Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, 2002 CSC 23
Elisabeth Lavoie et Jeanne To‑Thanh‑Hien Appelantes
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada
et la Commission de la fonction publique Intimées
et entre
Janine Bailey Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada
et la Commission de la fonction publique Intimées
et
Centre de recherche‑action sur les relations raciales Intervenant
Répertorié : Lavoie c. Canada
Référence neutre : 2002 CSC 23.
No du greffe : 27427.
2001 : 12 juin; 2002 : 8 mars.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [2000] 1 C.F. 3, 174 D.L.R. (4th) 588, 242 N.R. 278, 64 C.R.R. (2d) 189, [1999] A.C.F. no 754 (QL), qui a confirmé un jugement de la Section de première instance, [1995] 2 C.F. 623, 95 F.T.R. 1, 125 D.L.R. (4th) 80, 31 C.R.R. (2d) 109, 95 C.L.L.C. ¶210‑023, [1995] A.C.F. no 608 (QL). Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé et Binnie sont dissidents.
David J. Jewitt, pour les appelantes Elisabeth Lavoie et Jeanne To‑Thanh‑Hien.
Andrew Raven et David Yazbeck, pour l’appelante Janine Bailey.
Graham R. Garton, c.r., et Yvonne Milosevic, pour les intimées.
Joanne St. Lewis et Milton James Fernandes, pour l’intervenant.
Version française des motifs du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé et Binnie rendus par
1 Le Juge en chef et le juge L’Heureux‑Dubé (dissidentes) — Nous sommes d’accord avec le juge Bastarache que l’al. 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33 (« LEFP »), porte atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés en ce qu’il exclut les immigrants du tissu social canadien, et nous souscrivons à ses motifs sur ce point. À notre avis, cette conclusion est imposée par l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, avec lequel on ne peut pas faire de distinction en ce qui touche la discrimination. En revanche, nous ne pensons pas que l’atteinte se justifie en vertu de l’article premier comme « restriction raisonnable » du droit à l’égalité (par. 21).
I. Question 1 : L’alinéa 16(4)c) de la LEFP porte‑t‑il atteinte au par. 15(1) de la Charte?
2 La violation du par. 15(1) consiste en une distinction discriminatoire fondée sur un motif énuméré ou analogue. Sur les deux points, la présente instance est similaire à l’affaire Andrews. Premièrement, la distinction en cause est basée sur la citoyenneté, le motif analogue retenu dans Andrews. Une fois identifié, un motif analogue est « un indicateur permanent de discrimination législative potentielle » qui n’a pas à être établi chaque fois par la suite : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 7‑10; voir aussi Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 119, le juge Binnie. La distinction contestée ici — la privation d’une possibilité d’emploi — est identique à celle qui est reconnue dans Andrews. Une distinction est discriminatoire lorsqu’elle porte atteinte à la dignité humaine : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. L’arrêt Law confirme Andrews et doit en conséquence être tenu comme établissant qu’une loi qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égards aux qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe, porte atteinte à la dignité humaine (Andrews, p. 183, le juge McIntyre).
3 On soutient qu’il y a une distinction à faire avec Andrews qui porte sur une loi provinciale, alors que la présente instance a trait à une loi fédérale relevant de la compétence sur la citoyenneté. Pour que cette compétence ait un sens, dit‑on, le Parlement doit avoir une grande marge de manœuvre dans la détermination des droits et privilèges se rattachant à la citoyenneté. À notre avis, cet argument énonce une fausse dichotomie entre le droit du Parlement de légiférer sur la citoyenneté et son obligation de veiller à ce que ses lois respectent le par. 15(1). Le Parlement n’a pas à choisir entre légiférer sur la citoyenneté et la discrimination. Sa tâche est plutôt de rédiger des textes relatifs à la citoyenneté qui sont conformes au par. 15(1). Cela laisse au Parlement amplement de latitude pour exercer sa compétence, en autant qu’il ne fait pas de distinctions portant indûment atteinte à la dignité humaine : Law. Nous ne pouvons être d’accord que définir la citoyenneté canadienne autorise le Parlement à discriminer envers des non‑citoyens.
4 On prétend par ailleurs que Andrews porte sur l’exclusion totale de non‑citoyens d’un type d’emploi, alors qu’il s’agit ici de la perte d’une chance d’emploi. Là encore, la nuance nous échappe. Dans les deux cas, des non‑citoyens ont été privés de possibilités d’emploi pour la seule et unique raison qu’ils n’avaient pas la citoyenneté.
5 Enfin, il est fait grand cas de ce que certaines des appelantes auraient pu obtenir la citoyenneté, mais ne l’ont pas fait. À notre avis, cette considération n’empêche pas de conclure à la discrimination. Tout d’abord, ce choix n’est imputable qu’à deux des appelantes. Deuxièmement, l’avantage est de toute manière refusé pendant la période de résidence requise pour obtenir la citoyenneté. Troisièmement, le fait qu’une personne puisse éviter la discrimination en modifiant son comportement n’en supprime pas l’effet discriminatoire. S’il en était autrement, l’employeur qui refuserait d’embaucher des femmes dans son usine parce qu’il ne veut pas mettre un vestiaire à leur disposition pourrait prétendre que la cause réelle de l’effet discriminatoire est le « choix » des femmes de ne pas utiliser le vestiaire des hommes. Le seul fait de contraindre certaines personnes à faire ce type de choix viole la dignité humaine et est discriminatoire en soi. Jusqu’à maintenant, le droit en matière de discrimination n’a pas exigé que le demandeur prouve qu’il n’aurait pu éviter l’effet discriminatoire pour que soit reconnue l’atteinte à l’égalité garantie au par. 15(1). Dans Andrews, la Cour ne s’est pas arrêtée à ces considérations. Au contraire, le juge La Forest dit expressément que, dans certains cas, l’acquisition de la citoyenneté canadienne peut être « fort préjudiciable » lorsqu’elle cause la perte de la citoyenneté d’origine et il ne laisse aucun doute que ce coût doit jouer en faveur de la personne touchée par la mesure discriminatoire : Andrews, p. 201.
II. Question 2 : L’atteinte au par. 15(1) est‑elle justifiée en vertu de l’article premier de la Charte?
6 Nous devons maintenant examiner l’article premier de la Charte et décider si l’effet discriminatoire de la loi est justifié dans une société libre et démocratique. Dans cette analyse, « il faut se rappeler que, lorsqu’un tribunal conclut à la violation du par. 15(1) et à la violation de la dignité humaine qui s’ensuit, c’est au droit à l’égalité réelle qu’il a été porté atteinte » (Corbiere, précité, le juge L’Heureux‑Dubé, par. 98 (soulignement omis)). En vérité, « rares seront les cas dans lesquels il sera raisonnable de discriminer dans le cadre d’une société libre et démocratique » (voir Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, le juge L’Heureux‑Dubé, par. 95 (citant Andrews, le juge Wilson, p. 154)). La discrimination fondée sur la non‑citoyenneté doit faire l’objet d’un examen minutieux. Pour citer le juge La Forest dans Andrews, p. 201 :
Si nous permettons à des gens de venir s’installer au Canada, je ne vois pas pourquoi on devrait les traiter différemment des autres. L’article 15 parle de « tous ». Bien sûr, il y aura des exceptions, mais celles‑ci seront soumises à la justification rigoureuse prescrite par l’article premier.
Dans Andrews, la majorité conclut que la responsabilité de justifier une mesure discriminatoire dans ce type de cas est « lourde ».
7 La Cour a statué que, pour se prévaloir de la protection de l’article premier, le gouvernement doit prouver que l’atteinte à la Charte est « raisonnable » et que « sa justification peut “se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique” » (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 135). Le test élaboré par la Cour comporte les quatre volets suivants : (1) l’objectif de la loi doit être urgent et réel; (2) l’atteinte aux droits doit avoir un lien rationnel avec l’objectif de la loi; (3) la disposition contestée doit porter le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte; et (4) il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure et son objectif, de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif (voir Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 182, le juge Iacobucci (citant Oakes, p. 138‑139)).
8 Nous sommes d’accord avec la majorité que la disposition contestée peut avoir deux objectifs : encourager la naturalisation et promouvoir la citoyenneté. Signalons au passage que les motifs majoritaires paraissent reformuler ou modifier ces objectifs au fur et à mesure que progresse l’analyse selon l’article premier. Cependant, comme notre désaccord porte sur l’existence d’un lien rationnel, il n’y a pas lieu de s’attarder sur ce point. À notre avis, lorsque deux objectifs sont tenus pour urgents et réels, l’analyse selon l’article premier doit s’appliquer à chacun d’eux, séparément, pour que le justiciable n’ait pas à deviner quel objectif gouvernemental est censé justifier l’atteinte à ses droits en vertu de la Charte. Nous examinerons successivement chacun de ces objectifs.
9 Présumant que « promouvoir la citoyenneté » et encourager une catégorie restreinte de fonctionnaires à devenir citoyens canadiens soient des objectifs urgents et réels, conformément au premier volet du test de l’arrêt Oakes, nous ne sommes pas convaincues qu’il existe un lien rationnel entre la mesure discriminatoire contestée et l’un ou l’autre de ces objectifs. Pour satisfaire à ce volet du test, l’État doit montrer que la loi contestée est « soigneusement conçu[e] pour atteindre l’objectif en question » et qu’elle n’est « ni arbitrair[e], ni inéquitabl[e], ni fondé[e] sur des considérations irrationnelles » (Oakes, p. 139).
10 On plaide qu’il existe un lien rationnel entre l’octroi au citoyen d’un avantage lié à l’emploi dans la fonction publique et l’objectif législatif de promotion de la citoyenneté. Avec égards, nous sommes d’avis que cette affirmation néglige le point crucial que la disposition attaquée confère un avantage à des citoyens en exerçant une discrimination contre des non‑citoyens. Loin d’avoir un lien rationnel avec la promotion de la citoyenneté, la disposition en cause sape cet objectif en donnant à penser que la citoyenneté canadienne bénéficie, ou se nourrit, de la discrimination contre des non‑citoyens, un groupe reconnu depuis longtemps par la Cour comme une minorité distincte et isolée, digne de protection (Andrews, précité, p. 152). Ce raisonnement nous paraît incompatible avec la « tolérance », la « foi dans l’égalité » et le « respect de tous les membres de la société », qui sont censés définir la citoyenneté canadienne (Citoyenneté et Immigration Canada, http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/faq/ guide‑23.html et http://www.cic.gc.ca/francais/vivre/bienvenue/bien‑03.html . Comme le souligne la majorité (au par. 52), « [l]es immigrants arrivant au Canada s’attendent à bénéficier des mêmes possibilités fondamentales que les citoyens » et, en conséquence, le travail et l’emploi, qui sont des « aspects fondamentaux » de la société canadienne, « devraient [. . .] lui être tout aussi accessibles qu’à un citoyen canadien », et « [l]a discrimination dans ces domaines peut aboutir à exclure les immigrants du tissu social canadien, et accentuer un désavantage existant sur le marché du travail au Canada ».
11 En d’autres termes, nous ne voyons pas comment la valeur de la citoyenneté canadienne puisse être accrue par une loi qui, de l’aveu même de la majorité, est discriminatoire envers des non‑citoyens, alors que, dans Andrews, le juge La Forest reconnaît que « [t]out au long de son histoire, notre pays a tiré sa force des gens qui sont venus l’habiter » (p. 197). À cet égard, nous trouvons convaincante la conception évolutive de la citoyenneté canadienne du juge Linden : « Cette conception plus large et plus inclusive qui s’est développée au Canada s’accompagne de retombées importantes sur le plan juridique [. . .] C’est un instrument d’égalité et non pas d’exclusion » (Lavoie c. Canada, [2000] 1 C.F. 3 (C.A.), par. 121). Une loi qui favorise le groupe relativement privilégié de citoyens canadiens par rapport au groupe relativement défavorisé de non‑citoyens ne valorise pas la citoyenneté canadienne, fondée sur des principes d’inclusion et d’acceptation, mais elle la discrédite. L’anomalie de ce raisonnement est accentuée par l’affirmation de la majorité que la préférence fondée sur la citoyenneté ne confère qu’un avantage minimal au citoyen. Il nous est difficile de concevoir qu’un avantage minime, obtenu au prix de la violation du droit à l’égalité garanti au par. 15(1), puisse être de nature à promouvoir la citoyenneté.
12 En outre, le gouvernement n’a offert aucune preuve que l’exclusion des non‑citoyens favorise en fait l’objectif de promotion de la citoyenneté. Face à cette difficulté, la majorité soutient qu’« une certaine déférence est due au législateur quant à savoir si un privilège ou un autre fait progresser un intérêt pressant de l’État » (par. 59). Or, la déférence des tribunaux ne peut à elle seule créer un lien rationnel. Dans M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, par. 78‑79, le juge Iacobucci dit ceci au nom de la majorité :
Comme le juge Cory l’a dit dans Vriend, précité, au par. 54 : « La notion de retenue judiciaire envers les choix du législateur ne devrait [. . .] pas servir à soustraire certains types de décisions d’ordre législatif à tout examen fondé sur la Charte. »
En vertu de l’article premier, le législateur a le fardeau de prouver que l’atteinte à un droit est justifiée. Pour tenter de se décharger de ce fardeau, le législateur devra fournir au tribunal des éléments de preuve et des arguments qui étayent l’affirmation générale voulant que l’atteinte soit justifiée.
Dans cette affaire, la Cour conclut qu’en l’absence de preuve de lien rationnel, la loi contestée ne peut être sauvegardée par l’article premier (M. c. H., par. 109‑115).
13 Dans des arrêts antérieurs, la Cour a dûment accordé un degré plus élevé de déférence envers des dispositions législatives ayant un objectif valable lié à la justice sociale, comme la protection d’un groupe social vulnérable (voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927). Il résulte de ce principe qu’« une moins grande retenue serait appropriée et [que] l’État devrait assumer un fardeau plus lourd afin de justifier l’atteinte au droit garanti par la Charte » lorsque, comme en l’espèce, « la nature de la violation touche au cœur des droits protégés par la Charte et que l’objectif social vise à servir l’intérêt de la majorité » (voir Adler, précité, le juge L’Heureux‑Dubé, par. 95). Comme le reconnaît notre collègue le juge Bastarache, « [l’al. 16(4)c)] ne défend pas les intérêts d’un groupe vulnérable, il ne s’appuie pas sur une preuve particulièrement complexe de sciences humaines et il touche une activité (l’emploi) dont la valeur sociale est relativement élevée » (par. 53). La Cour a effectivement reconnu que l’emploi est un aspect fondamental de la vie d’une personne et une composante essentielle de son identité, de sa dignité personnelle, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel (voir McKinley c. BC Tel, [2001] 2 R.C.S. 161, 2001 CSC 38, par. 53 (citant le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, le juge en chef Dickson, p. 368)). Vu le fardeau qui incombe à l’État en l’espèce, nous estimons qu’il lui appartient d’avancer à tout le moins quelque preuve que la loi contestée favorise l’objectif de promotion de la citoyenneté canadienne pour que l’atteinte au par. 15(1) puisse être justifiée.
14 Nous concluons qu’en l’espèce, comme dans M. c. H, précité, et Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, la mesure attentatoire va à l’encontre de l’objectif allégué. Il n’y a aucun lien rationnel entre l’effet discriminatoire de l’al. 16(4)c) de la LEFP et l’objectif de promotion de la citoyenneté.
15 Passons maintenant au deuxième objectif. On fait valoir qu’il existe un lien rationnel entre une loi accordant aux citoyens un avantage dans l’emploi dans la fonction publique et l’objectif législatif d’incitation à la naturalisation. De prime abord, cela peut paraître plausible : comme les non‑citoyens peuvent obtenir le même avantage en se faisant naturaliser, ils sont incités à le faire. Cependant, cette interprétation conciliante ne permet pas de saisir la portée de la position du gouvernement, qui est essentiellement la suivante : nous exerçons une discrimination contre des personnes qui se trouvent légalement au Canada afin qu’elles attachent de la valeur à la citoyenneté et soient incitées à l’obtenir; dès lors qu’elles l’obtiennent, nous mettons fin à la discrimination. Comme nous le notons plus haut, la discrimination en cause est incompatible avec les valeurs de tolérance, d’égalité et de respect que le gouvernement reconnaît comme étant au cœur de la citoyenneté canadienne.
16 Comme c’est le cas pour le premier objectif allégué, le gouvernement n’a offert aucune preuve pouvant étayer la prétention que la mesure discriminatoire a eu comme résultat d’inciter à la naturalisation. La conclusion de la majorité (au par. 60) selon laquelle la préférence fondée sur la citoyenneté « semble avoir généralement fonctionné » ne nous convainc pas. Le fait que l’application de la disposition contestée ait coïncidé avec un taux élevé de naturalisation ne démontre pas que la disposition en est la cause. Rien dans la preuve n’indique que le taux élevé de naturalisation soit de quelque manière attribuable à la préférence basée sur la citoyenneté.
17 En fait, l’affirmation de la majorité selon laquelle la préférence basée sur la citoyenneté ne confère qu’un avantage minimal au citoyen milite contre l’existence d’un lien rationnel. La majorité affirme qu’« il est presque aussi difficile pour un citoyen que pour un non‑citoyen d’accéder à la fonction publique » et que « le désavantage du non‑citoyen par rapport au citoyen ne paraît pas important » (par. 71), ce qui contredit l’idée que la préférence fondée sur la citoyenneté est l’une des causes de l’augmentation du taux de naturalisation. On peut encore moins soutenir que cette préférence a été « soigneusement conçu[e] » pour atteindre l’objectif d’inciter des non‑citoyens à se faire naturaliser (Oakes, p. 139).
18 Pour ces motifs, nous concluons qu’il n’y a pas de lien rationnel entre l’al. 16(4)c) de la LEFP et l’objectif d’inciter les non‑citoyens à se faire naturaliser.
19 Enfin, nous ajouterions : le fait que l’exigence de la citoyenneté pour l’emploi dans la fonction publique est une « pratique internationale répandue » (par. 59) n’est ni pertinent ni l’indice qu’un lien rationnel existe en l’espèce. Aucune preuve n’indique que d’autres pays imposant des restrictions basées sur la citoyenneté à l’emploi dans la fonction publique partagent le même objectif que le Parlement en l’espèce. En fait, le gouvernement a lui‑même fait valoir en première instance que la situation et les politiques d’immigration de la plupart des pays démocratiques qui accordent une préférence à leurs citoyens pour l’emploi dans la fonction publique sont différentes, et qu’ils fondent donc les exigences liées à la citoyenneté sur des objectifs législatifs différents. Par exemple, d’après le dossier des intimées, l’exigence de la citoyenneté en Allemagne est liée à des considérations de loyauté et d’engagement : [traduction] « L’obligation fondamentale du fonctionnaire découle des notions de service et de loyauté ». De plus, le gouvernement soutient qu’en Nouvelle‑Zélande, la restriction fondée sur la citoyenneté s’appliquant aux postes liés à la sécurité nationale « vise un objectif législatif plus étroit qui ne permettrait pas d’atteindre les objectifs plus larges en matière de citoyenneté visés par le législateur canadien » (Lavoie c. Canada, [1995] 2 C.F. 623 (1re inst.), p. 671). Sans nous prononcer sur les raisons qu’ont d’autres pays d’appliquer des restrictions fondées sur la citoyenneté, nous ne pensons pas pouvoir fonder notre décision sur leurs pratiques sans avoir quelque preuve que leurs objectifs sont similaires à ceux du Parlement. En arrivant à cette conclusion, nous ne limitons pas le pouvoir du Parlement d’imposer des restrictions de citoyenneté à l’accès à certains emplois de la fonction publique (comme ceux qui sont liés à une fonction politique ou à la sécurité nationale) au titre de qualifications professionnelles légitimes.
