R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 432, 2004 CSC 67
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Walter Tessling Intimé
et
Procureur général de l’Ontario, procureur général du
Québec et Association canadienne des libertés civiles Intervenants
Répertorié : R. c. Tessling
Référence neutre : 2004 CSC 67.
No du greffe : 29670.
2004 : 16 avril; 2004 : 29 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci*, Major, Bastarache, Binnie, Arbour*, LeBel, Deschamps et Fish.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2003), 63 O.R. (3d) 1, 168 O.A.C. 124, 171 C.C.C. (3d) 361, 9 C.R. (6th) 36, 102 C.R.R. (2d) 132, [2003] O.J. No. 186 (QL), qui a annulé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé relativement à des infractions en matière de drogue et d’armes à feu. Pourvoi accueilli.
James W. Leising et Morris Pistyner, pour l’appelante.
Frank Miller et A. Thomas Costaris, pour l’intimé.
Scott C. Hutchison, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Dominique Jobin et Gilles Laporte, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Peter M. Brauti, Sara J. Erskine et Brian G. Wasyliw, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Binnie — Dans le présent pourvoi, nous devons examiner quelques‑unes des limites posées à la capacité de l’État de surveiller nos résidences à l’aide de techniques de pointe, sans avoir obtenu d’abord un mandat décerné sur la base de motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise.
2 En l’espèce, la police a eu recours à un dispositif d’imagerie thermique pour prendre une photographie de la « chaleur » de la maison de l’intimé à partir d’un aéronef. L’appareil photo, qui utilise un système infrarouge à vision frontale (« FLIR »), a enregistré la distribution relative de la chaleur sur la surface de l’édifice et non des tracés de lumière. La police n’a pas obtenu de mandat de perquisition avant de survoler la résidence.
3 La police a déduit de l’image FLIR et d’autres éléments de preuve que l’intimé cultivait de la marijuana dans sa résidence. L’intimé affirme que le recours à la technique FLIR équivalait à une perquisition de sa résidence, et que cette perquisition sans mandat portait atteinte à son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d’appel de l’Ontario lui a donné raison. Selon nous, la conclusion de la Cour d’appel est erronée et le pourvoi doit être accueilli.
I. Les faits
4 La GRC a ouvert une enquête sur l’intimé au mois de février 1999. Elle a reçu des renseignements de deux informateurs. L’un d’eux, dont la crédibilité n’avait pas été éprouvée, a soutenu que l’intimé et un complice prénommé Ken produisaient de la marijuana et en faisaient le trafic. Le second informateur, qui avait fait ses preuves, a dit à la police qu’un trafiquant de drogues connu achetait des quantités importantes de drogue d’un homme appelé Ken, dans le quartier où vivait l’intimé, mais il n’a pas impliqué directement l’intimé. La culture de marijuana nécessite généralement de puissantes lampes aux halogénures qui dégagent une chaleur considérable. La police a communiqué avec Ontario Hydro pour tenter de déterminer s’il y avait consommation anormale d’électricité dans l’une ou l’autre des maisons de l’intimé ou de Ken, mais les relevés indiquaient une consommation normale. La surveillance visuelle des maisons n’a rien révélé qui pouvait indiquer une opération de culture de marijuana.
5 Le 29 avril 1999, la police a utilisé un avion de la GRC équipé d’une caméra FLIR pour survoler les édifices. La technique FLIR permet d’enregistrer des images de l’énergie thermique ou de la chaleur émanant d’un édifice. Une fois que les données de base sont calibrées, les zones froides apparaissent dans des teintes foncées et les zones chaudes sont représentées par des teintes plus pâles. Le dispositif d’imagerie FLIR ne permet pas, à ce stade de développement, de déterminer la nature de la source de chaleur dans l’édifice. Il ne permet pas de distinguer à partir de la chaleur que diffuse un mur extérieur si la source provient d’un sauna, d’un four à poterie, d’un grille-pain en surchauffe ou d’une lampe halogène. Bref, le dispositif FLIR ne peut « voir » à travers les surfaces externes d’un édifice. (Aux É.‑U., on parle d’un système « off-the-wall » par opposition à un système « through-the-wall ».) Toutefois, la quantité substantielle de chaleur générée par la culture de la marijuana doit éventuellement s’échapper du bâtiment. La caméra FLIR produit une image de la distribution des fuites de chaleur à un niveau de détail indiscernable à l’œil nu. Une image FLIR, combinée à d’autres renseignements, peut contribuer à donner à la police des motifs raisonnables de croire qu’une maison abrite une opération de culture de marijuana.
6 C’est ce qui s’est passé en l’espèce. La GRC a pu obtenir un mandat sur le fondement des résultats de l’image FLIR de la maison de l’intimé et des renseignements fournis par les deux informateurs. Lorsque les agents de la GRC ont pénétré dans la maison, ils ont trouvé une quantité importante de marijuana, deux balances, des sacs à congélation et plusieurs armes à feu. La valeur de revente de la marijuana oscillait entre 15 000 et 22 500 $. L’intimé a été accusé de diverses infractions. Il a opposé comme moyen de défense que le vol FLIR portait atteinte à ses droits garantis par la Charte et que la police n’aurait jamais dû obtenir un mandat de perquisition fondé en partie sur l’image FLIR. Par conséquent, en l’absence d’un mandat de perquisition valide, il prétend qu’il fallait exclure les éléments de preuve recueillis dans la maison et prononcer son acquittement puisqu’il ne restait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer les déclarations de culpabilité.
II. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour supérieure (le juge Thomson)
7 Dans des motifs succincts prononcés à l’audience, le juge de première instance a conclu qu’on ne pouvait reprocher à la police d’avoir utilisé la technique FLIR, mais que même si l’on avait pu formuler ce reproche, la preuve aurait quand même été recevable parce que son exclusion aurait déconsidéré l’administration de la justice. L’intimé a été déclaré coupable de possession de marijuana en vue d’en faire le trafic et d’autres infractions liées à la drogue et il a été condamné à deux peines d’emprisonnement de six mois à purger concurremment; il a également été déclaré coupable d’infractions en rapport avec les armes à feu pour lesquelles il a été condamné à une peine totale de 12 mois d’emprisonnement.
