intérêt public qui risqueraient autrement de rester inconnus de la population canadienne.
[122] L'effet de dissuasion qui pourrait découler de la divulgation forcée des sources confidentielles des journalistes ne peut non plus être ignoré comme préjudice en résultant. La Chambre des lords a exposé ce problème il y a près de trois décennies dans British Steel Corp. c. Granada Television Ltd., [1981] 1 All E.R. 417 :
[traduction] [L]es journaux ne devraient pas, en général, être forcés de révéler leurs sources d'information, ni au moyen d'un interrogatoire préalable au procès, ni par des questions ou un contre‑interrogatoire pendant le procès, ni au moyen d'une assignation, car s'ils étaient contraints de révéler leurs sources, ils seraient vite privés des renseignements dont ils ont besoin. Leurs sources se tariraient. Les actes répréhensibles ne seraient pas dénoncés. [. . .] Les méfaits dans les coulisses du pouvoir, au sein d'entreprises ou de ministères ne seraient jamais connus. Le journalisme d'enquête s'est avéré un complément précieux de la liberté de presse. [p. 441]
[123] De même, récemment, dans l'affaire Financial Times Ltd. c. The United Kingdom, [2009] ECHR 2065 (BAILII), la Cour européenne des droits de l'homme a fait la mise en garde suivante :
[traduction] Bien que [. . .] on n'ait pas demandé aux demandeurs en l'espèce de divulguer des documents pouvant révéler directement l'identité de la source, mais uniquement des documents qui, après examen, pourraient conduire à sa découverte, la Cour estime que cette distinction n'est pas cruciale. À cet égard, la Cour souligne qu'un effet de dissuasion se produira chaque fois qu'on verra des journalistes aider à identifier des sources anonymes. En l'espèce, il suffisait que des renseignements ou de l'aide soient exigés en vertu de l'ordonnance de communication en vue d'identifier X. [Je souligne; par. 70.]
[124] Il ne fait aucun doute que la prudence est de mise lorsqu'il s'agit de vérifier la qualité et la véracité de l'information obtenue de source confidentielle (voir David Abramowicz, « Calculating the Public Interest in Protecting Journalists' Confidential Sources » (2008), 108 Colum. L. Rev. 1949, p. 1966‑1970). Or, en l'espèce, M. McIntosh avait de solides raisons de croire à la fiabilité de X.
[125] Même s'il s'agissait de la première fois que X entrait en communication directe avec M. McIntosh, sa fiabilité avait préalablement été confirmée. Par l'intermédiaire d'une autre source confidentielle, « Y », M. McIntosh avait pu vérifier le fait que le premier ministre avait fait plusieurs appels téléphoniques à la Banque au sujet des prêts consentis à l'Auberge. Y tenait ces renseignements de X, et ces derniers comprenaient :
· une lettre de la directrice de la succursale de Trois‑Rivières de la Banque à un premier vice‑président de la Banque soulevant des réserves à propos du risque présenté par le prêt sollicité par l'Auberge et recommandant le renvoi de la demande à un comité de crédit de la Banque;
· une lettre du propriétaire de l'Auberge adressée au premier ministre dans laquelle il exhorte ce dernier à intercéder pour faire en sorte que le prêt demandé lui soit consenti;
· un document de la Banque présentant des « infocapsules » — des réponses « politiquement acceptables » — destinées aux questions attendues des journalistes à propos des appels du premier ministre à la Banque ayant pour objet l'approbation des prêts demandés par l'Auberge.
Y a également montré à M. McIntosh des documents énumérant les dates des appels téléphoniques du premier ministre à la Banque.
[126] Plusieurs autres sources confidentielles indépendantes ont fourni des renseignements à M. McIntosh corroborant l'information sur les appels téléphoniques, avant et après la consultation par ce dernier des documents présentés par Y. Même s'il avait d'abord nié toute ingérence dans la décision prise par la Banque de consentir un prêt à l'Auberge, le premier ministre a par la suite reconnu avoir fait ces appels téléphoniques à la Banque. Toutefois, selon lui, demander à la Banque de « régler » un dossier qui « ne bougeait pas » n'avait rien d'irrégulier ni d'inusité.