20 Puisque les deux objectifs allégués ne satisfont pas à l’exigence du lien rationnel selon Oakes, la violation du par. 15(1) de la Charte ne peut être justifiée en vertu de l’article premier. Nous sommes d’avis d’accueillir l’appel avec dépens dans toutes les cours et de déclarer inopérant l’al. 16(4)c) de la LEFP.
Version française du jugement des juges Gonthier, Iacobucci, Major et Bastarache rendu par
21 Le juge Bastarache — L’alinéa 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33 (« LEFP »), confère aux citoyens canadiens un traitement préférentiel dans l’emploi dans la fonction publique fédérale. Les appelantes sont des ressortissantes étrangères qui ont postulé à des emplois dans la fonction publique sans avoir obtenu au préalable la citoyenneté canadienne. Elles contestent cette disposition comme violation de leurs droits à l’égalité en vertu du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Elles prétendent que la préférence les prive d’un avantage dont jouissent les citoyens canadiens et porte ainsi atteinte à leur dignité humaine essentielle. De plus, elles soutiennent que ce traitement n’est pas une limite raisonnable justifiable en vertu de l’article premier de la Charte. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’al. 16(4)c) de la LEFP viole le par. 15(1) de la Charte, mais se justifie selon l’article premier comme restriction raisonnable aux droits à l’égalité.
I. Les faits
22 Les citoyens canadiens bénéficient d’un accès privilégié à la fonction publique fédérale depuis la modification de la Loi du service civil, S.R.C. 1906, ch. 16, par la Loi de 1908 modifiant la Loi du service civil, S.C. 1908, ch. 15. La loi modificative remplaçait un système de nomination partisane par le principe de la nomination par voie de concours public. Elle ne s’appliquait initialement qu’à la région d’Ottawa, mais dès 1918, s’est appliquée à l’ensemble du pays (Loi du Service civil, 1918, S.C. 1918, ch. 12, art. 38). La version initiale de la préférence actuelle fondée sur la citoyenneté figurait à l’art. 14 de la loi de 1908 : « Personne n’est admis [au service civil] s’il n’est sujet britannique de naissance ou par naturalisation, et n’a habité le Canada au moins trois ans ». Cette disposition faisait de la citoyenneté une condition préalable à l’emploi dans la fonction publique, et non un élément de préférence; selon la loi de 1918, cette exigence ne pouvait être écartée que par décret : par. 41(1). En 1961, l’exigence de la citoyenneté a été remplacée par la préférence donnée aux citoyens canadiens dans les concours publics : Loi sur le service civil, S.C. 1960‑61, ch. 57, al. 40(1)c). La loi de 1961 accordait également la préférence aux anciens combattants et aux veuves d’anciens combattants : al. 40(1)a) et b). Ces trois préférences continuent de s’appliquer aujourd’hui malgré la révision en profondeur de la législation sur la fonction publique en 1967, quand la Loi sur le service civil a été abrogée et remplacée par la Loi sur l’emploi dans la Fonction publique, S.C. 1966‑67, ch. 71. La loi de 1967 créait aussi la Commission de la Fonction publique (« CFP » ou « Commission ») qui reprenait, avec quelques modifications, le rôle de son prédécesseur la Commission du service civil. Aucune modification pertinente n’est intervenue depuis.
23 De nos jours, les nominations dans la fonction publique relèvent strictement de la CFP. En vertu de la LEFP, la Commission effectue les nominations dans tous les ministères et les organismes du gouvernement qui n’ont pas de pouvoir de dotation distinct; voir Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑35, partie I de l’annexe I. La dotation a lieu soit par concours public, soit par concours interne, ce dernier n’étant ouvert qu’aux employés de la fonction publique. Le concours public comporte généralement trois étapes : l’établissement d’un répertoire (les candidats soumettent une demande à l’examen général de la Commission), la présentation (la Commission donne suite à la demande de dotation d’un ministère en lui présentant des candidats qualifiés) et la sélection (le ministère dresse une liste d’admissibilité à partir de la liste des candidats qualifiés présentés et, si le concours n’est pas annulé, fait son choix à partir de la liste d’admissibilité).
24 La préférence fondée sur la citoyenneté en cause ici intervient à l’étape de la présentation dans le cadre d’un concours public. Cela signifie que les non‑citoyens sont autorisés, et même encouragés, à soumettre leur curriculum vitae à la Commission et, pour les besoins du pourvoi, que les non‑citoyens présentés par la Commission ne sont pas défavorisés par rapport aux citoyens. En outre, les non‑citoyens ont les mêmes privilèges que les citoyens dans les concours internes, qui sont le principal moyen de dotation en personnel dans la fonction publique. Enfin, la préférence fondée sur la citoyenneté n’est qu’une préférence. Il est courant de présenter des non‑citoyens dans le cadre de concours publics lorsque le directeur régional de la CFP estime que le nombre de Canadiens qualifiés pour un poste donné est insuffisant : voir CFP, Manuel de gestion du personnel (1985), par. 5.1(2) et 5.4(3). Vu le nombre élevé de demandes d’emploi faites à la fonction publique par des citoyens, les présentations de non‑citoyens sont relativement rares par rapport au total général. Il n’y a pas de statistiques sur le nombre de non‑citoyens présentés dans les concours publics, mais le directeur régional de la CFP de la région de la Capitale nationale, M. Peter Stewart, se souvient d’environ « une douzaine » de présentations de ce type pour une année. Cela représente moins de 2 p. 100 du nombre total de présentations de l’année en question, mais on ne connaît pas le pourcentage des candidats présentés qui ont été retenus.
25 Les appelantes sont toutes des ressortissantes étrangères que l’application de l’al. 16(4)c) a défavorisées d’une manière ou d’une autre. Janine Bailey est citoyenne des Pays‑Bas et de l’Union européenne; elle est arrivée au Canada avec son mari en 1986 et a obtenu le droit d’établissement. En 1989, elle était autorisée à demander la citoyenneté canadienne mais ne l’a pas fait parce qu’il lui aurait fallu renoncer à la nationalité néerlandaise. Selon son témoignage, elle demeurait émotivement liée aux Pays‑Bas et pouvait être appelée un jour à y retourner pour prendre soin de membres de sa famille. Malgré sa nationalité étrangère, Mme Bailey a été nommée, par concours public, pour une durée de 3 mois, à un poste de commis de quart à la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada. La durée de cet emploi a été prolongée par une succession de nominations pour des périodes déterminées pendant lesquelles elle a tenté, à maintes reprises, d’obtenir une promotion par concours publics ou internes. Dans les concours internes, elle a été éliminée à la présélection au moins trois fois pour manque d’expérience ou de connaissances pertinentes; à la quatrième tentative, elle a obtenu un poste d’agent examinateur de l’immigration (PM‑01). Elle a aussi obtenu des résultats mitigés dans les concours publics. Dans un cas, elle a été éliminée à la présélection pour un poste PM‑02, pour lequel 144 Canadiens étaient présentés; une autre fois, sa candidature a été écartée pour un poste PM‑03, pour lequel 40 Canadiens étaient présentés. Dans les deux cas, elle a porté plainte à la CFP, qui a décidé que son pouvoir discrétionnaire avait été convenablement exercé en application de l’al. 16(4)c). Ultérieurement, Mme Bailey a été présentée par voie de concours public pour un poste PM‑03, mais n’a pu satisfaire aux exigences cotées du ministère. Au moment de l’audience de première instance, elle occupait toujours un poste PM‑01.
26 Elisabeth Lavoie est citoyenne de l’Autriche et de l’Union européenne; comme Mme Bailey, elle est arrivée au Canada avec son mari et a obtenu le droit d’établissement. Elle a aussi choisi de ne pas demander la citoyenneté canadienne, parce qu’elle craignait de perdre la citoyenneté autrichienne et européenne. Elle a témoigné qu’elle serait devenue « une étrangère dans son propre pays » et qu’elle aurait eu moins de possibilités d’emploi. Contrairement à Mme Bailey, Mme Lavoie n’a jamais obtenu d’emploi dans la fonction publique par concours public mais, par l’entremise d’une agence de placement, Harrington Temporary Services, elle a obtenu un contrat à court terme au ministère des Approvisionnements et Services (« MAS »). L’emploi a duré 22 semaines et, pendant cette période, Mme Lavoie a demandé sa titularisation dans le poste. Le MAS a même transmis à la CFP, au nom de Mme Lavoie, une « demande de présentation de candidat nommément désigné » et a demandé officiellement que Mme Lavoie soit présentée comme candidate pour le poste. À la « stupeur » générale, la demande a été rejetée. La CFP s'est prévalue du pouvoir discrétionnaire conféré à l’al. 16(4)c) pour présenter un citoyen canadien, qui a été nommé pour une période déterminée le mois suivant. Après la résiliation de son contrat, Mme Lavoie a cherché un emploi dans la fonction publique provinciale et dans le secteur privé. L’année suivante, la nomination pour une période déterminée n’a pas été prolongée et le poste a été déclaré superflu.
27 Née au Vietnam, Jeanne To‑Thanh‑Hien est citoyenne française. Sur la recommandation de sa sœur, traductrice dans l’administration fédérale, elle s’est établie à Ottawa en 1987. Contrairement à Mmes Bailey et Lavoie, Mme To‑Thanh‑Hien a obtenu la citoyenneté canadienne en 1991 et n’a pas eu à renoncer à sa nationalité étrangère pour le faire. Avant d’arriver au Canada, Mme To‑Thanh‑Hien avait demandé un emploi à titre de rédactrice de langue française et avait été dirigée vers le Programme de services d’emploi pour les minorités visibles de la CFP. On lui a dit que tous les efforts possibles seraient faits pour lui trouver un emploi, mais en omettant de mentionner la préférence fondée sur la citoyenneté. Après avoir offert ses services à plusieurs organismes gouvernementaux, Mme To‑Thanh‑Hien a appris qu’on ne pouvait rien pour elle dans le cadre du Programme tant qu’elle n’aurait pas obtenu la citoyenneté canadienne. Elle a tout de même trouvé des emplois temporaires dans certains ministères, dont Agriculture Canada, de son propre chef et par l’entremise d’une agence de placement. Au printemps 1988, Mme To‑Thanh‑Hien a présenté sa candidature à deux concours publics, mais sans succès; on avait semblé encourager sa candidature à l’un d’eux, mais elle a appris que sa citoyenneté faisait obstacle à la présentation. Ultérieurement, elle a été nommée par concours public à un poste de secrétaire pour lequel elle s’estimait surqualifiée. Après avoir obtenu la citoyenneté canadienne, elle a réussi à un autre concours public en 1993 puis a occupé un poste d’une durée déterminée au ministère des Ressources humaines jusqu’en 1994. Au moment de l’audience de première instance, Mme To‑Thanh‑Hien était coordonnatrice de projet à la Direction générale de l’équité en matière d’emploi du ministère des Ressources humaines.
28 Les trois appelantes demandent un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts, sur des moyens d’inconstitutionnalité liés à l’application de l’al. 16(4)c) de la LEFP, faisant valoir que cette disposition porte atteinte au par. 15(1) de la Charte. Le juge Wetston, de la Section de première instance de la Cour fédérale a fait droit au moyen fondé sur le par. 15(1), mais a jugé que la disposition pouvait être justifiée en vertu de l’article premier de la Charte. Il a rejeté d’autres options moins attentatoires, pour des raisons de difficultés administratives, et a jugé que par ailleurs le Parlement avait droit à une certaine latitude dans le choix d’un compromis entre l’intérêt de l’État à promouvoir la citoyenneté et l’intérêt des non‑citoyens dans l’obtention d’un emploi dans la fonction publique. Le jugement du juge Wetston sur l’allégation de violation du par. 15(1) précède l’arrêt de notre Cour Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. En appel, le juge Marceau a rejeté le moyen fondé sur le par. 15(1) pour le motif que la citoyenneté n’était pas un indicateur de motifs suspects de discrimination dans le contexte des lois fédérales définissant les droits et les privilèges attachés à la citoyenneté. Le juge Desjardins a souscrit au dispositif, mais essentiellement pour les mêmes raisons que le juge de première instance, savoir que la loi portait atteinte au par. 15(1), mais était justifiée conformément à l’article premier de la Charte. Les juges Marceau et Desjardins ont appliqué l’arrêt Law à l’analyse portant sur le par. 15(1). En dissidence, le juge Linden a conclu que la loi portait atteinte au par. 15(1) et devait échouer aux deux étapes de l’atteinte minimale et de la pondération finale dans l’analyse de l’article premier. Le 25 mai 2000, les appelantes ont obtenu l’autorisation d’appel devant notre Cour, [2000] 1 R.C.S. xiv.
II. Les dispositions législatives applicables
29 Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33
16. . . .
(4) Dans le cadre d’un concours public et en vue de l’établissement, conformément à la présente loi, d’une liste d’admissibilité, la Commission apprécie s’il y a suffisamment de postulants qualifiés qui sont :
. . .
c) des citoyens canadiens autres que ceux visés par les alinéas a) ou b).
Elle peut, lorsqu’elle estime leur nombre suffisant, limiter la sélection prévue au paragraphe (1) soit aux postulants mentionnés à l’alinéa a), soit à ceux mentionnés aux alinéas a) et b), soit à ceux mentionnés aux alinéas a), b) et c).
Charte canadienne des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
. . .
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
III. Les décisions antérieures
A. Cour fédérale, Section de première instance, [1995] 2 C.F. 623
30 Comme je l’ai déjà indiqué, le juge Wetston ne bénéficiait pas de l’arrêt Law, précité, pour rendre son jugement relatif au par. 15(1). L’arrêt faisant alors autorité était Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, qui énonce trois critères de l’atteinte aux droits à l’égalité : (1) une distinction établie par la loi sur le fondement d’une caractéristique personnelle, (2) une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et (3) une discrimination réelle découlant de l’imposition d’un fardeau ou du refus d’un avantage. Le juge de première instance note que l’al. 16(4)c) crée à première vue une distinction et que la distinction est fondée sur le motif prohibé de la « citoyenneté » : voir Andrews, p. 183. Il examine ensuite l’argument des intimées selon lequel même si la citoyenneté ne peut se substituer au mérite dans les lois provinciales régissant les professions, il s’agit d’un motif acceptable de discrimination dans le contexte des lois fédérales définissant les droits et les privilèges de la citoyenneté. Après avoir fait état du droit américain en la matière (qui autorise généralement la préférence fondée sur la citoyenneté dans le contexte de la fonction publique fédérale, mais la soumet à un examen plus rigoureux au palier des États), il conclut que le droit canadien en matière d’égalité n’autorise pas un tel résultat. Il faut plutôt se demander, pour déterminer s’il y a discrimination réelle, si la loi impose un fardeau ou refuse un avantage sur le fondement d’un motif non pertinent; selon le juge Wetston, c’est le cas de l’al. 16(4)c).
31 À l’étape de l’article premier, le juge Wetston conclut, après examen de son historique législatif, que la disposition a deux objectifs : rehausser la signification, la valeur et l’importance de la citoyenneté dans le contexte de l’emploi dans la fonction publique fédérale et, dans ce cadre, inciter les non‑citoyens à se faire naturaliser. Il ajoute que ces objectifs sont urgents et réels dans la mesure où « [i]l est certainement loisible à un État‑nation, dans le cadre de son droit interne, de déterminer qui sont ses citoyens et quels droits et obligations peuvent découler de ce statut » (p. 658; citant Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, p. 918‑919). Le juge Wetston s’appuie en outre sur le témoignage d’un expert américain de la citoyenneté, Peter H. Schuck, pour dire que la citoyenneté sert à atteindre des objectifs importants d’ordre politique, émotif et incitatif. Il rejette l’argument des appelantes qu’une preuve tangible de l’augmentation du taux de naturalisation est requise pour établir que l’objectif de la naturalisation est une préoccupation urgente et réelle.
32 Sur la proportionnalité, le juge de première instance conclut tout d’abord que « ne serait‑ce qu’à la lumière des pratiques internationales, le législateur avait raison de croire que les moyens choisis permettraient d’atteindre les objectifs souhaités » (p. 664). Il examine ensuite le critère de l’atteinte minimale, faisant alors état de quatre solutions de rechange possibles à la préférence actuelle fondée sur la citoyenneté. La première, la suppression pure et simple de la préférence, est écartée pour le motif que le législateur n’avait pas à adopter, « pour atteindre son objectif, le moyen qui soit le moins envahissant entre tous » (p. 667). Les autres options — le critère de la « fonction politique » (les modèles américain et européen), l’exception pour les résidents permanents qui se font naturaliser le plus tôt possible (le modèle australien) et l’application de la préférence pour les emplois liés à la « sécurité nationale » uniquement (le modèle néozélandais) — sont toutes rejetées pour le motif que, lorsqu’il faut trouver un compromis entre des intérêts opposés, il n’appartient pas aux tribunaux de déterminer si le législateur a tiré les bonnes conclusions. Enfin, le juge de première instance conclut que tout fardeau imposé aux non‑citoyens par la préférence n’est pas suffisamment grave pour l’emporter sur les effets bénéfiques de la loi (p. 677).
B. Cour d’appel fédérale, [2000] 1 C.F. 3
33 En appel, le juge Marceau convient avec les intimées que, contrairement aux restrictions prévues dans des lois provinciales, comme dans l’arrêt Andrews, celles établies par le Parlement sur le statut des résidents permanents ne peuvent être critiquées sur le fondement du par. 15(1). La raison en est que, dans ce dernier cas, il n’y a pas entre citoyens et non‑citoyens une similitude suffisante pour justifier une allégation de discrimination. Le statut du non‑citoyen est si particulier que « [l]’idée de reconnaître aussi bien aux citoyens qu’aux non‑citoyens des droits à l’égalité [. . .] me semble évacuer entièrement le concept de citoyenneté » (par. 11). À titre subsidiaire, le juge Marceau conclut que la préférence accordée aux citoyens en matière d’emploi dans la fonction publique est « pertinente » au regard des objectifs de la LEFP et ne porte donc pas atteinte au par. 15(1). À son avis, le critère de la pertinence apporte un élément de réponse à la question de savoir si la disposition contestée porte atteinte à la dignité humaine du demandeur invoquant le par. 15(1) : Law, précité. Quoi qu’il en soit, il juge que « [l]a volonté de rehausser la valeur de la citoyenneté n’a nullement pour effet de rabaisser les immigrants reçus en fonction d’une caractéristique qui leur serait personnelle » et que l’on ne peut conclure que la « préférence porte objectivement atteinte à la dignité humaine des appelantes ou, plus généralement, à celle des non‑citoyens » (par. 25‑26).
34 Tant madame le juge Desjardins (motifs concourants) que le juge Linden (motifs dissidents) expriment leur désaccord avec cette conclusion et estiment qu’il y a atteinte au par. 15(1). La première convient avec le juge Marceau que, contrairement à la loi en cause dans Andrews, la préférence fondée sur la citoyenneté et prévue dans la LEFP n’est « qu’un des aspects des droits et privilèges reconnus aux citoyens canadiens » (par. 58). Toutefois, elle met l’accent sur l’historique de la discrimination contre les étrangers au Canada et conclut que « la disposition législative contestée désavantage sérieusement les membres d’une minorité discrète et isolée, et pèse sur leur recherche d’un emploi » (par. 64). Après avoir résumé les principes de l’arrêt Law, le juge Linden n’hésite pas à conclure que la loi établit une distinction entre deux groupes sur le fondement d’un motif analogue. S’appuyant principalement sur le troisième volet de l’analyse de l’arrêt Law, il conclut qu’il y a discrimination et ce, pour quatre raisons : (1) la préférence fondée sur la citoyenneté établit une discrimination supplémentaire à l’égard d’un groupe déjà défavorisé, (2) refuser à certaines personnes la possibilité d’obtenir un emploi est beaucoup plus grave que leur refuser un avantage financier ou un droit de nature procédurale, (3) porter atteinte aux droits des non‑citoyens n’a pas vraiment pour effet de valoriser la citoyenneté et (4) la disposition ne mentionne ni les besoins ni les capacités du groupe visé. Plus loin, il ajoute : « [l]orsqu’on s’entend dire que les “gens comme vous” n’ont pas le droit de postuler un emploi, on éprouve une grave atteinte à sa dignité humaine » (par. 167).