B. Cour d’appel de l’Ontario (le juge en chef adjoint O’Connor et les juges Abella et Sharpe)
8 La juge Abella a d’abord énoncé le principe selon lequel la résidence est un lieu où il convient d’accorder un degré élevé de protection de la vie privée. Selon elle, la Cour devait déterminer si [traduction] « le droit à la vie privée applicable à la résidence s’étend à la chaleur générée à l’intérieur de la résidence et dégagée à l’extérieur de celle-ci » : (2003), 63 O.R. (3d) 1, par. 33. Elle a fait remarquer que selon le juge Sopinka dans l’arrêt R. c. Evans, [1996] 1 R.C.S. 8, par. 29, [traduction] « “la photographie à infrarouge en plongée” figure parmi ces exemples » de techniques d’enquête qu’il considérait légales.
9 Soulignant que l’accusé pouvait entretenir des attentes raisonnables en matière de vie privée relativement aux activités se déroulant à l’intérieur de sa résidence, la juge Abella a indiqué que [traduction] « la police ne photographie les émanations de chaleur que pour déterminer la nature des activités se déroulant dans la maison » (par. 61). Bien que les images obtenues par le dispositif FLIR soient assez floues, [traduction] « [u]ne fois connue la chaleur émanant des murs extérieurs, la police doit recourir à des inférences pour déduire la nature des activités exercées. Toutefois, ce fait ne change en rien la nature de la démarche » (par. 61).
10 À son avis, [traduction] « il existe une distinction importante entre les observations à l’œil nu, ou même à l’aide d’accessoires d’amplification comme des jumelles, qui sont d’usage courant, et les observations qui sont le produit de moyens technologiques » (par. 63). Plus particulièrement, [traduction] « la technologie FLIR permet plus qu’une simple observation : elle dévoile des renseignements qui seraient inaccessibles en son absence et elle permet de déceler des manifestations extérieures de ce qui se déroule à l’intérieur » (par. 65). Ainsi :
[traduction] La surveillance à l’aide du FLIR constitue une perquisition parce que les éléments qu’elle révèle seraient autrement invisibles, et qu’elle détecte des activités qui se déroulent dans la résidence et qui seraient indétectables en l’absence d’une technologie sophistiquée. Le FLIR capte les manifestations extérieures de la chaleur produite dans la résidence, mais il vise à détecter la chaleur générée par les activités exercées dans la résidence. Par conséquent, la détection de données à l’aide du FLIR constitue une perquisition au sens de l’art. 8 de la Charte. [par. 68]
11 Quant à la question de savoir s’il convenait d’admettre les éléments de preuve en dépit du caractère abusif de la perquisition, la juge Abella a statué que la contravention à l’art. 8 était grave car il y avait eu intrusion de l’État dans la résidence. Considérant en outre qu’[traduction] « il a été reconnu sur les scènes publiques, judiciaire et politique que la marijuana se situe au bas de l’échelle de la nocivité des drogues » (par. 81), elle a conclu qu’il aurait fallu exclure les éléments de preuve et que, par conséquent, l’intimé avait droit à un acquittement relativement à tous les chefs d’accusation.
III. Analyse
12 La protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garantie par l’art. 8 de la Charte est un élément fondamental de la relation entre l’État et le citoyen. Selon cet article :
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
13 Peu de choses revêtent autant d’importance pour notre mode de vie que l’étendue du pouvoir conféré à la police d’entrer dans la maison d’un citoyen canadien, de porter atteinte à sa vie privée et même à son intégrité corporelle sans autorisation judiciaire. Comme le juge La Forest l’a affirmé dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427-428, « [l]’interdiction qui est faite au gouvernement de s’intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l’essence même de l’État démocratique. —
14 L’arrivée des policiers en pleine nuit est la plus sombre illustration de l’État policier. C’est ainsi que, dans un discours célèbre prononcé en 1763 devant le Parlement britannique, William Pitt (le Premier Pitt) a prôné le droit de chacun d’interdire aux forces de Sa Majesté l’accès à son domaine privé :
[traduction] Dans sa chaumière, l’homme le plus pauvre peut défier toutes les forces de la Couronne. Sa chaumière peut bien être frêle, son toit peut branler, le vent peut souffler à travers, la tempête peut y entrer, la pluie peut y pénétrer, mais le roi d’Angleterre, lui, ne peut pas entrer! Toute sa force n’ose pas franchir le seuil du logement délabré.
(Lord H. Brougham, Historical Sketches of Statesmen Who Flourished in the Time of George III (1855), vol. I, p. 42)
15 Peut-être qu’un long voyage spirituel sépare le vibrant plaidoyer de Pitt de la tentative de l’intimé de mettre une culture de marijuana à l’abri dans le sous‑sol de sa maison de Kingsville en Ontario, mais le principe reste le même. Prenant appui sur les fondements de la common law, l’art. 8 de la Charte crée pour « [c]hacun » des zones d’autonomie personnelle dans lesquelles « toutes les forces de la Couronne » ne peuvent pas entrer. Ces zones sont maintenant réunies sous l’appellation générale de « vie privée », mais le juge Dickson (plus tard Juge en chef) s’est prudemment gardé, dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159, d’exclure de l’objet de l’art. 8 la protection « d’autres droits que le droit à la vie privée » :
À l’instar de la Cour suprême des États‑Unis, j’hésiterais à exclure la possibilité que le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives protège d’autres droits que le droit à la vie privée mais, pour les fins du présent pourvoi, je suis convaincu que la protection qu’il offre est au moins aussi étendue.
16 La plupart des règles de droit applicables en cette matière trahissent leur rattachement au droit relatif à la violation de la propriété. Autrefois, la vie privée était associée à la propriété privée et la possession de cette propriété constituait une protection contre les intrus. Si les droits de propriété privée étaient respectés et que les rideaux des maisons étaient tirés (ou les ponts-levis des châteaux, levés), les mandataires du roi pouvaient observer à distance, mais ils ne disposaient d’aucun moyen de savoir ce qui se passait à l’intérieur. La protection offerte par les droits de propriété a diminué à mesure que la technologie a progressé. L’écoute électronique, par exemple, peut être mise en œuvre à distance sans intrusion physique. Les images FLIR peuvent être prises d’un avion. Les tribunaux ont hésité à accepter l’idée que l’aire de protection de la vie privée doit rétrécir à mesure que la technologie se développe. Ils ont plutôt reconnu que les droit en matière de propriété privée servaient, dans une certaine mesure, de véhicule au droit à la vie privée que conférait à l’origine la propriété d’un bien et, par conséquent, à mesure qu’augmentait la capacité technique de l’État de fureter, l’idée d’une aire de vie privée protégée s’est précisée et développée. C’est ainsi que notre Cour a adopté, dans l’arrêt Hunter c. Southam, précité, le point de vue selon lequel l’art. 8 « protège les personnes et non les lieux » (p. 159). Voir également R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111, p. 1142.
