COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651
Date : 20090730
Dossier : 32446
Entre :
Jason Chester Bjelland
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 40)
Motifs dissidents :
(par. 41 à 70)
Le juge Rothstein (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel et Deschamps)
Le juge Fish (avec l'accord des juges Binnie et Abella)
______________________________
R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651
Jason Chester Bjelland Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Bjelland
Référence neutre : 2009 CSC 38.
No du greffe : 32446.
2008 : 20 novembre; 2009 : 30 juillet.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella et Rothstein.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (les juges Hunt, Martin et Brooker (ad hoc)), 2007 ABCA 425, 83 Alta. L.R. (4th) 4, 53 C.R. (6th) 241, 425 A.R. 293, 418 W.A.C. 293, 165 C.R.R. (2d) 92, [2008] 4 W.W.R. 208, 2007 CarswellAlta 1754, [2007] A.J. No. 1445 (QL), qui a annulé la déclaration de culpabilité de l'accusé et ordonné la tenue d'un nouveau procès. Pourvoi rejeté, les juges Binnie, Fish et Abella sont dissidents.
C. John Hooker, pour l'appelant.
Croft Michaelson et Robert A. Sigurdson, pour l'intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Deschamps et Rothstein rendu par
Le juge Rothstein —
1. Introduction
[1] Comme il a omis de communiquer des renseignements en temps utile, le ministère public a porté atteinte au droit de l'appelant de présenter une défense pleine et entière garanti par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans le présent pourvoi de plein droit, la Cour doit décider si le juge du procès s'est fondé sur des considérations erronées en droit en ordonnant, à titre de réparation en application du par. 24(1) de la Charte, l'exclusion des éléments de preuve communiqués tardivement.
[2] Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont conclu que le juge du procès a commis une erreur donnant lieu à révision en omettant de se demander si une réparation moins draconienne que l'exclusion d'éléments de preuve pouvait corriger le préjudice causé à l'appelant par la communication tardive tout en préservant l'intégrité du système de justice (2007 ABCA 425, 83 Alta. L.R. (4th) 4, par. 30).
[3] Je suis d'accord avec la décision des juges majoritaires de la Cour d'appel. À mon avis, le juge du procès a commis une erreur donnant lieu à révision en omettant de se demander si le préjudice causé à l'appelant pouvait être corrigé sans exclure les éléments de preuve et dénaturer ainsi la fonction de recherche de vérité des procès criminels. Selon le par. 24(1), lorsque les éléments de preuve ont été obtenus conformément à la Charte, ils ne peuvent être exclus à titre de réparation que lorsque leur utilisation rendrait le procès inéquitable ou minerait autrement l'intégrité du système de justice. En l'espèce, l'atteinte au droit de l'appelant de présenter une défense pleine et entière pouvait être réparée en ordonnant un ajournement et la communication de la preuve. En outre, rien ne minait par ailleurs l'équité du procès ou l'intégrité du système de justice.
[4] Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.
2. Les faits
[5] Le 23 décembre 2003, l'appelant est entré au Canada en provenance des États‑Unis au volant d'un véhicule automobile. Il est passé par le poste frontalier de Del Bonita, en Alberta. Lors de la fouille du véhicule et de la remorque utilitaire qu'il tirait, les douaniers ont découvert environ 22 kilogrammes de cocaïne cachés dans deux tiroirs métalliques dissimulés derrière le pare‑chocs de la remorque. L'appelant et son passager ont été accusés d'importation et de possession de cocaïne en vue d'en faire le trafic, infractions prévues par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19.
[6] Après les conférences préalables à l'enquête préliminaire, le ministère public a fait savoir que la communication de la preuve était pour ainsi dire achevée. Au terme de l'enquête préliminaire, l'appelant a plaidé non coupable et a choisi, le 28 février 2005, d'être jugé par un juge et un jury. La date du procès a initialement été fixée au 14 novembre 2005. Le procès a toutefois été ajourné à la demande de l'appelant, parce qu'il avait changé d'avocat. Le 14 février 2006, le procès alors prévu pour le 20 mars 2006 a été reporté au 1er mai 2006, car aucun des avocats n'était prêt à procéder.
[7] Le 21 mars 2006, le ministère public a avisé l'avocat de l'appelant du fait que d'autres éléments de preuve allaient être communiqués relativement à un complice. Le 24 mars 2006, l'appelant a informé la cour qu'il choisissait désormais de subir son procès devant un juge seul. Le 29 mars 2006, le ministère public a communiqué la transcription d'une déclaration de type KGB, faite par un certain Robert Friedman et enregistrée sur bande vidéo le 16 décembre 2004 puis, a précisé que M. Friedman serait assigné comme témoin. Le 6 avril 2006, l'avocat de l'appelant a demandé des renseignements supplémentaires au sujet de M. Friedman ainsi que les notes des policiers qui l'ont rencontré, y compris celles des agents Semo et Gillespie. Le 19 avril 2006, le ministère public a fait savoir qu'il était au courant de l'existence de renseignements concernant l'agent Gillespie, susceptibles d'être pertinents quant à sa crédibilité, à son caractère et à sa capacité de s'acquitter de ses fonctions pendant l'enquête en cause en l'espèce, et a invité l'appelant à présenter une demande de type O'Connor afin d'y avoir accès.