35 C’est à l’étape de l’analyse selon l’article premier que madame le juge Desjardins et le juge Linden diffèrent d’opinions. La première confirme essentiellement les conclusions du juge de première instance, mais accorde moins d’importance à la pondération finale. Selon elle, la préférence accordée aux citoyens dans la fonction publique relève de « considérations d’ordre politique » (par. 99) qu’elle n’est pas disposée à remettre en question. Dans ses motifs dissidents, le juge Linden estime que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en omettant de conclure que la préférence fondée sur la citoyenneté a également été adoptée pour répondre à certaines craintes concernant l’engagement et la loyauté des non‑citoyens employés dans la fonction publique du Canada. Selon lui, cet objectif ressort d’une allocution prononcée en 1908 devant la Chambre des communes et d’un document de travail publié par le ministre de la Justice en 1985. Même s’il estime que cet objectif n’était ni urgent ni réel, il reconnaît que les deux objectifs circonscrits par le juge de première instance « peuvent justifier que l’on porte quelque peu atteinte aux droits à l’égalité » (par. 194). Le juge Linden passe à l’atteinte minimale et trouve au moins cinq autres façons pour le législateur d’atteindre ses objectifs de manière moins attentatoire. Il reconnaît que la loi n’est « pas aussi préjudiciable qu’[elle] pourrait l’être » (par. 208), mais fait observer que le législateur n’a jamais envisagé les options possibles autres que la suppression totale de la préférence et que, pour ce motif, il n’a pas adopté un texte législatif « soigneusement conçu afin de porter le moins possible atteinte à un droit garanti par la Charte » (par. 208). Il serait arrivé à la même conclusion indépendamment du degré de retenue applicable à la loi. Enfin, en ce qui concerne la pondération finale, le juge Linden donne cinq motifs pour lesquels les effets néfastes de la loi l’emportent sur ses effets bénéfiques : (1) la loi exclut jusqu’à 600 000 personnes de près de 250 000 emplois et, sur le plan individuel, « freine le développement de l’individu et les possibilités de réalisation personnelle, pour faire en sorte que les cuisiniers, les matelots et les conservateurs de musée, voire les interprètes, les gardiens de prison et les secrétaires, soient tous citoyens canadiens » (par. 215); (2) le texte législatif ne tient pas compte des raisons parfaitement légitimes pour lesquelles certaines personnes peuvent vouloir conserver leurs liens avec leur pays d’origine, ce que le Canada reconnaît déjà en permettant la double citoyenneté; (3) les avantages que sont l’engagement et la loyauté envers le Canada sont les vestiges d’une époque révolue; (4) aucun élément de preuve n’établit que, comparativement aux contraintes liées à l’obtention de la citoyenneté, les avantages d’une citoyenneté valorisée et d’un taux plus élevé de naturalisation se font véritablement sentir; (5) un des effets de la loi est de miner le principe du mérite, qui est le fondement même de la loi considérée dans son ensemble.
IV. Questions en litige
36 Le Juge en chef a formulé les deux questions constitutionnelles suivantes le 31 octobre 2000 :
1. L’alinéa 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33, établit‑il, en soi ou dans son application, une discrimination fondée sur la citoyenneté en accordant une préférence aux citoyens canadiens par rapport aux non‑citoyens canadiens dans le cadre d’un concours public au sein de la fonction publique fédérale, en contravention du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2. Si la réponse à la première question est affirmative, cette discrimination constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
V. Analyse
A. Le paragraphe 15(1)
37 Notre Cour a considéré en deux occasions le lien entre la citoyenneté et le par. 15(1) de la Charte. La première, Andrews, précitée, portait sur une loi provinciale interdisant à un non‑citoyen l’accès à la profession d’avocat; la disposition contestée a été annulée comme violation du par. 15(1) non justifiée en vertu de l’article premier. La deuxième, Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, à l’opposé, avait pour objet une loi fédérale autorisant l’expulsion d’un résident permanent reconnu coupable d’infractions criminelles graves; comme l’art. 6 de la Charte permettait expressément qu’un non‑citoyen fasse l’objet d’un traitement différent pour l’immigration, la loi n’a pas été jugée discriminatoire (p. 736). La présente espèce a beaucoup de points communs avec les affaires Andrews et Chiarelli. Comme dans Andrews, nous sommes en présence d’une différence de traitement dans l’emploi que n’autorise pas expressément la Charte; comme dans Chiarelli, la disposition fédérale contestée fait partie d’un ensemble reconnu de privilèges accordés aux citoyens canadiens. Cette combinaison de facteurs fait qu’il est difficile de décider si, en fin de compte, la loi est incompatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte. Vu la jurisprudence récente de notre Cour sur le par. 15(1), je conclus qu’elle l’est.
38 L’approche intégrée du par. 15(1) est énoncée dans l’arrêt Law, précité. Le juge Iacobucci la résume au par. 88 :
. . . le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :
(A) La loi contestée : a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
(B) Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
et
(C) La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?
La troisième question est peut‑être la plus difficile; elle doit être examinée du point de vue du demandeur en fonction de plusieurs « facteurs contextuels ». Sans être exhaustifs, les facteurs énoncés dans Law sont les suivants : (1) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité, (2) la correspondance entre le motif invoqué et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes, (3) l’objet ou l’effet d’amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou un groupe défavorisé et (4) la nature et l’étendue de l’intérêt touché par la loi contestée. Pour invoquer le par. 15(1) il est essentiel d’être en présence d’un conflit entre l’effet de la loi contestée et l’objet du par. 15(1), défini comme étant « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération » (Law, par. 51).
39 À première vue, les deux premières grandes questions soulèvent peu de controverse dans le cadre du présent pourvoi : la loi contestée établit une distinction nette entre citoyens et non‑citoyens, et la citoyenneté est un motif de discrimination analogue à ceux énumérés au par. 15(1) : Andrews, précité, p. 183. Les intimées soutiennent néanmoins que la raison d’être de la législation fédérale sur la citoyenneté est de traiter différemment les citoyens et les non‑citoyens, de sorte que les deux groupes ne peuvent légitimement être comparés pour les besoins du par. 15(1). Selon elles, [traduction] « [p]ar définition et par disposition de la Constitution, [. . .] citoyens et non‑citoyens ont des statuts inégaux. Leur accorder un traitement égal reviendrait à contredire ou abolir la notion de citoyenneté ». Cet argument s’inspire de l’extrait suivant de Law, précité, par. 56-57 :
Il est nécessaire de trouver l’élément de comparaison approprié pour cerner la différence de traitement et les motifs de la distinction. Il y aura lieu de trouver l’élément de comparaison approprié au moment de l’examen des nombreux facteurs contextuels dans l’analyse de la discrimination.
Pour déterminer quel est l’élément de comparaison approprié, toute une gamme de facteurs doit être prise en compte, notamment, l’objet des dispositions législatives. Une analyse relative au par. 15(1) n’a pas pour objet de juger de l’égalité dans l’abstrait. Son objet est plutôt de déterminer si les dispositions législatives contestées créent entre le demandeur et les autres, sur le fondement des motifs énumérés ou de motifs analogues, une différence de traitement qui entraîne de la discrimination. Il faut examiner à la fois l’objet et l’effet des dispositions pour faire ressortir le groupe ou les groupes de comparaison appropriés. D’autres facteurs contextuels peuvent également être pertinents. Les ressemblances ou dissemblances biologiques, historiques et sociologiques peuvent être pertinentes en particulier pour cerner l’élément de comparaison approprié et, de façon plus générale, pour déterminer si les dispositions créent réellement de la discrimination : voir Weatherall, précité, aux pp. 877 et 878. [Je souligne.]
S’appuyant sur cet extrait, les intimées reconnaissent que, dans certains contextes, on peut comparer citoyens et non‑citoyens en matière d’égalité. Selon elles toutefois, cette comparaison n’est pas appropriée dans le cas d’une [traduction] « loi définissant la citoyenneté et établissant une distinction autorisée par la Constitution entre citoyens et non‑citoyens ». Dans un tel cas, une analyse fondée sur le par. 15(1) éliminerait la différence fondamentale entre citoyens et non‑citoyens et empiéterait sur la compétence exclusive du Parlement en matière de naturalisation et d’étrangers.
40 À mon sens, il vaut mieux considérer la question de savoir si les citoyens sont un groupe comparable approprié en l’espèce comme facteur contextuel du troisième volet de l’analyse selon Law que comme un obstacle à la reconnaissance d’une distinction établie par la loi. Même si le juge Iacobucci insiste sur l’importance de déterminer le groupe de comparaison approprié, rien n’indique dans Law que la première question soit autre chose qu’un critère préliminaire. Au contraire, la question précise à la première étape est de savoir si la loi établit une distinction formelle « entre le demandeur et d’autres personnes » (par. 88 (je souligne)). Non seulement il appartient habituellement au demandeur de choisir le groupe de comparaison approprié, mais le tribunal ne doit s’immiscer que lorsque « [l]a différence de traitement peut ne pas s’effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d’autres groupes » (par. 58 (je souligne)). À l’opposé, le genre d’analyse préconisée par les intimées — le choix de groupes de comparaison selon des considérations de compétence — ne s’appuie ni sur Law ni sur aucun autre arrêt relatif au par. 15(1). Au contraire, l’essence même d’une déclaration constitutionnalisée des droits comme la Charte est de définir une différence de traitement en fonction des droits à l’égalité, et non du partage des pouvoirs fédéraux et provinciaux. Voici ce que dit le professeur Hogg (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, p. 52‑2 et 52‑3) :
[traduction] . . . la situation antérieure au 17 avril 1985, avant l’entrée en vigueur de l’art. 15 de la Charte des droits, était dictée par le principe de la souveraineté du Parlement : de manière générale, le Parlement ou une assemblée législative pouvait à son gré établir une distinction en adoptant une loi par ailleurs valable. [. . .] Avant l’entrée en vigueur de l’art. 15, la discrimination envers les étrangers et les personnes naturalisées, ainsi que les Indiens, était indubitablement de la compétence du législateur fédéral.
J’estime que faire droit aux prétentions des intimées nous ramènerait à l’époque où les principes du fédéralisme, et non ceux de la Charte, régissaient la constitutionnalité des lois sur la citoyenneté : voir R. J. Sharpe, « Citizenship, the Constitution Act, 1867, and the Charter », dans W. Kaplan, dir., Belonging : The Meaning and Future of Canadian Citizenship (1993), 221, p. 221‑244. L’approche actuelle est d’analyser la différence de traitement en fonction des droits et des libertés garantis par la Constitution et, dans le contexte du par. 15(1), de la notion de dignité et de liberté humaines essentielles. Je suis certain qu’une telle démarche n’aura pas pour effet « d’abolir la notion de citoyenneté » comme le prétendent les intimées. Bien que les facteurs contextuels militent en faveur des appelantes en l’espèce, bon nombre de lois fédérales traitant des étrangers pourraient, selon le contexte, résister au troisième volet de l’analyse selon Law. C’est d’ailleurs essentiellement ce qui est arrivé dans cette affaire.
41 Les prétentions des intimées posent également un problème à la deuxième étape, celle de savoir si le demandeur a fait « l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues » : Law, par. 88. Comme la Cour a reconnu dans Andrews que la citoyenneté est un motif analogue, rien ne me permet de restreindre la portée de cette conclusion selon les faits de l’espèce. La raison d’être des motifs analogues, suivant Law et la jurisprudence subséquente, est qu’ils sont des « indicateurs » de motifs suspects de discrimination : les groupes visés risquent que leurs intérêts ne soient pas pris en considération quel que soit le contexte législatif. En outre, comme la troisième étape selon Law a pour effet de restreindre les revendications fondées sur le par. 15(1) aux cas de discrimination réelle, cet examen ne devrait pas avoir lieu à la deuxième étape. Cela est d’autant plus vrai que la Cour a récemment statué qu’un motif reconnu comme motif analogue demeure un indicateur permanent de discrimination pour les affaires ultérieures : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 8.
42 La troisième étape selon l’arrêt Law consiste précisément à déterminer si la loi contestée perpétue l’opinion que les demandeurs sont moins capables ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou membres de la société canadienne : Law, par. 99. C’est sous cet angle que devient pertinente la distinction que font les intimées entre la préférence fondée sur la citoyenneté dans une loi fédérale définissant les droits et les obligations des citoyens canadiens et dans une loi provinciale où la citoyenneté tient lieu de substitut du mérite. Le juge Marceau en Cour d’appel explique cela de deux manières : (1) le paragraphe 15(1) autorise un traitement différent lorsque les personnes se trouvent dans des situations différentes (par. 10‑12) et (2) il autorise les distinctions qui sont pertinentes compte tenu de l’objectif de la disposition (par. 22‑26). Selon lui, l’un ou l’autre de ces principes pourrait étayer la garantie d’une protection égale aux non‑citoyens dans le contexte de lois n’ayant rien à voir en soi avec la citoyenneté (comme dans Andrews), mais pas dans le contexte de lois dont la raison d’être même est de définir la citoyenneté (comme en l’espèce). Dans le deuxième cas, on peut soutenir d’abord que citoyens et non‑citoyens sont dans des situations tellement différentes qu’ils n’ont pas droit à un traitement égal et ensuite que la citoyenneté est une catégorie pertinente (et en fait nécessaire) sur laquelle se fonde l’inégalité de traitement. L’extrait suivant des motifs du juge Iacobucci dans Law, aux par. 70‑71, semble appuyer ces arguments :
. . . il sera plus facile d’établir la discrimination si les dispositions contestées omettent de tenir compte de la situation véritable d’un demandeur, et plus difficile si les dispositions répondent adéquatement aux besoins, aux capacités et à la situation du demandeur.
Les exemples sont courants dans la jurisprudence de notre Cour de lois ou autres mesures étatiques qui soit ont omis de prendre en compte la situation réelle d’un demandeur soit, subsidiairement, ont à juste titre traité un demandeur différemment en fonction de différences personnelles réelles entre les individus. [Je souligne.]
Cette remarque incidente est le seul appui direct que je trouve dans Law pour la thèse du juge Marceau. Il s’agit du deuxième de quatre « facteurs contextuels » énoncés dans Law, savoir le « rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelles du demandeur ». Dans sa portée la plus étendue, ce facteur contextuel tient compte de la mesure dans laquelle la différence de traitement peut en fait être acceptable selon le par. 15(1) : lorsqu’il existe un véritable « rapport entre le motif sur lequel est fondée l’allégation et la nature de la différence de traitement » (Law, par. 69), il peut être acceptable d’établir certaines distinctions par voie législative. Traditionnellement, ce principe a permis de maintenir le traitement particulier réservé à certains groupes se distinguant par une déficience (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, et Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624) ou par l’appartenance à l’un des deux sexes (Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, et Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219). Les intimées laissent entendre que ce principe devrait également autoriser la différence de traitement fondée sur la citoyenneté. Elles disent ceci :
[traduction] . . . l’essence même de la notion de citoyenneté est de conférer aux citoyens certains droits et avantages dont sont nécessairement privés les non‑citoyens. Ces droits et ces avantages relèvent à la fois du droit constitutionnel et du droit fédéral. La préférence accordée relativement à l’emploi dans la fonction publique est l’un d’eux. Elle est conforme aux pratiques antérieures et à celles d’autres pays. Ce que les appelantes critiquent comme le simple refus de droits à des non‑citoyens est en réalité une disposition originale et fondamentale définissant la citoyenneté et établissant un attribut essentiel et universel de la qualité de citoyen.
43 Même si le par. 15(1) permet quelque différence de traitement, l’argument des intimées va au‑delà de ce que vise le deuxième facteur contextuel de Law. Dans le passé, ce facteur a signifié qu’un groupe défavorisé pouvait avoir droit à un accommodement particulier du fait de sa situation différente (le droit des personnes atteintes de surdité à des interprètes gestuels dans un hôpital public : Eldridge, précité) ou inversement, que des groupes relativement plus favorisés soient privés d’avantages correspondant « à la situation différente que vit le groupe plus défavorisé visé par les dispositions » (Law, par. 103). Ce qui importe, à mon avis, c’est que la mesure légale ou gouvernementale prenne en compte la situation particulière de ceux qu’elle touche, y compris tout avantage ou désavantage relatif. C’est ce qu’exige la méthode d’analyse contextuelle et substantielle du par. 15(1), que la Cour a retenue à l’unanimité dans Law, de préférence à une approche formaliste qui, dans certains cas du moins, a l’effet d’accentuer un désavantage historique.
44 En l’espèce, la situation des non‑citoyens diffère de celle des citoyens uniquement parce que le législateur leur a donné un statut juridique unique. Sous tous les points de vue pertinents — sociologique, économique, moral, intellectuel — les non‑citoyens sont des membres tout aussi essentiels de la société canadienne et méritent la même attention et le même respect. La seule exception reconnue à cette règle s’applique lorsque la Constitution elle‑même prive le non‑citoyen d’un avantage, comme dans Chiarelli, précité. En pareil cas, on peut dire que la Charte elle‑même autorise la différence de traitement, de sorte que conclure qu’il y a atteinte au par. 15(1) équivaudrait à conclure que la Charte contrevient à elle‑même. Ce n’est pas le cas ici. Au contraire, la distinction n’est nullement autorisée dans la Charte et, de manière plus générale, elle n’est pas établie en fonction de « différences personnelles réelles entre les individus » : Law, par. 71. La distinction ne fait qu’ajouter au fardeau d’un groupe déjà défavorisé. Il est impossible de concilier une telle distinction avec la conclusion tirée par la Cour dans Andrews, p. 183, qu’« une règle qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe, porte atteinte aux droits à l’égalité de l’art. 15 ».