[127] En plus de se fier à cette expérience antérieure avec X, qui avait été positive, M. McIntosh, comme il l'a expliqué dans son affidavit, a tenté de tester la crédibilité de X à l'égard du dernier document reçu en lui demandant de signer un affidavit :
[traduction] J'ai demandé à X s'il/elle accepterait de signer un affidavit confidentiel confirmant qu'il/elle n'avait pas modifié ou falsifié l'autorisation de prêt. J'ai utilisé cette approche pour tester l'intégrité de X. Comme X a accepté sans hésitation de signer un tel affidavit, je ne suis pas allé plus loin.
[128] De plus, afin de protéger sa propre intégrité, M. McIntosh a expliqué à X qu'il ne garderait son identité secrète que s'il était convaincu de ne pas avoir été induit en erreur :
[traduction] J'ai assuré à la source confidentielle X que, tant que je croirais qu'il/elle ne m'avait pas remis le document afin de m'induire délibérément en erreur, je demeurerais lié par mon engagement de confidentialité. Je lui ai également dit que si une preuve contraire irréfutable était portée à ma connaissance, notre entente de confidentialité deviendrait nulle. X a accepté ces conditions.
[129] Étant donné la réputation de M. McIntosh, il me semble illogique de conclure qu'il protégerait l'identité d'une source qu'il soupçonne de lui avoir sciemment communiqué de faux renseignements. Il n'y a pas lieu de présumer qu'il était dans l'intention de M. McIntosh de risquer de ternir sa réputation ou de compromettre son gagne‑pain aussi facilement.
[130] Lorsque, comme en l'espèce, le journaliste a pris des mesures raisonnables et crédibles pour vérifier l'authenticité et la fiabilité de sa source, il faut respecter son jugement professionnel et hésiter, il me semble, à compromettre la confidentialité à l'origine de la relation.
[131] Je viens de présenter le préjudice démontrable et grave, à mes yeux, que porterait aux rapports entre le journaliste et sa source la divulgation des documents et, éventuellement, de l'identité de la source en l'espèce. Il est maintenant temps de se tourner vers l'autre volet de l'exercice de mise en balance établi par Wigmore et de soupeser les avantages à retirer de la divulgation. Pour les motifs qui suivent, j'estime que ces avantages sont négligeables, voire hypothétiques.
[132] Aux dires du caporal Gallant, il voulait l'autorisation de prêt et l'enveloppe dans laquelle elle était arrivée dans l'espoir que ces documents révèlent l'identité de la source du prétendu faux. Voici ce qu'il a dit dans sa dénonciation en vue d'obtenir un mandat :
[traduction] L'enveloppe brune qui contenait les documents et qu'a reçue le National Post peut renfermer des renseignements. Je désire la soumettre à une expertise criminalistique pour vérifier si cette enveloppe ou le faux document portent des empreintes digitales ou d'autres marques d'identification susceptibles d'aider à l'identification de la source du document. Comme le faux document, elle sera requise comme élément de preuve pour étayer toute accusation découlant de la présente enquête.
[133] Le caporal Gallant avait consulté une experte en écritures du Laboratoire judiciaire central de la GRC à Ottawa afin de déterminer le genre de preuve qu'un examen des documents pourrait générer :
[traduction] Elle [. . .] m'a confirmé qu'il pourrait être possible de trouver une matière biologique (salive) laissée sur un timbre ou sur le rabat d'une enveloppe si, en affranchissant ou en cachetant l'enveloppe, la personne a léché le timbre ou le rabat pour les coller. Enfin, elle a confirmé qu'il pourrait être possible de relever les empreintes digitales sur les documents pour identifier les personnes qui les ont manipulés. [Je souligne.]