A. La recherche d’un équilibre
17 En même temps, la vie économique et sociale crée des demandes concurrentes. Les citoyens tiennent à leur vie privée, mais ils veulent également être protégés. La répression du crime et la sécurité sont des préoccupations légitimes tout aussi valables. Ainsi, l’art. 8 de la Charte reconnaît la validité des fouilles, perquisitions et saisies non abusives. Il faut établir un équilibre, comme le juge Dickson l’a indiqué dans Hunter c. Southam, précité, p. 159-160 :
. . . il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.
18 Le juge Sopinka a lui aussi abordé la notion d’« équilibre » lorsqu’il a préconisé l’adoption d’une « méthode contextuelle » dans l’arrêt R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293 :
L’examen de facteurs tels la nature des renseignements, celle des relations entre la partie divulguant les renseignements et la partie en réclamant la confidentialité, l’endroit où ils ont été recueillis, les conditions dans lesquelles ils ont été obtenus et la gravité du crime faisant l’objet de l’enquête, permet de pondérer les droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi.
Il s’ensuit que le droit à la protection contre les enquêtes de l’État est assujetti à des restrictions constitutionnellement acceptables. Premièrement, « tout type d’enquête gouvernementale ne constituera pas forcément, sur le plan constitutionnel, une “fouille ou perquisition”. Au contraire, ce n’est que lorsque les enquêtes de l’État empiètent sur un droit raisonnable des particuliers à la vie privée que l’action gouvernementale en cause constitue une “fouille ou perquisition” au sens de l’art. 8 » : Evans, précité, par. 11. Ce n’est que « [s]i l’activité de la police a pour effet de déjouer une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée [qu’]elle constitue alors une fouille » : R. c. Wise, [1992] 1 R.C.S. 527, p. 533. Deuxièmement, comme le laisse entendre le texte de l’art. 8, même les enquêtes qui constituent des « fouilles ou perquisitions » sont acceptables si elles sont « raisonnables ». Une fouille ou perquisition ne contrevient pas à l’art. 8 si elle est autorisée par une règle de droit raisonnable et exécutée d’une manière raisonnable : R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265.
B. L’attente raisonnable en matière de vie privée
19 La Cour a donc très tôt adopté à l’égard de l’art. 8 une méthode téléologique axée principalement sur le respect de la vie privée. « La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable » : Hunter c. Southam, précité, p. 159 (souligné dans l’original). Étant donné l’ensemble déconcertant de techniques différentes (existantes ou en développement) qui s’offrent à la police, il ne serait guère réaliste d’appliquer l’autre méthode consistant à établir un « catalogue » judiciaire de ce qui est ou n’est pas permis par l’art. 8. La méthode fondée sur des principes a été précisée dans l’arrêt R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45, où le juge Cory, en indiquant qu’il fallait tenir compte de « l’ensemble des circonstances », a insisté sur l’importance de l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée, et sur l’importance du caractère raisonnable de l’attente sur le plan objectif.
20 Dans le cadre du principe général ainsi formulé, la jurisprudence est parvenue à distinguer un certain nombre d’aspects du droit à la vie privée que protège l’art. 8, notamment des aspects qui ont trait à la personne, aux lieux et à l’information.
21 La vie privée qui a trait à la personne peut le plus fortement prétendre à une protection constitutionnelle parce qu’elle protège l’intégrité corporelle et plus particulièrement le droit de refuser toute palpation ou exploration corporelle qui dévoilerait des objets ou des matières qu’une personne veut dissimuler. L’État ne peut effectuer de fouille à nu sans mandat sauf si elle est accessoire à une arrestation légale et si elle est effectuée de façon non abusive (R. c. Golden, [2001] 3 R.C.S. 679, 2001 CSC 83, par. 90-92), dans des cas où la police a des motifs raisonnables de croire que la fouille à nu est nécessaire dans les circonstances particulières de l’arrestation (par. 98). La police ne peut pas non plus prélever sans autorisation des échantillons de substances corporelles : R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607.
22 La notion initiale de la vie privée qui a trait aux lieux ([traduction] « la maison de chacun est pour lui son château et sa forteresse » : Semayne’s Case, [1558-1774] All E.R. Rep. 62 (1604), p. 63) a évolué pour faire place à une hiérarchie plus nuancée visant d’abord la vie privée dans la résidence, le lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler (Evans, précité, par. 42; R. c. Silveira, [1995] 2 R.C.S. 297, par. 140, le juge Cory : « —i—l n’existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa “maison d’habitation” »; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13, par. 43), puis, dans une moindre mesure, dans le périmètre entourant la résidence (R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, p. 237 et 241; R. c. Wiley, [1993] 3 R.C.S. 263, p. 273), dans les locaux commerciaux (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 517-519; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627, p. 641 et suiv.), dans les véhicules privés (Wise, précité, p. 533; R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615), dans les écoles (R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, par. 32), et même, au bas de l’échelle, dans les prisons (Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, p. 877). Cette hiérarchie des lieux n’est pas contraire au principe sous-jacent selon lequel l’art. 8 protège « les personnes et non les lieux », mais elle emploie la notion de lieu comme instrument d’évaluation du caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée.
23 Au-delà de notre intégrité corporelle et des lieux où nous vivons et travaillons, toutefois, se pose l’épineuse question des renseignements qui nous concernent et des activités que nous pouvons soustraire à la curiosité de l’État (R. c. S.A.B., [2003] 2 R.C.S. 678, 2003 CSC 60). Cela englobe les renseignements commerciaux conservés dans un coffre‑fort dans un restaurant appartenant à l’accusé (R. c. Law, [2002] 1 R.C.S. 227, 2002 CSC 10, par. 16). Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels a été défini comme [traduction] « le droit revendiqué par des particuliers, des groupes ou des institutions de déterminer eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués » : A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7. La protection de ce droit repose sur
—le— postulat selon lequel l’information de caractère personnel est propre à l’intéressé, qui est libre de la communiquer ou de la taire comme il l’entend.