45 En ce qui concerne les autres facteurs contextuels énoncés dans Law, il faut se demander si (1) les appelantes sont vulnérables ou souffrent d’un désavantage, de stéréotypes ou de préjugés préexistants, (2) si la loi a pour objet ou effet d’améliorer la situation d’une personne ou d’un groupe plus défavorisé et (3) si la nature et l’importance de l’intérêt touché par la loi contestée sont telles que la protection constitutionnelle est justifiée. Selon moi, ces trois facteurs permettent de conclure qu’il y a atteinte au par. 15(1). Premièrement, bien que les appelantes en l’espèce aient toutes un niveau d’instruction relativement élevé, il est bien établi que les non‑citoyens sont marginalisés sur le plan politique, font l’objet de stéréotypes et ont de tous temps été défavorisés. Dans Andrews, la Cour conclut que le demandeur, un diplômé en droit, fait partie d’un groupe « dépourvu de pouvoir politique et [. . .], à ce titre, susceptibl[e], de voir [ses] intérêts négligés et [son] droit d’être considéré et respecté également violé » : Andrews, le juge Wilson, p. 152. J’estime que cette remarque s’applique peu importe la nature de la loi contestée. Deuxièmement, l’alinéa 16(4)c) de la LEFP n’a pas pour objet de redresser la situation d’un groupe plus défavorisé que les non‑citoyens; le groupe de comparaison en l’espèce (contrairement à Law peut‑être) a plutôt dans l’ensemble un statut plus enviable que le groupe dont font partie les appelantes. Enfin, la nature de l’intérêt en cause, l’emploi, est assurément de ceux qui méritent la protection constitutionnelle. Comme la Cour le dit à maintes reprises, le travail est un élément fondamental de la vie d’une personne touchant sa subsistance, son estime de soi et sa dignité humaine : Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, le juge en chef Dickson, p. 368, et les arrêts subséquents. Même si l’intérêt touché en l’espèce a une étendue assez restreinte puisque l’al. 16(4)c) se limite à l’emploi dans le secteur public et n’exclut pas totalement les non‑citoyens, à mon avis, sa nature et son étendue méritent néanmoins une protection constitutionnelle. Comme je le dis plus haut, le travail est un élément fondamental de la vie d’une personne, et une loi qui a pour effet de limiter la gamme des options d’emploi des non‑citoyens risque toujours de toucher la subsistance, l’estime de soi et la dignité humaine de la personne. À vrai dire, une grande partie du débat en l’espèce était centrée sur l’argument des appelantes selon lequel le législateur entendait établir une distinction entre citoyens et non‑citoyens sur la base de leur degré relatif d’engagement et de loyauté envers le Canada. Dans ce contexte, un examen rapide des quatre facteurs de l’arrêt Law donne à penser que l’al. 16(4)c) de la LEFP porte atteinte au par. 15(1) de la Charte.
46 Il va sans dire que les facteurs de Law ne doivent pas être appliqués de manière trop mécanique. Il ne faut jamais perdre de vue la question primordiale, qui est de savoir si la loi perpétue l’opinion que les non‑citoyens sont moins capables ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne : Law, par. 99. Compte tenu de l’analyse qui précède, il se peut qu’une loi définissant les droits et les privilèges fondamentaux liés à la citoyenneté ne saurait perpétuer une telle opinion; une telle loi trouve appui dans de nombreuses conventions internationales et elle est jugée acceptable dans presque tous les pays. À mon sens, toutefois, ce n’est pas du tout ce que vise la méthode préconisée dans l’arrêt Law; ce qu’elle exige, c’est de regarder en contexte comment un non‑citoyen peut légitimement se sentir face à un texte de loi précis. Même si le non‑citoyen sait que la préférence n’a rien à voir avec ses capacités personnelles — comme le comprendraient la plupart des personnes raisonnables — il peut néanmoins se sentir « moins digne d’être reconnu [. . .] en tant [. . .] que membre de la société canadienne » : Law, par. 88. Cette perception subjective doit être examinée dans son contexte, c’est‑à‑dire afin d’établir si elle a un fondement rationnel.
47 Pour jauger l’expérience subjective de discrimination de chaque appelante à partir d’une norme objective, il est crucial de ne pas escamoter la distinction entre la charge de la preuve prima facie d’une atteinte au par. 15(1) qui incombe au demandeur et la charge de justifier l’atteinte en vertu de l’article premier qui incombe à l’État. Le paragraphe 15(1) oblige le demandeur à montrer que sa dignité humaine ou sa liberté est compromise. La dignité et la liberté ne sont pas des notions floues et, à mon avis, elles n’appellent pas le type de mise en balance de l’intérêt de la personne et de celui de l’État qu’exige l’article premier de la Charte. Au contraire, l’examen subjectif de la dignité humaine oblige le demandeur à établir le fondement rationnel de son expérience de discrimination en ce sens qu’une personne raisonnable vivant une situation semblable partagerait cette expérience. En l’espèce, les appelantes font valoir qu’une personne raisonnable vivant une situation semblable penserait que la possibilité réduite de travailler dans la fonction publique fédérale ne tient pas compte de leurs capacités personnelles et implique en outre qu’elles sont moins loyales et moins dignes de confiance. L’existence d’une atteinte au par. 15(1) dépend de la validité de cette prétention.
48 Par contraste, la charge qui incombe au gouvernement en vertu de l’article premier consiste à justifier une atteinte à la dignité humaine et non à l’expliquer ou à en nier l’existence. On peut établir cette justification en recourant aux fondements pratiques, moraux, économiques ou sociaux de la loi en question, ou en invoquant la nécessité de protéger d’autres droits et valeurs constitutionnalisés dans la Charte. On peut aussi l’établir sur la base des exigences de la proportionnalité, c.‑à‑d. en déterminant si l’intérêt visé par la loi fait plus que compenser son effet sur la dignité humaine et la liberté. Toutefois, les exigences de l’ordre public ne minent pas la légitimité à première vue d’une demande d’égalité. Une loi n’est pas « non discriminatoire » uniquement parce qu’elle poursuit un objectif urgent ou qu’elle restreint le moins possible des droits à l’égalité. Elle est certainement encore moins « non discriminatoire » parce qu’elle reflète un consensus international quant aux limites appropriées des droits à l’égalité. Même si ces considérations sont très pertinentes au stade de l’article premier, l’idée qu’il faudrait encourager voire obliger les gouvernements à répondre à l’argument fondé sur le par. 15(1) par des arguments fondés sur l’ordre public est tout à fait déplacée. Le paragraphe 15(1) nous oblige à définir l’étendue du droit individuel à l’égalité, et non à mettre ce droit en balance avec les valeurs et les intérêts de la société ou avec d’autres droits garantis par la Charte.
49 Ce n’est pas, comme ma collègue le juge Arbour le laisse entendre au par. 86, un « empressement [. . .] à étendre le plus largement possible les droits à l’égalité » qui sous‑tend la distinction entre le par. 15(1) et l’article premier. C’est la structure même de la Charte qui l’exige, de même que la méthode adoptée par la Cour depuis Andrews. Je ne suis pas non plus d’accord avec ma collègue pour dire que les droits garantis par le par. 15(1) sont presque absolus, en ce que leur violation ne serait justifiable que dans de rares circonstances. La Cour a souvent appliqué l’article premier à des atteintes au par. 15(1), reconnaissant ainsi que le par. 15(1) mérite une interprétation libérale et téléologique : voir McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Harrison c. Université de la Colombie‑Britannique, [1990] 3 R.C.S. 451; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; Weatherall, précité; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513. Dans chacune de ces affaires, la Cour considérait l’étendue et l’effet d’une atteinte au par. 15(1) et, dans les contextes appropriés, a conclu qu’une atteinte donnée au par. 15(1) était mineure. Cela ne dénote pas une déférence trop grande envers le législateur, mais plutôt la nécessité d’une approche souple de la justification en vertu de l’article premier et, plus largement, la reconnaissance que tout effort pour peser dans la balance les droits individuels et les besoins de la société a lieu à l’étape de l’article premier et non à l’étape du par. 15(1). En réalité, effectuer cette pondération à l’étape du par. 15(1) représenterait une déférence beaucoup plus grande envers le législateur que ne le voudrait, je pense, ma collègue le juge Arbour.
50 La pondération effectuée à l’étape du par. 15(1) transformerait ce paragraphe en variante de l’art. 7, dans le contexte duquel les atteintes sont difficiles à établir et, par ricochet, difficiles à justifier en vertu de l’article premier. Seuls les objectifs les « plus importants » seraient suffisamment urgents pour porter atteinte au par. 15(1), et le critère de la proportionnalité serait par ricochet appliqué avec une « rigueur intransigeante » : voir le juge Arbour, par. 91. Cette approche me semble problématique non seulement parce qu’elle s’écarte à mon avis de la jurisprudence relative au par. 15(1), mais aussi parce qu’elle substitue une approche rigide et catégorique à une approche contextuelle de la justification en vertu de l’article premier : voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, et Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. Toutefois, même si elle pouvait être défendable, cette approche n’est pas appuyée par les énoncés différents du par. 15(1) et de l’art. 7. L’article 7 comprend une limitation interne explicite du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne en ce qu’il ne peut être porté atteinte à ces droits qu’en conformité avec les « principes de justice fondamentale ». Le paragraphe 15(1), par contre, ne comporte aucune limitation de ce type. Ce que ma collègue le juge Arbour, au par. 92, appelle une « différenciation entre distinctions législatives et discrimination » n’est pas une limitation interne du par. 15(1) au sens de l’art. 7, mais une interprétation judiciaire des paramètres normatifs du terme « discrimination ». Ces paramètres ne sont pas différents de ceux qui servent à définir les mots « expression » à l’al. 2b) ou « abusives » à l’art. 8. Ils ont pour fonction de définir le droit ou la liberté en question et non de lui imposer une limitation interne.
51 Avec égards, je ne puis partager l’avis de ma collègue le juge Arbour que les difficultés posées par le gommage de la distinction entre le par. 15(1) et l’article premier ne sont pas insurmontables. Une telle approche est tout au moins source d’incertitude importante pour les tribunaux en ce qui a trait aux sortes de considérations qu’il leur est permis d’invoquer pour trancher une demande fondée sur le par. 15(1). Plus profondément toutefois, cette approche risque de créer au sein même du par. 15(1) une hiérarchie de droits en vertu de laquelle les considérations d’ordre public pourraient faire obstacle à une demande fondée sur le par. 15(1) dans certains cas (par exemple la citoyenneté) mais non dans d’autres (par exemple la race). Je ne trouve rien qui appuie une telle hiérarchie dans la Charte. Non seulement ma collègue ne propose pas de critères pour classer les motifs analogues, mais elle ne me convainc pas que les sortes de considérations qu’elle invoque en l’espèce — par exemple le fait que deux des appelantes ont choisi de ne pas demander la citoyenneté canadienne — ne pourraient pas avoir, sans qu’on le veuille, des applications malencontreuses à l’avenir. Cette approche pourrait certainement éliminer les demandes vexatoires concernant le par. 15(1), mais elle le ferait, à mon avis, au détriment de notre interprétation libérale des droits à l’égalité — une interprétation qui, il faut le dire, va plus loin que le seul par. 15(1) de la Charte et touche la jurisprudence canadienne sur les droits de la personne en général.
52 En ce qui a trait à l’évaluation subjective‑objective en l’instance, je pense que les appelantes ont légitimement senti qu’un fardeau leur était imposé du fait que, même après avoir élu domicile au Canada (et, dans le cas de Mme To‑Thanh‑Hien, entrepris des démarches pour obtenir la citoyenneté), leur avancement professionnel était entravé en raison de leur statut de non‑citoyennes. Leur réaction subjective à la préférence fondée sur la citoyenneté différait sans aucun doute de leur réaction à la privation du droit de voter, de siéger au Sénat, de faire partie d’un jury et de demeurer inconditionnellement au Canada. La différence manifeste, dans ce contexte, réside dans le fait que l’emploi est essentiel à la subsistance et à l’estime de soi; s’y ajoute le fait qu’il n’y a aucun lien apparent entre la citoyenneté d’une personne et sa capacité d’exercer une fonction en particulier; enfin, la distinction peut raisonnablement être associée à des présomptions stéréotypées au sujet de la loyauté et de l’engagement envers le pays, même si telle n’était pas l’intention du législateur. Il ne manque certainement pas d’éléments de preuve à l’appui en l’espèce. Comme le reconnaît même l’expert des intimées, Peter H. Schuck, dans « The Re‑Evaluation of American Citizenship » (1997), 12 Geo. Immigr. L.J. 1, p. 14 :
[traduction] La politique [. . .] qui exclut les étrangers des emplois de la fonction publique fédérale, comparable à la pratique actuellement en vigueur dans la plupart des pays, a sans doute plus d’incidence sur les étrangers que le fait de ne pas pouvoir être juré. Rares seront les résidents permanents en situation régulière qui, avant de se faire naturaliser, brigueront une charge publique. Nombreux, par contre, sont ceux qui pourraient vouloir travailler dans les fonctions publiques fédérale, étatique ou locale.
C’est ce que confirme le dossier. Dans la présente affaire, les trois appelantes ont cherché à obtenir un emploi dans la fonction publique dès leur arrivée au Canada et, pendant les trois premières années, elles n’auraient pas pu changer leur citoyenneté même si elles l’avaient voulu. Pendant cet intervalle, l’une d’elles s’est fait dire que la CFP préférerait abaisser les exigences d’un poste plutôt que d’engager un non‑citoyen; une autre a vu sa candidature écartée pour un poste qu’elle avait occupé avec compétence sous contrat; une troisième a été refusée malgré sa volonté manifeste de devenir citoyenne canadienne. Les répercussions des obstacles placés en travers du parcours professionnel des appelantes ne changent pas selon que la LEFP impose une préférence ou une interdiction. Les immigrants arrivant au Canada s’attendent à bénéficier des mêmes possibilités fondamentales que les citoyens et à participer pleinement et librement à la société canadienne. La liberté de choix du travail et l’emploi sont des aspects fondamentaux de cette société et, contrairement peut‑être au droit de vote et aux autres activités politiques, devraient, aux yeux d’un immigrant, lui être tout aussi accessibles qu’à un citoyen canadien. La discrimination dans ces domaines peut aboutir à exclure les immigrants du tissu social canadien, et accentuer un désavantage existant sur le marché du travail au Canada. Cela est vrai que la discrimination soit fondée ou non sur des stéréotypes; si elle a pour effet que l’immigrant se sente moins digne d’intérêt, de respect et de considération, elle contrevient au par. 15(1) : Law, par. 88. Pour ces motifs, je conclus que l’al. 16(4)c) de la LEFP porte atteinte au par. 15(1) de la Charte et doit donc être justifié en application de l’article premier.
B. L’article premier
53 À l’étape de l’article premier, il incombe à l’État de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’al. 16(4)c) apporte à l’égalité une restriction « raisonnable et [dont la] justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 136‑137. Pour cela, la disposition doit (1) avoir un objectif suffisamment important pour justifier la restriction d’un droit garanti par la Charte; (2) avoir un lien rationnel avec cet objectif; (3) ne pas restreindre le droit plus qu’il n’est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif; et (4) ne pas avoir d’effets préjudiciables disproportionnés sur les personnes visées : voir Oakes, p. 138‑139. Ces critères s’appliquent plus ou moins strictement selon le contexte : voir Thomson Newspapers, précité. La loi contestée en l’espèce cherche à valoriser la citoyenneté canadienne en restreignant les droits des non‑citoyens; comme le législateur doit inévitablement pondérer les intérêts de groupes opposés, une certaine déférence s’impose dans l’application de Oakes. Cela étant, la loi ne défend pas les intérêts d’un groupe vulnérable, elle ne s’appuie pas sur une preuve particulièrement complexe de sciences humaines et elle touche une activité (l’emploi) dont la valeur sociale est relativement élevée : Thomson Newspapers, et Irwin Toy, précités, p. 993‑994.
(1) Un objectif suffisamment important
a) Quel est l’objectif de la loi?
54 En première instance, le juge Wetston faisait face à des points de vue radicalement différents sur l’objectif de la préférence fondée sur la citoyenneté. Les appelantes soutenaient que l’objectif était d’assurer la loyauté et l’engagement de la fonction publique; sous cet angle, l’al. 16(4)c) était issu de la pratique douteuse d’accorder des privilèges aux citoyens en raison de leur mérite présumé. Les intimées insistaient sur le fait que la préférence n’avait rien à voir avec le mérite; elles faisaient valoir qu’elle visait à consolider la politique canadienne de citoyenneté en donnant aux citoyens certains privilèges refusés aux immigrants — le droit de vote, par exemple. Elles ont ensuite fait état du double objectif de cette politique : premièrement, promouvoir la citoyenneté comme symbole unificateur pour les Canadiens et, deuxièmement, inciter les résidents permanents à se faire naturaliser. J’estime que le point de vue des intimées doit l’emporter. Même si des considérations d’engagement et de loyauté ont influencé l’adoption de modifications à la Loi du service civil en 1908, ce sur quoi je ne me prononce pas, nul ne conteste que la préférence fondée sur la citoyenneté vise aussi à promouvoir la politique canadienne de citoyenneté. Les quatre juges des instances antérieures, y compris le juge Linden, l’ont confirmé, et c’est ce qui ressort du dossier législatif : voir ministère de la Justice, Les droits à l’égalité et la législation fédérale : Un document de travail (1985), p. 62‑63. La question de savoir si ce privilège est une préoccupation urgente et réelle suscite, comme nous le verrons, une certaine controverse.
55 En plaidoirie, les appelantes ont demandé à la Cour de considérer le témoignage d’un des témoins des intimées, M. John J. Carson, comme une preuve concluante de l’objectif du législateur. Président de la CFP pendant les années 1960, M. Carson dit s’être opposé à l’époque à la suppression de la préférence fondée sur la citoyenneté, ajoutant que des considérations d’« engagement et loyauté » justifiaient son opposition. Il précise que [traduction] « la personne qui postule un emploi veut prouver sa bonne foi et sa volonté de s’intégrer à l’entreprise » et que « l’engagement et le souhait de participer pleinement sont généralement des indices de motivation ». Les appelantes soutiennent que le juge Wetston a fait erreur en ne tenant pas compte de ce témoignage, surtout après avoir statué que l’avis de M. Carson était recevable. J’estime que ce serait s’immiscer indûment dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance. Ce dernier n’était pas tenu d’accepter la réponse de M. Carson sur l’objectif de la législation, surtout après avoir limité son témoignage à la question de savoir s’il avait jugé [traduction] « nécessaire, en cette qualité, de recommander l’abrogation de cette disposition ». Il était encore moins obligé de ne pas tenir compte des autres objectifs législatifs avancés par l’État et que les trois juges de la Cour d’appel ont subséquemment confirmés. En résumé, je crois que les appelantes peuvent difficilement modifier l’objectif législatif à ce stade en se basant sur leur interprétation de ce qui s’est passé en première instance. Non seulement le juge a‑t‑il agi légitimement, mais les objectifs qu’il a identifiés n’ont jamais été remis en question par la Cour d’appel.
b) Les objectifs sont‑ils suffisamment importants?
56 Suivant Oakes, les objectifs du législateur doivent être suffisamment importants pour justifier l’atteinte à un droit garanti par la Charte. Les intimées font remarquer que presque toutes les démocraties libérales limitent, sur le fondement de la citoyenneté, l’accès à la fonction publique nationale; les restrictions apportées vont de l’exclusion virtuelle de l’emploi dans la fonction publique fédérale (comme en Suisse et aux États‑Unis) à la politique autorisant un résident permanent à travailler dans la fonction publique à titre de stagiaire (comme en Australie). Elles ajoutent que les conventions internationales appuient les restrictions fondées sur la citoyenneté en garantissant le droit de tous les citoyens de travailler dans la fonction publique : voir l’article 21(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948) (« Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays ») et l’article 25c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171 (1966) (« Tout citoyen a le droit et la possibilité [. . .] [d’]accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays »). Les appelantes répondent que l’acceptation générale des restrictions fondées sur la citoyenneté ne les justifie pas et que le Canada devrait être soumis à une norme plus élevée que les pays qui découragent l’immigration. Elles font par ailleurs remarquer que les restrictions apportées par les législatures d’États américains sur le fondement de la citoyenneté ont systématiquement été annulées par la Cour suprême des États‑Unis pour atteinte aux droits à l’égalité : voir Mathews c. Diaz, 426 U.S. 67 (1976), et Sugarman c. Dougall, 413 U.S. 634 (1973).