[134] Au mieux, « il pourrait être possible », dans ce cas, de relever de l'information permettant d'identifier la source. Toutefois, le dossier ne révèle aucun lien entre l'enveloppe, les documents, l'identité de X et le prétendu faux, et cette absence de lien est fatale, quel que soit le résultat de l'analyse criminalistique.
[135] Comme je l'ai mentionné précédemment, X a dit à M. McIntosh qu'il/elle avait reçu le document d'une source anonyme par la poste, avait jeté l'enveloppe et envoyé le document à M. McIntosh dans une autre enveloppe. De plus, il ressort du dossier que X ne savait pas que le document pouvait être faux lorsqu'il/elle l'a envoyé à M. McIntosh. Comme X ne connaissait pas l'identité de la personne de qui il/elle avait reçu le document, apprendre l'identité de X ne fournirait pratiquement aucune preuve pouvant aider à déterminer qui était la personne responsable du prétendu faux.
[136] Deuxièmement, le caporal Gallant a dit en contre‑interrogatoire que [traduction] « [p]lus les documents sont manipulés, moins on a de chances d'y relever des empreintes digitales » et a reconnu qu'il y avait une [traduction] « possibilité beaucoup plus faible et hypothétique que ce document [porte] les empreintes du faussaire ». Le document et l'enveloppe avaient été tous les deux largement manipulés. M. McIntosh a apporté le document et l'enveloppe avec lui d'Ottawa à Toronto, où ils ont été manipulés par l'avocat du National Post, le rédacteur en chef et le rédacteur adjoint. En conséquence, il est possible que même une analyse criminalistique, notamment une analyse génétique, des documents ne soit d'aucune utilité pour identifier le prétendu faussaire.
[137] Ce qui nous amène à un autre facteur minimisant l'avantage que représente pour l'enquête criminelle le dévoilement de X. Lors du contre‑interrogatoire, le caporal Gallant a expliqué qu'il voulait connaître l'identité de X parce qu'il souhaitait l'interroger sur sa source, dont l'identité, faut‑il le rappeler, était inconnue de X :
[traduction]
R Nous savions que cette personne pourrait peut‑être nous orienter vers d'autres pistes d'enquête et que nous pourrions peut‑être découvrir d'où cette personne tenait ces renseignements. Notre rôle consistait donc à trouver cette personne, mais aussi à lui parler pour voir si nous pourrions trouver -- à revenir en arrière afin de trouver la personne qui pourrait avoir envoyé le document en premier lieu, et cette personne pourrait peut‑être nous aider dans notre enquête, et cette personne pourrait peut‑être être considérée comme un suspect ou un témoin, mais à ce moment‑là nous ne le savions pas.
Q En supposant, si vous reconnaissez la véracité des propos tenus par M. McIntosh, et vous n'avez aucune preuve du contraire, que « X », qui a envoyé le document à M. McIntosh, a aussi reçu le document d'une source anonyme; est‑ce exact?
R C'est en effet ce que M. McIntosh a écrit, mais, pour ma part, je n'ai pas eu l'occasion de parler à cette personne.
Q Et vous ne disposez d'aucun renseignement contraire qui indiquerait autre chose que ce qu'a dit M. McIntosh?
R Non, Votre Honneur.
Q Alors, caporal Gallant, êtes‑vous d'accord pour dire que, compte tenu de ce que vous savez de la situation, la personne qui a envoyé le document n'est pas -- rien ne prouve que cette personne est le faussaire? Rien n'indique qu'il s'agit du faussaire?
R Oui, Votre Honneur. Bien, jusqu'ici, Votre Honneur, je n'ai pas eu l'occasion de parler à cette personne et, pour l'instant, je n'ai aucune raison de croire ni aucune preuve que ce que M. McIntosh écrit à ce sujet serait vrai.
[138] Vu le droit de garder le silence, même si l'identité de X était connue, X n'aurait pas l'obligation, en droit, de parler à la police, un fait crucial qu'a reconnu le ministère public (R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293, p. 1315‑1316; et R. c. Turcotte, 2005 CSC 50, [2005] 2 R.C.S. 519, par. 41‑46).