(Rapport du groupe d’étude établi conjointement par le ministère des Communications et le ministère de la Justice, L’ordinateur et la vie privée (1972), p. 13)
24 La distinction entre les aspects du droit à la vie privée selon qu’ils ont trait à la personne, aux lieux ou à l’information nous fournit des outils d’analyse utiles, mais dans une affaire donnée, bien sûr, divers aspects peuvent se recouper. En l’espèce, par exemple, c’est l’aspect qui a trait à l’information qui domine (les renseignements concernant les activités du défendeur), mais l’aspect qui a trait au lieu intervient aussi parce que, même si la police n’est pas effectivement entrée chez l’accusé, c’est dans sa maison que se déroulaient les activités qui intéressaient les forces de l’ordre.
C. La limite du « caractère raisonnable »
25 La vie privée étant une notion protéiforme, il est difficile de fixer la limite du « caractère raisonnable ». Dans l’arrêt Plant, précité, p. 293, le juge Sopinka a proposé la solution suivante relativement à l’aspect informationnel du droit à la vie privée :
Étant donné les valeurs sous‑jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’art. 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu. —Je souligne.—
26 Je souligne le mot « notamment » parce que le juge Sopinka a clairement indiqué que son exemple (« des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels ») ne se voulait pas exhaustif et ne devait pas être considéré comme tel. Cependant, l’arrêt Plant établit clairement que les renseignements dont une personne peut vouloir préserver la confidentialité ne bénéficient pas tous de la protection de l’art. 8.
27 La distinction entre les aspects du droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux ou à l’information peut nous aider à fixer la limite du « caractère raisonnable » dans les circonstances de l’espèce. La juge Abella a considéré que l’imagerie FLIR équivalait à une perquisition à la résidence de l’accusé, où [traduction] « l’État doit manifester le plus grand respect » (par. 33) du droit à la vie privée, mais j’estime pour ma part qu’il est plus exact d’y voir un mode externe de collecte de renseignements au sujet de la maison, à partir desquels il sera ou non possible de faire des déductions sur ce qui se passe à l’intérieur, selon les autres renseignements qui sont disponibles.
28 De plus, comme je fais primer l’aspect qui a trait à l’information, je mets l’accent sur la qualité de l’information que l’imagerie FLIR permet d’obtenir, alors que la juge Abella, qui cherchait à protéger la résidence, s’est arrêtée d’avantage à la [traduction] « capacité théorique » de la technique FLIR, prédisant par exemple dans ses motifs que [traduction] « [l]a nature de l’intrusion est subtile, mais sa capacité théorique la rend presque orwélienne » (par. 79).
29 En toute déférence, je suis d’avis qu’il faut déterminer la limite du caractère raisonnable en examinant les renseignements produits par la technique FLIR existante et en analysant ensuite leur incidence sur le droit en matière d’attente raisonnable de vie privée. Si, comme on peut s’y attendre, les possibilités de la technique FLIR et d’autres techniques évoluent et entraînent des changements dans la nature et la qualité des renseignements obtenus, les circonstances seront différentes et les tribunaux devront se prononcer sur son incidence en matière de vie privée à ce moment-là, en fonction des faits qui leur seront alors présentés.
30 L’avocat de l’intimé envisage naturellement ces questions de façon différente, et il signale l’observation suivante qu’a faite le juge La Forest dans l’arrêt R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 43-44, une affaire qui portait sur la surveillance par caméra vidéo :
Dans l’arrêt Duarte ——1990— 1 R.C.S. 30—, cette Cour a conclu que la surveillance électronique audio non autorisée constitue une violation de l’art. 8 de la Charte. Il serait erroné de limiter les effets de cette décision à cette technologie particulière. Il faudrait plutôt conclure que les principes énoncés dans l’arrêt Duarte embrassent tous les moyens actuels permettant à des agents de l’État de s’introduire électroniquement dans la vie privée des personnes, et tous les moyens que la technologie pourra à l’avenir mettre à la disposition des autorités chargées de l’application de la loi. [Souligné dans l’original.]
Selon moi, ce passage ne consacre pas d’interdiction distincte visant l’utilisation sans mandat de techniques, électroniques ou autres. La question est de savoir si le recours à la technique FLIR constitue en fait une intrusion dans la sphère raisonnable de vie privée d’une personne.
D. Le critère de « l’ensemble des circonstances »
31 J’applique le critère de « l’ensemble des circonstances » formulé par le juge Cory dans l’arrêt Edwards et je réponds aux questions énumérées au par. 45 de cette décision, en les adaptant aux circonstances de la présente espèce.
(1) L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de vie privée?
32 Vu les faits en l’espèce, il faut répondre aux questions suivantes :
1. Quel est l’objet de l’image FLIR?
2. L’intimé possédait-il des droits sur l’objet de l’image FLIR?
3. L’intimé avait-il une attente subjective en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?
4. Dans l’affirmative, cette attente était‑elle objectivement raisonnable? À cet égard, il faut tenir compte des éléments suivants :
a. l’endroit où la prétendue « perquisition » a eu lieu;
b. si l’objet était à la vue du public;
c. si l’objet avait été abandonné;
d. si des tiers possédaient déjà les renseignements; dans l’affirmative, ces renseignements étaient-ils visés par une obligation de confidentialité?
e. si la technique policière a porté atteinte au droit à la vie privée;
f. si le recours à la technique de surveillance était elle-même déraisonnable d’un point de vue objectif;
g. si le profil thermique obtenu à l’aide du dispositif FLIR a révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’intimé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant.
(2) Si l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée par la conduite de la police?
33 Quant à la deuxième question, comme l’a signalé la juge Abella, selon la loi, il est clair que les perquisitions sans mandat sont présumées abusives en l’absence de situation d’urgence (Hunter c. Southam, précité; Collins, précité, p. 278; Evans, précité; et Grant, précité). Toutefois, pour arriver à cette deuxième question, il faut auparavant que la première question ait reçu une réponse affirmative.