57 À mon avis, le survol de la politique canadienne de citoyenneté offre un fondement normatif à la loi contestée. Cette politique existe depuis l’adoption de la Loi sur la citoyenneté canadienne en 1946 (S.C. 1946, ch. 15); elle visait à dissiper la confusion entourant l’emploi des termes « citoyen » et « ressortissant » dans la législation fédérale et à créer un symbole unificateur pour les Canadiens : Débats de la Chambre des communes, vol. II, 1re sess., 20e lég., 22 octobre 1945, p. 1368 et suiv. (l’hon. Paul Martin). Depuis, la politique canadienne de citoyenneté a intégré deux objectifs distincts : valoriser la citoyenneté comme lien unissant les Canadiens, et encourager et faciliter la naturalisation des résidents permanents. À mon avis, ces objectifs ne peuvent être controversés. Dans toute démocratie libérale, la notion de citoyenneté est liée à des objectifs politiques, émotifs et incitatifs importants; elle favorise à tout le moins un sentiment d’unité et de civisme partagé dans une population hétérogène : W. Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights (1995), p. 173‑176. La Cour le reconnaît dans Winner, précité, où le juge Rand définit la citoyenneté comme s’entendant simplement de [traduction] « l’appartenance à un État », puis décrit le fondement même de la politique canadienne de citoyenneté : « sont inhérents au citoyen les droits et les devoirs corrélatifs à l’allégeance et à la protection qui sont attachés à ce statut » (p. 918). L’effet insigne des dispositions contestées n’est pas de dissuader l’immigration mais de souligner la valeur de la citoyenneté comme un lien unificateur du Canada.
58 Les appelantes remettent en question le fondement même de la politique canadienne de citoyenneté et font valoir qu’on ne valorise pas la citoyenneté en diminuant les droits des non‑citoyens. Selon elles, il s’agit d’une conception « perverse » de l’unité sociale qui mine l’esprit d’inclusion inhérent à la Charte et à nos lois généreuses en matière d’immigration. Selon moi, leur argument n’est pas réaliste. Il n’est que logique pour un pays aussi ouvert et diversifié que le Canada d’adopter une politique ayant pour effet d’intégrer sa population; à une époque où les mouvements transfrontaliers se multiplient, la citoyenneté offre encore aux immigrants un sentiment fondamental d’identité et d’appartenance. La question qui se pose pour les entités multiculturelles comme le Canada n’est pas de savoir s’il y a lieu ou non d’adopter une politique de citoyenneté, mais comment le faire en respectant les différences culturelles et linguistiques. En première instance, le principal témoin‑expert des appelantes, Joseph Carens, a essentiellement adhéré à ce point de vue; selon son témoignage, [traduction] « il y a des domaines où on peut établir des distinctions légales entre citoyens et non‑citoyens et d’autres domaines où tous sont considérés comme membres de la collectivité ». Le Canada a cherché à réaliser cet équilibre non seulement par la limitation du nombre des privilèges accordés aux citoyens canadiens, mais aussi par la reconnaissance de la double citoyenneté, l’assouplissement des exigences de la naturalisation et, comme dans le cas de l’appelante To‑Thanh‑Hien, par des efforts particuliers pour faciliter l’emploi aux personnes compétentes appartenant à des minorités visibles : voir La citoyenneté canadienne : Un sentiment d’appartenance (1994), Rapport du Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, p. 5‑8, 11, 15 et 16. En prenant ces mesures, le législateur tente de concilier les objectifs de valorisation de la citoyenneté canadienne et de respect de la diversité culturelle. Je suis donc disposé à conclure que les objectifs de l’al. 16(4)c) sont suffisamment importants pour justifier la restriction des droits à l’égalité des appelantes.
(2) Le lien rationnel
59 En ce qui concerne le lien rationnel, les appelantes laissent entendre qu’il est irrationnel de mettre en œuvre la politique canadienne de citoyenneté en faisant de l’emploi dans la fonction publique un privilège attaché à la citoyenneté. Selon elles, le nombre de mesures discriminatoires que le législateur pourrait prendre à l’encontre des non‑citoyens serait illimité si cet objectif était accepté. De plus, elles soutiennent que l’al. 16(4)c) compromet en fait la réalisation de l’objectif du législateur en faisant du Canada un pays où il est moins souhaitable de s’établir. J’estime que cette opinion est irréaliste; de plus c’est au Parlement d’en décider. Même si l’octroi de privilèges aux citoyens peut, à un point donné, ne pas être justifiable selon l’article premier — comme peut‑être le refus aux immigrants de l’accès au logement social — ce point n’est pas le même que celui où la Cour situe une atteinte au par. 15(1). Il ressort en fait de l’article premier de la Charte qu’une certaine déférence est due au législateur quant à savoir si un privilège ou un autre fait progresser un intérêt pressant de l’État. En l’espèce, le choix du législateur s’appuie sur le sens commun et une pratique internationale répandue, deux indicateurs pertinents de l’existence d’un lien rationnel. À moins de rejeter l’ensemble de la politique canadienne de citoyenneté, il paraît relever de la pure conjecture de laisser entendre que ce privilège est si arbitraire et déraisonnable qu’il diminue la valeur de la citoyenneté canadienne. Si cette logique devait prévaloir, même les autres solutions moins attentatoires proposées par le juge Linden devraient être écartées comme ne satisfaisant pas au critère du lien rationnel.
60 En ce qui a trait au deuxième objectif, encourager la naturalisation, les appelantes doutent que les privilèges dans l’emploi soient de nature à convaincre les résidents permanents de se faire naturaliser. À leur avis, il ne serait pas étonnant de constater le contraire étant donné la portée limitée de la préférence et le fait que de nombreux autres facteurs jouent dans la décision de se faire naturaliser. Cependant, du point de vue statistique, la politique canadienne de citoyenneté semble avoir généralement fonctionné. Il existe un lien très étroit entre les taux d’immigration et de naturalisation au Canada, ce qui veut dire qu’une haute proportion d’immigrants décident de se faire naturaliser après trois ans de résidence. Cela peut être attribuable à plusieurs facteurs — la situation personnelle de l’immigrant, le fait que la citoyenneté soit si facile à obtenir au Canada ou le simple fait que le Canada est un pays où l’on souhaite s’établir — mais on peut raisonnablement supposer que les mesures prises par l’État pour valoriser la citoyenneté jouent un rôle. Cela ressort des avantages personnels découlant du droit de voter, de demeurer inconditionnellement au Canada, d’être nommé à une fonction politique ou de joindre les rangs de la fonction publique. Ce point de vue fondé sur le sens commun est partagé par presque tous les pays, y compris ceux où il est plus difficile d’obtenir la citoyenneté. Dans ce contexte, il n’y a pas lieu d’assujettir le législateur à une norme de preuve rigoureuse : voir Hogg, op. cit., p. 35‑8, citant Oakes, p. 138. La vraie question, à mon avis, est de savoir si la loi est conçue de façon à ne pas imposer de fardeau indû aux non‑citoyens dans un effort louable de promouvoir la citoyenneté canadienne.
(3) L’atteinte minimale
61 Passons au critère de l’atteinte minimale qui consiste à déterminer s’il existe d’autres moyens moins attentatoires de valoriser la citoyenneté chez les fonctionnaires. Avant d’examiner en détail d’éventuelles solutions de rechange, il faut signaler les caractéristiques de l’al. 16(4)c) qui le rendent moins attentatoire qu’il pourrait l’être. Parmi ces caractéristiques, il y a (1) le fait qu’il s’agit d’une préférence seulement, et non d’une exclusion totale, (2) le fait qu’elle ne s’applique pas au concours interne, qui est le moyen le plus courant de doter un poste dans la fonction publique, (3) le fait qu’elle ne s’applique qu’au stade de la présentation dans un concours public, et non à l’étape de l’établissement du répertoire ou de la liste d’admissibilité, et (4) le fait que le Canada permet la double citoyenneté, de telle sorte que le droit canadien n’oblige pas les non‑citoyens à choisir entre leur citoyenneté étrangère et l’accès à la fonction publique. Ces facteurs sont tous reconnus par la Cour d’appel, qui note aussi que la préférence est en fin de compte discrétionnaire. Selon moi, les facteurs se rapportent tous à la question de savoir si l’al. 16(4)c) se situe à l’intérieur de la « gamme de mesures raisonnables » qu’autorise l’article premier de la Charte : RJR‑MacDonald c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 160.
62 La caractéristique de l’al. 16(4)c) est d’accorder une simple préférence aux citoyens canadiens, sans exclure totalement les non‑citoyens. Des non‑citoyens sont souvent présentés dans le cadre de concours publics soit de pair avec des citoyens canadiens qualifiés, soit après l’épuisement de la liste des citoyens qualifiés. Bien que le premier cas se présente rarement, le directeur de la CFP, Peter Stewart, témoin des intimées, s’est rappelé que quelques présentations de ce type ont eu lieu au cours de l’année qui a précédé l’audience en première instance. Il s’est souvenu d’un plus grand nombre de présentations du deuxième type : des affectations de bibliothécaires dans le cadre du programme d’enseignement coopératif, quand aucun Canadien qualifié n’avait posé de candidature; des postes en informatique, quand aucun Canadien qualifié ne voulait accepter une nomination à court terme; des postes de chercheur d’une durée déterminée au ministère de l’Agriculture du Canada, dont les exigences étaient très rigoureuses; un poste au ministère de la Justice nécessitant entre autres choses de l’expérience et des connaissances relatives aux procès pour crimes de guerre et la maîtrise de l’allemand. De fait, les appelantes Bailey et To‑Thanh‑Hien ont elles‑mêmes été présentées dans le cadre d’un concours public; la première l’année de son arrivée au Canada, la seconde, avant et après l’obtention de la citoyenneté canadienne.
63 La deuxième caractéristique de l’al. 16(4)c) est qu’il ne s’applique pas au concours interne. Cette restriction ne doit pas être sous‑estimée; elle signifie que la vaste majorité des postes dans la fonction publique sont également offerts aux citoyens et aux non‑citoyens. Même si cette réalité offre une maigre consolation aux personnes qui n’ont pas l’expérience généralement exigée dans les concours internes — et qui ne peuvent donc obtenir de l’avancement qu’en participant à des concours publics, l’expérience ne fait pas défaut seulement aux non‑citoyens. De nombreux citoyens membres de la fonction publique n’ont pas une grande expérience et, comme l’appelante Bailey, tentent d’obtenir de l’avancement par concours publics, plutôt que concours internes. Cela découle de la décision stratégique de postuler un emploi n’exigeant pas d’expérience au lieu d’en rechercher un qui en exige. Donc, même si je conviens que les possibilités d’avancement de Mme Bailey sont moins grandes que celles de ses collègues, je crois que cela est imputable en partie seulement à la préférence fondée sur la citoyenneté et tient aussi à son manque d’expérience. À mon sens, le fait qu’elle puisse prendre part, comme tout citoyen canadien, à la très grande majorité des concours de la fonction publique est un élément encore plus décisif.
64 Troisièmement, l’alinéa 16(4)c) ne s’applique qu’à l’étape de la présentation dans un concours public. Ainsi, un non‑citoyen est admis à soumettre sa candidature en vue de son inscription au répertoire de la CFP et, pour les besoins du pourvoi, il est également admissible à un emploi dans la fonction publique quand il est présenté au ministère d’embauche. Cela accroît considérablement ses chances d’emploi dans la fonction publique : si la préférence s’appliquait aux non‑citoyens à l’étape de l’établissement du répertoire, il en résulterait une exclusion totale vu le nombre de citoyens qui se portent candidats à l’emploi dans la fonction publique.
65 Enfin, le législateur a sensiblement réduit le fardeau imposé aux non‑citoyens en leur permettant de conserver leur citoyenneté d’origine après leur naturalisation au Canada. Cette mesure évite à de nombreux immigrants d’avoir à choisir entre la citoyenneté canadienne (avec ses privilèges et ses obligations) et leur nationalité d’origine. Ceci n’est d’aucun secours pour les personnes qui, comme Mmes Bailey et Lavoie, viennent de pays qui n’autorisent pas la double nationalité, mais on peut difficilement en tenir responsable le gouvernement canadien. Au contraire, le fardeau imposé à ces personnes découle en partie de la législation de leur pays d’origine et en partie de leur décision personnelle de conserver leur citoyenneté étrangère. On ne peut s’attendre à ce que le législateur renonce à la préférence fondée sur la citoyenneté pour alléger ce fardeau, et encore moins à ce qu’il établisse un régime qui favorise la réalisation de son objectif d’une manière totalement différente.
66 Malgré ces caractéristiques de l’al. 16(4)c), des commissions parlementaires ont recommandé par deux fois l’abrogation de la préférence fondée sur la citoyenneté, et d’autres ressorts ont adopté des restrictions que l’on dit moins attentatoires. Le juge Linden énumère d’autres options et les ressorts qui les ont adoptées (au par. 206) :
D’abord, la loi pourrait prévoir que la préférence ne s’appliquerait que lorsqu’une analyse fonctionnelle révélerait que le poste vacant pourrait très bien être confié à des non‑citoyens. Cela ressemble un peu à la préférence qui est accordée aux citoyens dans les 50 États des États‑Unis. De même, des éléments de preuve ont été produits en l’espèce pour expliquer que la Nouvelle‑Zélande exige la citoyenneté de toute personne occupant un poste en rapport avec la sécurité. Deuxièmement, la loi pourrait prévoir que la préférence ne s’applique qu’aux personnes qui choisissent de ne pas se faire naturaliser alors qu’elles en ont la possibilité. C’est sous cette forme‑là que se présente en Australie la préférence accordée aux citoyens. [. . .] Troisièmement, la préférence fondée sur la citoyenneté pourrait être abolie pour les résidents permanents et conservée pour les étrangers détenteurs d’un visa mais ne possédant pas le droit d’établissement. [. . .] Quatrièmement, la préférence accordée aux citoyens pourrait être considérée comme un véritable programme d’action positive — à mérite égal, la préférence serait accordée aux citoyens. Enfin, la préférence en question pourrait être abolie entièrement, après quoi la Commission pourrait avoir recours au paragraphe 12(3) de la LEFP, afin de fixer, pour tel ou tel poste, une exigence professionnelle réelle et, par exemple, imposer une condition de résidence permettant d’assurer que le candidat connaît bien le pays, ou exiger un certain degré d’engagement et de loyauté pour les postes où cela s’impose. [Je souligne.]
67 Il est crucial, dans l’évaluation de ces autres options, de ne pas perdre de vue l’objectif de la loi. Je souligne dans Thomson Newspapers, précité, qu’il s’agit non pas de chercher n’importe quelle solution moins attentatoire, mais de déterminer quelle solution permettrait d’atteindre l’objectif avec une atteinte moindre. À cet égard, je doute que le critère de la « fonction politique » permette de réaliser les objectifs énoncés par les intimées en l’espèce. Un tel critère serait une atteinte moindre au par. 15(1) que la règle actuelle, mais je crois qu’il réduirait l’incitation à la naturalisation et diminuerait la valeur de la citoyenneté canadienne. L’idée que l’exercice de certaines fonctions valorise davantage la citoyenneté canadienne que d’autres est non seulement contre‑intuitive, mais contraire à l’idéal d’une fonction publique ouverte et égalitaire. C’est ce que dit M. Carson dans son témoignage quand il signale que des distinctions de ce type fragmenteraient la fonction publique et soumettraient les employés à des règles différentes. Même en supposant que ce soit administrativement possible, il faudrait certainement établir des distinctions arbitraires entre différentes catégories d’emplois. À quel moment un poste devient‑il « politique » au point de valoriser la citoyenneté canadienne? Il est peut‑être possible de déterminer un seuil, mais je suis plus enclin à considérer que tous les emplois méritent un respect égal et que l’établissement de distinctions fondées sur la fonction politique, compte tenu des objectifs énoncés par le législateur, déprécierait implicitement certains types d’emploi.
68 Parmi les autres options, celle retenue par l’Australie, qui permet à un résident permanent d’être présenté dans le cadre d’un concours public pendant l’examen de sa demande de citoyenneté, est la plus attrayante. Dans la mesure où un résident permanent qui a demandé la citoyenneté est limité par la préférence fondée sur la citoyenneté, on pourrait penser que l’al. 16(4)c) de la LEFP a une portée trop étendue. On peut en effet soutenir que le modèle australien incite davantage les résidents permanents à se faire naturaliser s’ils veulent demeurer dans la fonction publique une fois qu’ils sont devenus admissibles à la citoyenneté. Cependant, le modèle australien comporte des difficultés administratives évidentes. Comme le signale la Cour suprême des États‑Unis dans Mow Sun Wong c. Hampton, 435 F.Supp. 37 (1977), p. 45-46, l’adoption d’un tel régime [traduction] « causerait trop de perturbations dans l’administration, puisqu’un grand nombre d’employés étrangers seraient automatiquement congédiés s’ils ne se faisaient pas naturaliser, pour une raison ou une autre ». Ces difficultés seraient particulièrement aiguës au Canada, puisqu’une personne dont la demande serait rejetée pourrait techniquement conserver son emploi s’il n’y avait pas suffisamment de Canadiens qualifiés; on peut donc présumer que la Commission devrait tenir un concours public chaque fois qu’un employé stagiaire ne se ferait pas naturaliser. C’est pour ces raisons que le juge de première instance a écarté cette option en rappelant la déférence due à la discrétion du législateur. Qui plus est, il n’est même pas certain que le modèle australien soit moins attentatoire que le canadien : non seulement l’Australie n'admet pas la double citoyenneté, mais elle prévoit l’exclusion totale du non‑citoyen qui ne demande pas la naturalisation ou qui ne réussit pas à l’obtenir. Comparées à la préférence générale appliquée au Canada, ces mesures paraissent très inhospitalières à l’égard des résidents permanents qui ne demandent pas la citoyenneté. En outre, le modèle australien n’aurait été d’aucun secours pour les appelantes Bailey et Lavoie.
69 En dernière analyse, on peut difficilement douter que certaines personnes sont victimes des failles de l’al. 16(4)c) de la LEFP : celles qui ont demandé la naturalisation et qui attendent une réponse finale à leur demande de citoyenneté; celles qui ont demandé la naturalisation, mais qui ont des motifs légitimes de conserver leur statut de résident permanent; et, peut‑être, celles qui sont par ailleurs qualifiées pour un emploi dans la fonction publique et dont l’emploi à titre permanent n’irait aucunement à l’encontre des objectifs du législateur. Il est moins certain, toutefois, qu’il existe une option raisonnable qui comblerait ces lacunes d’une manière juste, cohérente et probe. Je suis frappé, à cet égard, par le fait que le législateur a envisagé plusieurs fois des moyens moins attentatoires de promouvoir sa politique de citoyenneté et, dans certains cas, a atténué le fardeau imposé aux non‑citoyens. L’exemple le plus patent date de 1961 quand le législateur a remplacé l’exclusion des non‑citoyens par une préférence fondée sur la citoyenneté et s’est ainsi démarqué de nombreux pays. Cette préférence a par la suite fait l’objet de nombreux examens de 1961 à 1985 : la refonte de tout le régime en 1967, qui n’a pas remis en cause la valeur de la préférence; la commission parlementaire de 1974 qui a réexaminé les préférences établies par la LEFP et a recommandé le maintien de celle fondée sur la citoyenneté; le rapport du comité D’Avignon en 1979 recommandant d’étendre aux résidents permanents la préférence fondée sur la citoyenneté; et le Comité permanent qui a recommandé sans succès en 1985 la suppression de la préférence fondée sur la citoyenneté : voir Égalité pour tous : Rapport du Comité parlementaire sur les droits à l’égalité (1985); Cap sur l'égalité : Réponse au rapport du Comité parlementaire sur les droits à l’égalité (1986). À mon avis, le fait que le législateur n’a pas suivi les recommandations du comité D’Avignon et celles des comités sur les droits à l’égalité ne signifie pas l’échec au critère de l’atteinte minimale; au contraire, cela prouve que le législateur a consciencieusement envisagé des options autres que l’al. 16(4)c) et a décidé de ne pas les adopter. Il n’appartient pas à notre Cour de décréter que le législateur aurait dû prendre une autre décision. Il s’agit précisément du genre d’examen de la politique qui échappe à notre pouvoir, étant donné tout particulièrement l’équilibre délicat à réaliser dans ce domaine du droit.