[8] Toujours le 19 avril 2006, le ministère public a transmis à l'appelant un exposé conjoint des faits de cinq pages produit dans une autre instance et signé par un autre présumé complice, un certain Todd Holland. Le document devait être utilisé durant le procès de ce dernier, lors de l'audience consacrée à son plaidoyer de culpabilité et à la détermination de sa peine. Le ministère public a fait savoir qu'il avait l'intention de citer M. Holland comme témoin. D'autres renseignements ont été communiqués le 22 avril 2006.
[9] Par avis de requête déposé auprès du juge du procès, l'appelant a sollicité l'arrêt des procédures, faisait valoir que la communication tardive des éléments de preuve concernant MM. Friedman et Holland avait porté atteinte à son droit de présenter une défense pleine et entière. À titre subsidiaire, l'appelant a demandé que les témoignages de MM. Friedman et Holland soient écartés du procès.
3. La décision du juge de première instance
[10] Le 25 avril 2006, le juge du procès a ordonné l'exclusion des témoignages de MM. Friedman et Holland. Il a conclu que le préjudice causé à l'appelant découlait du fait que,
[traduction] à la veille du procès, l'avocat de l'accusé ne peut que spéculer sur ce qui lui sera communiqué en définitive et sur la façon dont il pourra élaborer une défense pour répondre à une poursuite qui change sans cesse. . .
. . .
Le fait est que, à la veille du procès, le demandeur a été aux prises avec la communication partielle des éléments de preuve relatifs à deux témoins susceptibles de lui nuire. [. . .] Une enquête préliminaire a eu lieu, l'accusé a été renvoyé à procès et des choix quant au mode du procès ont été faits, puis modifiés.
. . .
. . . Le recours aux témoignages [de MM. Friedman et Holland] au procès est inéquitable et préjudiciable à l'accusé. Cela rend le processus injuste.
[11] Le juge du procès a conclu que la communication tardive d'éléments de preuve n'était pas le fruit d'une inconduite du ministère public.
[12] Sur la question de la réparation convenable, le juge du procès a tenu les propos suivants :
[traduction] Un ajournement de l'instance n'est rien de plus qu'une récompense offerte au ministère public pour avoir agi tardivement. . .
. . .
. . . La réparation convenable, qui prend en considération les droits de l'accusé et qui les met en balance avec les intérêts de la société, consiste à remettre tant l'accusé que le ministère public dans la situation dans laquelle ils se trouvaient avant que le ministère public tente d'introduire les nouveaux éléments de preuve.
Le procès a suivi son cours et l'appelant a été acquitté.
4. La décision de la Cour d'appel, 2007 ABCA 425, 83 Alta. L.R. (4th) 4
[13] Les juges majoritaires de la Cour d'appel ont conclu que le juge du procès a [traduction] « commis une erreur donnant lieu à révision [. . .] en omettant de se demander si une réparation moins draconienne que l'exclusion d'éléments de preuve importants pouvait réparer le tort causé à l'intimé par la communication tardive tout en préservant l'intégrité du système de justice » (par. 30). En l'espèce, il n'était pas nécessaire d'écarter les éléments de preuve pour réparer le tort causé à l'appelant. Les juges majoritaires ont annulé le verdict d'acquittement et ordonné la tenue d'un nouveau procès.
[14] Dans ses motifs dissidents, le juge Brooker (ad hoc) a affirmé que le choix de la réparation convenable visée au par. 24(1) de la Charte relève du vaste pouvoir discrétionnaire conféré au juge du procès. En l'absence d'une décision du juge du procès fondée sur des considérations erronées en droit ou erronée au point de créer une injustice, rien ne justifiait l'intervention en appel en l'espèce. Il a conclu que le juge du procès avait pris la preuve en considération et avait accordé une réparation qui mettait en balance les droits de l'appelant et les intérêts de la société. Il aurait rejeté l'appel.
5. La norme de contrôle
[15] Le choix de la réparation accordée en application du par. 24(1) de la Charte relève du pouvoir discrétionnaire du juge du procès, qui doit toutefois exercer ce pouvoir judiciairement. Une cour d'appel intervient lorsque le juge du procès s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou lorsque sa décision est erronée au point de créer une injustice (voir R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 117‑118).
6. La détermination d'une réparation convenable pour l'application du par. 24(1)
[16] Le présent pourvoi soulève la question de savoir quand l'exclusion d'éléments de preuve constitue une réparation convenable pour l'application du par. 24(1) de la Charte pour remédier au tort causé lorsque le ministère public procède à une communication tardive d'éléments de preuve.
[17] La réparation qui consiste à écarter des éléments de preuve découlera normalement de l'application du par. 24(2) de la Charte qui s'applique aux éléments de preuve obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte. Cependant, la preuve obtenue de la sorte ne sera écartée que si son utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Le paragraphe 24(2) prévoit :
24. . . .
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
[18] Les réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte sont flexibles et contextuelles : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 41, 52 et 54‑56. Elles visent à résoudre des situations on ne peut plus variées. Divers facteurs peuvent entrer en ligne de compte lorsqu'il s'agit de mettre convenablement en balance des intérêts opposés. Le paragraphe 24(1) prévoit :
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
[19] En l'espèce, nous sommes appelés à nous pencher sur la conduite d'un procès criminel et sur le fonctionnement du système de justice, dans le contexte où les tribunaux doivent se prononcer sur la culpabilité ou l'innocence d'un accusé. Bien que l'exclusion d'éléments de preuve soit une réparation découlant normalement de l'application du par. 24(2), elle ne peut être écarté d'emblée comme réparation pouvant être accordée en application du par. 24(1). Cependant, seules les circonstances où il est impossible de concevoir une réparation moins draconienne pour sauvegarder l'équité du procès et l'intégrité du système de justice donnent ouverture à une telle réparation.