E. L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?
(1) Quel est l’objet d’une image FLIR?
34 Les parties reconnaissent que, pour ce qui est de la présente espèce, l’objet de la technique FLIR a été énoncé avec exactitude comme suit dans la dénonciation présentée par la GRC en vue de l’obtention du mandat de perquisition, après le vol FLIR :
[traduction] Les systèmes de détecteur infrarouge sont souvent utilisés pour effectuer des « profils de structure ». Ces dispositifs sont des instruments passifs, uniquement sensibles au rayonnement thermique d’une surface. Les dispositifs ne voient pas à l’intérieur des structures ni à travers celles-ci. Le système FLIR se limite à détecter l’énergie qui rayonne de la surface extérieure d’un objet. La chaleur interne transmise à la surface extérieure est détectable. Pour l’essentiel, ce dispositif [. . .] est une caméra qui prend des photographies de la chaleur plutôt que de la lumière [. . .] Les pièces dans lesquelles des plants de marijuana poussent à l’aide de lampes halogènes sont plus chaudes que, en moyenne, les autres pièces d’une résidence. De la chaleur émane de leurs murs, vers l’extérieur du bâtiment. Ainsi ces murs deviennent-ils détectables par le système FLIR. La chaleur est habituellement distribuée de façon uniforme à l’intérieur d’une résidence et à sa surface extérieure. En comparant les différences de chaleur entre les éléments de la structure, il est possible de détecter des répartitions de chaleur qui indiquent la présence d’une culture de marijuana et qui désignent des pièces ou des sections de structure susceptibles d’abriter une telle culture.
35 La dernière phrase montre clairement que les images FLIR n’ont pas plus d’utilité que les déductions qui peuvent en être tirées. Après avoir examiné la preuve, la juge Abella est parvenue à la conclusion suivante (par. 69) :
[traduction] Certaines activités parfaitement innocentes peuvent produire des émanations externes détectables et mesurables par le FLIR. Parmi ces activités, plusieurs — comme prendre un bain ou utiliser des lumières à des heures inhabituelles — sont éminemment personnelles.
Des sources de chaleur comme le bain et d’innocents appareils d’éclairage « produisent » des émanations externes de chaleur, mais la preuve démontre clairement que la technique FLIR ne peut, à ce stade de son développement, permettre de distinguer entre différentes sources de chaleur. Les déductions justifiables sont extrêmement limitées, comme il en a été question dans l’arrêt R. c. Hutchings (1996), 111 C.C.C. (3d) 215 (C.A.C.‑B.), par. 29.
36 Il me semble que la juge Abella a la réponse en l’espèce lorsqu’elle fait observer, au sujet de l’utilité du système FLIR à l’heure actuelle, que [traduction] « [l]es émanations de surface n’ont, en elles-mêmes, aucune signification » (par. 66 (je souligne)). L’information obtenue dans une image FLIR ne saurait en soi fournir des motifs suffisants d’obtenir un mandat de perquisition. Comme le reconnaît le ministère public, cela s’explique par le fait que le stade relativement primitif de la technologie ne permet pas de déduire l’activité précise qui produit la chaleur. Il faut disposer d’autres éléments de preuve pour déterminer s’il existe des motifs de croire que la chaleur provient de la culture de marijuana. Comme l’a fait valoir l’avocat du ministère public dans son plaidoyer, le processus d’obtention d’un mandat de perquisition repose [traduction] « sur un pivot. Et vous empilez les brins de paille d’un côté. Et c’est [l’image FLIR] un des brins de paille. » De plus, [traduction] « si vous ne disposez pas d’un certain nombre d’autres éléments de preuve convaincants, [l’image FLIR] ne sera pas d’une grande utilité ».
(2) L’intimé possédait-il des droits sur l’objet de l’image?
37 Dans l’arrêt Edwards, précité, la Cour a jugé que l’accusé ne pouvait revendiquer le droit garanti à l’art. 8 relativement au contenu de l’appartement de sa petite amie. Ce problème ne se pose pas en l’espèce; la maison sous surveillance était la résidence de l’intimé.
(3) L’intimé avait-il une attente subjective en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?
38 L’intimé n’a pas témoigné lors du voir‑dire relatif à sa demande d’exclusion de la preuve fondée sur le par. 24(2), mais je suis d’avis qu’on peut présumer, jusqu’à preuve du contraire, que les occupants d’une résidence considèrent comme privés les renseignements concernant ce qui se passe à l’intérieur de la résidence. Cette attente remonte aux anciennes règles de droit relatives à la violation de la propriété et trouve sa justification moderne dans le caractère intime que revêtent la vie personnelle et la vie de famille. C’est l’approche que la Cour d’appel de l’Ontario a adoptée et j’y souscris jusqu’à un certain point.
39 Le ministère public soutient que la fuite de chaleur à l’extérieur d’une résidence, comme la fumée s’échappant d’une cheminée ou les odeurs de cuisson sortant d’un ventilateur de cuisine, sont autant de renseignements volontairement communiqués. Ainsi, selon le ministère public, l’intimé ne pouvait avoir d’attente subjective raisonnable en matière de vie privée relativement aux renseignements obtenus lors du vol FLIR. Dans la mesure où elle pouvait être observée à l’œil nu, l’information brute avait été abandonnée au domaine public dans des circonstances telles que les simples observateurs ou passants n’assumaient aucune obligation de préserver la confidentialité des renseignements en question.
40 Il est vrai que nul ne saurait avoir d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement à ce qu’il expose sciemment au public, ou à une partie du public, ou à ce qu’il abandonne dans un endroit public (R. c. Boersma, [1994] 2 R.C.S. 488; Stillman, précité, par. 62, le juge Cory, par. 226, et la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dissidente; Evans, précité, par. 50, le juge Major, motifs concordants; Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, p. 453; Dyment, précité, p. 435; R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, par. 45).