(4) La pondération finale
70 Après l’atteinte minimale, l’étape finale consiste à décider si les effets attentatoires de l’al. 16(4)c) surpassent en importance l’objectif poursuivi. Comme je le fais remarquer dans Thomson Newspapers, précité, ce dernier volet de l’analyse ne doit pas être confondu avec les autres. Si les trois premiers ont trait au caractère raisonnable de la loi comme telle, le quatrième se rapporte à la nature de l’atteinte et vise à déterminer si les coûts l’emportent sur les avantages. Conclure à la quatrième étape à l’existence d’une violation signifie que même une atteinte minimale est trop coûteuse : les coûts pour le demandeur l’emportent tellement sur les avantages qu’on ne peut tirer réconfort du fait que la loi porte atteinte à la Charte « aussi peu que raisonnablement possible ». De plus, lorsque les coûts de la loi sont suffisamment importants et que la loi n’atteint que partiellement ses objectifs, une preuve plus soutenue de ses avantages peut être nécessaire pour survivre à l’analyse selon l’article premier : Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 889. Dans Thomson Newspapers, par. 125, je résume la démarche requise comme ceci :
La troisième étape de l’analyse de la proportionnalité donne l’occasion d’apprécier, à la lumière des détails d’ordre pratique et contextuel qui ont été dégagés aux première et deuxième étapes, si les avantages découlant de la limitation sont proportionnels aux effets préjudiciables, mesurés au regard des valeurs consacrées par la Charte.
À ce chapitre, les appelantes font valoir que la préférence dans les concours publics empêche en fait les non‑citoyens d’accéder à la fonction publique. La raison en est que la plupart des postes sont dotés à l’interne (dans une proportion atteignant 75‑80 p. 100 dans une année), de sorte que le traitement préférentiel accordé aux citoyens dans les concours publics prive dans les faits les non‑citoyens de leur seule possibilité d’entrer dans la fonction publique. En outre, elles prétendent que la préférence fondée sur la citoyenneté empêche les non‑citoyens en poste dans la fonction publique d’obtenir des promotions intéressantes. Les parties reconnaissent bien sûr que tout fardeau imposé par l’al. 16(4)c) est limité dans le temps pour les non‑citoyens qui demandent et obtiennent la citoyenneté.
71 À mon avis, la thèse des appelantes suppose que la suppression de la préférence fondée sur la citoyenneté dans les concours publics augmenterait sensiblement les possibilités d’emploi des non‑citoyens. Cependant, comme la plupart des postes sont dotés par concours interne, il est presque aussi difficile pour un citoyen que pour un non‑citoyen d’accéder à la fonction publique; ainsi, le désavantage du non‑citoyen par rapport au citoyen ne paraît pas important. Je ne nie pas que certains non‑citoyens auraient pu obtenir un emploi dans la fonction publique n’eût été la préférence fondée sur la citoyenneté; toutefois, vu la rareté des ouvertures et la concurrence qui en résulte, je ne crois pas que ces cas exceptionnels puissent étayer une allégation d’atteinte à la Constitution. En ce qui concerne les promotions dans la fonction publique, je reconnais qu’un non‑citoyen subit un désavantage par rapport à ses collègues lorsqu’il s’agit d’obtenir une promotion par voie de concours public. C’est ce que prétend essentiellement l’appelante Bailey, qui faisait déjà partie de la fonction publique lorsqu’elle s’est présentée à différents concours publics et a été exclue en raison de sa citoyenneté. Cependant, le dossier révèle que l’avancement par voie de concours public constitue une possibilité réelle pour les non‑citoyens et même que Mme Bailey a postulé avec succès dans certains cas. De plus, les non‑citoyens qui sont membres de la fonction publique ont un accès inconditionnel aux concours internes, lesquels constituent de loin le moyen le plus usité d’obtenir de l’avancement dans la fonction publique. Pour ces motifs, j’ai de la difficulté à qualifier l’al. 16(4)c) d’atteinte disproportionnée et injustifiée à la Charte. À défaut de preuve plus soutenue de l’ampleur du problème ou des répercussions sur les perspectives de carrière des appelantes, je ne crois pas que les inconvénients subis représentent un prix trop élevé pour permettre à l’État de définir les droits et les privilèges de ses citoyens.
VI. Conclusion
72 Compte tenu de ce qui précède, je conclus que l’al. 16(4)c) porte atteinte au par. 15(1) de la Charte, mais que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Je reconnais que la loi donne lieu à des différences de traitement qui, dans certains cas, ont pour effet de porter atteinte à la dignité et à la liberté de non‑citoyens. Toutefois, je remarque que la Charte autorise certaines formes de discrimination lorsqu’elles permettent de réaliser un objectif important de manière proportionnée. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant notre Cour, essentiellement pour les mêmes motifs que les juges Wetston et Desjardins. Je répondrais aux questions constitutionnelles de la façon suivante :
1. L’alinéa 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33, établit‑il, en soi ou dans son application, une discrimination fondée sur la citoyenneté en accordant une préférence aux citoyens canadiens par rapport aux non‑citoyens canadiens dans le cadre d’un concours public au sein de la fonction publique fédérale, en contravention du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Oui.
2. Si la réponse à la première question est affirmative, cette discrimination constitue‑t‑elle une limite raisonnable prescrite par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?
Oui.
Version française des motifs rendus par
73 Le juge Arbour — J’ai lu les motifs détaillés du juge Bastarache et, bien que j’estime comme lui qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi, je le fais pour des motifs différents. À mon avis, l’alinéa 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33 (« LEFP »), ne porte pas atteinte au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Je ne peux conclure que ce dossier satisfait aux exigences du troisième volet du test de l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, et que la loi est discriminatoire.
74 Si j’avais constaté une atteinte au par. 15(1), je n’aurais pu la justifier en vertu de l’article premier, ne serait‑ce que parce que je ne suis pas convaincue que l’objectif fédéral de promouvoir l’obtention de la citoyenneté est suffisamment urgent pour justifier le recours à des moyens discriminatoires.
I. Le paragraphe 15(1)
75 Comme le note mon collègue le juge Bastarache, la façon appropriée de procéder à l’analyse selon le par. 15(1) est énoncée par la Cour dans Law. Il résume cette démarche dans ses motifs, mais il y a lieu de la citer de nouveau (Law, par. 88) :
. . . le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :
(A) La loi contestée : a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
(B) Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
et
(C) La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?
De ces trois questions, la troisième est incontestablement « la plus difficile » comme le mentionne le juge Bastarache (par. 38). C’est aussi celle qui a traditionnellement reçu le moins d’attention des tribunaux, et celle pour laquelle notre Cour en particulier n’a que récemment commencé à établir des directives. Il y a donc lieu de nous remémorer l’objet et la fonction exacts de ce troisième volet du test de l’arrêt Law.
76 Au cœur de la troisième question de Law se trouve la reconnaissance du fait que les distinctions donnant lieu à une différence de traitement devant la loi ne portent pas toutes atteinte à l’égalité garantie au par. 15(1) de la Charte. Cette proposition est appuyée par plusieurs arrêts de la Cour remontant au moins aussi loin que Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 168-169 :
Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d’égalité de l’art. 15 de la Charte. Il est certes évident que les législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façons différentes. [. . .] La classification des individus et des groupes, la rédaction de différentes dispositions concernant de tels groupes, l’application de règles, de règlements, d’exigences et de qualifications différents à des personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la société moderne.
Ces réflexions, comme le note le juge McIntyre dans cette affaire, conduisent immédiatement à la question suivante : « Quelles seront les distinctions acceptables en vertu du par. 15(1) et quelles seront celles qui violeront ses dispositions? » (p. 169).
77 Notre Cour a invariablement répondu que seules les distinctions qui sont a) fondées sur des motifs énumérés ou analogues et b) qui sont discriminatoires violent la garantie d’égalité du par. 15(1) de la Charte. D’où les trois grandes questions de l’arrêt Law.
78 On ne peut trop souligner que la troisième question de l’arrêt Law, obligeant à se demander si une distinction légale fondée sur un motif énuméré ou analogue est discriminatoire, est aussi vitale que les deux autres pour déterminer la présence d’une atteinte au par. 15(1). Il importe donc de déterminer clairement ce que cela implique.
79 Dans Law, la Cour dit sans équivoque que le point de vue approprié pour l’analyse d’une allégation de discrimination comporte une partie subjective et une partie objective (au par. 59) :
Comme cela a été appliqué en pratique à l’occasion de plusieurs arrêts de notre Cour en matière d’égalité [. . .] le point central de l’analyse relative à la discrimination est à la fois subjectif et objectif : subjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblables. La partie objective signifie que, pour fonder une allégation formulée en vertu du par. 15(1), le demandeur ne peut se contenter de prétendre que sa dignité a souffert en raison d’une loi sans étayer davantage cette prétention.
Le juge Iacobucci ajoute que « le point de vue pertinent est celui de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur » (par. 60). Il explique ensuite que « la perspective appropriée n’est pas seulement celle de la “personne raisonnable” — une perspective qui, mal appliquée, pourrait servir à véhiculer les préjugés de la collectivité. La perspective appropriée est subjective‑objective » (par. 61).
80 Je ne vois pas comment ces énoncés sont compatibles avec l’observation du juge Bastarache en l’espèce que la question de la discrimination « doit être examinée du point de vue du demandeur » (par. 38) et que « [m]ême si le non‑citoyen sait que la préférence n’a rien à voir avec ses capacités personnelles — comme le comprendraient la plupart des personnes raisonnables — il peut néanmoins se sentir “moins digne d’être reconnu [. . .] en tant [. . .] que membre de la société canadienne” » (par. 46). Il s’agit de l’aspect de la dignité humaine qui est le plus pertinent dans le cadre du présent pourvoi. À mon avis, ces derniers commentaires ont pour effet d’exclure la partie objective de l’analyse des allégations de discrimination. Cela reviendrait à admettre, contrairement à ce que dit l’arrêt Law, qu’il suffit après tout, pour étayer une allégation en vertu du par. 15(1), que le demandeur affirme, sans plus, que sa dignité a souffert en raison d’une loi.
81 D’importantes raisons militent contre ce résultat. D’abord, nous ne pouvons l’accepter sans porter un tort irrévocable à la méthode adoptée dans Law pour l’appréciation des revendications d’égalité fondées sur la Charte. La troisième question de Law perdrait tout son sens si nous adoptions une perspective purement subjective pour analyser les allégations de discrimination. En fait, si seule importait l’expérience subjective de discrimination du demandeur, nous pourrions légitimement considérer que le fait d’avoir engagé une contestation fondée sur le par. 15(1) de la Charte est une preuve suffisante en soi que le demandeur s’est senti atteint dans sa dignité par une loi. La question de la discrimination deviendrait une question triviale devant les tribunaux, et tout le fardeau analytique de l’appréciation des allégations de discrimination en vertu du par. 15(1) serait reporté sur les deux premières questions formulées dans l’arrêt Law.
82 Cela reviendrait alors à adopter une approche de la jurisprudence sur l’égalité qui est expressément répudiée par la Cour dans Andrews. Pour le moins, l’arrêt Andrews étaye l’affirmation selon laquelle on ne devrait pas passer directement de la constatation d’une distinction — même fondée sur un motif énuméré ou analogue — à la détermination de sa validité en vertu de l’article premier de la Charte. En citant et en approuvant des commentaires faits par le juge McLachlin (alors juge à la Cour d’appel), le juge McIntyre note dans cette affaire que « qualifier chaque distinction législative de violation du par. 15(1) a pour effet de banaliser les droits fondamentaux garantis par la Charte » (p. 181). À mon avis, c’est tout aussi vrai lorsque la distinction en cause est fondée sur des motifs énumérés ou analogues.
83 En disant cela, je ne nie pas que certaines distinctions créées par la loi, fondées par exemple sur la race, pourraient en fait être qualifiées d’atteintes au par. 15(1) sans qu’il soit nécessaire d’examiner de façon détaillée si elles sont discriminatoires ou non. Même si des distinctions de cette nature peuvent exister, nous ne devons pas conclure que l’analyse relative à la discrimination est inutile, et qu’il suffit, pour établir l’atteinte au par. 15(1), de démontrer qu’une distinction est basée sur des motifs énumérés ou analogues. En réalité, la caractérisation des distinctions de ce type comme atteintes au par. 15(1) sans examen détaillé de la discrimination serait plutôt l’exception qui confirme la règle. Il y a des distinctions fondées sur certains motifs énumérés ou analogues — je prends encore la race comme exemple évident — qu’une personne raisonnable ne pourrait faire autrement que de considérer comme présomptivement, si ce n’est inévitablement, discriminatoires. L’analyse de la discrimination peut être court‑circuitée pour ce type de distinctions, non pas parce qu’elle est inutile et sans importance, mais parce que son résultat ne semble que trop évident.
84 Dans la plupart des cas, toutefois, la simple présence d’une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues ne devrait pas, sans analyse détaillée de la discrimination, déterminer l’existence d’une atteinte au sens du par. 15(1). Selon le juge McIntyre dans Andrews, une approche de la jurisprudence sur l’égalité qui n’accorde pas suffisamment d’attention à l’analyse de la discrimination « n’accorde pratiquement aucun rôle au par. 15(1) » (p. 181). Le juge McIntyre cite dans Andrews, p. 180, les remarques suivantes du juge Hugessen dans Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359 (C.A.), p. 367‑368, qui illustrent bien ce qu’il veut dire :
Les droits qu’il [l’art. 15] garantit ne sont pas fondés sur le concept d’égalité numérique stricte entre tous les êtres humains. Si c’était le cas, pratiquement tous les textes législatifs, dont la fonction est, après tout, de définir, de distinguer et d’établir des catégories, à première vue porteraient atteinte à l’article 15 et devraient être justifiés aux termes de l’article premier. L’exception deviendrait la règle. Étant donné que les tribunaux seraient obligés de chercher et de trouver une justification fondée sur l’article premier pour la plupart des textes législatifs, l’autre choix étant l’anarchie, il existe un risque réel de paradoxe : plus grande sera la portée de l’article 15 plus il sera susceptible d’être privé de tout contenu réel.
Les motifs du juge Bastarache en l’espèce offrent un exemple frappant de ce paradoxe.
85 Étant passé rapidement de la constatation que l’al. 16(4)c) de la LEFP établit une distinction sur un motif énuméré ou analogue à la conclusion qu’il y a eu atteinte aux droits des appelantes en vertu du par. 15(1) parce qu’elles se sont senties subjectivement victimes de discrimination, le juge Bastarache poursuit en concluant que l’atteinte est justifiée en vertu de l’article premier. Pour ma part, je ne puis accepter que la violation d’un droit aussi sacré que le droit à l’égalité soit justifiée lorsque le gouvernement poursuit un objectif aussi abstrait et général que la promotion de la naturalisation. Conclure que cet objectif est suffisamment urgent et réel pour être poursuivi par des moyens discriminatoires aurait pour effet, selon moi, d’affranchir pratiquement tout objectif légitime de l’État de l’entrave constitutionnelle de l’égalité. Je ne suis pas non plus convaincue qu’une loi que l’on dit enfreindre la dignité humaine essentielle des appelantes, et qui est par conséquent considérée comme suffisamment outrageante pour ne pas satisfaire à l’examen en vertu du par. 15(1), peut aussi être décrite pour les besoins de l’article premier comme étant au plus un « inconvénient », le prix que les demandeurs doivent payer pour que l’État puisse définir les droits et les privilèges de ses citoyens (par. 71).
86 Dans notre empressement tout naturel à étendre le plus largement possible les droits à l’égalité, nous devons veiller à éviter de dépouiller ces droits de tout contenu significatif. Le manque de vigilance ne peut qu’entraîner la création d’une garantie d’égalité de vaste étendue, mais superficielle, un bouclier large mais trop mince pour repousser les incursions de l’État dans notre dignité et notre liberté. C’est précisément le paradoxe qui préoccupait la Cour dans Andrews. C’est un paradoxe qui deviendra inéluctable si nous sommes trop empressés à conclure à des atteintes au par. 15(1) sur la base d’analyses sans profondeur de la discrimination. En effet, il nous faudra alors, dans presque tous les cas, recourir à une analyse de justification sous le régime de l’article premier qui, tout en restant dûment rigoureuse dans d’autres contextes, se diluera inévitablement dans le contexte du par. 15(1). Le test de l’arrêt Oakes n’a pas été conçu pour une énorme tâche de sauvetage, en vertu de l’article premier, d’une pléthore de lois jugées contrevenir au par. 15(1) au terme d’une analyse excluant essentiellement la considération de l’existence d’une discrimination objectivement discernable. Et pourtant, c’est exactement ce qu’on fait faire à l’article premier, sous peine de réduire en miettes le processus législatif, lorsqu’on conclut trop facilement à l’existence d’atteintes à l’art. 15. Les tribunaux sont alors obligés de procéder, dans le cadre de l’article premier, à une analyse empreinte d’une trop grande déférence envers le législateur, à l’égard à la fois des objectifs qu’il choisit de poursuivre et des moyens qu’il emploie à cette fin. En effet, ce n’est qu’en assouplissant continuellement les contraintes du test de l’arrêt Oakes que l’article premier peut alors s’acquitter de la lourde tâche qui lui est imposée. Le problème est que, ce faisant, l’article premier dépouille effectivement les droits à l’égalité garantis au par. 15(1) de leur sens et de leur contenu tout en proclamant un attachement de pure forme à une vaste et généreuse notion d’égalité.
87 J’estime qu’il serait préférable sur les plans de l’intégrité analytique, de la valeur justificative et de la fidélité à la jurisprudence antérieure de la Cour en matière d’égalité, d’éviter complètement ce paradoxe. Cela ne peut se faire qu’en permettant au troisième volet du test de l’arrêt Law — l’analyse de la discrimination — d’effectuer le type de filtrage pour lequel il a été conçu. Encore une fois, les distinctions fondées sur des motifs énumérés ou analogues ne sont pas toutes des atteintes au par. 15(1) de la Charte. Nous ne pouvons accorder à ce fait essentiel sa juste valeur sans reconnaître que le point de vue du demandeur n’est pas la seule perspective appropriée pour analyser une allégation de discrimination. Comme le dit la Cour dans Law, « le point de vue pertinent est celui de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur » (par. 60).
88 En mettant l’accent voulu sur la partie objective de l’analyse de la discrimination, en plus de la partie subjective, on donne un sens à la notion de droits à l’égalité que ne peut lui donner une analyse exclusivement axée sur la partie subjective. Une analyse de la discrimination faite uniquement dans la perspective du demandeur permet à ce dernier de déterminer unilatéralement les modalités équitables d’interaction entre le particulier et l’État — les limites des droits individuels — alors que la partie objective de l’analyse reconnaît le caractère essentiellement bilatéral des droits. En fin de compte, l’allégation d’un droit n’est rien d’autre que la demande que le droit revendiqué soit juridiquement reconnu et respecté par autrui. Son résultat inévitable est d’engager les droits d’autrui. En effet, si les autres sont tenus de respecter les droits d’une personne, l’équité exige qu’ils aient leur mot à dire, qu’ils puissent faire valoir leurs propres intérêts, dans la détermination de ces droits.