[20] Avant d'avoir droit à une réparation visée au par. 24(1), la partie qui la demande doit prouver une violation de ses droits garantis par la Charte. En cas de communication tardive, il y a normalement atteinte sous‑jacente aux droits garantis par l'art. 7 de la Charte qui protège le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière. Pour que l'accusé puisse se prévaloir de ce droit, le ministère public doit lui communiquer l'ensemble de la preuve en temps utile : voir R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Au paragraphe 26 de l'arrêt R. c. Horan, 2008 ONCA 589, 237 C.C.C. (3d) 514, le juge Rosenberg explique l'objectif sous‑jacent de l'obligation de communiquer qui incombe au ministère public :
[traduction] En termes simples, la communication est un moyen de parvenir à une fin. En effet, la communication intégrale par le ministère public sert à garantir que l'accusé subit un procès équitable, qu'il a une chance réelle de répondre à la preuve de la poursuite et que, en définitive, le verdict est fiable.
[21] Toutefois, l'omission par le ministère public de communiquer des éléments de preuve ne constitue pas, en soi, une violation de l'art. 7. En effet, pour avoir droit à une réparation en application du par. 24(1), l'accusé devra généralement faire la preuve d'« un préjudice véritable quant à la possibilité pour [lui] de présenter une défense pleine et entière » (R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 74).
[22] S'il est vrai que l'accusé doit subir un procès équitable, le procès doit être équitable tant du point de vue de l'accusé que de celui de la société dans son ensemble. Au paragraphe 45 de l'arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a indiqué ce qu'on entend par procès équitable :
Au départ, un procès équitable est un procès qui paraît équitable, tant du point de vue de l'accusé que de celui de la collectivité. Il ne faut pas confondre un procès équitable avec le procès le plus avantageux possible du point de vue de l'accusé : R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362, le juge La Forest. Il ne faut pas l'assimiler non plus au procès parfait; dans la réalité, la perfection est rarement atteinte. Le procès équitable est celui qui répond à l'intérêt qu'a le public à connaître la vérité, tout en préservant l'équité fondamentale en matière de procédure pour l'accusé. [Je souligne.]
[23] Mis à part les cas où elle sert à garantir l'équité du procès, l'exclusion d'éléments de preuve communiqués tardivement peut être ordonnée pour un autre motif : si leur utilisation portait atteinte à l'intégrité du système de justice.
[24] Ainsi, un juge de première instance ne devrait écarter des éléments de preuve communiqués tardivement que dans des cas exceptionnels : a) lorsque la communication tardive rend le procès inéquitable et qu'il ne peut être remédié à cette iniquité grâce à un ajournement et à une ordonnance de communication ou b) lorsque l'exclusion est nécessaire pour maintenir l'intégrité du système de justice. Puisque l'exclusion d'éléments de preuve a une incidence sur l'équité du procès du point de vue de la société, dans la mesure où elle entrave la fonction de recherche de la vérité du procès, lorsque le juge du procès peut concevoir une réparation convenable — pour pallier la communication tardive — qui ne prive pas l'accusé de l'équité procédurale et lorsque l'utilisation des éléments de preuve ne porte par autrement atteinte à l'intégrité du système de justice, il ne sera ni convenable ni juste de les exclure en application du par. 24(1).
[25] Ce point de vue ressort de certains jugements, tel O'Connor, où les tribunaux se sont demandé si l'arrêt des procédures constitue la réparation convenable visée au par. 24(1) lorsque le ministère public procède à une communication tardive ou insuffisante. Comme l'a affirmé la juge L'Heureux‑Dubé, au nom des juges majoritaires, au par. 83 de l'arrêt O'Connor :
Dans ces circonstances [où la communication tardive ou insuffisante d'éléments de preuve par le ministère public entraîne une violation de l'art. 7], la cour doit façonner une réparation convenable et juste, conformément au par. 24(1). Bien que, dans le cas d'une telle violation, la réparation soit typiquement une ordonnance de divulgation et un ajournement, il peut y avoir des cas extrêmes où le préjudice causé à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière ou à l'intégrité du système judiciaire soit irréparable. Dans ces « cas les plus manifestes », l'arrêt des procédures sera approprié.
[26] Cette affirmation reconnaît que, dans la plupart des cas de communication tardive ou insuffisante, l'analyse fondée sur le par. 24(1) doit être centrée sur la réparation du préjudice causé à l'accusé, même si la sauvegarde de l'intégrité du système de justice est aussi un facteur pertinent. Bien entendu, le préjudice allégué doit être important et non pas insignifiant. Par exemple, l'exclusion de certains éléments de preuve peut être justifiée lorsqu'ils sont produits à mi‑procès, après que l'accusé a pris des décisions importantes et irrévocables quant à sa défense. Toutefois, même dans ces cas, c'est à l'accusé que revient le fardeau de démontrer comment les éléments de preuve communiqués tardivement auraient influé sur les décisions qui ont été prises s'ils avaient été communiqués en temps utile. Pour assurer l'équité des procès, ce n'est que lorsqu'il ne peut être remédier au préjudice en ordonnant l'ajournement de l'instance et la communication de la preuve que l'exclusion des éléments de preuve constituera une réparation convenable et juste.