41 Cependant, je ne crois pas qu’on puisse dire que le fait de « laisser » s’échapper de la chaleur réfute une attente en matière de vie privée au sens où, par exemple, la Cour a décidé dans l’affaire R. c. Joyce (1996), 95 O.A.C. 321 (C.A.), par. 4-5, que l’accusé avait « renoncé » à son droit à la vie privée afférent aux rebuts qu’il avait mis à la rue pour qu’ils soient ramassés. Peu de gens pensent à cacher le profil de perte de chaleur de leur résidence, et ils auraient de la difficulté à le faire s’ils essayaient. Je ne crois pas que l’intimé, qui vit dans un pays de fonte de neige et d’isolation domiciliaire plus ou moins bien faite, puisse revendiquer sérieusement un droit à la vie privée relativement au profil thermique des murs extérieurs exposés de son domicile. La police, toutefois, s’intéressait nettement au « profil thermique », non pour le profil lui-même, mais pour ce qu’il pouvait révéler des activités se déroulant à l’intérieur de la résidence. Dans la mesure où cet aspect est en cause, l’intimé conservait une attente subjective en matière de vie privée.
42 J’assortirais cette conclusion d’une réserve. L’attente subjective en matière de vie privée a son importance, mais il ne faudrait pas utiliser trop rapidement son absence pour écarter la protection des valeurs d’une société libre et démocratique qu’offre l’art. 8. À une époque où l’on peut facilement se procurer sur le marché des dispositifs de furetage de plus en plus diversifiés, le simple citoyen peut en venir à craindre (à tort ou à raison) que son téléphone soit placé sous écoute ou que son courrier personnel soit lu. On peut se rappeler le témoignage du conspirateur Gordon Liddy qui disait, à l’enquête sur le Watergate, qu’il montait le volume de son appareil radio portatif pour masquer (ou couvrir) ses conservations privées parce qu’il craignait que des micros aient été placés par des groupes inconnus. Que cette crainte ait été ou non justifiée, nous ne devrions pas nous souhaiter un tel climat. Il faut donc réfuter toute affirmation selon laquelle la diminution de l’attente subjective en matière de vie privée se traduira automatiquement par une diminution correspondante de la protection constitutionnelle. Affirmer qu’un particulier qui laisse ses ordures au ramassage n’a pas d’attente raisonnable en matière de vie privée à leur sujet est une chose. Mais c’en est une toute autre de dire qu’une personne qui craint que son téléphone soit sur écoute n’a plus d’attente subjective en matière de vie privée et qu’elle ne peut plus de ce fait revendiquer la protection de l’art. 8. L’attente en matière de vie privée est de nature normative et non descriptive.
(4) L’attente de l’intimé en matière de vie privée était‑elle objectivement raisonnable?
43 Cette question est l’objet de débats vigoureux dans de nombreuses affaires intéressant l’art. 8, et nombre de facteurs se sont avérés des « repères » utiles.
a) L’endroit où la prétendue perquisition a eu lieu
44 Si l’article 8 protège les personnes et non les lieux, le lieu de la perquisition influence grandement le caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée. Le juge en chef Lamer l’exprime ainsi dans l’arrêt Wong, précité, p. 62 :
La nature de l’endroit où la surveillance a lieu sera toujours un facteur important dont il faudra tenir compte pour déterminer si la personne‑cible s’attend raisonnablement au respect de la vie privée dans les circonstances. Ce facteur n’est toutefois pas déterminant.
45 En l’espèce, l’image montre l’extérieur de la résidence de l’intimé, un endroit où, comme l’a signalé la juge Abella (par. 42), on a toujours accordé la plus haute importance à la vie privée. La juge Abella s’est notamment appuyée en partie sur les motifs concordants de la juge McLachlin dans l’arrêt Plant (p. 302) :
Il est possible de tirer des dossiers [de consommation d’électricité] en cause beaucoup de renseignements sur le mode de vie d’une personne, et notamment sur le nombre de personnes qui occupent une maison ainsi que sur le genre d’activités auxquelles elles se livrent vraisemblablement. Ces dossiers renseignent sur ce qui se passe à l’intérieur du lieu privé par excellence qu’est une habitation privée.
Dans l’arrêt Kyllo c. United States, 553 U.S. 27 (2001), la Cour suprême des États‑Unis s’est fortement appuyée sur [traduction] « l’inviolabilité du foyer » (p. 37) pour déclarer inconstitutionnel le recours à la technique FLIR afin d’obtenir des images de l’extérieur d’une maison. Nous n’allons pas aussi loin. Le fait que l’image obtenue par la technique FLIR ait montré la résidence de l’intimé constitue certes un facteur important, mais il n’est pas déterminant; il importe de l’examiner en contexte et en particulier, dans la présente affaire, en relation avec la nature et la qualité de l’information à laquelle la police avait accès grâce à la technique FLIR.
b) L’objet était‑il à la vue du public?
46 La chaleur se dégage par les murs extérieurs de l’édifice et même l’observateur le moins attentif peut le constater. La fonte de la neige ne se fait pas uniformément sur un toit mal isolé. Par exemple, dans l’arrêt Hutchings, précité, un informateur a affirmé dans son témoignage, dans un procès relatif à une opération de culture de marijuana, qu’il n’y avait pas de neige sur le toit de la grange alors qu’il aurait dû y en avoir. Par contre, comme l’a signalé la juge Abella (par. 65) :
[traduction] Toutefois, si elle ne dispose pas de la technologie FLIR, cette personne ne peut pas savoir que la maison est plus chaude que d’autres maisons du voisinage ou qu’une certaine pièce révèle une très grande consommation d’énergie.
47 Pourtant, la technique FLIR ne permet pas de « voir » à travers les murs. De fait, elle ne permet même pas de « voir » à travers une fenêtre transparente. Il ne s’agit pas de rayons X. Tout ce que l’image FLIR montre se trouve sur les surfaces extérieures de l’édifice et, en ce sens, cette image n’enregistre que des renseignements offerts à la vue du public (bien que, sans appui technologique, le public ne puisse observer le profil thermique aussi minutieusement que le permet l’imagerie FLIR).
c) L’objet avait‑il été abandonné?
48 Il n’y a pas eu d’abandon volontaire, comme je l’ai dit.
d) Des tiers possédaient‑ils déjà les renseignements?
49 Les renseignements n’étaient pas accessibles à des tiers sous une forme perceptible à l’œil nu pouvant être d’une utilité quelconque à la police.
e) La technique policière a‑t‑elle porté atteinte au droit à la vie privée?