89 Il est bien sûr élémentaire de souligner que les droits de chacun se terminent là où commencent ceux des autres. Néanmoins, c’est une vérité que nous devrions avoir constamment à l’esprit. La partie objective de l’analyse de la discrimination traduit cette vérité en permettant que les droits à l’égalité soient déterminés de façon inter‑subjective, dans le respect voulu des intérêts de la personne et de l’État, plutôt que de façon subjective, en relation uniquement des seuls intérêts et sentiments du demandeur. C’est certainement en partie à cela que le juge Iacobucci fait allusion lorsqu’il dit, dans Law, par. 59, que le point central de l’analyse de la discrimination est « objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question . . . » et que « [l]a partie objective [de l’analyse] signifie que, pour fonder une allégation formulée en vertu du par. 15(1), le demandeur ne peut se contenter de prétendre que sa dignité a souffert en raison d’une loi sans étayer davantage cette prétention. »
90 Nous devrions expliquer clairement l’effet qu’une application généralisée de cette interprétation du par. 15(1) de la Charte aura sur le développement de la jurisprudence en matière d’égalité. Il faut admettre que cette interprétation du test de l’arrêt Law a pour effet de réduire les possibilités de succès de contestations fondées sur le par. 15(1) de la Charte. Lorsque la perspective subjective‑objective est correctement appliquée comme condition nécessaire à la constatation de la discrimination, il devient plus difficile d’établir l’atteinte à des droits à l’égalité. En revanche, je pense qu’il devient aussi plus difficile, après constatation d’une discrimination, d’établir que l’atteinte au par. 15(1) peut être justifiée.
91 Selon cette méthode, une fois constatés, les droits à l’égalité ne sont plus à la merci d’une analyse selon l’article premier qui, par nécessité, exigerait une trop grande déférence envers le processus législatif et serait donc moins respectueuse de l’importance des droits garantis au par. 15(1). Libérée de la nécessité de préserver l’intégrité du processus législatif contre des constatations trop faciles d’atteintes au par. 15(1), l’analyse de la justification selon l’article premier pourrait alors être faite avec la rigueur intransigeante pour laquelle elle a été conçue à mon avis. Il ne sera plus nécessaire, pour préserver le bon fonctionnement des législatures, de tolérer des atteintes aux droits protégés par la Charte, qui incarnent notre liberté et les valeurs les plus chères de notre société, en faveur d’objectifs de l’État moins valorisés comme celui en cause ici. Sans vouloir trancher d’avance la question, la catégorie d’objectifs de l’État qui pourraient alors être reconnus comme suffisamment urgents et réels pour restreindre des droits à l’égalité en vertu de l’article premier pourrait se limiter aux plus importants : peut‑être la nécessité de protéger les droits garantis à autrui par la Charte ou, de façon plus générale, la nécessité de lois appuyant les valeurs qui sous‑tendent la Charte qui a été conçue comme un document cohérent exprimant nos valeurs les plus élevées et la loi suprême du pays. En fin de compte, cette interprétation du par. 15(1) traduit une préférence idéologique pour une distribution moins vaste mais beaucoup plus substantielle des droits à l’égalité. Je crois que c’est ce qu’il faut pour situer correctement le débat sur les limites des garanties constitutionnelles.
92 Cette approche du par. 15(1) peut paraître estomper la distinction entre le type de considérations qui sont appropriées sous son régime et celles qui le sont pour l’article premier. Je reconnais qu’il semble y avoir un recoupement considérable entre les deux, mais certaines précisions s’imposent à cet égard. D’abord, le recoupement est fonction jusqu’à un certain point, du fait que nous parlons d’un article qui comporte sa propre restriction interne (par opposition à la restriction externe imposée par l’article premier) : plus précisément, la différenciation entre distinctions législatives et discrimination. Notre Cour a dû résoudre des problèmes similaires lorsqu’elle a été appelée à définir les délimitations précises d’une disposition de la Charte qui confère des droits et de l’article premier, dans le cas par exemple de la restriction interne de l’art. 7.
93 Je ne pense pas que ces problèmes soient insurmontables. Nous ne devrions pas non plus supposer que leur résolution sera identique dans le cas de toutes les dispositions qui confèrent des droits et qui comportent des restrictions internes. En effet, même si dans le Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 518, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) indique qu’une limite à un droit garanti à l’art. 7 qui serait contraire aux principes de la justice fondamentale pourrait être maintenue en vertu de l’article premier, « mais seulement dans les circonstances qui résultent de conditions exceptionnelles comme les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite », ne laissant ainsi pratiquement aucun rôle pour l’article premier dans le contexte de la définition des droits en vertu de l’art. 7, cela ne veut pas dire que l’article premier doit n’avoir qu’un rôle aussi négligeable dans le contexte d’une atteinte au par. 15(1). La nature exacte de l’interaction entre les deux dispositions constitutionnelles devrait selon moi être élaborée progressivement par la jurisprudence.
94 Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la commodité analytique autorise des constatations superficielles d’atteintes au par. 15(1) comme simple prélude à une analyse de justification selon l’article premier. À l’exception de considérations de fardeau de preuve, lequel incombe au demandeur en vertu du par. 15(1) et à l’État en vertu de l’article premier, il y a peu de différence pratique du point de vue du demandeur entre une conclusion d’absence de discrimination et une conclusion de discrimination justifiée. Mais il y a une différence considérable entre les deux du point de vue de l’intégrité jurisprudentielle, pour les raisons que j’ai déjà exposées.
95 En ce qui a trait au fardeau de preuve, même si je ne crois pas qu’il soit nécessaire de résoudre toutes les préoccupations qu’il peut susciter à ce stade, je crois qu’on peut facilement trouver des accommodements. Par exemple, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait répondre à ces préoccupations en reconnaissant simplement que, dans certains cas, il sera raisonnable d’inférer judiciairement la discrimination sur la base des circonstances elles‑mêmes ainsi que de la preuve du demandeur de son expérience subjective de discrimination. Si les circonstances justifient une telle inférence, c’est le demandeur qui en profitera. La question de savoir si cela suffit pour donner gain de cause au demandeur dépend alors de la preuve relative à l’inexistence d’une discrimination objective présentée par l’État pour réfuter cette inférence. Si la preuve de l’État est suffisante pour montrer qu’il n’y a pas de discrimination objectivement discernable, cela tendra à neutraliser toute inférence tirée des circonstances et du témoignage subjectif du demandeur. Si l’État choisit de ne pas produire cette preuve, il court le risque que le tribunal juge qu’il y a atteinte au par. 15(1) en se fondant sur une inférence valide. En d’autres termes, si cela est nécessaire, nous pourrions imposer à l’État un renversement partiel du fardeau de présentation (par opposition au fardeau ultime) à l’égard du par. 15(1), de façon à résoudre les problèmes de fardeau de preuve, en reconnaissant que chaque partie est dans une situation différente à l’égard de la présentation de la preuve relative aux différentes parties de l’analyse de la discrimination.
96 Ces questions à part, j’applique maintenant l’analyse qui précède aux faits particuliers de l’espèce.
II. Application à la présente espèce
97 La Cour a considéré le rapport entre la citoyenneté et le par. 15(1) de la Charte dans le contexte des possibilités d’emploi, dans Andrews, précité. Une lecture superficielle de cet arrêt pourrait porter à conclure que l’analyse de la discrimination en l’espèce peut être tranchée rapidement en faveur des appelantes. Cette interprétation s’appuie apparemment sur le passage suivant (à la p. 183) :
À mon avis, une règle qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté et sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe, porte atteinte aux droits à l’égalité de l’art. 15.
À mon avis, diverses raisons incitent à la prudence dans l’application de cet énoncé général du droit aux faits particuliers de la présente espèce.
98 La première raison, et la plus évidente, est que cet énoncé ne parle que de lois qui excluent effectivement les non‑citoyens de certains types d’emploi. Le libellé de l’al. 16(4)c) de la LEFP n’impose pas une exclusion; il ne fait que créer une préférence à l’étape de la présentation dans le cadre de concours publics pour des emplois dans la fonction publique fédérale. On ne peut non plus soutenir sérieusement que la préférence visée à l’al. 16(4)c) a pour effet pratique de créer une telle exclusion. Comme le juge Bastarache le fait remarquer dans ses motifs (au par. 24) :
[L]es non‑citoyens sont autorisés, et même encouragés, à soumettre leur curriculum vitae à la Commission et [. . .] les non‑citoyens présentés par la Commission ne sont pas défavorisés par rapport aux citoyens. En outre, les non‑citoyens ont les mêmes privilèges que les citoyens dans les concours internes, qui sont le principal moyen de dotation en personnel dans la fonction publique. Enfin, la préférence fondée sur la citoyenneté n’est qu’une préférence. Il est courant de présenter des non‑citoyens dans le cadre de concours publics lorsque le directeur régional de la CFP estime que le nombre de Canadiens qualifiés pour un poste donné est insuffisant : . . .
Ces constatations de fait, en soi, aident grandement à distinguer la présente espèce et Andrews. En effet, c’est pour une grande part sur la base de ces constatations que le juge Bastarache conclut que, contrairement à Andrews, la violation alléguée du par. 15(1) est relativement mineure en l’espèce et peut être justifiée en vertu de l’article premier. J’ai déjà indiqué que je m’inquiète de l’idée qu’une atteinte au par. 15(1), quelle qu’elle soit, puisse être considérée comme un simple inconvénient. De mon point de vue, l’importance de ces faits n’est pas qu’ils atténuent la gravité de l’atteinte alléguée au par. 15(1), mais plutôt qu’ils remettent en question la conclusion même qu’il y a atteinte au par. 15(1).
99 Vues sous cet éclairage, les constatations de fait notées par la Cour montrent le besoin de procéder à une analyse plus prudente et approfondie de la discrimination avant de conclure à l’existence d’une atteinte au par. 15(1) de la Charte. La décision de la Cour dans Andrews n’est que d’une utilité limitée dans cette analyse. Il va sans dire que l’arrêt Andrews a été rendu sans l’aide du cadre analytique détaillé que la Cour a élaboré dans l’arrêt Law pour l’évaluation des demandes fondées sur le droit à l’égalité. Je ne veux pas dire que l’affaire Andrews aurait été tranchée différemment selon les paramètres de l’arrêt Law : je ne doute pas que l’issue aurait été la même. Cela invite toutefois à la circonspection dans la réponse à la question relative au par. 15(1) en l’espèce selon le principe de droit général énoncé dans Andrews et cité plus haut. Il reste nécessaire, pour l’appréciation de cette revendication du droit à l’égalité et de toute autre, de tenir soigneusement compte de la méthode retenue dans Law pour déterminer l’étendue des droits que le par. 15(1) garantit aux appelantes.
100 Ici, comme toujours, l’étendue des droits garantis au par. 15(1) se limite à ce qui est nécessaire pour préserver l’immunité des appelantes contre les lois discriminatoires. Dans Law, la Cour exprime en ces termes la question que doit trancher l’analyse de la discrimination : « . . . la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte [. . .]? » (par. 39 (souligné dans l’original)). Le juge Iacobucci précise ensuite que le par. 15(1) a pour objet « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles . . . » (par. 51). La dignité humaine est donc au centre de l’analyse de la discrimination. Une loi n’est discriminatoire au sens du par. 15(1) que si l’on peut établir qu’elle porte atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles du demandeur. De plus, la perspective dans laquelle cette appréciation doit se faire, comme je le dis plus haut, ne se limite pas simplement à la perspective subjective du demandeur, mais doit aussi comprendre celle « de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur » (Law, par. 60). Le point de vue adéquat est donc subjectif‑objectif : « objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question » (Law, par. 59).
101 À cet égard, il peut être utile de mentionner le contexte international dans lequel se situe la législation attaquée en l’espèce. Comme le fait remarquer mon collègue le juge Bastarache au par. 56 :
[P]resque toutes les démocraties libérales limitent, sur le fondement de la citoyenneté, l’accès à la fonction publique nationale; les restrictions apportées vont de l’exclusion virtuelle de l’emploi dans la fonction publique fédérale (comme en Suisse et aux États‑Unis) à la politique autorisant un résident permanent à travailler dans la fonction publique à titre de stagiaire (comme en Australie). [. . .] [Qui plus est,] les conventions internationales appuient les restrictions fondées sur la citoyenneté en garantissant le droit de tous les citoyens de travailler dans la fonction publique . . .
À mon avis, la valeur de ces observations tient non pas au fait qu’elles aident à justifier ce qui serait autrement une restriction discriminatoire de l’accès à la fonction publique, mais au fait qu’elles indiquent un large consensus international sur l’idée que de telles restrictions ne touchent pas la dignité humaine essentielle des non‑citoyens. Il serait difficile selon moi de trouver une meilleure preuve de ce que le non‑citoyen raisonnable serait porté à conclure à l’égard des allégations de discrimination qui pourraient être soulevées contre ces restrictions : en bref, cette personne conclurait que la différence de traitement partielle et temporaire imposée par ces restrictions n’est pas discriminatoire.
102 Le caractère raisonnable de cette conclusion est confirmé par les faits particuliers de l’espèce. L’arrêt Law propose une liste non exhaustive de facteurs contextuels utiles pour déterminer si, du point de vue d’une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur, la loi attaquée porte atteinte à la dignité humaine essentielle du demandeur. Ces facteurs comprennent : a) la préexistence d’un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par des personnes se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur; b) le rapport entre le motif sur lequel est fondée l’allégation et la nature de la différence de traitement; et c) la nature et l’étendue du droit touché par la loi attaquée. L’analyse de ces divers facteurs milite contre une conclusion en l’espèce que l’al. 16(4)c) de la LEFP est discriminatoire en ce sens qu’il porte atteinte à la dignité humaine essentielle de non‑citoyens raisonnables.
A. Le désavantage préexistant
103 Dans plusieurs aspects de leur vie, les non‑citoyens en général subissent le type de désavantages, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité auxquels le par. 15(1) de la Charte vise à remédier. C’est sur cette base que la Cour conclut dans Andrews que la non‑citoyenneté est un motif analogue selon le par. 15(1) et qu’en général ceux qui n’ont pas la citoyenneté « constituent un bon exemple [. . .] d’une [traduction] “minorité discrète et isolée” visée par la protection de l’art. 15 » (Andrews, p. 183). Au premier abord, ce facteur semble être aggravant pour ce qui est de déterminer si l’al. 16(4)c) de la LEFP porte atteinte à la dignité humaine.
104 À ce niveau de généralité toutefois, les vérités énoncées dans le paragraphe précédent servent uniquement à conclure à l’existence d’un motif analogue en vertu du par. 15(1) et, à mon avis, ne révèlent que la moitié du contexte pertinent en l’espèce. Mon collègue le juge Bastarache choisit néanmoins de porter son attention presque exclusivement sur cette moitié de l’histoire (par. 45). Ironiquement, même si la difficulté que me posent ses motifs dans leur ensemble tient au fait qu’il adopte une perspective insuffisamment objective dans l’analyse de la discrimination, la lacune de son exposé partiel découle du fait qu’il adopte ici un point de vue qui n’est pas suffisamment subjectif. Le juge Iacobucci dit dans Law, par. 59, que l’examen du caractère discriminatoire de la loi attaquée est « subjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres » (je souligne). Puisqu’il faut mettre l’accent sur la particularité du demandeur, je ne crois pas que la question du désavantage préexistant puisse être tranchée en l’espèce en portant uniquement notre attention, sans plus, sur le statut de non‑citoyennes des appelantes.
105 En effet, à y regarder de plus près, le doute est très certainement permis sur la question de savoir si les caractéristiques et les situations propres à ces appelantes en particulier sont telles qu’on puisse vraiment dire qu’elles souffrent d’un désavantage préexistant. Il est particulièrement révélateur à cet égard que, pour au moins deux des appelantes, le maintien du statut de non‑citoyennes est une question de choix personnel. Comme le note le juge Marceau (Lavoie c. Canada, [2000] 1 C.F. 3 (C.A.), par. 3) :
Les demanderesses sont toutes trois citoyennes de pays européens, et au moins deux d’entre elles, respectivement citoyennes de l’Autriche et des Pays‑Bas — où la double nationalité n’est pas reconnue — ont admis dans leur témoignage que, si elles n’avaient pas voulu se faire naturaliser au Canada, c’est en partie à cause des avantages que leur procure leur citoyenneté d’origine, un de ces avantages étant la préférence qui leur serait accordée en matière d’emploi dans les pays de l’Union européenne ainsi que dans la fonction publique de leurs pays d’origine.
Dans ces circonstances, j’ai du mal à accepter que ces appelantes souffrent d’un désavantage préexistant en raison de leur statut de non‑citoyennes. Au contraire, il s’agit d’une certaine façon de la préservation d’un avantage préexistant des appelantes, qui veulent conserver tous les avantages qui leur reviennent légalement comme citoyennes de l’Union européenne et d’autres pays, tout en réclamant les privilèges et avantages similaires offerts aux citoyens canadiens dans un cadre législatif analogue. S’il y a quelque désavantage, il découle principalement du fait que leurs pays de citoyenneté respectifs ne leur permettent pas d’avoir la double nationalité (désavantage dont ne souffre pas la troisième appelante, plus favorisée, qui a obtenu la citoyenneté canadienne en 1991 sans devoir renoncer à la citoyenneté française). Mais ce désavantage ne résulte pas de leur statut de non‑citoyennes du Canada — dont les lois, soit dit en passant, permettent la double nationalité — mais de leur statut de citoyennes d’autres pays. Quoi qu’il en soit, un observateur raisonnable pourrait conclure qu’il s’agit en quelque sorte d’un problème enviable, comme le montre le fait que les appelantes elles‑mêmes ne sont pas disposées à remédier à leur prétendu désavantage en se faisant naturaliser au Canada. J’aimerais ajouter, sur ce dernier point, qu’à mon avis on ne peut dire que l’obtention de la citoyenneté canadienne en vue d’avoir un accès égal à la fonction publique fédérale comporte un coût personnel inacceptable. S’il y a un coût — et il n’y en a aucun dans le cas de ressortissants de pays permettant la double nationalité — , ce coût est relativement mineur et il est, comme je l’ai déjà mentionné, imputable non pas à la citoyenneté canadienne en soi, mais plutôt au fait que d’autres pays ne permettent pas toujours la double nationalité.
106 Je reconnais que les personnes touchées par l’al. 16(4)c) de la LEFP ne sont probablement pas toutes aussi avantagées que les appelantes à l’égard des points susmentionnés et que les non‑citoyens ne sont probablement pas tous aussi instruits qu’elles. Compte tenu de cela et de la conclusion dans Andrews que les non‑citoyens sont en général un groupe défavorisé, je n’irai pas jusqu’à conclure que l’analyse précédente permet de déterminer que l’al. 16(4)c) ne porte pas atteinte à la dignité humaine. Il n’en demeure pas moins difficile de découvrir quelque désavantage préexistant en l’espèce et donc de trouver une atteinte à la dignité humaine. Je conclus par conséquent que ce facteur contextuel est indéterminé.
B. Le rapport entre les motifs et la nature de la différence de traitement
107 Le deuxième facteur énoncé dans Law est plus défavorable aux appelantes en l’espèce : « le rapport entre le motif sur lequel est fondée l’allégation et la nature de la différence de traitement » (par. 69). Dans Law, la Cour reconnaît qu’il est en général « plus difficile [d’établir la discrimination] si les dispositions répondent adéquatement aux besoins, aux capacités et à la situation du demandeur » (par. 70). Elle reconnaît en outre que « [c]ertains des motifs énumérés et des motifs analogues peuvent en effet correspondre aux besoins, aux capacités ou à la situation » (par. 69). À titre d’exemple de cas où une loi a « à juste titre traité un demandeur différemment en fonction de différences personnelles réelles entre les individus », le juge Iacobucci mentionne Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, où « on a dit que la décision de permettre les fouilles des détenus du sexe masculin mais non des femmes détenues par des personnes du sexe opposé n’était pas susceptible de violer le par. 15(1), parce que cette différence de traitement était appropriée compte tenu des différences historiques, biologiques et sociologiques entre les hommes et les femmes » (par. 71).