[139] Étant donné que X n'a pas l'obligation de répondre aux questions de la police, que la preuve indique que X a reçu le document d'une source anonyme dont l'identité lui était inconnue et que l'enveloppe dans laquelle X l'a reçu n'est pas l'enveloppe que le National Post a en sa possession, l'obtention des documents représenterait tout au plus un avantage minime pour l'enquête sur le faux. Compte tenu de tout ce qui précède, il me semble évident que X n'est pas en mesure de fournir de renseignements utiles pour l'enquête sur le prétendu faux, même s'il/elle acceptait que la police l'interroge.
[140] L'identité de X, et non celle du prétendu faussaire, est le seul élément de preuve susceptible d'être tiré de l'enveloppe, et encore, cette possibilité est faible. Ainsi, l'identification de la source confidentielle n'aurait pour but que de découvrir l'identité de la personne à l'origine de cette controverse publique et embarrassante, et la dénonciation du caporal Gallant en vue d'obtenir un mandat semble confirmer ce but en ces termes :
[traduction] . . . la présente enquête vise à déterminer l'identité de quelqu'un qui, par malveillance, a tenté d'induire la presse en erreur en vue de faire publier de faux renseignements. Elle ne vise pas à identifier une personne qui communique des renseignements véridiques à un média d'information.
La curiosité à l'égard de l'identité d'une source confidentielle, quoique peut‑être compréhensible, ne justifie jamais en soi d'entraver la liberté de la presse (O'Neill c. Canada (Attorney General) (2006), 213 C.C.C. (3d) 389 (C.S.J. Ont.)).
[141] Ce qui nous amène à l'examen de la gravité du crime dont il est ici question, un facteur pertinent, à mon avis, dans la mise en balance des intérêts opposés. Comme l'affirme le professeur Gora :
[traduction] Avons‑nous élucidé ou découragé d'importants crimes qui n'auraient pas été autrement empêchés par l'application de la loi? Les journalistes ont‑ils déjà fourni une preuve irréfutable permettant d'arrêter un meurtrier ou un terroriste, ou tout simplement le responsable d'une fuite? [. . .] Le gain réalisé en ce qui concerne l'application de la loi justifiait‑il la perte subie en ce qui concerne le Premier amendement? Le respect dû au Premier amendement exige qu'à tout le moins nous posions ces questions. [p. 1420‑1421]
Il importe de rappeler que nous sommes ici en présence d'une allégation de faux. À mon avis, dans le spectre des crimes graves, la comparaison d'un prétendu faux faisant état d'une prétendue dette, comme en l'espèce, avec le scénario des meurtres commis par Paul Bernardo auquel les juges majoritaires font allusion dans leurs motifs en se reportant à l'arrêt R. c. Murray (2000), 144 C.C.C. (3d) 289 (C.S.J. Ont.), n'est d'aucune utilité. La faible possibilité de résoudre la question du faux est loin d'être suffisamment importante pour l'emporter sur les avantages pour le public de protéger une presse rigoureusement responsable, qui va au fond des choses.
[142] Ainsi, l'identification de X engendrerait, d'un côté, un avantage éventuel des plus minimes pour une enquête sur un prétendu faux et, de l'autre côté, un préjudice beaucoup plus important pour les intérêts de la presse qui sont en jeu. Même s'il existe une infime possibilité que l'on puisse se servir des documents pour identifier X, cette infime possibilité ne milite guère en faveur de la divulgation, comme le laissent entendre les juges majoritaires. Il n'en résultera peut‑être aucun préjudice pour X, mais il n'en résultera non plus aucun avantage pour l'enquête. Donc, le préjudice et l'avantage de la divulgation dans ce cas précis relèvent au mieux de la conjecture. Le principal préjudice démontrable est une atteinte à la capacité de la presse d'exercer son mandat public, et il n'y correspond aucun avantage.
[143] Par conséquent, le quatrième et dernier volet du test de Wigmore auquel il faut satisfaire pour que la confidentialité de la source de M. McIntosh soit protégée a été rempli, et les documents ne devraient pas être divulgués.