[27] Il se pourrait aussi que, dans certains cas, ordonner l'ajournement de l'instance et la communication de la preuve ne constitue pas une réparation convenable parce que l'utilisation des éléments de preuve compromettrait l'intégrité du système de justice. À titre d'exemple, comme l'a affirmé le juge Rosenberg de la Cour d'appel au par. 31 de l'arrêt Horan :
[traduction] Dans certains cas, un ajournement pourrait ne pas constituer une réparation convenable et juste si le procès d'un accusé placé sous garde subissait pour cette raison un retard déraisonnable. Dans un tel cas, l'exclusion des éléments de preuve non communiqués pourrait constituer une réparation convenable. Cependant, il incombe à l'accusé de prouver que l'exclusion est convenable.
Autrement dit, lorsque l'accusé est placé sous garde avant procès, un ajournement qui prolonge considérablement la détention avant procès pourrait sembler compromettre l'intégrité du système de justice. L'exclusion d'éléments de preuve peut aussi constituer une réparation convenable et juste lorsque le ministère public a retenu les éléments de preuve par suite d'une inconduite délibérée équivalant à un abus de procédure. Il n'empêche que, même dans de telles circonstances, on ne peut ignorer l'intérêt de la société à ce qu'un procès équitable détermine de manière fiable la culpabilité ou l'innocence de l'accusé sur la foi de tous les éléments de preuve existants. Cela s'avère, surtout lorsque l'infraction sous‑jacente est grave : voir O'Connor, par. 78. Toutefois, dans les cas clairs, l'exclusion d'éléments de preuve peut constituer une réparation convenable et juste en l'application du par. 24(1) afin de préserver l'intégrité du système de justice.
7. L'application aux faits
[28] Il ne fait aucun doute que la communication tardive d'éléments de preuve à l'appelant était préjudiciable à son droit de présenter une défense pleine et entière. Toutefois, en l'espèce, rien n'indique que les policiers ont obtenu ces éléments de preuve en contravention de la Charte. Le paragraphe 24(1), et non le par. 24(2), était donc la disposition réparatrice à appliquer pour remédier au préjudice causé à l'appelant.
[29] Le juge du procès n'a pas non plus conclu à une inconduite délibérée du ministère public ou à l'existence d'un autre motif de croire que l'intégrité du système de justice était compromise. En l'espèce, en réponse à la requête dont a été saisi le juge du procès, le ministère public a fait valoir que les éléments de preuve en cause n'avaient pas été communiqués plus tôt à l'appelant de crainte qu'une telle communication ne mette un témoin en danger et ne compromette une enquête en cours. Même si le juge du procès a conclu que les préoccupations du ministère public n'étaient pas fondées en l'espèce, il n'a pas conclu à une inconduite délibérée de ce dernier. Il a plutôt affirmé clairement : [traduction] « Je ne suggère pas que le ministère public ait agi sans éthique ou malicieusement. » Rien ne laisse croire par ailleurs que l'appelant ait été mis sous garde avant procès.
[30] La question à trancher est celle de savoir si, compte tenu de l'intérêt de la société pour que soit tenu un procès équitable, il aurait pu être remédié au préjudice causé à l'appelant en ordonnant un ajournement de l'instance et la communication de la preuve. Le juge du procès craignait qu'un ajournement constitue en fait une récompense offerte au ministère public pour la communication tardive. Pourtant, l'intégrité du système de justice n'était pas en cause. Le juge du procès devait donc se contenter de se demander si un ajournement de l'instance et une ordonnance de communication de la preuve constituaient une réparation convenable pour pallier l'atteinte réelle au droit de l'appelant à un procès équitable. Le juge du procès ne l'a pas fait.
[31] L'appelant a soutenu qu'il a été porté atteinte à son droit à un procès équitable parce qu'il a obtenu la communication des éléments de preuve seulement après avoir opté pour un procès devant un juge seul. Toutefois, comme l'ont souligné les juges majoritaires de la Cour d'appel, il savait avant de faire son choix que des renseignements lui seraient communiqués sous peu et, de toute façon, l'ordonnance réparatrice fondée sur le par. 24(1) aurait pu prévoir la possibilité de faire un nouveau choix.
[32] L'appelant prétend également qu'il a été porté atteinte à son droit à un procès équitable parce qu'il a été privé du droit de contre‑interroger MM. Friedman et Holland à l'enquête préliminaire. Or, ce droit n'est pas une composante du droit de présenter une défense pleine et entière. L'article 7 protège le droit de présenter une défense pleine et entière au procès, et non le droit de contre‑interroger un témoin à l'enquête préliminaire.
[33] Dans Re Regina and Arviv (1985), 51 O.R. (2d) 551 (C.A.), le juge Martin s'est demandé si la Charte accordait à l'accusé le droit d'interroger un témoin à l'enquête préliminaire. Dans cette affaire, comme le ministère public avait procédé par voie de mise en accusation directe, aucune enquête préliminaire n'avait été tenue et l'accusé n'avait pas eu l'occasion de contre‑interroger un [traduction] « témoin clé » (p. 562). Le ministère public avait fourni à l'accusé la déposition de ce témoin à l'enquête préliminaire d'un de ses complices ainsi que le témoignage livré par ce même témoin lors du procès des complices. Le ministère public avait également remis à l'accusé d'autres déclarations faites par le témoin, y compris une déclaration enregistrée sur bande vidéo faite aux policiers (p. 561‑562).