50 L’absence de caractère attentatoire est un facteur pris en compte dans l’évaluation : Wong, précité, p. 43; R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 2003 CSC 30, par. 36; Thomson Newspapers, précité, p. 496 (dissidence) et p. 594 (majorité); Plant, précité, p. 295.
51 L’intimé s’oppose bien sûr à cette forme de surveillance de sa résidence par l’État. Il signale que si l’on accepte l’argument du ministère public selon lequel le recours à la technique FLIR en l’espèce ne constitue pas une perquisition visée à l’art. 8, on permet à la police de prendre quand elle le veut et sans autorisation judiciaire préalable des « images thermiques » de résidences et d’autres locaux d’habitation en ciblant qui elle veut. C’est vrai, mais je suis d’accord avec le juge Stevens qui dit ce qui suit au nom des juges dissidents dans Kyllo, à la p. 45 :
[traduction] . . . les mandataires de l’État ne doivent pas s’empêcher de détecter, par leurs sens ou à l’aide d’appareils, des émissions dans le domaine public comme de la chaleur excessive, des traces de fumée, des odeurs suspectes, des gaz inodores, des particules en suspension dans l’air ou des émissions radioactives, qui pourraient révéler des dangers pour la collectivité.
52 L’argument de l’intimé, toutefois, est plus fondamental. En réalité, ce n’est pas la chaleur en surface qui intéresse la police, mais les déductions qu’elle permet de faire au sujet des activités se déroulant à l’intérieur de la maison. Selon la juge Abella, au par. 67, la technique FLIR, bien qu’elle suppose une inférence de la part de la police, constitue une intrusion dans la résidence :
[traduction] . . . la mesure de la chaleur se dégageant de l’intérieur d’une résidence offre la mesure d’activités de nature privée qui, sans autorisation judiciaire préalable, ne devraient pas être assujetties au regard scrutateur de l’État.
Voir aussi R. c. Dinh (2003), 16 Alta. L.R. (4th) 26, 2003 ABCA 201, par. 33, la juge Conrad.
53 La marijuana n’était certainement pas cultivée à la vue du public. Par conséquent, il faut revenir à la question posée au début : qu’est‑ce que l’image FLIR apprend exactement à la police au sujet de l’existence d’une culture de marijuana à l’intérieur de la maison? Comme je l’ai déjà dit, la réponse est que l’imagerie FLIR ne permet de déterminer ni la source de chaleur ni la nature de l’activité qui la produit. Elle indique seulement à la police que la résidence abrite des activités génératrices de chaleur. (Il serait étrange qu’il en soit autrement.) La présence et la distribution de chaleur sur les murs extérieurs peut donner lieu à un certain nombre d’hypothèses, dont l’une peut être la culture de marijuana. L’utilité du système FLIR dépend des autres renseignements dont dispose la police.
54 Bien que ma perception de l’objet diffère quelque peu de celle de la juge Abella en ce que, selon moi, il s’agit de renseignements au sujet de la maison obtenus de l’extérieur (le recours à la technique FLIR existante ne pouvant donner lieu à une « intrusion » réelle), je partage la préoccupation selon laquelle le droit à la vie privée « est étroitement lié à l’effet qu’une violation de ce droit aurait sur la liberté et la dignité de l’individu en cause » : Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, par. 19. De la même façon, le juge La Forest a déclaré, dans l’arrêt Wong, précité, que « nous devons toujours rester conscient du fait que les moyens modernes de surveillance électronique, s’ils ne sont pas contrôlés, sont susceptibles de supprimer toute vie privée » (p. 47). La juge Abella a, comme je l’ai indiqué, évoqué George Orwell. Aussi est‑il approprié de citer un passage de 1984 (1950), p. 13 :
Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. [. . .] On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. [. . .] On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que [. . .] tout mouvement était perçu.
55 Je suis d’accord avec la juge Abella que le spectre de la surveillance technologique de nos résidences par l’État a de quoi inquiéter vivement. Notre divergence d’opinion tient peut‑être à ce que j’estime qu’il faut évaluer les techniques en fonction de leurs capacités actuelles. Tout développement qui pourra survenir devra être examiné par les tribunaux. Les problèmes devraient être analysés au moment où ils se posent véritablement. À son présent stade de développement, la technique FLIR peut être employée de façon non intrusive et elle est inoffensive pour ce qui est des données qu’elle produit. Je répète qu’il est clair que les images FLIR ne pourraient actuellement fonder à elles seules la délivrance d’un mandat.
f) Le recours à la technique de surveillance elle-même était-il déraisonnable d’un point de vue objectif?
56 La juge Abella, au par. 63 de ses motifs, a exprimé des craintes justifiées au sujet du progrès de la technologie de surveillance :
[traduction] À mon avis, il existe une distinction importante entre les observations à l’œil nu, ou même à l’aide d’accessoires d’amplification comme des jumelles, qui sont d’usage courant, et les observations qui sont le produit de moyens technologiques.
57 Cet élément a également joué un rôle important dans l’arrêt Kyllo de la Cour suprême des États‑Unis, où le juge Scalia a conclu au nom des juges majoritaires (p. 40) :
[traduction] Lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement a recours à un dispositif auquel le public n’a pas généralement accès pour scruter, relativement à une résidence, des détails dont il aurait auparavant été impossible de prendre connaissance sans intrusion physique, la surveillance est une « perquisition », et elle est présumée abusive si elle a été effectuée sans mandat. —Je souligne.—
58 Le juge Scalia n’a pas précisé ce qu’il entendait par « un dispositif auquel le public n’a pas généralement accès », et les juges dissidents ont indiqué qu’une telle norme n’était pas applicable (Kyllo, précité, p. 47). Selon la preuve produite en l’espèce, l’imagerie FLIR ne révèle pas « des détails relativement à une résidence » comme nous l’avons vu. Les termes « technique » ou « dispositif auquel le public n’a pas généralement accès » (ou les mots « accessoires d’amplification [. . .] qui sont d’usage courant » employés par la juge Abella au par. 63) sont vagues et englobent beaucoup de choses. Il faut supposer que l’argument est le suivant : si un aspect de notre vie est déjà exposé à une surveillance par des moyens « techniques » facilement accessibles, comme des jumelles, nous ne pouvons plus avoir à cet égard d’attente raisonnable en matière de vie privée. C’est peut-être le cas, mais quel critère permet de dire s’il s’agit d’un dispositif « auquel le public a généralement accès »? À mon avis, la question n’est pas de savoir si la technique FLIR permet à la police d’entrer dans la maison, ce qui n’est pas le cas, ni si le public a généralement accès au FLIR (ce n’est pas le cas), mais plutôt quelles sont la nature et la qualité de l’information que la police peut obtenir au sujet des activités qui se déroulent dans la maison. Selon la preuve, une image FLIR montrant des émanations de chaleur n’a en elle-même, comme la juge Abella l’a reconnu, « aucune signification ». C’est là le point essentiel.
g) Le profil thermique obtenu à l’aide du dispositif FLIR a‑t‑il révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’intimé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant?