Préavis
[144] J'ai une dernière réserve concernant la procédure suivie en l'espèce, soit l'omission d'aviser le National Post qu'un mandat de perquisition allait être demandé. Une présomption devrait s'appliquer selon laquelle le caractère institutionnel unique des médias leur donne le droit d'être avisés du dépôt d'une demande de mandat de perquisition les visant. La perquisition dans les locaux d'un média constitue une intrusion particulièrement grave, et la décision sur l'opportunité de l'autoriser ne devrait pas être rendue sans que le principal intéressé puisse présenter ses observations.
[145] Le ministère public a informé le juge de paix que le National Post avait demandé à être avisé de la demande, mais le juge de paix a décidé d'instruire l'affaire sans préavis. C'est regrettable, étant donné que les graves lacunes informationnelles de la dénonciation en vue d'obtenir un mandat ont été grandement comblées par le National Post après la délivrance du mandat de perquisition. Si le dossier amplifié et les arguments avaient été présentés, l'issue de l'audience aurait très bien pu être tout autre.
[146] Dans les arrêts Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, et Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1991] 3 R.C.S. 459, la Cour a examiné des mandats de perquisition concernant les médias. Dans l'affaire Lessard, le juge Cory a indiqué, au nom des juges majoritaires, que la prudence et des mesures d'adaptation s'imposent dans de telles circonstances :
. . . [les] médias ont droit à une attention toute particulière en ce qui concerne tant l'attribution d'un mandat de perquisition que les conditions dont peut être assorti un mandat afin que toute perturbation de la collecte et de la diffusion des informations soit le plus possible limitée. Les médias ont droit à cette attention particulière en raison de l'importance de leur rôle dans une société démocratique. [p. 444]
[147] Dans ses motifs dissidents dans l'arrêt Lessard, la juge McLachlin était sensible à la possibilité d'atteinte à la liberté de la presse. Elle a indiqué que « l'éventualité d'une saisie de documents de presse à l'avenir sans l'imposition de conditions qui protègent la liberté de la presse et l'identité des informateurs [. . .] crée cet effet de dissuasion » (p. 453). L'approche qu'elle a proposée, semblable à l'exercice de pondération prôné par le juge Stewart dans Branzburg et en parfaite harmonie avec le quatrième critère de Wigmore, exigeait que les renseignements nécessaires recherchés ne puissent être obtenus d'aucune autre source et que l'information soit suffisamment importante pour justifier l'atteinte à la liberté de la presse.
[148] Le juge Cory a reconnu que les médias sont habituellement des tiers innocents en rapport avec le crime visé par une enquête et que l'affidavit produit à l'appui de la demande de mandat devrait donc contenir les renseignements nécessaires, et notamment indiquer si des mesures raisonnables ont été prises pour obtenir l'information auprès d'autres sources et si ces sources ont été épuisées (Lessard, p. 445; voir également les motifs concordants du juge La Forest, p. 431‑432, et Re Pacific Press Ltd. and The Queen (1977), 37 C.C.C. (2d) 487 (C.S.C.‑B.), p. 495). Il a précisé qu'un mandat de perquisition pourrait être invalidé si l'on découvrait après coup que des renseignements pertinents qui auraient pu influer sur la décision de décerner le mandat n'ont pas été communiqués. L'absence de tels renseignements pertinents, il me semble, est exactement ce qui s'est produit en l'espèce.
[149] Le contre‑interrogatoire du caporal Gallant a révélé, par exemple, qu'aucun effort sérieux n'avait été fait pour vérifier si le document pouvait être obtenu d'autres sources, malgré l'affirmation suivante faite par le caporal Gallant dans sa dénonciation en vue d'obtenir un mandat :
[traduction] Les éléments de preuve que je souhaite saisir — le faux document et l'enveloppe dans laquelle il a été expédié — ne peuvent être obtenus d'une autre source. Il s'agit d'éléments de preuve uniques et essentiels pour la présente enquête. Les éléments de preuve constituent l'actus reus de l'infraction.