[34] Le juge Martin s'est exprimé ainsi aux p. 560 et 562 :
[traduction] Aux termes de l'art. 7 de la Charte, la norme constitutionnelle que doit respecter un procès en matière criminel est celle visée par les « principes de justice fondamentale ». Le soi‑disant « droit » à une enquête préliminaire n'est pas élevé au rang de droit constitutionnel garanti par la Charte. . .
. . .
. . . Nous ne sommes pas prêts à conclure — et, à notre avis, nous ne sommes pas autorisés à conclure — que le défaut de fournir la possibilité de contre‑interroger, même un témoin clé, avant sa déposition au procès viole en soi la Charte, lorsqu'il y a eu communication complète de la preuve du ministère public et du témoin.
Je suis d'accord avec le principe exprimé par le juge Martin. Il n'existe aucun droit distinct conféré par la Charte de contre‑interroger un témoin à l'enquête préliminaire. Je le répète, l'art. 7 de la Charte protège le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière et, pour que l'accusé puisse se prévaloir de ce droit, le ministère public est tenu de lui communiquer la preuve (voir Stinchcombe). Cela ne signifie pas pour autant que la Charte garantit à l'accusé le droit à une méthode particulière de communication.
[35] Dans R. c. Sterling (1993), 113 Sask. R. 81, la Cour d'appel de la Saskatchewan a examiné la question de savoir si, compte tenu de l'arrêt Stinchcombe, de notre Cour, la Charte garantissait à l'accusé le droit de contre‑interroger un témoin à l'enquête préliminaire. Après avoir souscrit au jugement du juge Martin dans Arviv, le juge Wakeling — rédigeant des motifs concordants — a écrit ce qui suit au par. 77 :
[traduction] Il semble avoir été établi que la comparution de témoins, ce à quoi donnent lieu les enquêtes préliminaires, n'est pas un élément essentiel de la justice fondamentale pour autant que le ministère public communique par ailleurs toute la preuve.
[36] Bien que l'objectif premier de l'enquête préliminaire soit de permettre au juge d'une cour provinciale de décider si un accusé devrait être renvoyé à procès, comme l'a souligné le juge Martin dans Arviv, à la p. 560, [traduction] « l'enquête préliminaire sert accessoirement à communiquer la preuve du ministère public ». Toutefois, si la communication de la preuve du ministère public est par ailleurs complète, le droit de l'accusé garanti par l'art. 7 n'a pas été violé du fait qu'il n'a pas pu contre‑interroger un témoin à l'enquête préliminaire. L'objectif de la communication à l'enquête préliminaire a été atteint par d'autres moyens, notamment par la fourniture de déclarations des témoins à l'accusé.
[37] En l'espèce, même s'il l'a fait tardivement, le ministère public a communiqué la preuve à l'appelant. Comme ce dernier a finalement obtenu cette communication, son droit garanti à l'art. 7 de présenter une défense pleine et entière n'a pas été violé du fait qu'il n'a pas pu contre‑interroger les témoins potentiels du ministère public lors de l'enquête préliminaire. L'appelant a reçu la transcription d'une déclaration de type KGB enregistrée sur bande vidéo faite par un de ses complices ainsi qu'un exposé conjoint des faits sur lequel est fondé le plaidoyer de culpabilité et la peine de l'autre complice. Ces documents fournis à l'appelant constituaient une communication suffisante de la preuve que le ministère public entendait présenter contre lui. L'appelant pouvait présenter une défense pleine et entière, comme le garantit l'art. 7 de la Charte, sans avoir besoin de contre‑interroger ces témoins à l'enquête préliminaire. Le préjudice causé à l'appelant en raison de la communication tardive de la preuve par le ministère public aurait donc pu être réparé par un ajournement. Une telle mesure aurait permis à l'appelant d'examiner les nouveaux éléments de preuve présentés contre lui.
[38] Contrairement à l'exclusion des éléments de preuve en cause ordonnée par le juge du procès, un ajournement aurait protégé l'intérêt de la société à ce que soit tenu un procès équitable tout en réparant le préjudice causé à l'accusé. Si le juge du procès ne s'était pas fondé sur des considérations erronées, il aurait ordonné cette réparation.
8. Conclusion
[39] En ordonnant l'exclusion des éléments de preuve, le juge du procès n'a pas accordé une réparation convenable et juste puisqu'un ajournement et une ordonnance de communication auraient suffisamment réparé le préjudice causé à l'appelant tout en préservant l'intérêt de la société à ce que soit tenu un procès équitable. Avec égards, j'estime que le juge du procès a ainsi commis une erreur de droit.
[40] Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l'ordonnance de la Cour d'appel visant la tenue d'un nouveau procès.
Version française des motifs des juges Binnie, Fish et Abella rendus par
Le juge Fish (dissident) —
I
[41] L'ordonnance du juge de première instance faisant l'objet du présent pourvoi ne peut être modifiée en appel que si la Cour abandonne les principes applicables qu'elle a elle‑même établis il y a près d'un quart de siècle — et qu'elle a depuis lors appliqués invariablement et à maintes reprises. Je m'abstiendrai de le faire.