108 L’effet global de ces énoncés est que les cas de différence de traitement d’origine législative fondée sur des motifs énumérés ou analogues ne donnent pas tous nécessairement lieu à une allégation valide de discrimination. Plus particulièrement, lorsque, comme dans Weatherall, le motif sur lequel se fonde l’allégation (le motif énuméré du sexe) correspond à des différences personnelles qui ont un rapport avec l’objet de la loi, le demandeur peut avoir de la difficulté à prouver qu’il y a atteinte à la dignité humaine essentielle, même si la différence de traitement fondée sur ce motif est injustifiable dans la grande majorité des cas (comme dans la plupart des cas où des différences de traitement d’origine législative sont fondées sur le sexe des personnes visées par la loi attaquée).
109 La présente espèce en donne un autre exemple. Même si l’utilisation du motif analogue de la citoyenneté pour refuser à certaines personnes des avantages accordés à d’autres est discriminatoire dans le contexte d’une loi provinciale se servant de la citoyenneté comme indicateur de loyauté ou de fiabilité, selon la conclusion de la Cour dans Andrews, cela ne signifie pas qu’une telle mesure est discriminatoire dans le contexte d’une loi fédérale qui fait partie intégrante d’un ensemble de mesures d’incitation à la naturalisation et qui définit en même temps les droits et obligations des citoyens canadiens. La raison en est claire. Il y a dans le deuxième cas, contrairement au premier, correspondance réelle entre le motif de la citoyenneté en soi et la nature de la différence de traitement.
110 C’est l’essence même de la notion de citoyenneté que d’opérer une distinction entre citoyens et non‑citoyens et de les traiter différemment. Comme l’explique l’expert des intimées, le professeur Schuck, dans son affidavit :
[traduction] [Les] objectifs politiques, émotifs et motivationnels de la citoyenneté ne peuvent se réaliser pleinement sans qu’il y ait une différence de statut légal entre les citoyens et les non‑citoyens, différence qui peut aider à motiver les non‑citoyens à investir le temps, l’énergie et les ressources nécessaires pour obtenir [la citoyenneté] [. . .] Si on éliminait complètement les différences entre les droits et le statut des citoyens et des non‑citoyens et que tous les droits offerts aux citoyens étaient immédiatement et également offerts aux non‑citoyens, la notion de citoyenneté perdrait tout son sens. [Souligné dans l’original.]
Le pourvoi vise une loi fédérale validement adoptée dans l’exercice de la compétence fédérale exclusive en matière de citoyenneté, ayant pour double objet de définir un des attributs historiques et internationalement reconnus de la citoyenneté et d’inciter à la naturalisation. En tant que tel, l’alinéa 16(4)c) de la LEFP doit forcément donner lieu à une différence de traitement dans la loi puisque c’est précisément ce qu’implique le fait de légiférer en matière de citoyenneté.
111 Par contraste, il n’y a, dans Andrews, aucune correspondance semblable entre la différence de traitement et le motif sur lequel ce traitement est fondé. Dans cette affaire, une loi provinciale établissait les conditions d’admission à l’exercice du droit en Colombie‑Britannique. La loi n’avait aucun rapport avec la citoyenneté en soi, ou avec la définition des attributs de la citoyenneté. En fait, elle ne pouvait pas prétendre régir des questions de citoyenneté puisque ce domaine ne relève pas de la compétence des législatures provinciales. Comme simple loi visant à réglementer une profession dans le cadre de la compétence législative provinciale, elle établissait une distinction entre citoyens et non‑citoyens dans les conditions d’admission à la pratique du droit. Dans ce contexte, la différence de traitement a été jugée être fondée sur un motif de distinction sans pertinence et donc discriminatoire.
112 Bien qu’il semble reconnaître cette distinction entre la présente instance et Andrews et, plus crucialement, accepter que l’objectif de la loi est de « consolider la politique canadienne de citoyenneté en donnant aux citoyens certains privilèges refusés aux immigrants » (par. 54), mon collègue le juge Bastarache conclut que l’argument de la citoyenneté va au‑delà du deuxième facteur contextuel établi dans Law (par. 43).
113 Cette conclusion, qui limite en fait l’application du deuxième facteur contextuel établi dans Law, reflète la tendance malheureuse à mettre exclusivement l’accent sur le point de vue subjectif du demandeur. Ce n’est qu’en supposant que seuls ses intérêts sont en jeu dans l’analyse relative à la discrimination qu’on peut arriver à la conclusion que le troisième volet du critère énoncé dans Law ne peut avoir pour effet de réduire l’étendue de ses droits. Et pourtant, comme je le souligne tout au long de mes motifs, cette supposition se méprend sur la perspective appropriée à adopter pour l’analyse relative à la discrimination. La perspective appropriée ne se limite pas à la perspective purement subjective du demandeur, c’est un point de vue « à la fois subjectif et objectif : [. . .] objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question » (Law, par. 59). Cela exige l’examen d’un contexte plus vaste dans lequel les intérêts du demandeur ne sont pas les seuls à prendre en considération dans l’analyse de la discrimination. Il faut que les intérêts du demandeur soient définis et délimités par rapport aux autres intérêts qui se dégagent d’une analyse contextuelle.
114 Cette exigence ne peut être plus évidente que dans le contexte de lois qui visent à régir les questions de citoyenneté en en définissant les attributs et en prévoyant des mesures incitatives à la naturalisation. Le droit de la citoyenneté a pour objet de définir non seulement les droits des citoyens, mais également leurs obligations correspondantes envers l’État, notamment [traduction] « voter aux élections; obéir aux lois du Canada; respecter les droits et les libertés d’autrui; travailler pour aider les autres dans la collectivité; éliminer la discrimination et l’injustice; et prendre soin du patrimoine du Canada » (N. M. Berezowski et B. J. Trister, Citizenship 1996 (1996), p. 5‑6). Je m’empresserais aussi d’ajouter le « droit » de faire partie d’un jury, plus couramment décrit comme le droit de servir à titre de juré, ou plus directement comme le « devoir d’être juré ». À cet égard, je note avec une certaine perplexité l’observation de mon collègue le juge Bastarache selon laquelle la « réaction subjective [des appelantes] à la préférence fondée sur la citoyenneté différait sans aucun doute de leur réaction à la privation du droit de voter, de siéger au Sénat, de faire partie d’un jury et de demeurer inconditionnellement au Canada » (par. 52). C’est justement la question : ces autres attributs de la citoyenneté sont probablement considérés, au mieux, avec indifférence par les non‑citoyens et, au pire, comme étant plus un fardeau qu’un avantage. Cela est particulièrement vrai pour le devoir de juré, que nombre de jurés potentiels perçoivent comme une obligation onéreuse, et pour le vote, que certains peuvent considérer comme un simple devoir civique à remplir à l’occasion, et encore.
115 Le défi pour le gouvernement fédéral est donc d’établir des mesures incitatives — droits et privilèges de la citoyenneté — pour motiver suffisamment les non‑citoyens à se faire naturaliser et, de ce fait, à assumer les attributs plus onéreux, ou les devoirs, de la citoyenneté. Il ne peut réussir qu’en répartissant les droits et les avantages inégalement entre citoyens et non‑citoyens. Cette différence de traitement ne devrait toutefois pas être vue uniquement du point de vue unilatéral et subjectif du demandeur. En effet, l’activité législative en matière de citoyenneté ne peut être comprise que comme un exercice visant à obtenir la reconnaissance et le respect mutuels, ou l’intérêt réciproque, entre le citoyen et l’État. Ce n’est que dans la mesure où la personne se soumet d’une manière désintéressée aux exigences et devoirs imposés par son appartenance à l’État que, réciproquement, l’État répond entièrement à ses besoins en lui accordant toute la gamme complexe des avantages qui découlent de l’appartenance à l’État. La citoyenneté est ainsi pertinente par rapport à la distribution publique des avantages dans la mesure où elle s’attache à la catégorie de personnes qui ont assumé des obligations corrélatives ou réciproques en échange des avantages en question.
116 Il y a naturellement des limites à la portée de cette pertinence. Certains avantages — les services fondamentaux de santé et de police, par exemple — peuvent en fait être dus de plein droit à toutes les personnes du seul fait de leur appartenance à l’espèce humaine, mais je n’ai pas à me prononcer sur cette question ici. Dans ce cas, le droit à une part égale n’est pas conditionnel à un acte réciproque de la part du bénéficiaire. Ces avantages, s’il en est, ne peuvent donc être liés aux droits de la citoyenneté. Mais on ne dit pas ici que l’accès immédiat à l’emploi dans la fonction publique fédérale appartient à cette catégorie d’avantages, ce qui permettrait d’écarter toute notion de réciprocité. Voici ce que dit Citizenship 1996, op. cit., p. 6 :
[traduction] Le Canada n’a pas de conscription militaire et ses citoyens ne sont pas tenus de faire de service militaire. Le modèle canadien adopte une définition individualiste de la citoyenneté, avec peu d’obligations économiques envers l’État et un degré élevé de liberté, laissant ainsi à la conscience de chacun le soin de déterminer ses devoirs de citoyen.
Dans ces circonstances, nous pourrions raisonnablement accorder à l’État une aussi grande latitude dans la délimitation de certains des droits spéciaux de la citoyenneté, dont celui en cause dans le pourvoi.
117 En somme, j’estime que ce facteur contextuel milite fortement contre la conclusion que l’al. 16(4)c) de la LEFP est discriminatoire en ce sens qu’il porte atteinte à la dignité humaine. Il devient évident, quand on adopte la perspective subjective‑objective appropriée, que l’État a un intérêt valide à lier à la citoyenneté l’obtention de certains avantages, de sorte qu’en priver des non‑citoyens ne peut constituer une atteinte à la dignité humaine. Le recours en l’espèce au motif analogue de la citoyenneté comme fondement de l’imposition par voie législative d’une différence de traitement est à la fois : a) inévitable, dans la mesure où le fait même de légiférer en matière de citoyenneté implique une différence de traitement entre citoyens et non‑citoyens; et b) approprié, dans la mesure où le motif de la citoyenneté correspond à des différences personnelles réelles entre les diverses personnes qui peuvent solliciter des avantages de l’État.
C. La nature de l’intérêt touché
118 Le quatrième et dernier des facteurs contextuels de la liste non exhaustive de l’arrêt Law pouvant être pertinents dans l’analyse de la discrimination (j’omets le troisième facteur relatif à l’objet ou à l’effet d’amélioration de la loi puisqu’il est évident qu’il ne s’applique pas ici) exige l’examen de la nature et de l’étendue du droit touché par la loi contestée. Comme le dit le juge L’Heureux‑Dubé dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 63, dans ce passage confirmé par la Cour dans Law, par. 74 :
[P]lus les conséquences [de la disposition législative] [. . .] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l’art. 15 de la Charte.
Le juge Iacobucci ajoute ceci, dans Law, au par. 74, à l’observation précitée du juge L’Heureux‑Dubé dans Egan :
. . . on ne pouvait évaluer pleinement le caractère discriminatoire d’une différence de traitement sans mesurer non seulement l’importance économique, mais aussi l’importance sur le plan de la société et de la constitution, du droit ou des droits auxquels les dispositions en question ont porté atteinte.
À mon avis, la nature et l’étendue des droits touchés par l’al. 16(4)c) de la LEFP ne sont pas suffisamment essentielles et vastes, et les effets de cette disposition ne sont pas suffisamment graves et localisés pour permettre aux appelantes d’établir avec succès qu’il y a eu atteinte à leur dignité humaine essentielle.
119 Je ne puis accepter la qualification excessivement large que fait mon collègue le juge Bastarache de l’intérêt en cause comme étant « l’emploi » ou le « travail » comme tel. Il est certes vrai, et la Cour l’a souvent dit, que « le travail est un élément fondamental de la vie d’une personne [touchant sa] subsistance, [son] estime de soi et [sa] dignité humaine » (par. 45). En l’espèce toutefois, l’intérêt en cause n’équivaut pas, de loin et pour nombre de raisons, à l’emploi comme tel.
120 D’abord, il ne faut pas escamoter les diverses caractéristiques de l’al. 16(4)c) de la LEFP qui servent à limiter l’étendue des intérêts qu’il touche. Le juge Bastarache identifie ces caractéristiques de la façon suivante (au par. 61) :
(1) le fait qu’il s’agit d’une préférence seulement, et non d’une exclusion totale, (2) le fait qu’elle ne s’applique pas au concours interne, qui est le moyen le plus courant de doter un poste dans la fonction publique, [et] (3) le fait qu’elle ne s’applique qu’au stade de la présentation dans un concours public, et non à l’étape de l’établissement du répertoire ou de la liste d’admissibilité; . . .
Lorsqu’on ajoute à cette liste de caractéristiques le fait que l’al. 16(4)c) ne réglemente que l’accès à la fonction publique fédérale, laissant l’accès à la fonction publique provinciale complètement ouvert aux non‑citoyens, il devient difficile de voir comment l’intérêt en jeu peut être qualifié adéquatement comme le travail en soi. Contrairement à l’affaire Andrews, il ne s’agit pas d’une situation où il est refusé aux appelantes l’accès aux professions qu’elles ont choisies, en raison de leur statut de non‑citoyennes. Ces diverses caractéristiques de l’al. 16(4)c) font que les appelantes ne sont pas obligées de quitter la province où elles résident pour trouver du travail dans le domaine de leur choix, ni de se limiter à un emploi au sein de la fonction publique provinciale si c’est la fonction publique fédérale qu’elles préfèrent.
121 À vrai dire, un examen encore plus approfondi permet de voir que le seul intérêt réellement en cause ici pour les appelantes correspond davantage à une occasion manquée qu’à l’emploi en soi. À cet égard, la présente espèce peut encore une fois être distinguée d’Andrews. Dans cette affaire, le demandeur satisfaisait à toutes les exigences nécessaires à la pratique du droit en Colombie‑Britannique, mais l’exercice de cette profession lui était refusé uniquement à cause d’une loi qui l’en excluait en raison de son statut de non‑citoyen. L’intérêt en jeu, l’obtention d’un emploi à titre d’avocat, s’était ainsi suffisamment cristallisé — était devenu suffisamment immédiat en ce sens qu’il dépendait entièrement de lui sauf l’empêchement légal en cause — pour que le fait de lui refuser l’accès à la profession en raison du motif non pertinent (dans cette affaire) de la citoyenneté ait pour conséquence de toucher sa dignité humaine essentielle. La présente espèce ne peut soutenir le parallèle avec cette situation. Même si la préférence attribuée à la citoyenneté à l’al. 16(4)c) de la LEFP était abrogée, les appelantes ne seraient d’aucune façon assurées, comme pouvait l’être M. Andrews, de pouvoir exercer un emploi dans le domaine de leur choix. Elles devraient encore se présenter à des concours publics en concurrence avec d’autres personnes pour obtenir un poste. L’intérêt en l’espèce n’avait donc pas un caractère immédiat et cristallisé comme c’était le cas dans Andrews, mais éloigné et ténu. Tout au plus, ce dont l’al. 16(4)c) de la LEFP prive ces appelantes, c’est d’une chance de participer avec d’autres personnes à des concours publics ouvrant des postes de la fonction publique fédérale. En fait, il n’est même pas évident qu’elles en soient privées, puisque, comme le souligne mon collègue le juge Bastarache, « [i]l est courant de présenter des non‑citoyens dans le cadre de concours publics lorsque [. . .] le nombre de Canadiens qualifiés pour un poste donné est insuffisant » (par. 24), et « les appelantes Bailey et To‑Thanh‑Hien ont elles‑mêmes été présentées dans le cadre d’un concours public » (par. 62).
122 Par conséquent, tant par son caractère ténu et éloigné, que par son étendue, qui est considérablement réduite par les caractéristiques limitatives de l’al. 16(4)c), l’intérêt en cause ici est loin de correspondre à l’emploi ou au travail comme tel. Bien compris, l’intérêt en jeu n’a en fait que peu de rapport avec la dignité humaine essentielle des appelantes. L’analyse qui précède a déjà montré pourquoi les effets de l’al. 16(4)c) sur les appelantes ne peuvent être considérés comme particulièrement graves. Je conclurais en ajoutant qu’ils ne sont pas très localisés non plus, comme le propre raisonnement de mon collègue le juge Bastarache le laisse entendre au par. 71 : « il est presque aussi difficile pour un citoyen que pour un non‑citoyen d’accéder à la fonction publique; ainsi, le désavantage du non‑citoyen par rapport au citoyen ne paraît pas important » (souligné dans l’original).
III. Conclusion
123 Eu égard à toutes ces considérations, je conclus que les appelantes n’ont pas réussi à établir que leur allégation satisfait au troisième volet du test de l’arrêt Law pour l’appréciation des revendications du droit à l’égalité garanti par le par. 15(1) de la Charte. Une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle des appelantes conclurait, après examen des divers facteurs contextuels établis dans Law, que l’al. 16(4)c) de la LEFP ne porte pas atteinte à la dignité humaine essentielle des appelantes et qu’il n’est donc pas discriminatoire. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs rendus par
124 Le juge LeBel — Avec égard pour les autres opinions vigoureusement exprimées dans la présente affaire, je me range à l’avis du juge Arbour que l’al. 16(4)c) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑33, ne viole pas l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. La prétention des appelantes ne satisfait pas en effet au troisième volet du critère élaboré dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. La préférence fondée sur la citoyenneté n’affecte pas la dignité essentielle des non‑citoyens. Elle ne représente qu’une étape dans un processus ouvert d’intégration dans une citoyenneté pleinement partagée. Pendant cette période, le futur citoyen n’est pas considéré comme un membre inférieur de la société canadienne, mais comme une personne à qui seront bientôt conférés tous les droits rattachés à la citoyenneté et qui devra en assumer les charges et les obligations. Aux yeux des autres, cette personne est pleinement reconnue comme engagée dans le processus d’accession au statut de citoyen. Si elle choisit de demeurer en marge de ce processus, en raison de l’application d’une loi étrangère et non d’une loi canadienne, cela n’équivaut guère à de la discrimination. Sinon il s’agit d’une discrimination qu’on exerce contre soi‑même et qui ne résulte pas d’une mesure étatique au Canada.
125 Vu cette conclusion, je n’ai pas à examiner la question de savoir si l’article premier pourrait justifier une atteinte à l’art. 15 en l’espèce. Je m’abstiendrai donc de formuler à cet égard une opinion qui serait au mieux un obiter dictum. J’estime toutefois nécessaire d’exprimer mon désaccord avec la façon dont ma collègue le juge Arbour aborde le critère de l’arrêt Oakes. À mon avis, son approche ne prend pas en compte l’évolution de la jurisprudence, depuis cet arrêt, qui reconnaît que le volet atteinte minimale de ce critère permet de laisser aux législatures fédérale et provinciales une marge importante d’appréciation dans la sélection des réparations appropriées, pourvu que celles‑ci s’inscrivent à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, comme le souligne le juge Bastarache dans son opinion. Pour ces motifs, je conviens qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté, le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé et Binnie sont dissidents.
Procureurs des appelantes Elisabeth Lavoie et Jeanne To‑Thanh‑Hien : Jewitt & Associates, Ottawa.
Procureurs de l’appelante Janine Bailey : Raven, Allen, Cameron & Ballantyne, Ottawa.
Procureur des intimées : Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant : Joanne St. Lewis et Milton James Fernandes, Montréal.