[150] Il a confirmé que le Bloc Québecois avait reçu d'une source anonyme un document identique à celui que le National Post avait en main, mais il a affirmé qu'il n'avait pas été en mesure d'en tirer de preuve criminalistique parce que le Bloc avait distribué plusieurs copies du document aux membres du parti et qu'on ignorait quel document était l'original.
[151] Le caporal Gallant n'a pas non plus vérifié s'il était possible que d'autres députés ou d'autres médias aient reçu le document :
[traduction]
Q . . . avez‑vous effectué des vérifications auprès des autres partis politiques, comme le Parti conservateur et l'Alliance canadienne, étant donné qu'ils ont manifestement examiné le document? Avez‑vous effectué ces vérifications avant d'obtenir les mandats de perquisition dans la présente affaire?
R À ce moment‑ci, non, Votre Honneur. Je n'ai rien entrepris en ce qui concerne les partis politiques, que ce soit le PC ou l'Alliance.
. . .
Q Et juste pour vider cette question, je crois également comprendre que vous n'avez effectué aucune vérification auprès des autres principaux médias d'information, comme la Société Radio‑Canada ou le Globe and Mail, afin de savoir s'ils avaient reçu ce document?
R Non. C'est exact, Votre Honneur. La plainte que nous avons reçue à la GRC concernait le National Post et nous ne nous sommes pas intéressés à d'autres médias.
[152] Par ailleurs, bien qu'il ait déclaré dans la dénonciation en vue d'obtenir un mandat que l'Auberge n'avait aucune dette en souffrance envers JAC Consultants, le caporal Gallant a admis en contre‑interrogatoire qu'il n'avait pas examiné les livres de JAC Consultants avant de déposer sa demande de mandat de perquisition. Cela avait une certaine importance étant donné que le contre‑interrogatoire a également révélé que certains documents corroborants fournis par la Banque posaient un problème.
[153] Il manquait à la liste initiale de fournisseurs que la Banque a remise au caporal Gallant, et qu'il a examinée au début de l'enquête, la page où « JAC Consultants » aurait dû figurer selon l'ordre alphabétique. Après en avoir fait la demande, la Banque a reçu du comptable du propriétaire de l'Auberge une nouvelle liste de fournisseurs, sur laquelle ne figurait aucune dette envers JAC Consultants. Au cours du contre‑interrogatoire du caporal Gallant, il s'est avéré que ces deux listes portaient des dates différentes et que certains noms de fournisseurs et montants qui y figuraient étaient différents. À elle seule, cette information aurait pu ne rien changer au résultat, mais combinée aux autres pièces manquantes dans la dénonciation en vue d'obtenir un mandat, elle pourrait sans doute présenter une certaine pertinence.
[154] Toutefois, l'omission la plus flagrante dans l'exposé révélée par le contre‑interrogatoire du caporal Gallant, était la provenance du document, soit qu'il émanait d'une source confidentielle :
[traduction]
Q Selon vous, vous pensiez ou vous ne pensiez pas qu'il était important de dire au juge que les documents que vous vouliez pouvaient provenir d'une source confidentielle?
R Bien, l'information que j'avais alors [. . .] était que les documents que nous voulions provenaient d'une source anonyme. On ne nous a pas dit que c'était une source confidentielle.
L'avocate du National Post a ensuite attiré l'attention du caporal Gallant sur une lettre qu'il avait reçue avant de demander le mandat de perquisition, dans laquelle le National Post s'était dit inquiet de ce que l'objet de la demande provenait d'une source confidentielle :
[traduction]
Q Je présume, Monsieur, que vous n'avez jamais précisé, en particulier au juge de paix, que le document et l'enveloppe que vous vouliez obtenir provenaient, selon The Post, d'une source confidentielle? Vous n'avez pas attiré son attention sur ce point? Si ce n'est qu'en joignant cette lettre en annexe?