[42] Voici un résumé des principes en question. Sur présentation d'une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, dès lors qu'une violation a été établie, le juge du procès doit accorder « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». La réparation doit assurer la protection des droits du demandeur, être équitable pour la partie visée par l'ordonnance et tenir compte de toutes les autres circonstances pertinentes. Un tribunal d'appel peut modifier la décision rendue par un juge du procès qui a exercé son pouvoir discrétionnaire uniquement si ce dernier a commis une erreur de droit ou rendu une décision injuste. Cela est particulièrement vrai s'il s'agit d'une réparation accordée par un juge de première instance sur le fondement du par. 24(1) de la Charte dont le libellé même confère le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible à ce dernier. Enfin, les tribunaux d'appel doivent tout particulièrement se garder de substituer l'exercice de leur propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge du procès simplement parce qu'ils auraient accordé une réparation plus généreuse ou plus limitée.
[43] Le juge Rothstein limiterait à deux cas précis l'exercice du pouvoir discrétionnaire général et absolu que le par. 24(1) de la Charte confère aux juges de première instance. Avec égards, j'estime que le changement proposé au droit n'est pas justifié et est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour ainsi qu'avec le libellé clair et l'objet évident du par. 24(1) de la Charte.
[44] En outre, selon moi, d'autres raisons permettent de conclure que le nouveau critère proposé par mon collègue est inapproprié.
[45] Premièrement, le test proposé soumet l'exclusion d'éléments de preuve — en tant que mesure réparatrice accordée en application du par. 24(1) de la Charte — aux normes exigeantes ayant jusqu'à maintenant été réservées à une mesure réparatrice beaucoup plus draconienne : l'arrêt des procédures. Dans le meilleur scénario, la fusion de deux critères auparavant distincts jette de la confusion quant à l'application de deux mesures réparatrices distinctes. Dans le pire scénario, les critères amalgamés écartent l'exclusion d'éléments de preuve en tant que mesure réparatrice visée par le par. 24(1).
[46] Deuxièmement, le test applicable pour décider de l'exclusion d'éléments de preuve proposé par mon collègue ne tient pas compte de la nature de l'atteinte ou de la violation constitutionnelle, en ce qu'il restreint son application sans égard au droit ou à la liberté garanti par la Charte ayant été violé.
[47] Troisièmement, le test proposé assujettit la mesure réparatrice discrétionnaire consistant à exclure des éléments de preuve en application du par. 24(1) de la Charte à des règles plus précises et plus envahissantes que celles qui régissent une ordonnance d'exclusion rendue en application du par. 24(2). Cela me paraît particulièrement incongru : en effet, il est parfaitement clair suivant le libellé des deux dispositions que le pouvoir discrétionnaire du juge du procès visé au par. 24(1) est plus large, et non plus restreint, que celui que lui confère le par. 24(2). De plus, le test étroit proposé par mon collègue aurait pour effet d'empêcher les tribunaux de première instance d'ordonner l'exclusion d'éléments de preuve à titre de réparation en application du par. 24(1), bien que cette mesure soit nécessaire compte tenu de la panoplie des facteurs tout récemment énoncés dans l'arrêt Grant pour ordonner l'exclusion d'éléments de preuve en application du par. 24(2) dans des circonstances similaires. Voir R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, plus particulièrement au par. 71.
[48] Pour ces motifs et pour les motifs qui suivent, je souscris à l'opinion du juge Brooker (ad hoc), dissident en Cour d'appel (2007 ABCA 425, 83 Alta. L.R. (4th) 4), selon laquelle le juge du procès n'a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.
[49] Avec égards pour les tenants de l'opinion contraire, je serais donc d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance visant la tenue d'un nouveau procès et de rétablir le verdict prononcé au procès.
II
[50] Nul ne conteste que, en l'espèce, le ministère public a porté atteinte au droit fondamental de l'appelant, garanti par l'art. 7 de la Charte, d'obtenir communication de la preuve en temps utile. Personne ne conteste non plus que l'appelant avait donc droit à une réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte.
[51] À maintes reprises, notre Cour a clairement indiqué que les ordonnances rendues en application du par. 24(1) ne devraient être modifiées en appel « que si [le juge du procès] s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice » : R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 117. Le juge Rothstein, au par. 15, confirme cette norme de contrôle.
[52] Rien dans les motifs du juge Rothstein ne donne à penser que, en l'espèce, le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable ou de façon à créer une injustice. Mon collègue a plutôt conclu que le juge du procès a commis une erreur en excluant les éléments de preuve que le ministère public n'avait pas communiqués antérieurement. Comme je l'ai dit au départ, ce n'est que si nous modifions le droit que la façon dont le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire peut être considérée comme une erreur de droit. Et, en toute déférence, comme je l'ai également signalé au début des présents motifs, j'estime que le changement proposé au droit par le juge Rothstein n'est pas justifié et est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour ainsi qu'avec le libellé clair et l'objet évident du par. 24(1) de la Charte.
[53] Dès les premiers jours d'existence de la Charte et depuis, en termes on ne peut plus clairs, notre Cour a reconnu l'existence du vaste pouvoir discrétionnaire dont disposent les juges du procès afin de concevoir une réparation pour l'application du par. 24(1) :
Il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu [que celui qui est conféré par le par. 24(1)]. Ce large pouvoir discrétionnaire n'est tout simplement pas réductible à une espèce de formule obligatoire d'application générale à tous les cas, et les tribunaux d'appel ne sont nullement autorisés à s'approprier ce large pouvoir discrétionnaire ni à en restreindre la portée.
(Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965‑966. Cité avec approbation dans Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 24, 50 et 52; dans R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, le juge La Forest, p. 640; et également dans R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575.)
[54] Comme si elle souhaitait insister sur ce point, la juge en chef McLachlin, qui s'exprimait au nom de la Cour dans 974649 Ontario, a indiqué au par. 18 de ses motifs que le par. 24(1) « accord[e] au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d'élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte ».
[55] Le juge Rothstein propose que ce pouvoir discrétionnaire large et absolu soit à l'avenir étroitement circonscrit. Suivant la nouvelle approche proposée par mon collègue, — je la qualifie de « nouvelle » parce qu'elle ne trouve aucun appui dans la jurisprudence — des éléments de preuve peuvent être exclus à titre de réparation en application du par. 24(1) de la Charte dans deux cas seulement : (1) si leur utilisation en preuve est susceptible de rendre le procès inéquitable et que l'iniquité ne peut être corrigée en accordant une réparation moins draconienne ou (2) lorsque l'exclusion des éléments de preuve est nécessaire pour maintenir l'intégrité du système de justice (par. 23, 24 et 27). En outre, cette deuxième situation exceptionnelle ne vise que les « cas clairs » dans lesquels des intérêts opposés — comme l'intérêt qu'a la société à ce que tous les éléments de preuve disponibles soient présentés lors du procès — l'emportent (par. 27).
[56] En bref, la Charte permet à toute personne dont les droits ou les libertés ont été violés d'« obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Comme nous l'avons vu, une cour d'appel ne sera justifiée d'intervenir dans l'exercice du « plus vaste pouvoir discrétionnaire possible » que « si [le juge de première instance] s'est fondé sur des considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au point de créer une injustice » (Regan, par. 117). Je le répète, rien ne donne à penser que, en l'espèce, la décision du juge du procès a créé une injustice. Au contraire, le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire raisonnablement et bien à l'intérieur des larges limites fixées par la Charte et par les principes applicables énoncés dans Mills et dans les arrêts qui l'ont suivi.
[57] Par conséquent, je ne cherche pas à défendre la mesure réparatrice que le juge du procès a choisie et qu'il n'est nul besoin de défendre davantage. Je cherche plutôt à maintenir le pouvoir que la Charte lui confère au moyen du par. 24(1), d'effectuer un tel choix. S'ils avaient été appelés à exercer leur pouvoir discrétionnaire, certains juges auraient fort bien pu plutôt choisir d'ajourner le procès et d'ordonner la communication des éléments de preuve. Mais nous n'avons pas le droit d'intervenir sur ce fondement :
[traduction] Le tribunal d'appel n'a pas la liberté de simplement substituer l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge. En d'autres termes, les juridictions d'appel ne devraient pas annuler une ordonnance pour la simple raison qu'elles auraient exercé le pouvoir discrétionnaire original, s'il leur avait appartenu, d'une manière différente.
(Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, p. 76, citant Charles Osenton and Co. c. Johnston, [1942] A.C. 130 (H.L.), p. 138.)
[58] Un tribunal d'appel qui aurait exercé le pouvoir discrétionnaire original comme le juge du procès l'a fait sera rarement tenté de modifier le droit applicable. La tentation, je le crains, est beaucoup plus forte dans les situations où le tribunal d'appel aurait probablement exercé son pouvoir discrétionnaire différemment. En cas de désaccord, particulièrement s'il est profond, il faut redoubler de prudence : les tribunaux d'appel ne doivent pas, du simple fait qu'ils diffèrent d'opinion, écarter les conclusions des juges de première instance en redéfinissant les frontières de leur pouvoir discrétionnaire.
[59] Je crois qu'il est nettement préférable qu'un tribunal d'appel confirme une décision découlant de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire à laquelle il ne souscrit pas plutôt qu'il l'infirme sans y être autorisé en adoptant, a posteriori, un cadre plus rigide qui aurait mené à l'adoption d'une solution qu'il juge préférable. Dans le contexte qui nous occupe, le droit en l'état actuel ne nous permet pas de modifier la décision contestée du juge du procès. Si la modification proposée est susceptible d'empêcher à l'avenir les juges du procès d'exercer leur pouvoir discrétionnaire comme le juge du procès l'a fait dans la présente affaire, reste qu'elle grèvera pour autant l'obligation constitutionnelle qui leur incombe en vertu du par. 24(1) de la Charte de concevoir des mesures réparatrices convenables et justes dans des circonstances que nous ne pouvons prévoir.
III
[60] Certes, dans R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, la Cour a restreint l'accès à une mesure réparatrice particulière pour l'application du par. 24(1) en appliquant essentiellement le même critère exigeant que le juge Rothstein adopterait en l'espèce. Or, dans cette affaire, il était question d'un arrêt des procédures. Cette décision n'est donc d'aucune utilité en l'espèce.
[61] Les limites rigoureuses applicables au prononcé d'arrêts des procédures sont fonction de la gravité et du caractère définitif de cette mesure. Or, contrairement à un arrêt des procédures, l'exclusion d'éléments de preuve met rarement fin à une procédure — et, plus rarement encore, y met fin de façon définitive. Au contraire, des éléments de preuve probants sont souvent exclus en application des règles de common law en matière de preuve ou du par. 24(2) de la Charte dans le cadre de procès qui suivent néanmoins leur cours et qui, fréquemment, donnent lieu à des condamnations.