59 Dans l’arrêt Plant, précité, le juge Sopinka a cherché à calibrer l’attente raisonnable des particuliers relativement aux aspects informationnels en matière de droit à la vie privée en fonction de l’objet de l’art. 8 (p. 292). Dans cette affaire, la police avait obtenu de la Calgary Utilities Commission des dossiers informatisés qui montraient une consommation d’électricité inhabituelle chez l’accusé, un indice qu’il pouvait s’y trouver une culture de marijuana. Ce n’est pas auprès de l’appelant que la police s’était procurée les dossiers. La Cour a statué que dans le cadre de la relation commerciale fournisseur-client, l’accusé avait sciemment révélé sa consommation d’électricité à la compagnie de services publics sans prendre de dispositions pour préserver la confidentialité de l’information. La police pouvait avoir accès en ligne à ces dossiers et il n’existait donc pas d’attente raisonnable en matière de vie privée.
60 Pour plus de commodité, je répète ici l’observation formulée par le juge Sopinka à la p. 293 :
. . . pour que la protection constitutionnelle s’applique, les renseignements saisis doivent être de nature « personnelle et confidentielle ». Étant donné les valeurs sous‑jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’art. 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu. —Je souligne.—
61 Sur ce point également, nous différons d’avis avec les juges majoritaires de la Cour suprême des États‑Unis dans l’arrêt Kyllo, dans la mesure où le juge Scalia s’est refusé à distinguer entre les divers types de renseignements relatifs à la résidence. Il a affirmé qu’[traduction] « [i]l appert de notre jurisprudence que, dans la résidence, tous les détails participent de l’intimité parce que toute la résidence est à l’abri du regard inquisiteur du gouvernement — (p. 37). Cette opinion semble procéder d’une philosophie « originaliste » du juge Scalia qui a écrit ce qui suit (p. 34-35) :
[traduction] Nous pensons que l’obtention, à l’aide de techniques d’amplification sensorielle, de renseignements quels qu’ils soient concernant l’intérieur de la résidence qui n’auraient pu être obtenus autrement sans « intrusion dans un lieu bénéficiant d’une protection constitutionnelle », Silverman, 365 U.S., p. 512, constitue une perquisition — à tout le moins lorsque (comme en l’espèce) la technique en cause n’est pas d’utilisation répandue dans le public. Ce principe garantit, contre les atteintes du gouvernement au droit à la vie privée, le degré de protection qui existait lors de l’adoption du Quatrième Amendement [en 1791]. Compte tenu de ce critère, les renseignements obtenus en l’espèce à l’aide de l’imageur thermique ont été obtenus lors d’une perquisition. —Je souligne.—
62 Pour les raisons que j’ai déjà exposées, je ne pense pas que l’utilisation de la technique FLIR, dans son état présent, équivaille à faire entrer la police dans la résidence. Il n’est pas utile non plus, dans le contexte canadien, de comparer la technologie de 2004 avec celle qui existait en 1867, ou en 1982 lorsque l’art. 8 de la Charte a été adopté. Pour ce qui est de son objet, je ne puis accepter que l’art. 8 doive s’appliquer si une image FLIR révèle la présence dans l’édifice de sources de chaleur d’origine inconnue ou une distribution inégale de la chaleur. Il est certain que l’imagerie FLIR permet d’obtenir des renseignements au sujet de la résidence, mais l’art. 8 protège les personnes, non les lieux. Les renseignements que l’imagerie FLIR permet d’obtenir au sujet de l’intimé ne touchent pas « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel », pas plus qu’ils « tend[e]nt à révéler des détails intimes sur [son] mode de vie » (Plant, p. 293). Elle indique que certaines activités à l’intérieur de la maison génèrent de la chaleur. Cela ne suffit pas pour donner ouverture à l’application de la garantie constitutionnelle.
h) Conclusion relative à l’attente raisonnable
63 La façon dont la chaleur est distribuée sur les surfaces externes d’une maison n’est pas un renseignement à l’égard duquel l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée. Ce renseignement, comme je l’ai dit, ne révèle rien sur la vie privée de l’intimé ni sur « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » le concernant. Sa divulgation n’influe guère sur la « dignité, [l]’intégrité et [l]’autonomie » de la personne dont la maison figure sur l’image FLIR (Plant, p. 293).
64 Je tiens à ajouter une autre observation. Dans l’arrêt Plant, le juge Sopinka a inclus la gravité de l’infraction dans la liste des facteurs influant sur « l’équilibre » que cherche à réaliser l’art. 8 de la Charte (p. 295). À n’en pas douter, la « gravité de l’infraction » a un rôle à jouer dans la recherche de « l’équilibre », mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’un facteur pour déterminer si l’intimé avait ou non une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à la distribution de la chaleur à l’extérieur de sa maison. Tel facteur interviendrait plutôt, plus logiquement, à l’étape où le tribunal examine si une perquisition donnée est raisonnable ou si la preuve obtenue au moyen d’une perquisition abusive est recevable sous le régime du par. 24(2) de la Charte.
F. Si l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée?
65 Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’intimé n’avait pas d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement aux renseignements concernant la distribution de la chaleur, cette question ne se pose pas.
IV. Dispositif
66 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante : Procureur général du Canada, Toronto.
Procureur de l’intimé : Frank Miller, Windsor.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Sainte‑Foy.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : McCarthy Tétrault, Toronto.
* Les juges Iacobucci et Arbour n’ont pas pris part au jugement.