R Non. Ce n'est pas inclus dans le mandat de perquisition [. . .] mis à part le fait que c'est écrit ici.
Ce fait, eût‑il été révélé, aurait en toute logique suscité des questions visant à déterminer s'il fallait protéger la confidentialité de la source.
[155] Étant donné les complexités juridiques inhérentes à la décision d'autoriser un mandat de perquisition contre des médias, il m'apparaît logique que tout problème concernant la dénonciation en vue d'obtenir le mandat soit examiné en profondeur avant que cette décision soit rendue. Le National Post a perdu l'occasion de présenter des observations en temps opportun, non seulement en ce qui concerne la nature confidentielle de la source, mais aussi en ce qui a trait aux lacunes informationnelles. Pris ensemble, les renseignements révélés lors du contre‑interrogatoire auraient bien pu conduire à la décision de ne pas délivrer le mandat de perquisition.
[156] Les médias seront toujours les mieux placés pour fournir des renseignements pertinents sur le contexte particulier en cause, notamment pour ce qui est de savoir si une relation confidentielle est en jeu. Par conséquent, en règle générale, ils ont le droit d'être avisés lorsqu'un mandat de perquisition est demandé, à moins de circonstances exceptionnelles et urgentes justifiant une audience ex parte.
[157] De telles circonstances n'existaient pas en l'espèce. La Banque a porté plainte à la GRC relativement au faux document par téléphone le 7 avril 2001, puis formellement par lettre le 11 avril 2001. M. McIntosh a été interrogé le 7 juin 2001 et le mandat de perquisition a été délivré plus d'un an plus tard, le 4 juillet 2002. De toute évidence, le National Post aurait eu amplement le temps de recevoir un préavis de la demande de mandat de perquisition, de contre‑interroger le caporal Gallant et de présenter ses observations.
[158] Le ministère public a allégué que le délai d'un mois entre la délivrance du mandat de perquisition et son exécution avait laissé au National Post le temps de répondre à la délivrance du mandat par une demande de certiorari. Soit dit avec égards, il s'agit d'une dépense inopportune — et inutile — des fonds publics. Le National Post aurait dû avoir l'occasion de présenter ses observations avant la délivrance du mandat.
Conclusion
[159] Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler la décision de la Cour d'appel de l'Ontario et de rétablir la décision de la juge Benotto annulant le mandat de perquisition et l'ordonnance d'assistance.
Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.
Procureurs des appelants : Marlys Edwardh Barristers Professional Corporation, Toronto.
Procureur de l'intimée : Bureau des avocats de la couronne — Droit criminel, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Vancouver.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Cabinet du procureur général, Fredericton.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta : Justice Alberta, Calgary.
Procureurs de l'intervenante Bell GlobeMedia Inc. : Bersenas Jacobsen Chouest Thomson Blackburn, Toronto.
Procureur de l'intervenante la Société Radio‑Canada : Société Radio‑Canada, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique : Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.
Procureurs de l'intervenante l'Association canadienne des libertés civiles : Osgoode Hall Law School of York University, North York; Davies Ward Phillips & Vineberg, Toronto.
Procureur des intervenants l'Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, les Journalistes canadiens pour la liberté d'expression, l'Association canadienne des journalistes, Professional Writers Association of Canada, ACDIRT Canada/Association des journalistes électroniques, Magazines Canada, Canadian Publishers' Council, Book and Periodical Council, Writers' Union of Canada et PEN Canada : Brian MacLeod Rogers, Toronto.
* Voici les trois premiers critères de Wigmore :
[traduction]
(1) Les communications doivent avoir été transmises confidentiellement avec l'assurance qu'elles ne seraient pas divulguées.
(2) Le caractère confidentiel doit être un élément essentiel au maintien complet et satisfaisant des relations entre les parties.
(3) Les relations doivent être de la nature de celles qui, selon l'opinion de la collectivité, doivent être entretenues assidûment.
(Wigmore on Evidence (rév. McNaughton 1961), vol. 8, § 2285 (en italique dans l'original))