[62] À tout le moins, l'exclusion d'éléments de preuve en tant que réparation accordée en application du par. 24(1) ne devrait pas être assujettie aux critères exigeants applicables aux arrêts de procédures sauf si l'exclusion fait obstacle à la tenue d'un procès, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Dans la présente affaire, M. Bjelland a été cité à procès après la tenue d'une enquête préliminaire au cours de laquelle la preuve communiquée tardivement n'était pas en cause. De plus, le ministère public a de toute évidence estimé, après l'exclusion des éléments de preuve en question, que la preuve restante était susceptible de justifier une condamnation. En l'absence d'une probabilité raisonnable d'obtenir une déclaration de culpabilité, l'avocat du ministère public n'aurait pas pu raisonnablement choisir de poursuivre le procès.
[63] Le ministère public disposait d'une solution de rechange. En effet, plutôt que de s'appuyer sur les autres éléments de preuve, il aurait pu, s'il estimait que les éléments exclus étaient cruciaux, déclarer sa preuve close et interjeter appel à l'encontre de l'acquittement alors inévitable, en invoquant les arguments qui nous sont soumis. Par contre, si le ministère public ne jugeait pas la preuve essentielle, il peut difficilement demander qu'on lui accorde une telle importance à ce stade. Après avoir choisi de faire courir le risque d'une condamnation à M. Bjelland sur le fondement d'une preuve qu'il jugeait suffisante, le ministère public sollicite « une seconde chance ».
[64] Quel que soit l'angle sous lequel on examine la question, l'ordonnance du juge du procès visant l'exclusion d'éléments de preuve ne s'apparentait guère à un arrêt des procédures et ne devrait pas être assujettie aux mêmes contraintes.
[65] Enfin, nous reconnaissons depuis longtemps que des considérations de justice fondamentales justifient les acquittements résultant de l'exclusion d'éléments de preuve. Voir R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 42 (opinion concordante de la juge McLachlin, maintenant Juge en chef); R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59, p. 82, 91 et 92 (le juge en chef Dickson, dans un jugement unanime); R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 282 à 286. L'idée maîtresse du droit applicable ressort clairement des propos suivants de Samuel Freedman, Juge en chef du Manitoba, figurant dans un extrait bien connu :
[traduction] Le but d'un procès criminel est de faire régner la justice. La recherche de la justice est‑elle synonyme de recherche de la vérité? Il semblerait que oui dans la plupart des cas. La vérité et la justice finissent fort heureusement par émerger de façon simultanée. Mais ce n'est pas toujours le cas. Il ne faut pas non plus conclure à l'échec du processus judiciaire si celui‑ci n'aboutit pas en même temps à la justice et à la vérité. [. . .] [L]e droit opte pour le moindre de deux maux et permet de clore l'affaire en l'absence de certains éléments de preuve. Il est certes admirable d'atteindre la vérité, mais pas à n'importe quel prix. « La vérité est comme toute bonne chose : parfois on la chérit à l'excès, on la recherche trop ardemment, on la paie trop cher. »
(« Admissions and Confessions », dans R. E. Salhany et R. J. Carter, dir., Studies in Canadian Criminal Evidence (1972), 95, p. 99, citant Pearse c. Pearse (1846), 1 De G. & Sm. 12, 63 E.R. 950, p. 957.)
Limiter le recours à l'exclusion d'éléments de preuve dans le contexte de l'application du par. 24(1) de la Charte aux seuls cas où un arrêt des procédures serait justifié confère à cette mesure une trop grande gravité et minimise l'importance que notre système de justice accorde aux objectifs autres que la recherche de la vérité.
IV
[66] Le juge du procès a examiné la preuve soigneusement et correctement. Il a envisagé et écarté d'autres mesures réparatrices, dont l'arrêt des procédures et l'ajournement.
[67] Il n'est pas surprenant d'ailleurs que le juge du procès ait également jugé que l'exclusion des éléments de preuve communiqués tardivement n'était pas une mesure particulièrement draconienne en l'espèce. Il s'est appuyé sur le fait que, au terme de l'enquête préliminaire, un juge de la Cour provinciale avait estimé que les autres éléments de preuve permettraient à un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées, de déclarer l'appelant coupable de l'infraction reprochée.
[68] Ultimement, le juge du procès a conclu que [traduction] « [l]a réparation convenable, qui prend en considération les droits de l'accusé et qui les met en balance avec les intérêts de la société, consiste à remettre tant l'accusé que le ministère public dans la situation dans laquelle ils se trouvaient avant que le ministère public tente d'introduire les nouveaux éléments de preuve. » De toute évidence, le juge du procès a tenu compte dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire des principes régissant les demandes de réparation fondées sur le par. 24(1) de la Charte.
[69] Au vu de l'ensemble du dossier, je suis donc convaincu que, suivant le test susmentionné, la décision du juge du procès n'était ni erronée en droit ni erronée au point de créer une injustice.
V
[70] Pour tous ces motifs, comme je l'ai mentionné au départ, j'accueillerais le pourvoi, j'annulerais l'ordonnance visant la tenue d'un nouveau procès et je rétablirais le verdict prononcé au procès.
Pourvoi rejeté, les juges Binnie, Fish et Abella sont dissidents.
Procureurs de l'appelant : Lord, Russell, Tyndale, Hoare, Calgary.
Procureur de l'intimée : Service des poursuites pénales du Canada, Calgary.